

3
Le Saint Abandon
(suite)
3-5-Réponses à quelques objections
3-5-1-Les
pensées de Dieu
Les
pensées de Dieu ne sont pas nos pensées… "De là surgissent des malentendus
sans nombre entre la Providence et l'homme qui n'est pas assez riche de foi et
d'abnégation." Dom Vital précise:
"Dieu se dissimule derrière les causes secondes... Il évite de nous dire le but
particulier qu'il poursuit, les voies par où il nous y mène et le chemin déjà
parcouru. Au moins, quand tout se fait sombre autour de nous et que nous ne
savons plus où nous en sommes, nous voudrions un rayon de lumière... Ah! si nous
savions au moins que c'est la grâce qui opère et que tout va bien! Mais, pour
l'ordinaire, on ne se rendra, pas compte du travail du divin Décorateur; mais
c'est que la Providence a d'autres vues que nous, et sur le but à poursuivre et
sur les moyens de l'atteindre; nous sommes étonnés de voir souvent le méchant
prospérer, le juste souffrir ici-bas… Quant aux élus, ils auront leur salaire au
ciel; l'essentiel, en attendant, c'est qu'ils se purifient, qu'ils se
sanctifient…
Dieu travaille à reproduire en nous Jésus crucifié, pour nous faire régner avec
Jésus glorifié… Aussi la Croix est-elle le présent qu'il offre le plus
volontiers à ses amis. Profondément blessés par le péché, nous ressemblons à un
malade qui a un membre gangrené. Nous voyons bien qu'il n'y a de salut pour nous
que dans une amputation… C'est pour cela que la nature a tant d'infirmités. Mais
elle se refuse à mourir, et c'est la troisième cause de dissentiments... La
nature pousse des cris; mais Dieu ne l'écoute pas, parce que ce rude traitement,
c'est la guérison, c'est la vie." Et Dom
Vital de poursuivre à l'attention de ses religieux: "En quoi pourrais-je
mieux vous témoigner ma prédilection qu'en désirant pour vous ce que j'ai désiré
pour moi-même?”
3-5-2-Les
moyens déconcertants de la Providence
Cependant, poursuit Dom Vital, il
est certain que "la Providence emploie parfois des moyens déconcertants... Mais
adorons la divine Sagesse qui a parfaitement combiné toutes choses… Pour
conclure, disons qu'en ce monde souvent les maux ne sont pas des maux, les biens
ne sont pas des biens; il y des malheurs qui sont des coups de la Providence, et
des succès qui sont un châtiment." Prenons quelques exemples cités par dom
Vital: Abraham le père d'un grand peuple, Joseph à
qui sera soumise la terre des Pharaons, ou Gédéon, miraculeusement choisi pour
délivrer son pays du joug des Madianites.
Enfin, il ne faut jamais oublier
que "Notre-Seigneur fut trahi, saisi, abandonné,
renié, jugé, condamné, souffleté, flagellé, crucifié, perdu de réputation…
L'enfer triomphait, tout paraissait perdu. Au contraire, et c'est par là
même que le salut nous était procuré." De
même " le sang des martyrs est, aujourd'hui encore, une semence de chrétiens.
Pendant que la terre est emportée dans des révolutions sans fin, la Croix reste
debout, indéracinable et lumineuse, sur les ruines des trônes et, des
nationalités."
Il en
fut ainsi pour les travaux ou les fondations de nombreux saints: Alphonse de
Liguori, saint Robert, saint Joseph de Calasanze, etc, etc… "Quand il s'agit
de la sanctification individuelle, Dieu suit les mêmes voies toujours austères,
parfois déconcertantes. Ainsi notre Père saint Bernard aime avec passion son
désert tout rempli de Dieu, sa bienheureuse solitude est sa seule béatitude. Il
ne demande qu'une chose au Seigneur, la grâce d'y passer le reste de ses jours.
Hélas! La volonté divine l'arrache, maintes et maintes fois, aux pieux exercices
du cloître; elle le jette au milieu du monde qu'il abhorre, dans le tracas de
mille affaires, étrangères à sa profession, contraires à ses goûts de repos en
Dieu. Le Saint conseille les papes, pacifie les rois, convertit les peuples,
termine le schisme, abat l'hérésie, prêche la croisade... Dieu veut être servi à
sa mode, non à la tienne. Il préfère nous maintenir sur la croix, et nous aider
à y mourir plus complètement à nous-mêmes, à y puiser une nouvelle sève de foi,
d'amour, d'abandon, de vraie sainteté."
Il y a
encore d'autres choses apparemment évidentes, relevant de la volonté de Dieu,
mais qui peuvent nous poser problèmes, à nous pauvres humains peu éclairés:
l'inégale répartition des dons naturels.
3-5-3-Les
talents et les dons
"Il
faut que chacun se contente des dons et des talents dont la Providence l'a doué,
et n'aille point murmurer de ce qu'il n'a pas reçu autant d'intelligence et
d'habileté qu'un autre, ni de ce qu'il a été diminué dans ses ressources
personnelles par le surmenage, la vieillesse ou la maladie… Nous devons nous
conformer, en cela comme en tout le reste, à la volonté de Dieu, nous contenter
des talents qu'il nous a donnés, de la condition dans laquelle il nous a placés…
Dieu était-il obligé de nous donner un esprit plus élevé, un corps mieux fait?
Ne pouvait-il pas nous créer dans des conditions moins favorables encore, ou
nous laisser dans le néant? Avions-nous mérité même ce que nous tenons de
lui?... Sa sagesse veut qu'il accorde à chacun suivant le rôle qu'il entend, lui
confier… Dieu nous distribue de même l'esprit et les talents, selon les desseins
qu'il a sur nous pour son service et selon la mesure de la gloire qu'il en veut
tirer. N'oublions jamais qu'une seule
chose est nécessaire, c'est de sauver son âme."
Dom
Vital nous fait alors remarquer que "le Père Saint-Jure avait dit: 'Il est
fort heureux pour plusieurs, et très important pour leur salut, de n'avoir pas
tant d'esprit, de mémoire et de talents naturels: l'abondance les perdrait, la
mesure que Dieu leur a donnée les sauvera.' De fait, l'important n'est pas de
convoiter les dons qui nous manquent, mais de faire fructifier ceux que Dieu
nous a confiés; car il nous en demandera compte, et plus il a donné, plus il
exigera. 'Croyez-moi, disait saint François de Sales, Dieu est un grand ouvrier:
avec de pauvres outils, il sait faire d'excellents ouvrages. Il choisit
ordinairement les choses infirmes pour confondre les fortes, l'ignorance pour
confondre la science, et ce qui n'est rien pour détruire ce qui semble être
quelque chose.' Je puis donc, en n'étant rien, vous glorifier et vous sauver des
âmes! 'Quoi! disait le bienheureux Égidius à saint Bonaventure, un ignorant peut
aimer Dieu autant que le docteur le plus savant? Oui, mon frère, et même une
vieille femme sans savoir peut aimer Dieu autant et plus qu'un maître en
théologie.' Et le saint frère, transporté de bonheur, courut dans le jardin, et
se mit à crier: 'Venez, hommes simples et sans lettres; venez, femmes pauvres et
ignorantes, venez aimer Notre-Seigneur. Vous pouvez l'aimer autant et plus que
le frère Bonaventure et les plus habiles théologiens.'"
3-5-4-Le
Repos et la tranquillité
"Certains emplois, spirituels ou temporels, apportent à flots les tracas, la
fatigue et les soucis; on ne s'appartient plus, on est continuellement dérangé
par le premier venu au milieu du travail, de la prière et des pieuses lectures.
D'autres charges, au contraire, n'exigent qu'un labeur modéré, et n'imposent
guère de soucis ni de dérangements; il en est de même, à plus forte raison, si
l'on reste sans emploi spécial. Le repos et la tranquillité facilitent
éminemment l'observance régulière et la vie intérieure… Mais il peut se faire
qu'on s’y attache d'une façon désordonnée, au point d'y renoncer difficilement…
Cet amour du repos et de la tranquillité, si légitime en soi, devient alors
excessif; il dégénère en un vulgaire égoïsme…
Les
tracas, les soucis, les continuels dérangements de certaines charges nous
offrent une mine inépuisable de sacrifice et d'abnégation; c'est un parfait
calvaire, pour celui qui veut mourir à soi-même, c'est une continuelle
immolation au profit de tous. Par contre, il est très facile, en ce tourbillon
d’affaires et de soucis, de négliger son intérieur, et d'être trop peu
surnaturel dans l'action… Il est donc sage de nous établir dans une sainte
indifférence, et de nous tenir prêts à tout ce que Dieu voudra… Il y a ici un
mélange du bon plaisir de Dieu et de sa volonté signifiée… Notre centre, c'est
la volonté de Dieu; hors de là, ce n'est que trouble et empressement."
