(Nous signalons à
l’attention du lecteur qui trouverait ce résumé un peu long, la fin du
chapitre, qui n’est plus un résumé, mais le récit de faits nouveaux.)
" Ceux qui gardent la parole
de Dieu dans un cœur pur et parfait en donnent le fruit dans la
patience. (Lc 8,15). " Ainsi l’enseigne la Vérité première
incarnée pour notre salut. Comme je le rapportais tout à l’heure, le
bienheureux Grégoire dit aussi dans son livre des Dialogues
" J’estime plus la vertu de patience que les prodiges et les miracles ".
L’Apôtre saint Jacques écrit dans son l’Epître canonique, que "
la patience a des œuvres parfaites (Jc 1,4). " Ce n’est pas
qu’elle soit la plus haute et la reine des vertus, mais elle est la
compagne spéciale de cette vertu, qui, au témoignage de l’Apôtre,
surpasse toutes les autres et ne connaît ni éclipse ni disparition, de
cette charité, sans laquelle toutes les autres vertus ne nous servent do
rien, et que ce même Apôtre nous décrit en nous disant qu’elle est "
patiente, bénigne, point jalouse ni colère, ne cherchant pas ses
intérêts ( 1 Co 13, 4.5) ".
Aussi n’est-ce pas aux
miracles que la sainte église accorde principalement son attention,
quand elle examine la vie des saints qu’elle veut inscrire au Catalogue
des Bienheureux; et cela pour un double motif. D’abord beaucoup de
méchants ont fait et feront des prodiges, qui ont l’apparence de
miracles et n’en sont pas, comme ceux des mages de Pharaon ou ceux que
feront l’Antéchrist et les siens. Ensuite il s’est trouvé parfois des
hommes qui, après avoir opéré des miracles par la vertu de Dieu, ont
fiai par être réprouvés. Ainsi en est-il de Judas et de ceux dont il est
écrit dans l’Evangile, qu’ils diront au Seigneur au jour du Jugement
" N’avons-nous pas fait des prodiges en votre nom, " et entendront cette
réponse du Seigneur "Retirez-vous de moi, ouvriers d’iniquité ( Mt
7,23). " Voilà qui donne manifestement à entendre que les
prodiges et les miracles doivent être soumis à l’appréciation des
Docteurs, et qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes assurer l’Eglise militante
de la prédestination et du bonheur éternel de ceux qui les ont faits.
Ils constituent cependant une forte présomption de sainteté, surtout
quand ils arrivent après la mort. Mais même alors la certitude qu’ils
donnent n’est pas entière, car Dieu, dans sa miséricorde, peut faire des
miracles au tombeau de ceux qui ne sont pas saints, pour récompenser la
foi de ceux qui les invoquent en les croyant saints, et il en agit ainsi
non pour l’honneur de ces prétendus bienheureux, mais pour la gloire de
son Nom et pour ne pas tromper l’attente de ceux qui croient en Lui.
Voilà pourquoi notre sainte Mère l’Eglise, gouvernée par l’Esprit-Saint,
et voulant avoir, du mérite de ses saints, toutes les certitudes
possibles en ce monde, fait une enquête sur leur vie et tous les actes
de cette vie. C’est la conduite que lui a tracée son Epoux quand il a
dit "Vous les reconnaîtrez à leurs fruits ", c’est-à-dire à leurs
actions. Le mauvais arbre ne peut porter de bons fruits, ni le bon arbre
de mauvais fruits. (Mt 12,33). Or ces fruits sont les œuvres de
l’amour de Dieu et du prochain, œuvres qui, au témoignage du Sauveur,
sont la raison d’être de la Loi et des Prophètes (Mt 22,40)
Mais ces oeuvres sont aussi désagréables au diable qu’agréables à
Dieu. Le diable emploie donc tous les moyens possibles pour les
empêcher, soit par lui-même, soit se servant des mondains. Aussi les
hommes saints, qui veulent garder dans le bien cette persévérance, sans
laquelle ils ne seraient pas couronnés, ont-ils absolument et toujours
besoin de patience. C’est cette patience qui les conserve dans l’amour
surnaturel de Dieu et du prochain, malgré toutes sortes de persécutions.
