LIVRE V
L'instruction que je vous ai donnée
hier a été poussée jusqu'aux sacrements du saint autel, et nous avons appris
qu'une figure de ces sacrements les avait précédés, à l'époque d'Abraham, quand
le saint Melchisédech, qui n'avait ni commencement ni fin à ses jours, offrit
son sacrifice. Entends, homme, ce que dit l'apôtre Paul aux Hébreux. Où sont
ceux qui prétendent que le Fils de Dieu est temporel ? Il est dit que
Melchisédech n'avait ni commencement ni fin à ses jours. Si Melchisédech n'a pas
de commencement à ses jours, est-ce que le Christ a pu en avoir un ? La figure
n'est pas plus que la réalité. Tu vois donc qu'il est à la fois le premier et le
dernier. Le premier, parce qu'il est l'auteur de tout, le dernier, non parce
qu'il trouverait une fin, mais parce qu'il achève tout. Nous avons dit qu'on
place sur l'autel le calice et le pain. Que met-on dans le calice ? Du vin. Et
quoi encore ? De l'eau. Mais tu dis : « Comment donc ? Melchisédech a offert le
pain et le vin. Que signifie le mélange d'eau ? » En voici la raison.
Tout d'abord, la figure qui a
précédé, au temps de Moïse, que contient-elle ? Comme le peuple juif avait soif
et murmurait parce qu'il ne pouvait pas trouver d'eau, Dieu ordonna à Moïse de
toucher le rocher de son bâton. Il toucha le rocher, et le rocher fit couler un
flot très abondant. Comme le dit l'apôtre : « Ils buvaient du rocher qui
suivait. Or le rocher, c'était le Christ. » Ce n'est pas un rocher immobile,
puisqu'il suivait le peuple. Toi aussi, bois pour que le Christ te suive. Sois
attentif au mystère. Moïse, c'est-à-dire un prophète, avec son bâton,
c'est-à-dire avec la parole de Dieu. Le prêtre touche le rocher avec la parole
de Dieu, l'eau coule et le peuple de Dieu boit. Le prêtre touche le calice,
l'eau ruisselle dans le calice, jaillit pour la vie éternelle, et le peuple de
Dieu qui a obtenu la grâce boit. Tu es donc instruit de ceci.
Voici encore autre chose. Au temps
de la passion du Seigneur, à l'approche du grand sabbat, parce que
Notre-Seigneur Jésus-Christ ou les larrons étaient encore en vie, on envoya des
gens pour les frapper. A leur arrivée, ils trouvèrent le Seigneur Jésus-Christ
mort. Alors un des soldats toucha son côté de sa lance, et de son côté il coula
de l'eau et du sang. Pourquoi de l'eau ? Pourquoi du sang ? De l'eau pour
"purifier, du sang pour racheter. Pourquoi du côté ? Parce que la grâce vient
d'où la faute est venue. La faute est venue par la femme, la grâce par le
Seigneur Jésus-Christ.
Tu t'es approché de l'autel. Le
Seigneur Jésus t'appelle, ou appelle ton âme ou bien l'Église, et dit : « Qu'il
me baise des baisers de sa bouche. » Veux-tu appliquer cela au Christ ? Rien de
plus agréable. Veux-tu l'appliquer à ton âme ? Rien de plus doux.
« Qu'il me baise. » Il voit que tu
es pur de tout péché, parce que tes fautes ont été lavées. C'est pour cela qu'il
te juge digne des sacrements célestes et qu'il t'invite au banquet céleste : «
Qu'il me baise des baisers de sa bouche. »
Cependant, pour ce qui suit, ton
âme ou l'humanité ou l'Église, se voyant purifiée de tout ses péchés et digne de
pouvoir approcher de l'autel (qu'est en effet l'autel sinon l'image du corps du
Christ ?), voit les sacrements admirables et dit : « Qu'il me baise des baisers
de sa bouche, » c'est-à-dire : « Que le Christ me donne un baiser. » Pourquoi ?
« Parce que tes seins valent mieux que le vin. » C'est-à-dire : Tes pensées, tes
sacrements valent mieux que le vin, que ce vin : bien qu'il ait une douceur, un
charme, un goût agréable, pourtant il n'y a là qu'une joie de ce monde, tandis
qu'en toi, il y a une allégresse spirituelle. Alors donc déjà Salomon représente
les noces du Christ et de l'Église, ou de l'esprit et de la chair, ou de
l'esprit et de l'âme.
