Frère Vital Lehodey
(1857-1948)

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La spiritualité de Frère Vital

2-1-La grande rencontre avec l’Enfant Jésus

Nous avons vu plus haut que Frère Vital, au cours d’une retraite, en janvier 1895 « rencontra » l’Enfant Jésus. Laissons-le parler: "La grâce par excellence a été l’entrée de mon Bien-Aimé Petit Jésus dans ma vie…" Comment cela se fit-il ? "Personnellement, je ne l’ai jamais vu ni entendu. Tout se passe dans l’ordre de la foi. De temps à autre, il me fait sentir plus vivement sa présence et son action… ce n’est plus tout à fait l’obscurité de la pure foi ; il ne se fait pas voir, il se laisse entrevoir ; et je converse avec lui comme si je le voyais, tant il est évident qu’il est là. Mais c’est une rare exception ; pour l’ordinaire, il se contente d’attirer le cœur, et par le cœur, l’esprit et la volonté, mais il se tient caché…"

          2-1-1-Quel Enfant Jésus

Dom Vital poursuit: "C'est vers son âge de cinq ans que mon petit Jésus m'attire... Ce qui m'occupe ainsi, c'est le Verbe de Dieu fait Enfant par amour pour son Père et pour nous. Ou bien c'est le Sauveur et le médecin des âmes; c'est le Dieu de mon cœur, l'Ami, l'Époux et surtout l'Adorable Petit Frère. Mais c'est toujours la Sainte Humanité unie au Verbe, et donc, c'est au Verbe fait Enfant que vont mes hommages. Quand il présente à mon esprit ses infinies grandeurs et mon néant, sa sainteté, mes fautes et les misères, je l'adore en me faisant tout petit... Je n'ai jamais aspiré vers une autre voie; mon Bien-Aimé Petit Jésus me suffit..."

Plus loin dans son autobiographie, Frère Vital avouera: "Il m'a aussi appris à me connaître moi-même. Je n'ai que trop de raisons de me faire petit; mes fautes passées, mes misères présentes, les tentations sont un perpétuel rappel à l'humilité. Mon Petit Jésus ne permet pas que je les oublie, et il a soin de me les rappeler, mais comme baignées dans sa miséricorde..." D'ailleurs, "n'est-ce pas en lui ressemblant que je lui plairai, en me rapetissant, en m'anéantissant pour ainsi dire, afin d'être à sa taille et de pouvoir marcher avec lui, la main dans la main?"

Si l’on ne savait pas combien Frère Vital, rude paysan élévé à la dure pendant son enfance, était un homme très rustique, apparemment très éloigné des manifestations mystiques, on serait en droit de le croire un peu rêveur… Mais les difficultés qu’il eut à supporter durant les trente cinq années pendant lesquelles il fut Abbé de l’abbaye de Bricquebec, ont prouvé qu’il était toujours un homme très pratique, plein de bon sens, rationnel et peu disposé à s’en laisser compter. La venue de l’Enfant Jésus dans son cœur était quelque chose de bien réel, une vraie rencontre avec Dieu. Tout au long de sa longue vie, l’Enfant Jésus ne le quittera plus; il sera toujours son Bien-Aimé Petit Jésus.

          2-1-2-Mais pourquoi l’Enfant Jésus ?

Frère Vital, avant sa rencontre avec le petit Enfant Jésus, était un homme souvent indécis, paralysé par la peur, lent à se décider, et très orienté vers les grandes pénitences, ne comptant que sur ses seules forces pour devenir un saint. C’est ce qu’il faisait depuis cinq ans qu’il était au monastère. Maintenant il devra se fier à l’amour et devenir humble et petit. Sa sainteté, ce n’est pas lui qui se la fera, mais c’est Jésus qui en fera un saint. Frère Vital restera lui-même, paysan normand indécis, voire un peu madré, mais l’Enfant Jésus le portera vers la confiance et l’abandon à la volonté de Dieu.