De là, cette parole du Sauveur à ses disciples: " C’est dans la
patience que vous posséderez vos âmes (Lc 21,19) ", et cette
autre de l’Apôtre, assignant à la charité sa première qualité : " La
charité est patiente ( 1 Co 13,4) ". Voilà pourquoi, dans la
canonisation des saints, comme nous l’avons dit, on s’inquiète plus de
leurs actions que de leurs miracles, et pourquoi, parmi leurs actions,
on attache une importance capitale aux actes de patience qui sont un
plus sûr témoignage de charité et de sainteté.
En vous disant tout ceci, je
vous ai donné les raisons pour lesquelles j’ai trouvé
bon
de consacrer un chapitre spécial à la patience de Catherine. Puisque
j’avais pour but, en écrivant tout ce que j’ai raconté plus haut, de
faire connaître à la sainte Église catholique et à ceux qui la dirigent
la sainteté de notre vierge, il me fallait bien en achever la preuve, de
façon à ce que personne ne pût raisonnablement la mettre en doute. Mais
la patience a été la gloire de toute la vie de notre sainte, comme je
vous le montrerai tout à l’heure avec l’aide de Dieu. Pour vous raconter
les actes de cette vertu, il me faudra donc vous résumer toute cette
histoire, autant que le Seigneur voudra bien me le permettre. Je le
ferai surtout à l’intention de ces lecteurs faciles à fatiguer, qui
trouvent une heure plus longue qu’un jour entier, quand il s’agit de
sujets pieux, et le jour plus rapide qu’une heure, quand ils lisent des
romans ou des fables. Mais, pour parler brièvement de la patience de
notre vierge, il faut procéder avec beaucoup d’ordre; car c’est l’ordre
qui, en excluant toute répétition, nous permettra d’être court.
Personne, parmi ceux qui
connaissent la nature des vertus, n’ignore que la patience s’exerce
vis-à-vis de tout ce qui contrarie l’homme. Son nom même nous l’indique,
puisqu’il vient du mot " pâtir ". Or les choses qui contrarient
l’homme peuvent se classer en deux catégories générales, selon qu’elles
affectent l’un ou l’autre des deux éléments de la nature humaine, l’âme
ou le corps. Vis-à-vis de ce qui est contraire au bien de l’âme, la
patience n’est jamais vertueuse, elle est même toujours un vice, et le
bienheureux Apôtre l’a condamnée, quand il écrivait aux Corinthiens
cette phrase d’une ironie à peine voilée : " Vous supportez
volontiers les insensés, vous qui, cependant, êtes des sages (2 Co
11, 19) ". Les contrariétés du corps sont donc l’objet
principal de la patience, et il faut entendre ici par corps tout ce qui
est de l’ordre sensible pour l’homme encore en route vers le ciel. Nous
verrons même plus clairement tout à l’heure que, dans cet ordre, il faut
comprendre non seulement les biens sensibles, qui répondent à nos
besoins corporels, mais même quelques-uns de ceux qui sont ordonnés à
notre avancement spirituel. Or les biens que l’homme peut posséder
ici-bas sont divisés par les philosophes en trois classes: " l’agréable,
l’utile et l’honnête ". C’est leur privation perpétuelle ou
momentanée, qui donne à la vertu de patience l’occasion de se
manifester. Les biens agréables sont la vie corporelle, la santé, les
plaisirs de la nourriture, les charmes du vêtement, tout ce qui plaît à
la chair, y compris les jouissances de la volupté. Les biens utiles sont
les richesses, et, sous ce titre, sont compris beaucoup d’autres biens
particuliers, maisons, terres, capitaux, animaux,, bijoux et tout ce qui
s’ensuit. Il faut y compter aussi une parenté et une domesticité
nombreuses, en un mot tout ce qui peut servir à la vie de ce monde. Les
biens honnêtes sont ceux qui nous rendent honorable au regard des autres
hommes, comme un grand nom, une bonne renommée, de nobles amitiés, de
brillantes études, et tout ce qui peut aider à la pratique de la vertu.
Parmi toutes ces espèces de biens, il en est qui sont tout à fait
illicites et auxquels nous devons absolument renoncer. Mais d’autres
sont d’un usage permis et quelques-uns enfin nécessaires à la vie
humaine; c’est dans la privation de ces biens permis et nécessaires que
doit s’exercer la patience, comme nous le verrons mieux tout à l’heure,
quand nous parlerons plus en détail des actes de notre sainte, d’après
l’ordre que nous nous sommes prescrit. Revenons maintenant à notre
sujet, et en résumant tout cet ouvrage montrons ce qu’il y a eu de
perfection dans la patience de notre vierge.