3-6-Quelques aspects pratiques
3-6-1-L'abandon
dans les choses temporelles, en général
Certes, affirme Dom Vital, "les choses d'ici-bas doivent s'apprécier à la
lumière de l'éternité. Le souverain bien, l'unique nécessaire, c'est Dieu."
Toutefois, il ne dédaigne pas d'entrer dans de nombreux détails. Ainsi, "la
nourriture, la boisson, le vêtement, sont des choses de première nécessité; à
leur sujet, Notre-Seigneur ne blâme aucunement le soin modéré qui porte au
travail; il proscrit la sollicitude excessive qui va jusqu'à l'inquiétude; il
conclut en nous disant de chercher avant tout les biens spirituels, dans la
ferme assurance que les biens temporels nous seront donnés par surcroît et
suivant le besoin, si nous faisons ce que nous devons…
C'est que ce Maître divin, veut exciter en nous les bons désirs pour lesquels
nous sommes pesants, et amortir les désirs des sens pour lesquels nous sommes
trop vifs. Outre cela, il nous veut apprendre à faire la distinction des biens
qu'il faut demander absolument, comme sont le Royaume de Dieu et la Justice, et
de ceux qu'il faut demander seulement sous condition, et si Dieu veut.
Les
biens et les maux temporels ne sont donc que des biens ou des maux relatifs. À
l'occasion des biens et des maux temporels, nous aurons des devoirs variés à
pratiquer; le premier sera toujours la conformité à la volonté divine. Dieu
veuille que la nôtre soit non pas la simple résignation, mais le saint abandon,
c'est-à-dire une indifférence universelle par vertu, l'attente générale et
paisible avant l'événement, et, dès que le bon plaisir de Dieu se déclare, une
soumission amoureuse, confiante et filiale.
Dom
Vital mentionne rapidement "les biens et les maux naturels qui ne sont ni à
nous ni à personne, et qu'il faut subir bon gré mal gré… Quant aux biens
spirituels, il faut les demander sans condition, d'une manière absolue et avec
la certitude de les obtenir. Le péché, et surtout la mort dans le péché, avec
son éternelle sanction, qui est le naufrage de notre fin et le désastre
irrémédiable, voilà le mal des maux."
3-6-2-La
fuite du péché
"La
vie de l'homme sur la terre est une guerre. Jour et nuit, les ennemis du dehors
et du dedans nous guettent, pour nous ravir le trésor de nos vertus, et même la
vie de la grâce et de la gloire. Il nous faut veiller, prier, lutter sans cesse,
toujours repousser les assauts de l'enfer, déjouer ses ruses, tenir en respect
nos inclinations mauvaises, et nos passions déréglées qui sont d'intelligence
avec lui.
Notre-Seigneur ne cesse d'exhorter, promettre, menacer, défendre, commander et
inspirer parmi nous, pour détourner notre volonté du péché, en tant qu'il se
peut faire sans lui ôter sa liberté. La volonté divine nous a été signifiée
mille fois, et sous toutes les formes. Devant une volonté de Dieu si clairement
connue, en chose de si capitale importance, l'indifférence serait criminelle. Il
faut donc nous résoudre à lutter sans trêve ni merci, et nous y mettre sans
attendre autre chose que la grâce promise à la prière et à la fidélité."
Dieu
pourrait calmer les âmes qu'Il voit dans le trouble ou d'autres dispositions
fâcheuses… Cependant, d'une manière générale, "Il préfère que la purgation et
la guérison ordinaire, soit des corps, soit des esprits, ne se fassent que petit
à petit, par progrès, d'avancement en avancement, avec peine et loisir. Dieu a
jugé plus glorieux pour nous et pour lui qu'il ne nous sauve pas sans nous, ou
que notre perte vienne de nous."
3-6-3-L'observation
des commandements de Dieu
"La
volonté de Dieu signifiée se manifeste par l'intermédiaire des préceptes, de
Dieu et de l'Eglise, des conseils évangéliques, des devoirs d'état, et, par
conséquent, pour nous religieux, de nos vœux, de nos Règles et des ordres de nos
Supérieurs; enfin, par les inspirations de la grâce et les exemples de
Notre-Seigneur et des Saints. Par là même qu'elles appartiennent à la volonté de
Dieu signifiée, toutes ces choses constituent le domaine propre de l'obéissance;
et non pas celui de l'abandon." En effet,
les préceptes ne sont pas facultatifs, et les engagements des religieux non
plus, manifestés par leurs règles et leurs vœux.
Cependant, même si "Dieu laisse à notre initiative, pour l'ordinaire, un
certain nombre de décisions: jeûnes, mortifications, et même des facilités pour
raison de maladie, etc… souvent cependant, il le fait lui-même, en disposant de
nous par sa volonté de bon plaisir. Il y aura donc, en ces sortes de choses, une
assez large place au saint abandon... C'est ainsi que Dieu confie les charges à
l'un et laisse les autres dans le rang; il donne la santé comme il veut et avec
la santé la facilité de garder toutes les observances; mais, quand bon lui
semble, il ôte la force et réduit à une impuissance totale ou partielle… En
conséquence, il nous faudra suivre seulement les conseils et les pratiques
qui s'harmonisent avec notre condition et notre vocation… Mais si les
événements du bon plaisir divin nous montrent que Dieu ne veut plus pour nous
actuellement tel ou tel de ces moyens, et si c'est bien le sentiment de ceux qui
ont charge de nous conduire, il faut nous en détacher, pour ne vouloir plus que
ce que Dieu veut de nous présentement, et compenser ainsi la perte de cette
pratique par un abandon filial au bon plaisir divin."
3-6-4-Les
insuccès dans les œuvres de zèle et dans notre propre sanctification
"Dans les œuvres de zèle, des personnes, du reste excellentes, rencontrent
parfois un écueil dangereux: elles confondent l'amour de Dieu avec l'amour du
bien. Ce sont là deux choses distinctes.
En effet, combien d'œuvres, brillantes en apparence, sont stériles en
réalité, parce que l'amour-propre, plus que l'amour divin, avait présidé à leur
formation et à leur direction. Oui, vraiment, il est des circonstances où
il faut laisser le bien que Dieu ne nous demande pas, pour s'attacher à Dieu
seul, et pour se livrer entièrement à sa divine Providence. Car l'important,
c'est de nous attacher fermement au devoir, c'est-à-dire à la seule volonté
de Dieu, et nous faire indifférents par vertu à la réussite ou à l'insuccès… Le
succès nous eût peut-être fait perdre l'humilité, le détachement, d'autres
vertus encore. Cela étant, loin de laisser les affaires à la merci des
événements, il ne faut rien oublier de tout ce qui est requis pour faire bien
réussir les entreprises que Dieu nous met en main... Le pieux Evêque de Genève
dit: 'Oh! que bienheureuses sont de telles âmes, hardies et fortes aux
entreprises que Dieu leur inspire, souples et douces à les quitter, quand Dieu
en dispose ainsi!... Oh! qu'un tel abandon, parmi les insuccès, glorifie Dieu et
nous enrichit.'!...
Il
en faut dire autant de notre propre sanctification. Le Seigneur entend rester
juge et maître de la mesure de ses dons, ainsi que du temps et des autres
circonstances… Désirons donc, prions, travaillons avec suite et méthode; au
besoin, ranimons notre ardeur, ne laissons jamais languir cette sainte besogne.
Mais abandonnons à notre Père des cieux la réussite, ou, pour mieux dire, la
mesure, le temps, la forme et les autres circonstances du succès, de manière à
bannir l'inquiétude, l'empressement, et toute façon défectueuse de tendre à
notre fin."