Frère Vital devenu Dom Vital, va, à la demande du Chapître général, commencer la révision du Directoire spirituel de son ordre. Parallèlement il se lance dans la rédaction des Voies de l’oraison mentale. Pour réaliser cet ouvrage il se met à l’étude des maîtres de la vie spirituelle, à partir de Sainte Thérèse d'Avila et de Saint Jean de la Croix. Mais ce qui comptera le plus pour lui, c’est la vie avec l’Enfant-Jésus. L'homme austère, amoureux des pénitences corporelles, va découvrir la tendresse. Il écrira plus tard:  "À peine l'Enfant Jésus fut-il entré dans ma vie qu'il me trouva très novice en fait d'oraison. Mais il m'attira vers lui par la suavité de sa présence et de son action. Il m'ôta la facilité de faire des affections variées et compliquées; et, tout en me laissant une abondance de consolations pour le service des âmes, il me réduisit pour mon propre compte à l'impuissance de méditer.... Il me faisait regarder longuement ses images, ou le saint tabernacle, et m'appliquait à le contempler avec amour... De la sorte il m'a fait parcourir, durant de longues années, les premiers degrés de la contemplation mystique avant de me les faire écrire pour le profit de mes frères..."

Dom Vital "contemplait le petit enfant de quatre ou cinq ans, dans la maison de Nazareth... toute son âme absorbée dans son divin Père... La Sainte Vierge et saint Joseph le contemplaient avec ravissement, en l'adorant dans le silence de l'admiration..."

2-2-L'éducation à l'oraison

          2-2-1-Une nouvelle voie spirituelle

Pendant une quinzaine d'années Dom Vital connaîtra de nombreuses grâces d'oraison. Ses liens de plus en plus étroits avec l'Enfant Jésus lui avaient fait découvrir la richesse de la vertu d'humilité, condition obligatoire du chemin vers la sainteté. Il pensait que l'union de l'âme avec Dieu était le sommet de la sainteté. Il va bientôt découvrir que l'oraison n'en est qu'un moyen, et non pas le but. En effet, le 21 mars 1910, tout va basculer quand Dom Vital, épuisé, est incapable de se lever. Dès lors, malade pendant longemps, et n'ayant jamais pu reprendre entièrement la totalité de ses forces, il devra modérer ses pénitences et ses austérités, et s'abandonner totalement à la volonté de Dieu.

Une dépression nerveuse le fait souffrir particulièrement, et même son Petit Jésus semble l'abandonner. Dom Vital est seul... Il écrit: "Ce qui rendait plus pénibles toutes ces épreuves, c'étaient les absences prolongées de l'Enfant Jésus et la rareté de ses visites..." Il y a aussi des tentations fréquentes et l'impression que Dieu est fâché: "Rien n'est plus crucifiant pour une âme qui veut être toute à lui comme ces incertitudes de la conscience; mais rien n'est plus propre à l'enfoncer dans l'humilité..."  

Pendant quinze ans, Frère Vital avait été gâté; maintenant Dieu se dérobe... Frère Vital découvre les souffrances de l'amour et la maladie du scrupule. C'est la nuit de l'esprit. Découvrant son impuissance à devenir saint pas ses propres moyens, Dom Vital, pendant vingt ans, va apprendre à accepter la volonté de Dieu, et à Le laisser faire. Il pourra étudier, expérimenter et approfondir, la science de l'abandon, "cette sainte petitesse... qui constitue l'enfance spirituelle." Il pourra rédiger son ouvrage magistral, Le Saint Abandon, qui sera approuvé le 21 mars 1918, par le Révérentissime Mg Marre.

En résumé :

Frère Vital entre au monastère  pour se sanctifier dans les austérités. Puis il croit découvrir la sainteté dans l'oraison, dans l'union intime de l'esprit et du cœur avec Dieu. Enfin il découvre  que la sainteté s'obtient par "la sainte petitesse, avec l'obéissance filiale et le confiant abandon." Cela, c'est le Verbe de Dieu fait Enfant qui le lui apprendra. L'homme austère découvre la tendresse de Dieu.