Sachez donc, bon lecteur,
que la sainte eut vite compris que la patience ne lui servirait de rien,
si elle ne commençait par s’abstenir de tout ce qui est défendu, et en
particulier des plaisirs de la volupté. Elle les éloigna donc avec
autant de courage que de prudence, avant même d’arriver à l’âge où elle
aurait pu en jouir. Elle ne le fit pas sans une inspiration spéciale de
Dieu et seulement à la suite d’une vision qu’elle eut à l’âge de six
ans. Elle vit alors, avec les yeux de son corps, le Seigneur revêtu
d’ornements pontificaux, couronné de la tiare papale, et assis sur un
trône, dans un bel appartement, qui paraissait dressé sur l’église des
Frères-Prêcheurs. Il avait avec lui Pierre et Paul, l’Évangéliste Jean,
et, abaissant sur l’enfant un regard plein de bonté, il la bénit de sa
main royale, et remplit si parfaitement de son amour l’âme de Catherine
que cette petite fille, perdant les habitudes de son âge, se donna tout
entière à la pénitence et à la prière. Elle y fit tant de progrès que,
l’année suivante, âgée de sept ans elle fit devant la bienheureuse
Vierge ou son Image le vœu de virginité perpétuelle, après en avoir
mûrement délibéré et avoir longtemps prié, comme nous l’avons dit
longuement, dans le second et le troisième chapitre de la première
partie.
Mais la pieuse jeune fille
savait bien que, pour garder la virginité, il était fort utile et même
nécessaire de s’imposer quelque privation dans la nourriture, une
certaine abstinence dans le boire et le manger. Dés ses tendres années,
elle se mit à ces pratiques et, en grandissant, elle les poussa à un
degré d’austérité qui non seulement est fort louable, mais qui dépasse
toute admiration. Comme nous en avons dit un mot au troisième chapitre
de la première partie et ainsi que nous l’avons raconté nu chapitre
sixième de cette même partie, Catherine avait commencé dès l’enfance à
s’abstenir de viande ; elle n’en mangeait presque jamais un peu plus
tard elle n’en accepta plus du tout et but son vin tellement mêlé d’eau
qu’il gardait à peine le goût de vin. A l’âge de quinze ans, elle
renonça complètement au vin, se refusa tout aliment cuit et ne se
nourrit plus que de pain et d’herbes crues. Enfin, à l’âge de vingt ans,
elle supprima encore le pain et ne soutint plus son corps qu’avec des
herbes crues. Elle garda ce régime jusqu’à l’époque où le Seigneur
tout-puissant lui accorda un mode de vie tout nouveau et vraiment
merveilleux qui lui permettait de demeurer sans aucune nourriture, ce
qui lui arriva, si je ne me trompe, vers sa vingt-cinquième ou
vingt-sixième année. Nous en avons très longuement écrit au chapitre
cinquième de la seconde partie. Nous avons alors donné la cause, le
mode, le pourquoi et le comment de cet état, et nous avons suffisamment
répondu, nous semble-t-il, à ceux qui murmuraient et condamnaient cette
manière de vivre.