En ce
qui concerne les religieux, Dom Vital n'hésite pas à dire: "au monastère de
la vie dévote, chacun s'estime toujours novice, toute la vie y est destinée à la
probation… Notre Père saint Bernard nous en donne. la consolante assurance, en
disant que 'l'infatigable désir d'avancer et l'effort continuel vers la
perfection sont réputés la perfection'. Qu'on le remarque avec soin: il parle de
l'effort, et non du sentiment. Pourvu que la volonté demeure ferme à son devoir,
les répugnances ne signifient rien…
Notons enfin qu'avec la grâce et la bonne volonté, il faut le temps…
Dieu permet, dit saint François de Sales, que les rébellions de l'appétit
sensuel, tant en la colère qu'en la convoitise, demeurent en nous... Il faut
bien que, pour l'exercice de notre humilité, nous soyons quelquefois blessés en
cette bataille spirituelle… C'est notre amour-propre qui voudrait que nous
fussions exempts du travail que nous donnent les assauts de nos passions; c'est
la peine d'y résister qui nous inquiète, à moins que ce ne soit l'humiliation
d'en éprouver la honte… D'ailleurs, nos fautes elles-mêmes, pourvu qu'on se
relève et qu'on reprenne le chemin en évitant le scrupule et l'inquiétude,
n'arrêtent pas la marche en avant; elles nous apprennent, selon le mot de saint
Grégoire, 'cette perfection peu commune, qui consiste à reconnaître qu'on n'est
pas parfait'. Nos fautes sont le voile sous lequel Dieu cache aux âmes leurs
vertus, pour empêcher la vaine complaisance."
3-6-5-
Les insuccès auprès des âmes
"En
exerçant le zèle envers les âmes, nous ferons ce qui dépend de nous avec une
ferveur sage et soutenue, mais dans un paisible abandon. Dieu demande, en effet,
le devoir; il n'exige pas le succès… Si grand que soit notre zèle, sera-t-il
jamais comparable à celui de Dieu? Dieu, nous ayant créés libres, ne fera jamais
violence à notre volonté; mais il donne à tous avec abondance, aux uns plus, aux
autres moins, dans la mesure, le temps et la forme qu'il lui plaît… Mais tout en
faisant notre devoir et en priant avec une ferveur inlassable, nous garderons la
paix… Les déceptions ne manqueront pas. Dieu lui-même, quoiqu'il possède la clef
des cœurs, n'entre pas de force, il se tient à la porte et il frappe. Les
disciples ne seront pas au-dessus du Maître : malgré les prodiges qu'ils
opèrent, les Apôtres aboutissent à se faire tuer, laissant un troupeau faible
encore au milieu des loups… Il fallait tous ces insuccès pour consommer le
fondateur en sainteté et pour établir sa fondation sur le roc inébranlable du
Calvaire.
L'insuccès ramène au juste sentiment de la réalité: il nous rappelle que nous
sommes de pauvres instruments… L'humilité, qui nous révèle nos misères et nos
fautes, nous montre avec évidence les difficultés de la vertu, et nous inspire
une profonde compassion pour les âmes encore faibles… Il se rencontrera d'autres
épreuves dans la conduite des âmes. Chacune a pour but providentiel au moins de
nous faire pratiquer le détachement des hommes et des choses, un zèle absolument
pur et le saint abandon".
3-7- Les
obstacles au Saint Abandon
3-7-1-La
prospérité et l'adversité
"Nous commençons par ce qu'il y a de plus général, l'adversité ou la prospérité,
pour nous et pour ceux qui nous sont chers (famille, communauté, etc.)… Le parti
le plus sage est de nous établir dans la sainte indifférence, d’attendre en paix
le bon plaisir divin, de le recevoir avec une amoureuse confiance, et d'en tirer
tout le profit possible… Mais hélas! saint François de Sales a mille fois raison
de le dire: 'La prospérité a des attraits qui charment les sens et endorment la
raison; elle nous fait prendre le change imperceptiblement, de sorte qu'on
s'attache aux dons et l'on oublie le Bienfaiteur. Et même, elle nous fait
descendre, pour ainsi dire à notre insu, vers une vie moins austère, à la
recherche de nos aises...' Trop souvent donc, la prospérité permanente est un
piège; l'adversité nous ouvre une voie plus sûre. C'est la meilleure école du
détachement."
Dom
Vital appuie ses affirmations sur les écrits de nombreux saints. En particulier
il se réfère à saint Ignace, à saint Alphonse et à saint Benoît: "Il n'y a
point de bois plus propre à produire et à conserver l'amour envers Dieu que le
bois de la croix. Et saint Alphonse ajoute: 'la science dessSaints consiste à
souffrir constamment pour Jésus-Christ; c'est le moyen de se sanctifier
promptement. Généreux amants du divin Maître, ils ont désiré être comme lui
pauvres, souffrants, méprisés. Parce qu'ils étaient agréables à Dieu, il a fallu
que la tentation les éprouvât…' Ainsi, la bienheureuse Marie-Madeleine Postel,
répétait sans cesse: 'Encore plus, Seigneur, encore plus; viens, croix, que je
t'embrasse'.
Tous, comme notre Père saint Benoît, ont préféré 'subir les rebuts du monde
plutôt que ses louanges, s'épuiser de travaux plutôt qu’être comblés des faveurs
du siècle'. Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus écrivait à sa sœur: 'Comme Jésus nous
aime pour nous envoyer une si grande douleur!' Puissions-nous prendre nos croix,
non seulement d'une façon patiente et résignée, mais amoureuse, confiante et
filiale! Deux choses nous y aideront spécialement: 1'esprit de foi et
l'humilité."
3-7-2-Les
calamités publiques et privées
Dom
Vital s'arrête longuement sur les obstacles au Saint Abandon provoqués par les
calamités publiques, et il conseille: "Nous devons nous conformer à la
volonté de Dieu dans les calamités publiques, telles que la guerre, la peste, la
famine, et tous les fléaux de la vengeance divine... Le grand secret pour y
parvenir, c'est d'envisager toutes choses avec les yeux de la foi, d'adorer les
jugements du Très-Haut avec un cœur contrit et humilié, et quels que soient les
fléaux qui nous frappent, de bien nous persuader que la Providence, infiniment
sage et paternelle, ne se résignerait pas à les envoyer ni à les permettre,
s’ils n'étaient entre ses mains." Mais attention! "Ce que nous appelons
fléau et châtiment est souvent une grâce insigne, une preuve éclatante de
miséricorde."
Dom
Vital donne ensuite "quelques détails, en commençant par les malheurs
publics: Il est facile de voir la main de la Providence dans la peste, la
famine, les inondations, la tempête et les autres calamités de ce genre, parce
que les éléments insensibles obéissent à son autorité sans jamais lui résister.
Mais comment la voir dans la persécution avec sa méchanceté satanique, ou dans
la guerre avec ses fureurs?... La politique des princes, les ordres des chefs,
l'obéissance des soldats, les projets ténébreux des persécuteurs, leur mise à
exécution par les subalternes, les ruines et la souffrance qui résulteront de
là, tout a été prévu jusqu'au moindre détail; tout a été combiné et décrété dans
les conseils de la Providence. Il se forme une étrange collaboration de la
malice de l'homme et de la sainteté de Dieu. L'infiniment Saint ne peut cesser
de haïr le mal; il le tolère pourtant, afin de ne pas reprendre aux hommes le
libre usage de leur liberté. Mais sa Justice imprescriptible demandera compte à
chacun en son temps…"
Dom
Vital s'attarde ensuite sur les grands persécuteurs du christianisme: "Néron
est un monstre, mais il fait des martyrs. Dioclétien pousse jusqu'à leurs
dernières limites les fureurs de la persécution, mais il prépare la réaction et
l'avènement de Constantin. Arius est un démon incarné qui voudrait ravir à
Jésus-Christ sa divinité, mais il provoque les définitions de l'église sur cette
divinité même. Les Barbares, se jetant sur le vieux monde, l'inondent de sang,
mais ils préparent à l'évangile une race il laissera déchaîner sur le monde
coupable une guerre universelle Jérusalem, mais elles sauvent l'Europe. La
Révolution française bouleverse tout, mais à son occasion la vigueur et la vie
renaissent dans la Société chrétienne forcée à la résistance."
