Il y avait alors à
Mattaincourt une jeune fille de vingt-deux ans, originaire de
Remiremont, nommée Alex le Clerc. Elle y était élevée
dans la piété
et la civilité, selon l’usage des meilleurs maison du lieu.
« Elle était, dit son
historien, d’un naturel doux et accommodant, d’un abord agréable,
avec une modestie qui donnait de l’admiration, accompagnée d’une
certaine gravité, grâce et douceur, qui la faisait craindre et
aimer. Sa présence donnait du respect et de la retenue à ceux qui
conversaient avec elle. Elle était grande, droite et bien faite, la
taille et le port excellent excellents, un peu blonde, le teint
blanc et délicat, les yeux bleus, le nez assez long, la bouche
belle, mais un peu plate ; l’esprit et le jugement sains ; fort
retenue et avisée en ses paroles, d’une humeur tranquille et
toujours égale. »
Par sa beauté et les
grâces de son esprit, Alix le Clerc plaisait au monde et elle avait
senti naître en elle le désir de plaire. Mais soupçonnant qu’elle
n’était pas dans sa voie, et poursuivie de retranchement en
retranchement, tantôt par des inspirations secrètes, tantôt par des
visions pleines de sens, elle se rendit enfin, et, foulant aux pieds
la vanité du siècle, elle voua à Dieu sa virginité.
« Quand je priais Dieu,
dit-elle dans la Relation de sa vie, il me tombait toujours
en l’esprit qu’il me faudrait faire une nouvelle maison de filles
pour y pratiquer tout le bien qu’on pourrait. »
Plus tard, elle eut une
vision dans laquelle il lui sembla qu'elle ramassait de petites
pailles abandonnées que d'autres regardaient avec mépris, et elle
entendit intelligiblement une voix qui lui dit: « Je veux que ces
petites âmes, qui sont comme des enfants bâtards, délaissées de leur
mère, en aient une désormais en toi. »
Les véhémentes
prédications de Pierre Fourier achevèrent de fixer cette âme et lui
ouvrirent ses véritables horizons.
Elle confia ses
attraits au saint Curé, qui dut, par prudence, la laisser quelque
temps en suspens, alléguant pour premier obstacle l'impossibilité de
commencer seule une telle oeuvre.
— « Où trouverez-vous,
lui dit-il, des compagnes qui voudront se joindre à vous? »
Alix, néanmoins,
persistait dans ses pensées, demandant à Dieu avec confiance une
manifestation plus claire de ses desseins sur elle.
Elle en était là,
lorsqu'une jeune fille, nommée Gante André, touchée de sa vie
édifiante, vint lui confier le désir qu'elle avait de se consacrer à
Dieu avec elle.
Gante n'avait que
dix-sept ans. Mais c'était une nature riche, généreuse et expansive.
A une complexion robuste, à une santé de fer, elle joignait un
esprit viril, un caractère décisif, des idées nettes, un bon sens
que rien ne déconcertait, et un courage à l'épreuve de toutes les
difficultés. Depuis sa tendre enfance elle n'avait vécu que pour
Dieu et pour les pauvres, et son rêve était de se livrer tout
entière à l'action, pour étendre sur la terre le règne de
Jésus-Christ.
Un jour du mois
d'octobre 1597, Alix, suivie de cette première compagne, se présenta
au presbytère de Mattaincourt, et renouvela instamment au Père
Fourier son intention de quitter le monde et de servir Dieu sous sa
direction, comme elle le lui avait déjà exposé une première fois.
Ému de cette déclaration, qui répondait au secret désir de son zèle,
Pierre Fourier bénit Dieu dans son coeur; mais il se tut prudemment
et ne les accueillit qu'avec réserve.
Bientôt trois autres
jeunes filles, apprenant leur démarche, vinrent successivement
trouver Alix et s'ouvrirent à elle du même dessein qu'elles
nourrissaient en silence.