Et il ajoute : « Ton nom est un
parfum répandu, c'est pourquoi les jeunes filles t'ont aimé. » Qui sont ces
jeunes filles, sinon toutes les âmes qui ont déposé la vieillesse de ce corps,
rajeunies qu'elles sont par l'Esprit-Saint ?
« Attire-nous, que nous courrions
après l'odeur des tes parfums. » Tu ne peux suivre le Christ à moins qu'il ne
t'attire lui-même. De plus, pour que tu sois convaincu : « Quand j'aurai été
élevé, dit-il, j'attirerai tout à moi. »
« Le roi m'a introduit dans sa
chambre. » Le grec a : « dans son office, dans son cellier », là où il y a de
bonnes boissons, du miel doux parfumé, des fruits au choix, des mets variés,
pour que ton repas soit relevé par de nombreux mets.
Tu t'es donc approché de l'autel,
tu as reçu le corps du Christ. Apprends encore quels sacrements tu as reçus.
Écoute parler le saint David. Lui aussi, sous l'action de l'Esprit, prévoyait
ces sacrements. Il s'en réjouissait et disait que rien ne lui manquait. Pourquoi
? Parce que celui qui a reçu le corps du Christ n'aura plus jamais faim. Combien
de fois as-tu entendu le Psaume 22 sans comprendre ! Vois comme il s'applique
bien aux sacrements célestes. « Le Seigneur me nourrit et rien ne me manquera,
il m'a placé dans un pâturage. Il m'a conduit près de l'eau qui me réconforte,
il m'a fait revenir à la vie. Il m'a conduit sur le chemin de la justice, à
cause de son nom. Car même si je marche à l'ombre de la mort, je ne craindrai
pas le malheur, parce que tu es avec moi. Ton sceptre et ton bâton eux-mêmes
m'ont soutenu. » Le sceptre, c'est le pouvoir souverain, le bâton la souffrance,
c'est-à-dire l'éternelle divinité du Christ, mais aussi sa passion corporelle.
Celle-là a créé, celle-ci a racheté. « Tu as préparé devant moi une table en
face de ceux qui m'affligent. Tu as oint ma tête d'huile, et ta coupe enivrante,
qu'elle est excellente ! » Vous vous êtes donc approchés de l'autel, vous avez
reçu la grâce du Christ, les sacrements célestes. L'Église se réjouit de la
rédemption d'un grand nombre et c'est pour elle une allégresse spirituelle de
voir près d'elle sa famille vêtue de blanc. Tu trouves cela dans le Cantique des
cantiques. Dans sa joie, elle appelle le Christ ; elle a préparé un banquet tel
qu'il doit sembler digne d'un festin céleste. C'est pourquoi elle dit : « Que
mon frère descende dans son jardin et cueille les fruits de ses arbres. » Que
sont ces arbres fruitiers ? Tu étais devenu un bois sec en Adam ; mais à
présent, par la grâce du Christ, vous poussez des rejetons comme des arbres
fruitiers.
Le Seigneur Jésus a accepté
volontiers et il a répondu à l'Église avec une bonté céleste : « Je suis
descendu, dit-il, dans mon jardin. J'ai vendangé la myrrhe avec mes parfums,
j'ai mangé mon pain avec mon miel et bu mon vin avec mon lait. Mangez, dit-il,
mes frères, et enivrez-vous. »
« J'ai vendangé ma myrrhe avec mes
parfums .» Qu'est-ce que cette vendange ? Cherchez à connaître la vigne, et vous
reconnaîtrez la vendange. « Tu as transplanté, dit-il, ta vigne d'Égypte, »
c'est-à-dire le peuple de Dieu. Vous êtes la vigne, vous êtes la vendange :
plantés comme une vigne, vous avez donné du fruit comme une vendange. « J'ai
vendangé la myrrhe avec mes parfums », c'est-à-dire en vue de l'odeur que vous
avez reçue.