          2-2-2-La grâce par excellence: l'entrée de l'Enfant-Jésus dans  la vie de Dom Vital

Frère Vital a toujours considéré que la plus grande grâce qu'il ait reçue, ce fut l'entrée de son Bien-Aimé Petit Jésus dans sa vie. Il écrit en 1934: "C'est la quarantième année qu'elle dure; bien loin d'avoir perdu de sa valeur avec le temps, elle m'est plus chère et plus précieuse que jamais." C'est au cours d'une retraite qu'il fit à Melleray, en 1895, pour préparer sa profession solennelle que le Petit Jésus entra dans son âme. Cette emprise grandit rapidement, et le 7 juillet 1895, au moment de sa profession, le cher Petit Jésus avait pris toute la place. Frère Vital ne le vit jamais, ni ne l'entendit; comme nous l'avons lu ci-dessus, tout se passait dans la foi. Dès lors, Frère Vital pouvait écrire: "Ma vie se passe à lui faire de multiples actes d'amour, de confiance, d'amour surtout, souvent nuancés d'humilité, d'adoration profonde et de filiale soumission. Le cœur s'épanche en actes très simples, sans aucune recherche ni de la phrase, ni de l'émotion, lui redisant toujours les mêmes choses sans jamais se lasser. Je pense que lui-même ne se lasse pas de les entendre, puisqu'il me donne la grâce de continuer..."

          2-2-3-L'Enfant Jésus, sainte humanité de Dieu

"C'est vers son âge de cinq ans que mon Petit Jésus m'attire, vers trois ou quatre ans. Au début il y avait un peu d'imagination et assez de sensibilité. Depuis très longtemps, le sensible, a disparu presque entièrement; souvent même, c'est le désert morne et aride. Ce qui m'occupe ainsi, c'est le Verbe de Dieu fait enfant, par amour pour son Père et pour nous... c'est le Dieu de mon cœur, l'Ami, l'Époux et surtout l'Adorable petit Frère. Mais c'est toujours la Sainte Humanité unie au Verbe... je l'adore en me faisant tout petit... Voilà la quarantième année que cela dure et je ne me lasse pas de lui répéter les mêmes choses... Mon Bien-Aimé Petit Jésus me suffit... Il m'a appris à le mieux connaître, et par là même, à mieux connaître son Père.

2-3-L'enseignement reçu

          2-3-1-Les premiers enseignements

Dom Vital raconte, à propos de "son" Petit Jésus: "À peine fut-il entré dans ma vie, dans les premiers mois de 1895, qu'il me trouva très novice en fait d'oraison... Il m'ôta la facilité de faire des affections variées et compliquées, et tout en me laissant une abondance de considérations pour le service des âmes, il me réduisit pour mon compte à l'impuissance de méditer... Il m'attirait vers Lui avec force et suavité au-dedans de mon âme, ou bien il me faisait regarder longuement ses image ou le Saint Tabernacle et m'appliquait à le contempler avec amour. C'était toujours Lui... C'était Lui, à n'en pas douter qui me fournissait les sentiments et les paroles... Mais le plus souvent il me tenait dans le désert morne et aride de la nuit du sens pour me détacher de tout, même de ces douceurs de son intime fréquentation et pour m'enfoncer dans l'humilité ou pour m'y ramener."

Le Petit Jésus vint souvent visiter Dom Vital pendant les quinze premières années, surtout quand ce dernier avait besoin de réconfort. Un jour, le dimanche de Quasimodo 1897, il fut saisit jusqu'à l'absorption complète durant toute l'oraison du matin; quand elle fut finie, il me semblait qu'elle avait à peine duré deux minutes..." Au bout de dix à douze ans, ce genre d'oraison devint fréquente. Son modèle, c'était toujours son Petit Jésus: "Je le contemplais petit enfant à quatre ou cinq ans, à Nazareth... Quelquefois, il me semblait qu'il me présentait à son divin Père... D'autres fois il me venait, en pensée, que des flots de vie divine, de sainteté divine, de beauté divine et d'occupations toutes divines découlent sans cesse de sa Divinité dans son humanité sainte... C'était assez souvent l'absorption de toutes les puissances de l'âme en Dieu; et cette union profonde avait persévéré même durant cette grosse maladie dont je vais parler...