Lorsque Dom Vital écrivit ces lignes, les persécutions contre l'Église
catholique avaient repris en France, ce qui justifie les lignes suivantes:
"À notre époque de persécution, il est visible que Satan est délié, et qu'il a
reçu permission de cribler le juste. Pourquoi ce triomphe des méchants? Pourquoi
cette apparente défaite de 1'Eglise? Pourquoi cette perversion de la masse?
Pourquoi ces gouvernements impies qui perdent les peuples? Pourquoi cet
effacement et cet attiédissement de ceux que l'on appelle bons? Pourquoi, en un
mot, cet empire du mal sur le bien? Pourquoi? Par respect de la liberté qui est
la condition du mérite et du démérite. Dieu laisse faire… Il laissera déchaîner
sur le monde coupable une guerre universelle... On oubliait Dieu; on se souvient
qu'il est le Maître des événements
C'est précisément parce qu'il est infiniment bon, que notre Père des cieux nous
aime sans faiblesse, et comme il le faut pour notre éternité. Les plus
effrayantes calamités, quand même elles dureraient des années entières, sont peu
de chose auprès d'un enfer éternel… Pourquoi se raidir inutilement et
criminellement contre la main paternelle de Dieu, qui ne nous châtie que pour
nous détacher des misérables biens d'ici-bas? Sa colère même vient de sa
miséricorde, il ne nous frappe que pour nous retirer du péché et nous sauver.
Comme un sage chirurgien, il coupe jusqu'au vif les chairs pourries, afin de
conserver la vie et de préserver le reste du corps."
Le
constat est sans appel. Mais cependant Dom Vital pose la question: que faire au
milieu des calamités?
Tout
d'abord "nous humilier sous la puissante main de Dieu, et nous abandonner à
sa Providence avec une soumission filiale… Faire notre devoir de notre mieux, et
nous dévouer pour le bien commun suivant les temps et les circonstances, et
comme notre situation le permet.
En
conséquence, "il faut prier, prier encore, prier toujours. La prière jointe
au jeûne est (spécialement) bonne, et l'aumône fait trouver miséricorde... Nous
tiendrons à peu près la même ligne de conduite, quand la calamité viendra fondra
sur nous, sur notre famille ou notre Communauté… Ah! si nous comprenions mieux
les desseins d'amour de Dieu sur nous, nous le bénirions jusque dans ses
apparentes rigueurs. Ce filial abandon multiplierait nos mérites, nous
établirait dans la paix, toucherait le cœur de Dieu, et serait souvent le
meilleur moyen de réussir… Rien ne fut épargné à saint Alphonse de Liguori dans
l'établissement de sa Congrégation. Mais, au milieu des pires tempêtes, il
priait, il faisait tout ce qu'il pouvait humainement, il ne voulait que la seule
volonté de Dieu. Or le dessein du Ciel était que le pieux fondateur devînt un
parfait modèle, et son institut une pépinière de saints; pour cela, ne
convenait-il pas que le père de cette illustre lignée fût semblable au divin
Rédempteur, pauvre, humilié, persécuté?
3-7-3-Les
épreuves des religieux
Dom
Vital est un religieux, et même si les idées étudiées dans son livre peuvent
s'appliquer à tous les croyants de bonne volonté, il ne manque pas de s'adresser
parfois, d'une manière plus spécifique, aux religieux. D'ailleurs, à l'époque où
il rédigeait "Le Saint Abandon" Dom Vital était directement affronté aux
persécutions qui, nous venons de le rappeler, recommençaient en France contre
les communautés religieuses; et son propre couvent était menacé d'expulsion. Il
n'hésite donc pas à faire une très longue digression dont nous rapportons ici
les idées essentielles:
"L'attachement si légitime à notre monastère doit être subordonné au bon plaisir
divin; car Dieu restera toujours le suprême Arbitre de nos destinées… Et, s'il
plaît à Dieu de nous exiler de notre cher monastère, n'est-il pas le Maître
infiniment sage et infiniment bon?... Il est une chose infiniment préférable aux
murs de notre couvent: c'est la vie religieuse qu'on y mène; et s'il faut nous
résigner à l'exil pour la sauver, béni soit Dieu qui, même à ce prix, nous
conserve un si grand bien! Serait-ce, après tout, un sacrifice très héroïque?
Assurés d'avoir en exil les mêmes observances, la même Communauté, les mêmes
Supérieurs qu'au Monastère, nous serions bien moins à plaindre que tant de
religieux qui ne pourront se livrer, sur la terre étrangère, à leurs œuvres
accoutumées, que tant d'autres surtout qui sont rejetés dans le monde en perdant
la vie religieuse.
Nous avons dans le cloître un entourage d'élite, choisi entre mille et dix
mille. Et cependant, n'eussions-nous que des saints dans notre entourage, il
faut nous attendre à trouver parmi les hommes quelques restes de l'humaine
faiblesse; il y aura du moins la diversité des tempéraments et des caractères,
les divergences de sentiments et de vouloirs, mille petits riens qui nous feront
souffrir, d'autant plus que l'habitude d'être traités avec égards nous rend plus
sensibles à tout procédé moins délicat.
Si
donc il arrive que nous ayons à supporter quelque chose de la part de notre
entourage, avant tout nous devrons nous persuader que c'est la volonté de Dieu…
Ici-bas, c'est le temps du combat, mais du combat contre nous-mêmes, pour
réparer nos fautes, surmonter nos défauts, agrandir nos vertus et nos mérites…
Le mal venant de nous, c’est donc en nous qu'il y faut porter remède; et voilà
pourquoi Dieu nous ménage ces oppositions d'humeur, ces épreuves crucifiantes et
constamment renouvelées…"
Et
voici, au passage, un petit conseil destiné aux cisterciens: "Ayons pour
notre prochain du support, de la patience, de la miséricorde et de la
mansuétude; fidèle, à sa parole, il fera de même à notre égard. II en coûte de
souffrir toujours; mais quelle assurance, quelle consolation de pouvoir se dire
qu’à ce prix on a droit de compter sur la miséricorde divine! Quel excellent
exercice de sanctification! Sans lui, bien des vertus nous feraient défaut… Les
contrariétés constamment renouvelées vous fourniront chaque jour bien des
occasions de pratiquer les plus rares et les plus solides vertus: la charité, la
patience, la douceur et l'humilité de cœur, la bénignité, le renoncement à votre
humeur, etc. …"
3-7-4-La
richesse et la pauvreté
La
vraie béatitude ici-bas est de se contenter de ce qui suffit. Il faut donc nous
exercer au Saint Abandon ne cesse de répéter Dom Vital. D'ailleurs, Jésus
n'a-t-il pas dit: 'Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des Cieux
est à eux'. Et saint François de Sales ajoute: 'Malheureux donc sont les
riches d'esprit, car la misère d'enfer est pour eux. Votre cœur, chère Philotée,
doit être comme cela, ouvert seulement au ciel, impénétrable aux richesses et
choses caduques.'
Dom
Vital continue: "La pauvreté affective offre une infinie variété de degrés
depuis la simple résignation dans le dénuement, ou le détachement dans la
possession, jusqu'à l'amour passionné de saint François d'Assise pour sa Dame la
Pauvreté…" Toutefois, ajoute Dom Vital, "sans une certaine mesure de
biens temporels, une maison ne saurait vivre, suffire à ses bonnes œuvres,
prévoir modérément l'avenir. Si le temporel va bien, l'esprit sera moins accablé
de soucis, plus libre de s'adonner tout entier au spirituel… Mais, d'une
manière générale, et en un mot, l'amour de la richesse étant la racine de
tous les maux, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux."
Cependant Dom Vital, plein de bons sens, ne craint pas d'ajouter: "D'un autre
côté, la misère, accablant l'esprit de soucis et de préoccupations, ne laisse
guère la liberté d'être tout à Dieu seul. Elle expose une âme encore faible au
découragement, au murmure, à la révolte. Et si elle est persistante et trop
dure, elle rend l'existence pour ainsi dire impossible."
D'où
un résumé de la vraie sagesse: en un mot, "la vraie béatitude ici-bas est de
se contenter de ce qui suffit… Il faut donc nous exercer au Saint Abandon."