Voilà comment, dès le début,
Catherine pratiqua une pureté et une abstinence qui retranchèrent à sa
chair tout ce qui pouvait la flatter, comme si aucune de ces
satisfactions ne lui eût été permise. Considérons maintenant ce qu’a été
la patience de notre vierge: et apprenez, bon lecteur, que cette
patience a dû s’exercer le plus souvent dans la privation de ses biens
qui appartiennent à ce que nous avons appelé "l’honnête". Les autres
contrariétés qu’elle a eu à supporter, comme les maladies, et même
certain péril de mort violente, étaient sa joie, comme nous le verrons
tout à l’heure, tandis que les privations dont nous parlons à ce moment
l’affligeaient profondément. Et cependant quelle est la personne de sa
maison ou de sa parenté dont notre sainte n’ait pas eu à souffrir
quelque peine de ce genre depuis son enfance jusqu’à sa mort. Ce sont
d’abord sa mère et ses frères qui, aux premiers jours de son
adolescence, veulent lui imposer le mariage, la privent autant qu’ils
peuvent de tout bien honnête, lui refusent une chambre particulière et
l’emploient aux débarras de la cuisine, afin qu’elle ne puisse ni prier,
ni méditer, ni faire aucun acte des vertus contemplatives et
spéculatives. Dans cette persécution, combien grande et joyeuse fut la
patience de la sainte! Nous l’avons pleinement exposé au chapitre
quatrième de la première partie. Il est vraiment admirable de voir
comment et par quelles pratiques de vertu elle sut rester inébranlable
dans la garde de son vœu de virginité et s’acquitter de son service avec
une joie intérieure qui se reflétait sur son visage. Les occupations de
sa charge, la privation de sa cellule n’empêchèrent point, ne
diminuèrent même pas son application à la prière. Au contraire, elle y
apporta toujours plus de zèle jusqu’à ce qu’elle eût triomphé des
persécutions et des persécuteurs, comme on le voit dans ce chapitre.
L’antique ennemi voulut ensuite obliger la sainte à renoncer à
l’austérité de ses disciplines, de ses veilles nocturnes et à la dureté
de sa couche, et à cette occasion il excita contre elle Lapa sa mère,
qu’il poussa aux derniers emportements. O merveille ! Catherine, armée
d’une courageuse patience et d’une admirable discrétion, sut apaiser la
colère de sa mère tout en gardant les rigueurs de sa pénitence. Nous
l’avons dit longuement dans le sixième chapitre de la première partie.
De plus, que d’obstacles
l’homme ennemi n’a-t-il pas suscités à la sainte pour lui ravir ce
qu’elle trouvait de bien honnête à prier continuellement,
à affliger son corps, à secourir son prochain. Voici d’ailleurs plus en
détail en quels chapitres de cette vie tous ces faits sont notés.
L’antique ennemi chercha par tous les moyens possibles à arracher
violemment notre sainte aux embrassements de son éternel Époux, à l’en
distraire peu à peu et enfin à empêcher au moins en partie ces
effusions. Mais Catherine opposa victorieusement aux attaques violentes
sa courageuse ferveur, aux insinuations perfides les sages réponses du
don de conseil et sut, par la constance de sa vertu, confondre son
adversaire. Dans ses efforts pour amener la vierge à abandonner ses
saintes résolutions, le Malin se servit d’abord d’une sœur mariée de
Catherine et réussit ainsi à lui inspirer pendant quelque temps un peu
de vanité dans le soin de sa chevelure et de ses vêtements. Mais le
Seigneur ne le permit que pour en tirer un bien meilleur, ainsi qu’on le
trouve raconté au quatrième chapitre de la première partie; ce même
chapitre nous dit aussi comment le démon fit intervenir ensuite les
frères et la mère de Catherine et leur désir de la marier. Enfin il
entra personnellement en lutte avec notre sainte et l’accabla de
pénibles tentations et même de trompeuses visions. J’en ai trouvé le
récit tout récemment encore dans un écrit où ces faits ont été consignés
par les secrétaires de la vierge. C’était avant qu’elle n’eût reçu
l’habit religieux, comme nous l’avons raconté au septième chapitre de la
première partie. Un jour qu’elle priait devant une image du Christ
crucifié, l’antique ennemi se jeta entre elle et le crucifix, ayant en
main un habit de soie dont il voulait la revêtir. Elle témoigna bien
vite de son mépris pour le démon en s’armant du signe de la Croix, puis
elle se tourna vers le crucifix. Mais le diable, tout en disparaissant,
n’en laissa pas moins notre sainte si violemment tentée de désirer un
vêtement magnifique qu’elle en avait l’âme profondément troublée. Se
rappelant aussitôt son vœu de virginité, elle s’adressa à son Époux et
lui dit: " Mon très doux Époux, vous savez que je n’ai jamais
désiré d’autre époux que vous, secourez-moi, afin que je triomphe on
votre saint Nom de ces tentations. Je ne vous demande pas de me les
enlever, mais de vouloir bien, dans votre miséricorde, me donner sur
elles la victoire. " A peine eut-elle fini cette prière que la
Reine des vierges, Mère de Dieu, lui apparut. Elle semblait tirer du
côté de son Fils crucifié une tunique très belle qu’elle ornait
elle-même de pierreries chatoyantes et éclatantes. Elle revêtit la
sainte de cet habit magnifique, lui disant: " Apprends, ma fille, et
sois bien sûre que les vêtements sortis du côté de mon Fils surpassent
tous les autres en beauté et en éclat. " Toute tentation disparut alors,
et Catherine en demeura grandement consolée. Sa courageuse ferveur avait
donc repoussé le triple assaut qui devait l’arracher à sa sainte
résolution.