Mais l'âme de Dom Vital n'était pas encore assez dégagée de toutes choses. Parfois il ressentait même une certaine complaisance en lui-même, et c'est alors, vers 1910, qu'il eut l'impression que le petit Jésus  l'invitait à changer de voie: "Les grâces d'oraison se feraient plus rares, les épreuves augmenteraient..." Une nouvelle période d'une vingtaine d'années se prépare..."

Les épreuves vont affluer, les grâces d'abandon aussi... Dom Vital écrit, à propos de cette époque: "L'une des meilleures grâces, ce fut de m'apprendre peu à peu à ne pas tant me replier sur moi-même, sur mes peines et mes difficultés, à considérer les gens et les choses par le bon côté, à les regarder comme les instruments de sa sagesse et de son amour, à ne voir finalement que Lui seul, mais Lui-même toujours occupé à me ménager les épreuves dont mon âme avait besoin. Il faut croire que le Saint Abandon n'est pas facile à apprendre et que j'ai été un pauvre écolier, puisqu'Il a jugé nécessaire de m'exercer de tant et tant de façons..."

          2-3-2-Comprendre les enseignements donnés à Dom Vital.

Pour comprendre les enseignements de Jésus, le mieux est de laisser Dom Vital  s’exprimer: "Tout d’abord il m’a appris à le mieux connaître, et par là même, à mieux connaître son Père." Pour lui, Dom Vital, Jésus s’est fait tout petit : « Il a voilé ses grandeurs qui m’eussent ébloui; il m’a presque caché sa passion qui m’eût effrayé. Il s’est fait tout petit afin que je n’aie pas peur de vivre avec lui… Il a un vrai cœur de Sauveur, un cœur qui ne sait pas se fâcher, qui ne se lasse jamais de pardonner, de guérir et d’aimer, un cœur qui aime extrêmement sa mission de Sauveur et de médecin des âmes. Il a aussi un cœur d’ami…

En me faisant connaître la bonté de son cœur, son amour, sa tendresse, sa miséricorde et sa mansuétude, son étonnante simplicité, toutes choses qui le rendent si aimable et si attirant dans son Humanité simple, il me fait connaître par là même sa divinité… Et puisque le verbe est la splendeur du Père et l’image de sa bonté, en apprenant mon petit Jésus, j’apprends aussi son Père et l’Esprit-Saint : ils sont tous les trois une seule et même infinie charité…

Il m’a aussi appris à me connaître moi-même. Je n’ai que trop de raisons de me faire petit : mes fautes passées, mes misères présentes, les tentations, sont un perpétuel rappel à l’humilité. Mon Petit Jésus ne permet pas que je les oublie ; il a soin de me les rappeler, mais comme baignées dans sa miséricorde… Il est infiniment grand, mais pour nous apprendre à nous faire petits et à nous laisser faire petits, il a reçu la consigne de cacher sa divinité et de ne laisser paraître de sa Sainte Humanité que ce qui convient dans un parfait enfant de son âge.

Il me donne les mêmes enseignements dans la Sainte Eucharistie où il se fait si petit, au point même de cacher sa Sainte Humanité. Mais sous les voiles du Sacrement, c’est toujours mon Jésus Enfant que je me plais à contempler dans sa sainte petitesse.

Ses leçons et ses exemples, il me les montre réalisés dans la perfection, en sa sainte Mère; la mère ressemble si parfaitement à son divin fils; leurs cœurs sont tellement unis par les liens de l'amour qu'ils ne veulent pas être séparés; on ne saurait mieux gagner le Cœur du Fils qu'en aimant avec Lui sa Mère si aimante et si aimée; c'est par elle qu'il est entré dans le monde, c'est encore à elle qu'il faut le demander quand il se cache; et le rôle de la Mère, sa grande joie, c'est de nous conduire à son Fils, de manière qu'en allant à Marie, je ne quitte pas son Petit Jésus...