3-7-5-Les
problèmes de santé
Dom
Vital ne craint pas d'affirmer: "La santé, c'est un précieux bienfait du
Ciel; on ne l'apprécie jamais aussi bien qu'après l'avoir perdu." Dom Vital
sait de quoi il parle. Mais il n'hésite pas cependant à dire: " La maladie,
comme la santé, est un don de Dieu." Et, citant saint Alphonse il affirme:
"Seigneur, je ne désire ni guérir ni rester malade; je veux uniquement ce que
vous voulez. Pour moi, j'appelle le temps des maladies la pierre de touche des
esprits; car, c'est alors qu'on découvre ce que vaut la vertu d'une âme...
Cependant, l'abandon ne dispense aucunement des lois de la prudence: Ce n'est
donc pas péché, mais vertu, dit saint Alphonse, d'en prendre un soin raisonnable
en vue de mieux servir Dieu.
Pourtant Dom Vital ne peut s'empêcher de citer ses saints préférés, et d'abord
la fière réponse de Gemma Galgani: 'L'âme d'abord, le corps ensuite'.
Puis, sainte Thérèse: 'II me semble, dit sainte Thérèse, que c'est une très
grande imperfection de se plaindre sans cesse pour de petits maux.' Puis
saint Camille de Lellis, "qui appelait ses cinq maladies longues et pénibles,
'les Miséricordes du Seigneur' et dont il se fût donc bien gardé d'en demander
la délivrance." Et enfin Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus: 'Quand on a du
mal sans honneur, ou que le déshonneur même, l'avilissement et l'abjection sont
notre mal, que d'occasions d'exercer la patience, l'humilité, la modestie et la
douceur d'esprit et de cœur'!
Voyez souvent de vos yeux intérieurs Jésus-Christ crucifié, nu, blasphémé,
calomnié, abandonné, et enfin accablé de toutes sortes d'ennuis, de tristesses
et de travaux, et considérez que toutes vos souffrances, ni en qualité, ni en
quantité, ne sont aucunement comparables aux siennes, et que jamais vous ne
souffrirez rien pour lui, au prix de ce qu'il a souffert pour vous. Ainsi
faisait la bienheureuse Marie-Madeleine Postel accablée par un asthme violent."
Dom Vital peut aborder maintenant un autre
thème: les conséquences et les suites de la maladie.
"La
prolongation de la maladie, les impuissances qui l'accompagnent ou qui la
suivent, en aggravent beaucoup les désagréments. Et tout cela doit être l'objet
d’un filial et confiant abandon… Dieu est donc le maître absolu de la santé et
de la maladie… Si donc, en dépit des médecins et des remèdes, le mal se prolonge
et les infirmités subsistent, il faut adorer, dans une humble et filiale
soumission, la sainte volonté de Dieu… Saint Joseph de Calasanz disait: 'Qu'on
pratique seulement la patience dans les maladies, et les plaintes disparaîtront
de la terre'. Et Salvien: 'Bien des personnes n'arriveraient jamais à la
sainteté, si elles jouissaient d'une bonne santé.'
Les
multiples impuissances dues à la maladie sont une autre épreuve très crucifiante.
Dans une mesure plus ou moins large, on ne peut plus, comme au temps de la
santé, garder toute la Règle, assister au chœur, communier, prier, pratiquer la
pénitence, être assidu au travail, à l'étude, à tous les devoirs de sa charge;
et, quand le mal est tenace, ces impuissances peuvent durer longtemps. 'Mon ami,
écrivait le vénérable P. Jean d'Avila à un prêtre malade, n'examinez pas ce que
vous feriez en santé; mais contentez-vous d'être un bon malade aussi longtemps
qu'il plaira à Dieu.'
Aussi longtemps que vos Supérieurs, dûment avertis, jugeront bon de vous
maintenir en charge, faites de votre mieux et demeurez en paix… Et saint
Alphonse précise: 'Il n'y a pas de meilleure manière de servir Dieu que
d'embrasser avec joie sa sainte volonté. Ce qui glorifie le Seigneur, ce ne sont
pas nos œuvres, mais notre résignation, et la conformité de notre volonté à son
bon plaisir.'
Notre rôle à nous est d'accepter patiemment l'humiliation de nous sentir à
charge; c'est aussi d'alléger le fardeau de nos frères par notre esprit vraiment
religieux."
Dom Vital pense certainement à
lui, devenu un grand infirme, en écrivant ces lignes. Pourtant, il fait aussi
allusion à d'autres saints: "Notre austère saint Bernard,
notre bienheureuse Alice, ou Adélaïde qui eut à
supporter, durant toute sa vie, les plus cruelles souffrances et une lèpre
hideuse mais qui guérissait bien des lépreux par la seule imposition de ses
mains, Sainte Gertrude et sainte Mechtilde d'Helfta."
Et d'ajouter: "Nous pourrions citer beaucoup d'autres exemples, tirés de
l'hagiographie de notre Ordre. Ils montreraient tous que les infirmités, loin
d'être un obstacle qui barre le chemin, sont une voie qui mène à la sainteté."
3-7-6-Notre
réputation
"Notre réputation nous est chère. Nous voudrions être crucifiés glorieusement.
À votre avis, quand les martyrs ont enduré tant de cruels supplices, étaient-ils
loués des spectateurs de leurs tourments?... Au contraire, n'en étaient-ils pas
maudits et tenus en exécration? Eh! qu'il y a peu de gens qui veuillent faire
litière de leur réputation, afin d'en avancer la gloire de Celui qui est mort si
ignominieusement sur la croix, pour nous porter à une gloire qui n'aura pas de
fin. L'obligation de maintenir notre réputation et d'être tels qu'on nous
estime, force un courage généreux d'une puissante et douce violence. Il ne faut
pourtant pas que nous soyons trop ardents, exacts et pointilleux à la conserver.
Le mépris de l'injure et de la calomnie est pour l'ordinaire un remède beaucoup
plus salutaire que le ressentiment: le mépris les fait évanouir.
S'il arrive que leurs traits, décochés dans l'ombre ou à découvert, blessent
notre réputation, nous devons toujours en supporter patiemment l'atteinte, et
nous conformer au bon plaisir divin… Ces tribulations nous fournissent, en
effet, des occasions rares de grandir en beaucoup de solides vertus… Si cela
nuit à la renommée, car la renommée vaut mieux que toutes sortes de vains
contentements; mais si, pour l'exercice de la piété, pour l'avancement en la
dévotion, et acheminement au bien éternel, on murmure, on gronde, on calomnie,
laissons dire, ayant toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié; il sera le
protecteur de notre renommée; et s'il permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera
pour nous en rendre une meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte
humilité, de laquelle une seule once vaut mieux que mille livres d'honneurs…
L'âme, en se détachant de sa réputation, s'élève au-dessus de l'opinion des
hommes jusqu'à Dieu seul, pour le servir avec une intention parfaitement pure.
Elle est belle et sublime la charité, qui
pardonne tous les torts, qui aime ses ennemis, parle d’eux sans amertume, et
rend le bien pour le mal!... Alors même qu'ils pouvaient repousser la calomnie,
et qu'ils semblaient presque en avoir le devoir, les Saints ont le plus souvent
préféré garder le silence, à l'exemple de Notre-Seigneur durant la Passion,
remettant à la divine Providence le soin de les justifier, si elle le jugeait à
propos..."
3-7-7-Nos
propres fautes
"La
Providence qui permet le péché le hait infiniment; détestons-le avec elle,
haïssons-le, désirant de tout notre pouvoir que le péché permis (en ce sens) ne
soit point commis… Si nous persévérons sans relâche dans la prière, la vigilance
et le combat, nos fautes, à mesure que nous avancerons, se feront plus rares,
moins volontaires et mieux réparées. Cependant, sauf une grâce très spéciale,
comme celle qui fut accordée à la Sainte Vierge, il est impossible ici-bas
d'éviter tout péché véniel; les Saints eux-mêmes se confessaient.