« J'ai mangé mon pain avec mon
miel. » Tu vois qu'il n'y a nulle amertume dans ce pain, mais qu'il est toute
douceur. « J'ai bu mon vin avec mon lait. » Tu vois que c'est une sorte de joie
qui n'est salie par aucune souillure de péché. Chaque fois, en effet, que tu
bois, tu reçois la rémission des péchés, et tu es enivré par l'Esprit. C'est
pour cela que l'apôtre dit encore : « Ne vous enivrez pas de vin, mais
remplissez-vous de l'Esprit. » Car celui qui s'enivre de vin chancelle et titube
; celui qui s'enivre de l'Esprit est enraciné dans le Christ. C'est donc une
excellente ivresse qui produit la sobriété de l'âme. Telle est la brève revue
que nous avons faite des sacrements. Que reste-t-il d'autre maintenant que la
prière ? Et ne croyez pas qu'il n'y a que peu d'importance à savoir comment vous
devez prier. Les saints apôtres disaient au Seigneur Jésus : « Seigneur,
apprends-nous à prier comme Jean l'a appris à ses disciples. » Alors le Seigneur
dit cette prière : « Notre Père, qui es aux Cieux, que ton nom soit sanctifié,
que ton règne arrive, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien, remets-nous nos dettes comme nous
les remettons à nos débiteurs, et ne nous laisse pas induire en tentation, mais
délivre-nous du mal. » Tu vois comme elle est courte, cette prière, et pleine de
toutes les qualités.
Comme le premier mot en est doux !
Homme, tu n'osais pas tourner ton visage vers le ciel, tu baissais les yeux vers
la terre, et soudain tu as reçu la grâce du Christ, tous tes péchés t'ont été
remis. De mauvais serviteur, tu es devenu un bon fils. Ne te fie donc pas à ton
action, mais à la grâce du Christ. « C'est par la grâce que vous avez été
sauvés, » dit l'apôtre. Ce n'est pas là de la présomption, mais de la foi.
Proclamer ce que tu as reçu n'est pas orgueil, mais dévotion. Lève donc les yeux
vers le Père qui t'a engendré par le bain, vers le Père qui t'a racheté par son
Fils, et dis : « Notre Père ! » C'est une juste prétention, mais elle est
modérée. Comme un fils, tu l'appelles Père. Mais ne revendique pas un privilège.
Il n'est le Père d'une manière spéciale que du Christ seul ; pour nous, il est
le Père commun, parce qu'il a engendré celui-là seul, tandis que nous il nous a
créés. Dis donc toi aussi par grâce : « Notre Père ,» pour mériter d'être son
fils. Recommande-toi toi-même de la faveur et la considération de l'Église.
« Notre Père qui es aux cieux. » Que signifie aux cieux ? Écoute l'Écriture qui
dit : « Le Seigneur est élevé au-dessus de tous les cieux », et tu trouves
partout que le Seigneur est au-dessus des cieux des cieux, comme si les anges
n'étaient pas aussi aux cieux, comme si les dominations n'étaient pas aussi aux
cieux. Mais aux cieux dont il est dit : « Les cieux racontent la gloire de Dieu.
» Le ciel est là où a cessé la faute, le ciel est là où les crimes sont punis,
le ciel est là où il n'y a aucune blessure de la mort.
« Notre Père, qui es aux cieux, que
ton nom soit sanctifié. » Que signifie « soit sanctifié ? » Comme si nous
souhaitions que soit sanctifié celui qui a dit : « Soyez saints parce que je
suis saint, » comme si notre parole pouvait accroître sa sainteté. Non, mais
qu'il soit sanctifié en nous, afin que son action sanctifiante puisse parvenir
jusqu'à nous.
« Notre Père qui es aux cieux, que
ton nom soit sanctifié, que ton règne arrive. » Comme si le règne de Dieu
n'était pas éternel. Jésus dit : « J'y suis né », et tu dis : « Que ton règne
arrive », comme s'il n'était pas venu. Mais le règne de Dieu est arrivé quand
vous avez obtenu la grâce. Car il dit lui-même : « Le règne de Dieu est en vous
».
« Que ton règne arrive, que ta
volonté soit faite sur la terre comme au ciel ; donne-nous aujourd'hui notre
pain quotidien. » Tout a été pacifié par le sang du Christ, soit au ciel, soit
sur terre : le ciel a été sanctifié, le diable en a été chassé. Il se trouve là
où se trouve l'homme qu'il a trompé. Que ta volonté soit faite, c'est-à-dire,
qu'il y ait paix sur terre comme au ciel.
« Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien. » Je me souviens de ce que je vous ai dit quand j'expliquais les
sacrements. Je vous ai dit qu'avant les paroles du Christ, ce qu'on offre
s'appelle pain ; dès que les paroles du Christ ont été prononcées, on ne
l'appelle plus du pain, mais on l'appelle corps. Pourquoi dans l'oraison
dominicale qui suit immédiatement dit-il « notre pain » ? Il dit pain, mais (en
grec), c'est-à-dire substantiel. Ce n'est pas ce pain qui entre dans le corps,
mais ce pain de vie éternelle qui réconforte la substance de notre âme. C'est
pour cela que le grec l'appelle (en grec). Le latin a appelé quotidien ce pain
que les Grecs appellent « de demain », parce que les Grecs appellent demain (en
grec). Ainsi donc ce que dit le latin et ce que dit le grec semblent également
utiles. Le grec a exprimé les deux sens par un seul mot, le latin a dit
quotidien. S'il est quotidien, ce pain, pourquoi attendrais-tu âme année pour le
recevoir, comme les Grecs ont coutume de faire en Orient ? Reçois chaque jour ce
qui doit te profiter chaque jour. Vis de telle manière que tu mérites de le
recevoir chaque jour. Celui qui ne mérite pas de le recevoir chaque jour ne
mérite pas de le recevoir après une année. Ainsi le saint Job offrait chaque
jour un sacrifice pour ses fils, de peur qu'ils n'eussent commis quelque péché
dans leur cœur ou en paroles. Toi donc, tu entends dire que chaque fois qu'on
offre le sacrifice, on représente la mort du Seigneur, la résurrection du
Seigneur, l'ascension du Seigneur, ainsi que la rémission des péchés, et tu ne
reçois pas
chaque jour le pain de vie ? Celui qui a une blessure cherche un remède. C'est
une blessure pour nous d'être soumis au péché ; le remède céleste, c'est le
vénérable sacrement.
« Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien. » Si tu le reçois chaque jour, chaque jour pour toi c'est
aujourd'hui. Si le Christ est à toi aujourd'hui, il ressuscite pour toi
aujourd'hui. Comment ? « Tu es mon Fils, aujourd'hui je t'ai engendré. »
Aujourd'hui, c'est quand le Christ ressuscite. « Il était hier et il est
aujourd'hui », dit l'apôtre Paul. Mais il dit ailleurs : « La nuit est passée,
le jour est arrivé. » La nuit d'hier est passée, aujourd'hui le jour est arrivé.
Voici la suite : « Remets-nous nos
dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. » Qu'est la dette, sinon le
péché ? Si tu n'avais pas accepté d'argent d'un prêteur étranger, tu ne serais
pas dans la gène, et c'est pour cela qu'on t'attribue le péché. Tu as possédé
l'argent avec lequel tu devais naître riche. Tu étais riche, fait à l'image et
la ressemblance de Dieu. Tu as perdu ce que tu possédais, c'est-à-dire,
l'humilité, quand tu désires te venger de l'arrogance, tu as perdu ton argent,
tu t'es fait nu comme Adam, tu as accepté du diable une dette qui n'était pas
nécessaire. Et par là, toi qui étais libre dans le Christ, tu t'es fait le
débiteur du diable. L'ennemi tenait ta garantie, mais le Seigneur l'a crucifiée
et l'a effacée par son sang. Il a supprimé ta dette, il t'a rendu la liberté.
C'est donc avec raison qu'il dit :
« Et remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs ». Fais
attention à ce que tu dis : « Remets-moi comme moi je leur remets. » Si tu
remets, tu fais un juste accord pour qu'on te remette. Si tu ne remets pas,
comment l'engages-tu à te remettre ? « Et ne nous laisse pas induire en
tentation, mais délivre-nous du mal. » Fais attention à ce qu'il dit : « Et ne
nous laisse pas induire en tentation à laquelle nous ne pouvons pas résister. »
Il ne dit pas : « Ne nous induis pas en tentation, » mais comme un athlète il
veut une épreuve telle que l'humanité puisse la supporter et que chacun soit
délivré du mal, c'est-à-dire, de l'ennemi, du péché.
Mais le Seigneur, qui a ôté votre
péché et pardonné vos fautes, est capable de vous protéger et de vous garder
contre les ruses du diable qui vous combat, afin que l'ennemi, qui d'habitude
engendre la faute, ne vous surprenne pas. Mais qui se confie à Dieu ne craint
pas le diable. Car si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? C'est donc à
lui qu'appartiennent la louange et la gloire depuis toujours, maintenant et à
jamais et dans les siècles des siècles. Amen.
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