Il m'a appris beaucoup d'autres choses; car son Cœur... renferme tous les trésors de la science et de la sagesse... Il a été tout spécialement ma lumière et mon guide dans Les Voies de l'Oraison et dans Le Saint Abandon." 

2-4-Dom Vital et le Petit Jésus   

Dom Vital indique que depuis le début de sa vie religieuse, il avait toujours aimé les lectures de piété… Ses goûts "le portaient cependant davantage vers les voies mystiques et surtout l'oraison de contemplation..." si utiles et si nécessaires pour la conduite des âmes… Mais les lectures qui lui plaisaient le plus, c'étaient les Vies de Saints et l'Évangile. Cependant Dom Vital ne trouve pas dans les livres tout ce dont il a besoin, et "il en apprend plus en vivant cœur à cœur avec son Bien-Aimé Petit Jésus."

À l'âge de 77 ans, se croyant à la fin de sa vie,  à Notre-Dame de Grâce, le 15 octobre 1934, s'adressant à son Petit Ami, Frère Vital écrira:

"Ma vie a été toute pleine de vos miséricordes et des bénédictions de votre douceur. Vous avez toujours été pour moi d'une indulgence et d'une mansuétude inexprimables. Je vous ai fait bien souvent de la peine et causé beaucoup de déceptions; je sens que vous m'avez tout pardonné... Ce qui me touche encore plus que vos miséricordes, c'est votre humilité de cœur. Comme Dieu, vous êtes mon Souverain Seigneur et vous n'avez nul besoin de ma pauvreté. Votre sainte humanité est élevée par l'union hypostatique à une hauteur infinie au-dessus de ma misère et de mon néant. Et cependant, vous n'avez jamais fait le fier et le méprisant à mon égard; vous avez daigné venir à moi tout simple et tout aimant comme un petit frère; et vous voulez bien que j'aille à vous dans la simplicité d'un tout petit frère. Que j'en suis heureux! Mais aussi que j'en suis confus!... Vous m'avez fait tant de bien quand mes jours étaient ensoleillés par vos grâces d'oraison; vous m'en avez fait plus encore, si je ne me trompe, dans l'aridité de mon long désert avec le Saint Abandon...

Quel sera mon éternel demain? C'est ce que j'ai de plus cher assurément; et cela surtout avec le reste de ma vie et avec ma mort, je vous l'abandonne avec une entière confiance. Je sais que j'ai tout à craindre de moi... Mais je connais votre Cœur, votre Sagesse et votre puissance et cela me rassure. Si j'étais vous, Petit Jésus, et si j'avais quelqu'un qui m'aimerait comme je vous aime, assurément je ne le laisserais pas se perdre, fallût-il le sauver encore comme malgré lui... C'est sur vous que je compte... Je serais le plus malheureux des hommes si je venais à vous perdre; et vous qui avez si bon cœur, est-ce que vous ne seriez pas désolé, si nous venions à être désunis par le péché, incapables de nous aimer, réduits à nous haïr durant toute l'éternité? Non, mon Jésus, vous ne permettrez pas cela; c'est de toute impossibilité, n'est-ce pas mon Bien-Aimé Petit Jésus?...

Vous m'avez fait faire bien des choses... Hélas! J'y ai laissé ma marque personnelle, c'est-à-dire mes déficiences et mes imperfections. Daignez réparer ce qui a besoin d'être réparé...

Je voudrais vous aimer comme infiniment pendant toute l'éternité... J'ai vécu avec vous depuis bon nombre d'années; c'est avec vous aussi que je veux vivre toute mon éternité, je voudrais cette union pour ainsi dire infiniment étroite, elle ne sera jamais assez grande pour mes désirs. Ces désirs, c'est vous qui les avez formés, c'est vous qui les avez cultivés et fait grandir; je vous les confie et je vous aime de tout mon cœur... et je ne veux pour récompense que la joie si pure de vous aimer et d'être aimé de vous éternellement. Fiat. Fiat.