Il
existe, un art d'utiliser nos fautes; et le grand secret, c'est d'accepter bien
humblement, non la faute elle-même et l'injure faite à Dieu, mais l'humiliation
intérieure, la confusion infligée à notre amour-propre, de manière à nous
enfoncer dans l'humilité confiante et paisible… Le P. de Caussade fait là-dessus
de très sages réf1exions: 'Dieu permet nos petites infidélités pour nous
convaincre plus intimement de notre faiblesse… Nos chutes nous sont donc très
salutaires, en ce qu'elles servent à nous tenir toujours bien petits et bien
humiliés devant Dieu, toujours défiants de nous-mêmes, toujours anéantis à nos
propres yeux… On prend alors son cœur à deux mains; on le contraint, malgré ses
résistances, à faire un acte de complète résignation. C'est alors qu'il faut
dire et redire le fiat d'un parfait abandon; il faut même s'efforcer d'arriver
jusqu'à l'action de grâce, et d'ajouter au fiat le Gloria Patri…
Cependant, malgré la prière et les efforts, de nouvelles fautes se
produiront. Le seul remède est de nous humilier toujours plus profondément, de
revenir à Dieu avec la même confiance, et de reprendre le combat sans jamais
nous décourager… Mais l'abandon, bien compris, doit nous délivrer de cette
impatience qui nous fait désirer d'arriver d'un bond au sommet de la montagne de
sainteté, et qui ne réussit qu'à nous en éloigner."
3-7-8-Les
tentations.
"Pour une âme qui aime Jésus-Christ, dit saint Alphonse, il n'y a point de
peines plus grandes que les tentations: tous les autres maux la portent à s'unir
davantage à Dieu, en les recevant avec résignation… Elles ne viennent pas toutes
du démon: 'Chacun est tenté par sa concupiscence, qui l’attire et le séduit', et
ce feu maudit est attisé par le scandale des pervers et des imparfaits."
Dom
Vital cite le vénérable Louis de Blois: 'Quelquefois Dieu emploie les
consolations spirituelles ou les peines intérieures, pour nous enfler ou pour
nous abattre… Souvent même vous ne pourrez ouvrir la bouche ni pour prier, ni
pour chanter les louanges du Seigneur.' Et maintenant "Saint François de
Sales qui cite deux exemples mémorables; puis il fait cette remarque
encourageante: 'Ces grands assauts, ces tentations si puissantes ne sont jamais
permises de Dieu que contre les âmes qu'il veut élever à son pur et excellent
amour'… Mais toujours l'homme "aura surtout à combattre l’orgueil et
l'impureté; sauf une grâce particulière, ce sont les deux ennemis par
excellence...
Quand serons-nous principalement éprouvés? Au début, au milieu, à la fin de
notre carrière? Toujours peut-être? Sur quel point surtout? Avec quel degré de
violence et de durée? C'est le secret de Dieu..."
Mais sachons que "nous
ne tomberons jamais que par notre libre consentement…
En
effet, nous avons, dans notre libre arbitre, le redoutable pouvoir de céder
malgré la grâce; c'est nous surtout que nous avons à craindre… Il faut se
persuader, en un mot que tout notre bien dépend de la prière… Nous devons mettre
en Dieu notre confiance. Même de
brillantes lumières sur l'humilité pourraient nous donner de la vaine
complaisance; la tentation nous montre à satiété notre misère prise sur le vif…
'Il est nécessaire, dit notre Père saint Bernard, qu'il arrive des tentations;
car on ne peut être légitimement couronné sans avoir combattu; pour combattre,
il faut avoir des ennemis. Au contraire, autant d'actes de résistance, autant de
couronnes.'… Voilà pourquoi, selon saint Alphonse, Dieu permet souvent
que les âmes qui lui sont les plus chères, soient les plus éprouvées par la
tentation; elles acquièrent ainsi plus de mérites sur la terre et plus de gloire
au ciel.
Un
seul péché véniel peut nous faire plus de mal que tout l'enfer ensemble. La
tentation peut être horrible; mais elle fait impression sur vous; mais vous
sentez du penchant pour le mal. N'importe. L'impression n'est qu'un sentiment;
elle vous humilie, et ne vous rend pas coupable… Seul, le consentement fait le
péché…. Il ne faut cependant pas désirer les tentations."
3-8- La vie
spirituelle
Pour
un chrétien, s'abandonner totalement à la volonté de Dieu est déjà la
manifestation d'une vie spirituelle authentique. Or, Dom Vital est un religieux,
responsable de la spiritualité des cisterciens qui lui sont confiés. Parlant du
Saint Abandon à la volonté de Dieu, et tout en prévenant ses lecteurs que c'est
l'obéissance qui doit en tout prédominer, Dm Vital se devait d'aborder les
problèmes liés à la vie spirituelle et mystique des religieux d'abord, puis, par
extension, des laïcs que Dieu veut mener parces voies.
Dom
Vital résume les principaux thèmes qu'il sera conduit à aborder. Il écrit:
"Nous envisageons ici la vie spirituelle en ce qu'elle a d'essentiel: 1° Sa fin
essentielle, qui est la vie de la gloire; 2° Son essence ici-bas, qui est la vie
de la grâce; 3° Son exercice essentiel en ce monde, c'est-à-dire la pratique des
vertus et la fuite du péché; 4° Ses moyens essentiels, qui sont l'observation
des préceptes, de nos vœux et de nos règles, etc. Toutes ces choses sont
nécessaires aux adultes, religieux ou séculiers, quelles que soient la condition
où Dieu les met, la voie par où il les mène. Elles sont l'objet propre de la
volonté de Dieu signifiée. Elles sont donc le domaine de l'obéissance, et non
celui de l'abandon. L'abandon trouvera cependant quelques occasions de
s'exercer, même en ces choses."
3-8-1-La
grâce de Dieu pour sa gloire
Dieu
désire que tous les hommes soient sauvés. Pour cela, "il nous communique
libéralement sa grâce", tout en nous laissant notre entière liberté. C'est à
nous de "vouloir notre salut comme Dieu le veut, et, par suite, vouloir et
embrasser, d'une résolution absolue, les grâces qu'il nous départ: car il faut
que notre volonté corresponde à la sienne..." Il convient donc de "laisser
Dieu faire et se rendre docile à la grâce; il faut supprimer ce qu'il y aurait
de défectueux dans notre activité, mais non pas l'activité même; elle est
nécessaire pour correspondre à la grâce: aide-toi, le Ciel t'aidera."
Cependant, il ne faut jamais oublier que "seule la charité anime les vertus,
elle les gouverne et les ennoblit, mais ne les supprime pas… Après tout, le
salut n'est-il pas le pur amour toujours actuel, invariable et parfait, tandis
que la damnation en est l'extinction totale et définitive?..."
Incontestablement "le motif de l'amour est le plus parfait, mais tous les
autres motifs surnaturels sont bons, et Dieu lui-même se plaît à les susciter
dans les âmes." Et l'abandon? Laissons Dom Vital s'expliquer: "Il faut
vouloir positivement ce que Dieu commande; et, puisqu'il n'a rien à cœur autant
que notre bonheur éternel, il faut vouloir notre salut absolument et par-dessus
tout." L'âme donc, "se tient ferme au saint abandon; et le degré de
gloire où elle aspire est précisément celui que Dieu lui a destiné," mais
avec la grâce de Dieu…
Pour
Dom Vital "la vie de la grâce est le germe, dont la vie de la gloire est
l'épanouissement. L'une se passe à lutter dans l'épreuve, l'autre triomphe dans
la félicité. Mais, quant au fond, c'est une seule et même vie, surnaturelle et
divine, qui commence ici-bas et se consomme au ciel. D'où vient, alors,
que nous ne sommes pas plus saints? À qui la faute, si nous végétons au lieu
d'avoir une surabondance de vie spirituelle?... Non ce n'est pas la grâce qui
nous manque, c'est nous qui manquons à la grâce…''
Dans
le jardin de l'Église, diapré de fleurs infinies, il y a une multitude de
Saints, mais tous sont différents, et il en est de même dans les rangs des
fidèles; tous les hommes sont différents car toutes les grâces que Dieu nous
envoie sont différentes. En conséquence, une âme qui pratique bien le
saint abandon laisse à Dieu la détermination du degré de sainteté qu'elle
atteindra sur la terre, des grâces extraordinaires dont cette sainteté pourra
être accompagnée ici-bas, et de la gloire dont elle sera couronnée au ciel."