Il lui fallut ensuite toute
la prudence de son conseil pour déjouer les manœuvres de l’ennemi
recourant cette fois à la ruse. Nous avons déjà dit tout à l’heure
comment elle apaisa sagement sa mère sans rien diminuer de ses austères
pénitences. Elle usa de la même sagesse pour décliner les avis de son
confesseur et aussi de toutes les personnes qui voulaient lui donner des
conseils et lui persuader dans leur ignorance d’accepter quelque
nourriture. Nous l’avons raconté au chapitre cinquième de la deuxième
partie. Enfin, elle sut trouver des moyens aussi habiles que louables
pour rendre moins sévères les défenses que lui faisaient ses supérieurs
ou d’autres personnes, d’aller où l’appelaient ses divines révélations
ou encore de faire certains actes que le Seigneur lui commandait.
C’est ainsi qu’elle put
rester toujours parfaitement fidèle aux lois de l’obéissance ; mais la
plume ni la langue ne sauraient dire ce qu’il lui fallut pour cela de
patience. J’ai vu bien des fois en pareil cas la vierge accablée
d’injures par ceux-là même qui étaient le plus obligés à la consoler;
ces injures ont été si fréquentes et si dures que je ne saurais les
raconter et me permettre d’en faire le tableau. Mais elles m’ont bien
fait connaître la courageuse patience et la sage prudence avec
lesquelles Catherine triomphait de toutes ces épreuves.
L’antique serpent, voyant
donc que ni la violence, ni la ruse ne pouvaient arracher notre vierge à
ses saintes résolutions, s’efforça du moins de lui susciter soit par
lui-même, soit par d’autres des obstacles temporaires sur lesquels nous
allons donner quelques détails. Ce fut d’abord Lapa qui conduisit sa
fille aux bains afin de lui faire quitter au moins pour quelque temps
ses disciplines et autres austérités. Mais Catherine sut y trouver une
pénitence bien autrement dure que ses mortifications ordinaires, en
exposant son corps pendant de longs moments a des jets d’eau bouillante.
J’en ai parlé tout au long, au chapitre septième de la première partie
et j’ai dit alors comment, sans un vrai miracle, les brûlures infligées
à la chair de la vierge auraient été mortelles ou tout au moins très
graves. Ce furent ensuite des prélats indiscrets, des supérieures et des
prieures très ignorantes qui ne voulaient pas laisser Catherine se
confesser aussi souvent qu’elle l’eût désiré, qui l’empêchaient
fréquemment de satisfaire son ardent désir de la prière et de vaquer aux
différents exercices de ses oraisons multipliées. Ces gens n’avaient pas
plus d’intelligence que l’homme charnel; plongés dans les ténèbres, ils
condamnaient la lumière et, des profondeurs de leurs vallées, ils
voulaient mesurer le sommet des monts. Je me rappelle en avoir
longuement écrit au cinquième chapitre de la deuxième partie; mais, pour
mieux faire connaître la grande patience de notre sainte, je veux donner
ici quelques nouveaux détails que je n’ai pas racontés alors. Bien que
ces faits soient à la honte de certains religieux, mieux vaut encore les
publier que de taire les dons que l’Esprit-Saint faisait à notre vierge.
Le lecteur y pourra trouver d’ailleurs une intelligence plus complète de
la crainte et de l’amour; il craindra, en apprenant les fautes des
persécuteurs de la sainte; il aimera en admirant la vertu de la
persécutée; et la crainte lui fera fuir le mal, et l’amour poursuivre le
bien avec une courageuse patience.