2-5-La grande offrande et le testament spirituel de Frère Vital

Après avoir terminé, en 1934, la rédaction de son Autobiographie, Frère Vital a encore quatorze ans à vivre... Le 26 octobre 1943, à la demande de l'Abbé de Notre-Dame de Grâce, de Bricquebec, Dom Marie-Joseph Marquis, il complète son autobiographie. Dans ce document, Frère Vital évoquera rapidement les principales épreuves du passé, mais auparavant il rappelle combien lui furent douces les années qui suivirent l'acceptation de sa démission. Libéré des soucis de l'administration, il pouvait enfin, se livrer à la prière et à la contemplation. Il écrit:

"... Mon petit Jésus me fit alors sentir sa présence et son action, en ces trois années seules[1], plus qu'il ne l'avait fait dans tout le reste de ma vie ensemble. Il n'est pas changeant, et c'est toujours le Cœur incomparablement bon; il m'en prodigua les marques dans nos rapports intimes. Et il continue de le faire aussi par l'intermédiaire de cette personne dont j'ai parlé plus haut. Elle est revenue ici plusieurs fois accompagnée de son Père spirituel; elle m'a souvent écrit sous le contrôle de ce même Père tant qu'il a écrit..." Frère Vital cite alors l'une de ces lettres, écrite sous la dictée du Bon Maître:

'Je suis le Tout-Puissant... Tandis que les hommes s'arrêtent trop souvent aux causes secondes, moi, je vois plus haut et plus grand. Pour les âmes qui se confient en mon amour je conduis les évènements et les œuvres? Qu'ils se laissent guider. Je veux, malgré tous les assauts de l'ennemi, former une pépinière d'âmes saintes qui comprennent l'abandon dans le plein sens du mot, non pas en paroles, mais en actes vivants. Bientôt je reprendrai de ce monde ton âme... Sois confiant en mon amour. Je puis tout, et je serai ta force contre laquelle rien ne résiste à l'heure voulue par mon Père.'

Frère Vital poursuit: "Puisque je dois quitter ce monde bientôt, je noterai d'abord que Notre Seigneur ne parle pas le même langage que nous quand il s'agit du temps; quelques années, c'est beaucoup dans la vie d'un homme... ce n'est rien pour Notre Seigneur qui a l'éternité."

Frère Vital, parlant des révélations privées le concernant, qui lui ont été données par l'intermédiaire d'une tierce personne, précise cependant qu'elles lui ont été d'un grand réconfort, "qu'elles ne sont que l'exposé sous une forme spécialement saisissante, de la doctrine du saint Abandon."

Toujours par l'intermédiaire de la même personne, le Seigneur lui demanda "s'il voulait souffrir pour le rachat d'âmes sacerdotales et religieuses." Ayant accepté la proposition de Jésus, Frère Vital fut d'abord privé de ses communications intimes pendant dix mois environ. Puis, nous en avons parlé plus haut, ce furent la mort tragique de Dom Louis le 3 juin 1933, et celle de Dom Raphaël Gouraud, qui venait d'être élu Abbé, de Dom Fabien, Abbé auxiliaire de Cîteaux, et de Dom Berchmans, Abbé de Notre-Dame-de-Port-du-Salut; ces deux derniers abbés venaient de participer à l'élection de Dom Raphaël. Comme il l'avait fait précédemment pour Dom Louis, Frère Vital fit la même chose envers le nouveau supérieur provisoire nommé pour trois ans, le R.P. Maur Daniel: il s'abstint de participer aux affaires temporelles et à l'administration.

Comme nous l'avons vu ci-dessus, Frère Vital fut alors chargé de l'enseignement de la théologie à des étudiants de l'abbaye, mais au bout de sept ans, trop épuisé, il dut arrêter et "partager son temps entre la prière, les lectures pieuses, et la direction spirituelle des religieux qui s'adressaient à lui. Il fut aussi autorisé à entretenir une correspondance suivie avec plusieurs personnes du dehors pour ce même motif."