3-8-2-Voie
commune ou voie mystique
Souvent, de nos jours, on entend des réflexions peu aimables sur les mystiques,
considérés comme des illuminés. Mais sait-on de quoi l'on parle? Sait-on que
tous les chrétiens pieux, qui prennent le temps de prier et qui font la volonté
de Dieu en toutes choses, sont des mystiques? Lorsqu'on prie, qu'on aime le
Seigneur, et qu'on Le loue, on est un mystique. La seule différence, entre les
hommes, c'est que Dieu nous mène par des chemins différents, des routes plus ou
moins droites ou accidentées, dites les voies communes, ou les voies mystiques.
Mais il s'agit toujours de vie de prière et de prière. Voyons ce que Dom Vital
nous dit de la prière.
"Nous ne parlerons d'abord que de la prière, et seulement en vue du saint
abandon. Quel est le but de l'Oraison?... Le P. Balthazar Alvarez affirme: 'La
principale fin d'une bonne oraison, et le meilleur fruit qui en résulte, sont de
donner à Dieu tout ce qu'il nous demande, d'acquiescer, avec une pleine
conformité, à toutes les dispositions de sa Providence à notre égard.' Rendre à
Dieu nos hommages est le premier but de la prière. Mais notre avancement
spirituel en est un autre qu'il ne faut jamais perdre de vue; nous devons le
poursuivre avant tout, le demander avec les plus vives instances et d'une
manière absolue... Il y a deux voies pour parvenir au but: la voie commune, où
l'oraison n'est pas manifestement passive; la voie mystique, où règne la
contemplation infuse obscure, avec les purifications passives. Les visions, les
révélations, les paroles surnaturelles, peuvent se rencontrer dans cette seconde
voie ou ne s'y rencontrer pas.
La
voie commune suffit-elle au moins pour conduire, à une haute perfection? On
l'admet généralement. Sainte Thérèse, personne ne l'ignore, comble des plus
magnifiques éloges les oraisons mystiques, et porte à les désirer vivement.
Néanmoins, pour consoler celles de ses Filles qui n'y seraient pas élevées, tout
en faisant ce qu'elles doivent, elle leur dit: 'Il importe beaucoup de
comprendre que Dieu ne nous conduit pas tous par un seul chemin, et que souvent
celui qui est le plus petit à ses propres yeux est le plus élevé.'
Concluons avec Alvarez de la Paz: 'Tous les parfaits ne sont pas élevés à la
contemplation parfaite, parce que le Dieu tout-puissant a d'autres voies pour
faire des parfaits et des saints. II y en a qu'il façonne d'une manière
admirable par les afflictions, les maladies, les tentations et les persécutions.
II en forme d'autres par les travaux de la vie active et par le ministère des
âmes, exercé avec des intentions très pures. Il en conduit d'autres à une grande
sainteté par le moyen de l'oraison commune et de la mortification en toutes
choses. Et il arrive que tel qui est favorisé de grands dons de contemplation,
se trouve inférieur, par la charité parfaite, à tel autre qui ne les a pas
reçus.'
La
voie mystique n'est donc pas la seule qui puisse conduire à une haute
perfection. Mais il faut convenir qu'elle y mène et plus vite et plus
facilement. Les oraisons mystiques sont une mine d'or, exploitons-la.
Le
contemplatif participera plus souvent au crucifiement du Calvaire qu'à la gloire
et aux joies du Thabor; s'il a besoin d'être éprouvé et humilié, il a plus
besoin encore d'être réconforté. On objecte aussi le danger des lectures
mystiques. Est-ce le seul? N'y aurait-il pas à craindre, beaucoup plus,
l'ignorance, les préventions, une sorte de parti pris, qui fermeraient la porte
à l'Esprit-Saint?... La contemplation mystique dépend d'abord du bon plaisir de
Dieu. Sante Thérèse disait déjà: 'Dieu distribue ses faveurs quand il lui plaît,
comme il lui plaît, à qui il lui plaît: Maître de ses biens, il peut les donner
ainsi sans faire tort à personne.'
Par
conséquent, la contemplation, tout en demeurant une grâce, dépend beaucoup du
zèle que l’on met pour s'y disposer et pour y correspondre... Dieu lui-même
achève de disposer l’âme, quand il veut, par les purifications passives. La
préparation, dont nous parlons ici, relève de notre initiative, avec le secours
ordinaire de la grâce... L'exercice des vertus doit précéder le saint repos,
comme la fleur doit précéder le fruit.
La
contemplation mystique, au dire de Sainte Thérèse, est 'un banquet général
auquel Notre-Seigneur nous convie tous'... La sainte réclame surtout 'de
l'humilité, de l'humilité, puisque c'est par elle que le Seigneur se laisse
vaincre et cède à tous nos désirs'. La mystique s'est magnifiquement épanouie
dans notre Ordre
pendant plusieurs siècles. Il en fut de même parmi les enfants du Pauvre
d'Assise, au Carmel, à la Visitation, et dans toutes les familles religieuses,
tant qu'elles ont conservé la ferveur du premier institut, surtout parmi celles
qui sont contemplatives et cloîtrées...
De
nos jours, comme aux siècles passés, l'expérience montre que Dieu s'est réservé
bien des âmes qu'il veut favoriser de ses meilleurs dons: il y en a jusque dans
le monde. Mais seule une élite
atteindra les sommets. L'oraison mystique sera donc très rare, à ses degrés
supérieurs; mais, à ses premiers degrés, elle l'est bien moins qu'on ne le croit
communément.
La
contemplation devrait être bien plus fréquente encore. Nombreuses sont les âmes
que Dieu voudrait conduire et qui restent en chemin. Les unes pourraient dire
avec le malade de l'Evangile: 'Hominem non habeo'; je n'ai personne qui me jette
dans la piscine, et même j'ai trouvé qui m'empêche d'y entrer. D'autres sont
retenues par le surmenage, l'agitation, les scrupules. Mais la plupart n'ont pas
apprécié cette perle précieuse à sa valeur; ils n'ont pas fait le nécessaire
pour l'obtenir; ils n'ont pas suffisamment cultivé l'abnégation, l'obéissance et
l'humilité. S'il n'y a pas plus de contemplatifs, voilà la principale cause.
Sainte Catherine de Bologne disait avec raison: 'S'il se trouvait aujourd'hui
une Madeleine qui aimât Dieu plus ardemment que celle de l'Evangile, Dieu aurait
aussi pour elle plus d'amour; il lui accorderait. des dons plus excellents; s'il
existait un François qui endurât pour lui plus de souffrances que saint François
d'Assise, il le comblerait de plus nombreuses et de plus grandes faveurs; s'il y
avait une Claire qui par sa sainteté lui fût plus agréable que sainte Claire, il
l'enrichirait d'un trésor de grâces plus précieuses'...
Avec l'abandon, on se fait indifférent par vertu, même à une chose aussi
désirable que la contemplation."
3-8-3-
L’abandon dans les variétés spirituelles de la voie commune
Privation de certains secours spirituels
Dans
la vie spirituelle des âmes, il y a toujours un fond commun. Mais, "sur ce
fond commun viendront se peindre des traits particuliers, qui varient beaucoup
d'une âme à l'autre, car Dieu aime la variété dans l'unité. Il multipliera donc
les vocations jusqu'à l'infini… Ces variétés mais seulement en tant qu'elles
procèdent du bon plaisir divin, donnent lieu au saint abandon.
Le
bon plaisir divin peut nous ôter, pour un temps ou pour toujours, certains
moyens de sanctification:
– Abandon des personnes: un
directeur, un supérieur, un père, un ami. Ces soutiens que Dieu nous donne:
soutiens d'affection, soutiens d'édification, soutiens de direction, il faut les
prendre avec reconnaissance, mais nous tenir prêts à bénir Dieu s'il nous les
enlève. Ainsi, Notre-Seigneur a pu dire
à ses Apôtres, sans doute parce qu'ils l'aimaient d'une affection trop sensible:
'Il vous est avantageux que je m'en aille; car si je ne m'en vais pas, le
Consolateur ne viendra pas à vous; si je m'en vais, je vous l'enverrai'
Ainsi,
le P. Balthazar Alvarez s'étant mis un jour à calculer le tort que lui causait
la perte de son directeur, il lui fut dit intérieurement: 'Celui-là fait injure
à Dieu, qui s'imagine avoir besoin d'un secours humain, dont il est privé sans
qu'il y ait de sa faute. Celui qui te dirigeait par un homme veut actuellement
te diriger par lui-même; quelle raison as-tu de t'en plaindre? C'est, au
contraire, un bienfait signalé, et le prélude de grandes faveurs '…
Cette épreuve est bien plus aiguë, lorsque ceux que Dieu nous avait donnés pour
appuis cessent de nous soutenir, et, se retournant contre nous, menacent de
renverser nos plus chers desseins. C'est ce qui arriva à saint Alphonse de
Liguori, quand il voulut fonder sa Congrégation."