Sachez donc, bon lecteur,
qu’à l’époque où je n’avais pas encore le bonheur de connaître Catherine
elle pouvait à peine faire publiquement quelque acte de dévotion sans
exciter la calomnie et sans s’attirer l’opposition et les persécutions,
de- ceux-là surtout qui auraient dû la favoriser et l’encourager à
continuer ses pieuses pratiques. Ne vous en étonnez pas, car ainsi que
je vous l’ai déjà dit au chapitre cinquième de la deuxième partie, les
personnes dévotes qui n’ont pas complètement étouffé leur amour-propre
sont exposées à tomber dans une jalousie plus amère que celle de
n’importe quel mondain. Je vous ai donné l’exemple des moines de Pacôme.
Ils menaçaient de quitter leur monastère si on n’en chassait pas
Macaire, dont ils ne pouvaient imiter l’abstinence. Nous allons trouver
ici un fait semblable. Les Sœurs de la Pénitence du bienheureux
Dominique s’aperçurent bien vite que Catherine, malgré sa grande
jeunesse, surpassait toutes les autres par- l’austérité de sa vie, la
maturité de ses mœurs, la dévotion de sa prière et de sa contemplation.
L’antique serpent, semeur d’envie, entra alors dans le coeur de
quelques-unes de ces femmes et leur inspira une conduite toute
pharisaïque. Elles se mirent à décrier, tant en public que dans
l’intimité, tout ce que faisait Catherine et à l’accuser impudemment
près de leurs compagnes et des Supérieurs de l’Ordre. Certaines actions
rendaient d’elles-mêmes témoignage au grand mérite de notre sainte et le
manifestaient avec éclat. Ces femmes, ne pouvant nier ce qui était connu
de tous, se servaient alors du procédé des Pharisiens et des Scribes, et
affirmaient que toutes ces merveilles étaient l’oeuvre de Béelzébub, le
prince des démons. En vraies filles d’Eve, elles réussirent si bien à
séduire Adam, c’est-à-dire certains Pères et Prélats de l’Ordre des
Prêcheurs, que ceux-ci privaient parfois Catherine de tout entretien
spirituel, ou encore lui interdisaient la sainte Communion, la
confession et lui enlevaient son confesseur. Notre vierge le supportait;
elle souffrait très patiemment, sans protester, comme si ce n’eût pas
été à elle qu’on eût fait ces injures. Jamais personne ne put l’entendre
se plaindre ou murmurer de ces procédés. Elle supposait même qu’en tout
cela on agissait avec de bonnes intentions et dans l’intérêt de son âme,
et elle se croyait obligée de prier pour toutes ces personnes, non pas
comme pour des persécuteurs, mais comme pour d’insignes bienfaiteurs,
dignes de tout son amour.
Si on lui permettait de
recevoir la sainte Communion, on voulait qu’elle terminât bien vite son
action de grâces et quittât l’église, ce qui lui était absolument
impossible. Elle communiait en effet avec une telle ferveur que son âme
entrait en ravissement. Son corps devenait alors complètement insensible
et elle demeurait en cet état pendant plusieurs heures, comme je l’ai
raconté plus au long dans le second et le dernier chapitre de la
deuxième partie. Ceux que les Sœurs jalouses avaient égarés entraient
alors on de tels accès de colère qu’ils se saisissaient de la sainte,
l’emportaient de force, et quoiqu’elle demeurât sans connaissance et
sans mouvement, ils la jetaient hors la porte de l’église comme un
avorton. Là, sous les ardeurs du sol de midi, ses compagnes la gardaient
en pleurant, jusqu’à ce qu’elle eût retrouvé l’usage de ses sens. On m’a
même raconté que quelques-uns s’emportèrent jusqu’à la frapper du pied,
pendant ses extases, sans que jamais on entendît sortir de sa bouche une
seule plainte, au sujet d’aucun de ces mauvais traitements. Quand elle
on parlait, c’était toujours pour excuser ceux qui se conduisaient ainsi
envers elle, et pour les défendre contre les reproches des siens. Mais
plus sa patience vis-à-vis de ces injures était parfaite, plus grande
était l’irritation du très juste Juge son Époux, contre ses persécuteurs
qui étaient durement punis.