Le temps passa... Cinq ans avant sa mort, Frère Vital écrit, parlant de sa communauté: "... c'est là que je vis depuis plus d'un demi-siècle, et plus j'approche de ma fin, plus je remercie le Bon Dieu de m'avoir conservé si longtemps dans ce petit coin de terre bénie, de m'avoir aidé à le cultiver avec amour, et de m'avoir fait trouver dans cette vraie communauté de frères, une surabondance de vie spirituelle que le monde ne m'eût pas donnée... Qu'il en soit mille fois béni, et qu'il daigne me pardonner mes fautes, mes erreurs et mes déficiences!"

Cependant, considérant la situation de la France, de l’Église et du monde, Frère Vital prie :

"Comment ne pas recommander avec instance notre pauvre France, autrefois la Fille ainée de l’Église, aujourd’hui si humiliée et si malheureuse, afin qu’elle revienne à l’Évangile, et qu’après en avoir détourné les autres peuples par sa politique de persécution, elle les y ramène par l’exemple de son retou ? Comment ne pas prier avec une anxieuse ardeur pour fléchir la justice divine, et pour convertir les nations qui se sont détournées de Notre Seigneur et de son Église ? Comment ne pas prier sans cesse pour la Sainte Église romaine, pour le Souverain pontife, pour les Évêques et le Clergé qui sont, par vocation, la lumière du monde et le sel de la terre? Hélas! le monde est si plongé dans les ténèbres de l’ignorance religieuse, il s’est tellement affadi par l’indifférence! Comment ne pas prier beaucoup pour que les ministres sacrés raniment leur zèle, appliquent les forces de leur âme à secouer cette indifférence si généralisée, à ramener les foules à la croyance, à la pratique, à la moralité chrétienne.

Je m’intéresse souvent à ces grandes intentions qui intéressent au plus haut point la gloire de Dieu et le Cœur si aimant de notre Bien aimé Sauveur… mais dans la vie de prière, il a autre chose que la demande. Je multiplie les actes d’amour, le plus fréquemment je les adresse à mon bien aimé Petit Jésus… Lui dire mon amour, ma confiance et ma reconnaissance, lui redire cela sans me lasser, il sait que c’est mon occupation la plus douce, que je serais heureux de pouvoir continuer toujours, à laquelle je reviens très volontiers ; de tout ce que j’ai fait pour lui, c’est ce qui me plaît le mieux… J’ajoute souvent des actes de confiance et d’abandon, depuis que j’ai accepté de souffrir pour le rachat des âmes sacerdotales et religieuses…"

Puis Frère Vital évoque ses douloureuses épreuves physiques qui l’obligent à vivre en marge de sa Communauté : la perte de son activité d’esprit et sa puissance de travail, sa difficulté à parler et à penser de manière suivie, sa semi-surdité, et par-dessus tout, la paralysie de ses deux jambes survenue subitement le 13 mars 1943, le conduisant à un état d’assujettissement et d’humiliation continuel et "redouté plus que la mort. Mais le Bon maître adoucit tout, il fait tout accepter dans le saint abandon, en nous rappelant son exemple. Depuis sa toute petite enfance, jusqu'à son agonie au jardin et à son dernier soupir sur la Croix où il est cloué, n'a-t-il pas été aussi assujetti, plus humilié, Lui, le Fils de Dieu, que nous ne pouvons l'être quand nous le sommes le plus? Aurais-je le droit de me plaindre, s'il lui plaît de me traiter quelque peu comme Lui-même?

Il nous console en nous permettant de penser que c'est sans doute la consommation du sacrifice... Mais quand est-ce que ce sera?... Mon Petit Jésus, je ne veux pas être plus pressé que vous, je ne veux pas vous importuner. Je préfère Vous dire avec votre chère petite sainte Thérèse: 'Je ne veux que votre adorable volonté; ce que vous faites, c'est cela que j'aime.' Quand cela sera-ce? Frère Vital ajoute: "Quel bonheur de vous voir enfin, de vous entendre, d'être tout près de vous, de n'être plus exposé à vous offenser et à vous perdre...

Oui, mon bien-aimé Petit Jésus, que j'aspire après votre venue si désirée! J'ai tellement hâte de vous voir et de vous être enfin uni à tout jamais!.. J'aurai tant de joie de m'unir à votre Très Sainte Mère, à vos anges et à vos saints, pour vous offrir à vous-même leurs adorations, leur amour, leur reconnaissance avec mes pauvres petits hommages et mon amour tout plein de reconnaissance..."