– Abandon des ressources dont nous
disposions pour faire le bien. Dieu est le maître de nous les enlever, suivant
son bon plaisir… Dieu en effet, peut ne plus attendre de nous les œuvres
d'autrefois, dans la mesure où il nous en ôte les moyens, mais exiger à présent
la patience et la résignation; il désire même l'abandon parfait."
C'est ce que faisait le saint homme Job qui se
résignait, s'abandonnait.
– Abandon de certaines observances régulières,
certaines pratiques personnelles qui peuvent nous devenir impossibles, pour un
temps plus ou moins long, par suite de la maladie, d'une obédience, ou d'autres
causes semblables. En outre, il y a des pratiques qui nous auraient bien souri,
et que nous n'avons jamais eu le moyen d'embrasser. De là pourraient naître le
trouble et les regrets… Ainsi la pauvreté religieuse ne me permet pas l'aumône
corporelle, je ferai l'aumône spirituelle; à défaut d'argent, je donnerai mes
prières et mes sacrifices. La vie contemplative m'interdit l'apostolat par les
œuvres extérieures, je l'exercerai par les travaux de la vie intérieure… N'y
a-t-il pas eu des saints dans tous les Ordres religieux, et dans tous les rangs
de la société? Il est vrai que certaines situations sont plus favorables en soi;
mais, pour chacun de nous, la seule bonne est celle où Dieu nous veut... Après
tout, l'unique moyen de grandir en vertu, n'est-ce pas de laisser notre volonté
pour suivre celle de Dieu?"
– Abandon de nos pieuses pratiques.
Notre vie est consacrée à la contemplation par des exercices de piété, qui sont
comme la nourriture de notre âme. Et voilà qu'une obédience, un surcroît de
travail, la maladie surtout viennent rompre la chaîne de nos pieuses pratiques.
Notre-Seigneur veut vous faire participer à sa propre nourriture, que vous ne
connaissez peut-être pas assez: 'ma nourriture à moi, vous dira-t-il, c'est
d'accomplir la volonté de mon Père, afin de mener à bonne fin l'œuvre qu'il m'a
confiée.' Au P. Balthazar Alvarez Dieu
dit: 'Ma gloire ne se trouve ni dans telle œuvre ni dans telle autre, mais dans
l'accomplissement de ma volonté'… Encore, faut-il que notre piété se règle sur
l'adorable volonté de Dieu; sinon, elle devient désordonnée… C'est le mérite de
la souffrance. Dans la souffrance, on donne plus à Dieu que dans la prière.
C'est aussi la nécessité de la croix.
Notre-Seigneur aurait dit à une religieuse: 'Quand je veux conduire une âme au
sommet de la perfection, je lui donne la Croix et l'Eucharistie. Elles se
complètent. La Croix fait aimer et désirer l'Eucharistie; l'Eucharistie fait
accepter d'abord, ensuite aimer et enfin désirer la Croix. La Croix, purifie
l'âme, elle la dispose, elle la prépare pour le banquet divin; l'Eucharistie
nourrit, fortifie l'âme, elle l'aide à porter sa croix, elle la soutient dans le
chemin du Calvaire. Quels dons précieux que la Croix et l'Eucharistie! Ce sont
les dons des vrais amis de Dieu '."
3-8-4-Les
épreuves intérieures
Tous les spirituels sont amenés à connaître de épreuves parfois lourdes, comme
les tentations, les aridités, les obscurités, etc. C'est là surtout que
l'abandon sera de mise; car ces épreuves sont inévitables et très fréquentes;
selon saint Alphonse, 'c'est la plus amère de toutes les peines possibles'.
Notre misère et la malice du démon peuvent en être la source immédiate; c'est
toujours Dieu qui en est la cause première. Le vénérable Louis de Blois résume,
en traits saisissants, la conduite admirable de l'Époux céleste à l'égard d'une
âme qui est à lui… D'abord, Il ne lui
fait goûter que délices, que douceurs, pour ménager sa faiblesse… Puis viennent
les tribulations et les ténèbres; et dans le fond de l'âme, les sécheresses et
les désolations… Ici l'Époux se dérobe à ses yeux; il reparaît quelque temps
après pour la quitter encore. Tantôt il la laisse dans les ombres et les
horreurs de la mort, tantôt il la rappelle à la lumière et à la vie, pour lui
faire éprouver la vérité de cet oracle: 'C'est lui qui précipite dans le
tombeau, et c'est lui qui en retire'.
Pourquoi cette conduite de la Providence? Jusque chez le spirituel avancé, il
reste un fonds d'amour-propre caché, un orgueil délicat, presque imperceptible,
d'où naissent une infinité d'imperfections dont il n'a guère conscience, de
vaines complaisances en lui- même, de vaines craintes, de vains désirs, des
manières pleines de suffisance, des soupçons et des railleries contre le
prochain, tout un chaos de, misères, de faiblesses, et de petites fautes...
C'est le défaut général des âmes encore imparfaites de rechercher leur
satisfaction presque en tout ce qu'elles font… Par là, Dieu nous humilie et nous
instruit… Aussi ne peuvent-elles s'empêcher parfois de pleurer, sur l'absence
présumée de ces vertus et sur leur manque de générosité dans la souffrance.
Sentir à tout instant sa faiblesse et se voir sur le bord du précipice, n'est-ce
pas l'épreuve la plus capable de conduire à la totale défiance de soi-même, à la
confiance en Dieu seul?... La jalousie de son amour en égale la tendresse.
Désireux de se donner tout à elles, Il veut aussi posséder leur cœur sans aucun
partage… Bref, par toutes ces épreuves, dit le vénérable Louis de Blois, 'Dieu
purifie les âmes, il les humilie, il les instruit, il les rend pliables à sa
volonté'… C'est après s'être ainsi complètement dépouillé de soi-même qu'on
arrive à ne penser plus qu'à Dieu, à ne goûter plus que Dieu, qu'on ne s'appuie
et qu'on ne se réjouit plus qu'en Dieu; et voilà la vie nouvelle en
Jésus-Christ, l'édification de l'homme nouveau après la destruction du vieil
homme… On n’arrive au parfait amour que par de multiples dépouillements; et plus
nous voulons aller loin dans les voies de l'oraison, dans l'union d'amour et la
vraie sainteté, plus il faut que nous soyons dégagés et libérés…
Tout nous deviendra plus doux, à mesure que l'épreuve nous aura purifiés et
détachés; et c'est à peine si nous sentirons encore la souffrance, sauf une
permission de Dieu, sauf aussi les moments de fatigue et les épreuves
spécialement graves… La partie inférieure de notre âme peut être dans le trouble
et l’agitation; mais la volonté doit demeurer paisible au milieu de la
bourrasque, se tenant tournée vers Dieu et ne cherchant que lui... Et jamais
rien ne doit nous séparer de son amour, ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la
douleur présente, ni la crainte des maux à venir. Aimer Dieu et faire sa sainte
volonté, n'est-ce pas l'essentiel, et notre fin même? Le reste n'est que moyen
pour y tendre, les consolations comme les afflictions, la paix comme le combat,
la lumière comme les ténèbres.
Pour
achever sa démonstration, Dom Vital cite encore cette recommandation de saint
François de Sales: 'Oui, Père céleste, oui et toujours oui.' Quant à nous,
nous devons nous maintenir dans cette disposition habituelle de total abandon…
Souffrons en paix sans aller mendier des consolations parmi les créatures. Pour
ne pas nous attendrir sur nous-mêmes, parlons de nos peines le moins qu'il se
peut, évitons même d'en occuper trop notre esprit. Mais demandons conseil et
encouragement à un homme de Dieu; surtout, réfugions-nous dans la prière, afin
d'implorer la force et d'accepter la croix, les yeux amoureusement fixés sur
notre Bien-Aimé Jésus qui nous a aimés et s'est livré pour nous."



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