La jeune apôtre les
conduisit de nouveau au saint Curé, pour qu'il leur fit connaître la
volonté de Dieu à leur égard. Tout en les écoutant, Pierre Fourier
les modérait, ajournait leur résolution, et les en détournait même,
afin de les éprouver.
Assuré enfin de leur
vocation, il leur permit de paraître à l'église, la nuit de Noël
1597, vêtues de noir et couvertes d'un voile. Puis, quelques
semaines plus tard, dans une nuit d'oraison et d'extase, du dix-neuf
au vingt janvier 1598, veille de saint Sébastien, il prit devant
Dieu sa résolution définitive.
Ému des dangers que
faisait courir aux bonnes moeurs la réunion dans les mêmes classes
des garçons et des filles, il jugea qu'il serait nécessaire d'avoir
une Religion d'hommes pour instruire des garçons et une Religion de
femmes pour instruire les filles, et il se décida à instituer
simultanément deux Ordres, l'un de Religieux et l'autre de
Religieuses, qui seraient voués à l'enseignement gratuit des enfants
du peuple.
A peine sa résolution
prise, il se mit à l'oeuvre pour fonder d'abord l'Ordre des hommes.
Il choisit donc cinq ou six jeunes garçons, qui avaient déjà fait
quelques études, et les réunit dans son presbytère, pour essayer de
les former à l'enseignement. Mais l'heure n'était pas encore venue.
L'un s'échappa, l'autre demanda son congé, un troisième se dégoûta,
à tel point qu'en moins de trois mois, l'entreprise s'évanouit.
C'est au chanoine rémois, Jean-Baptiste de la Salle, qu'était
réservée la gloire de reprendre et de réaliser ce noble dessein.
Toute l’activité de
Pierre Fourier se retourna aussitôt vers les cinq jeunes filles, qui
n’attendaient, pour agir, qu’un mot de sa bouche.
Après quelques
épreuves, suscitées par la nouveauté du projet, il leur permit de se
rassembler, avec approbation provisoire de l’évêque de Toul, au
village de Poussay, près de Mattaincourt, sous la protection de
Madame d’Apremont. C’était la veille de la fête du Saint-Sacrement
de l’an 1598.
Ce fut donc à Poussay
que ces généreuses filles jetèrent les premiers fondements de la
Congrégation de Notre-Dame, se livrant à des prières et à des
pénitences continuelles, afin de connaître et d’accomplir la volonté
de Dieu. En attendant, elles se mirent à instruire les jeunes filles
du village.
Le bon Père allait les
voir deux ou trois fois la semaine. Jamais il n’entrait dans leur
maison, mais il les écoutait à l’église, où elles lui rendaient
compte de ce qu’elles faisaient ; et lui, de son côté, les formait à
la vie spirituelle, et leur communiquait les méthodes les plus
propres à l’instruction des filles. Il ne craignait pas de
s’abaisser aux plus menus détails, leur enseignant à bien lire, leur
traçant les principes de l’orthographe et les règles de
l’arithmétique.
En 1600, elles
rentrèrent à Mattaincourt, grâce à la générosité de Madame d’Apremont,
qui leur acheta un local. Alix reçut du Père Fourier la direction de
la maison, et là, comme à Poussay, les élèves affluèrent en si grand
nombre dans leur école, qu’à peine les maîtresses y pouvaient-elles
suffire, bien qu’elles eussent déjà reçu quelques compagnes.
« Le R. Père en était
le directeur, et il ordonnait à chacune ce qu’elle y devait faire.
Il voulait qu’outre les leçons et les prières, on fit tous les jours
répéter aux enfants une partie du catéchisme, et des dialogues qu’il
composait lui-même, contre les vices qu’il savait régner le plus
dans sa paroisse et dans les villages voisins ; et, tous les
dimanches, après les vêpres, il faisait le catéchisme, interrogeait
les petites filles et leur faisait dire des dialogues, avec diverses
questions utiles pour instruire le peuple qui venait de tous
côtés. » |