Frère Vital poursuit et achève le complément à son autobiographie par ce qui peut être comparé à un testament: "Dans mon bonheur d'être tout à vous, je ne saurais oublier cette Communauté, ce monastère, chacun de ces lieux bénis où vous m'avez témoigné tant de bonté paternelle, où vous m'avez permis d'en faire quelque peu (du bien), je l'espère... Je penserai volontiers à toutes ces âmes, à certaines spécialement auxquelles vous m'avez uni d'un lien de spirituelle intimité plus profonde... Cependant rien ne me sera aussi doux comme d'agir et de prier pour votre gloire et pour la joie de votre Cœur de Sauveur, en Vous aidant de mon mieux. Je serais particulièrement heureux si vous daignez m'accorder cette faveur de faire connaître et aimer votre Petite enfance qui m'a été si bonne et si douce, et le saint abandon que vous m'avez apporté avec vous quand vous êtes entré dans mon âme d'une manière si particulière, il y a presque un demi-siècle. Je ne saurais assez vous remercier pour cette double grâce qui m'est chère par-dessus tout. Je vous bénirai pendant toute l'éternité. (Notre-Dame-de-Grâce, 26 octobre 1943. F.M.Vital Lehodey, Abbé émérite)

Conclusion

Petit enfant élevé dans un milieu très pauvre, prêtre dévoué dans deux paroisses du Cotentin, Alcime Lehodey sentit bientôt un appel irrésistible pour entrer dans un monastère cistercien et prit le nom de Frère Vital. Sa formation était à peine achevée qu'on lui confia la charge de diriger l'administration et le spirituel de son monastère; puis il fut élu Abbé et devint Dom Vital.

Quelques mois avant sa profession solennelle, Frère Vital fut "visité" par le bien-aimé Petit Jésus qui restera son compagnon jusqu'à la fin de sa longue vie. Dès lors, estimant que sa vie d'oraison avait été jusque là très pauvre, et soucieux de bien former spirituellement ses moines, il étudia plusieurs grands mystiques et écrivit deux ouvrages importants: d'abord Les voies de l'Oraison, puis Le Saint Abandon.

Nous aurions pu nous arrêter ici et laisser le soin à nos lecteurs le soin de lire Le Saint Abandon. Mais, compte tenu de l'importance de ce livre, il nous a semblé nécessaire de présenter une très longue synthèse de cet imposant ouvrage, comportant l'essentiel de la pensée de Dom Vital sur le Saint Abandon, porte de la sainteté.

Quelques petits rappels historiques

L'abbaye de Bricquebec, rattachée à la branche "trappiste" de l'ordre des cisterciens, avait été fondée en 1824 par un prêtre de Coutances, l'Abbé Augustin Onfroy.

24 septembre 1871 proclamation de la troisième république française.

1894-1906 Affaire Dreyfus.

1901, loi sur les Associations et les Congrégations. Plus de 3000 écoles catholiques seront fermées, 20 000 religieux devront être expulsés et leurs biens saisis.  

1902-1905, Ministère Combes

1904, loi Combes interdisant l'enseignement aux congrégations. Les congrégations enseignantes doivent disparaître dans les 10 ans.

1905, séparation de l'Église et de l'État.

1912, les moines, notamment ceux de l'abbaye de Bricquebec sont gravement menacés d'être expulsés rapidement de France.

1914, déclaration de la première guerre mondiale.

1917, révolution  russe.

1933, Hitler au pouvoir en Allemagne.

1936, Front Populaire en France et début de la guerre civile en Espagne.

1938, L'Allemagne de Hitler annexe  l'Autriche.

2 septembre 1939, déclaration de la deuxième guerre mondiale.

Mai 1940, offensive allemande. La France est envahie et en partie  occupée.


[1] Les trois premières années qui suivirent sa démission et son retrait des affaires de l'Abbaye.

   

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