Voici un fait que m’ont
rapporté le confesseur qui m’a précédé, et d’autres personnes dignes de
foi, dans les premiers temps où j’ai ou le bonheur de connaître notre
sainte. Une femme l’avait frappée du pied avec mépris pendant une
extase; mais à peine cette malheureuse fut-elle rentrée dans sa maison,
qu’elle fut prise d’un mal mortel, et expira on quelques instants, sans
le secours des sacrements de l’Église. Un autre malheureux, pour lequel
il eût mieux valu n’être jamais sorti du sein maternel, lui donna aussi
un coup de pied, et la jeta, en l’injuriant, à la porte de l’église. Il
fut si durement puni que j’ose à peine le raconter. Ce misérable, que
j’ai très bien connu, en vint à haïr tellement Catherine qu’il ne se
contenta plus des procédés odieux dont nous venons de parler, il voulait
la tuer; des personnes dignes de foi me l’ont assuré ; et si son projet
n’aboutit pas, c’est qu’elle ne se trouva pas où il croyait la
rencontrer. Elle ignorait tout; mais son Époux qui n’ignore rien devait
se charger de la vengeance. Peu de jours après, ce scélérat quitta le
pays et, sans qu’on pût en attribuer la cause à aucune maladie
précédente, il devint fou furieux, maniaque, pour ne pas dire
démoniaque. Jour et nuit il criait " Pour l’amour de Dieu,
secourez-moi; voici l’officier de justice qui vient me prendre et me
couper la tête. " En l’entendant crier ainsi, ceux qui habitaient
avec lui essayèrent de calmer ses craintes, mais ils comprirent à ses
paroles et à ses gestes qu’il était complètement fou. Comme il
manifestait l’intention de se suicider, on se mit à le garder avec soin!
Que dire de plus? Au bout de quelques jours, il parut reprendre
possession de lui-même; on le surveilla moins étroitement. Une nuit il
s’échappa, sortit de la ville, et comme un autre Judas, il se pendit au
milieu des broussailles ou plutôt il s’étrangla. Car il ne choisit pas
une branche élevée pour y attacher la corde, qui fut l’instrument de sa
mort, mais il la fixa à un tronc d’arbre, s’assit par terre, et roulant
autour de son cou l’autre extrémité de cette corde, il tira dessus,
jusqu’à ce qu’il se fût étranglé. Ainsi me l’a raconté celui qui l’a
retrouvé et qui a rapporté au pays le cadavre, qu’on a enterré, ainsi
qu’il convenait, sans cérémonies, secrètement, et non pas en lieu saint,
mais là où l’on jetait les ordures. Tous ces faits doivent faire
comprendre au lecteur ce qu’a été la vertu de patience en notre vierge,
et combien ses œuvres furent agréables au Très-Haut, qui vengeait si
durement les injures faites à sa bien-aimée.
Mais ce n’est pas tout.
Parmi les biens honnêtes, on compte avec raison une bonne réputation et
de vertueuses amitiés. Or Catherine a ou beaucoup à souffrir à
l’occasion de ces biens; et j’en dois dire un mot ici, si je veux
peindre son incomparable patience, qu’on pourrait peut-être appeler
plutôt sainte énergie ou suréminente charité. C’est au quatrième
chapitre de la deuxième partie, qu’on trouvera le récit complet de ces
souffrances.
Tous les saints Docteurs
sont d’accord pour affirmer que bien tendre: est la fleur de la bonne
réputation d’une vierge, et que l’honneur d’une jeune fille est chose
excessivement délicate. Aussi rien n’est plus pénible aux vierges qu’une
tache d’infamie, rien ne leur est plus amer qu’une accusation de
corruption. C’est une des raisons pour lesquelles le Seigneur a voulu
que la Reine des vierges sa Mère ait aux yeux des hommes un époux. C’est
pour le même motif, que, sur la Croix, il confia Sa Mère vierge à saint
Jean te disciple vierge. Une vierge qui, sans se plaindre, souffre le
déshonneur, montre donc plus de patience qu’en supportant n’importe quel
tourment corporel. Voici donc, à ce sujet, le résumé de trois faits déjà
rapportés au chapitre quatrième de la deuxième partie. Le premier de ces
faits est déjà bien admirable, le second l’est plus encore, le troisième
est au-dessus de toute louange.
C’est d’abord le cas de
Cecca, la malade de l’hospice. Cette femme, atteinte de la lèpre, non
seulement manquait du nécessaire, mais elle ne trouvait personne qui
voulût la soigner. Catherine, l’ayant appris, vient joyeusement lui
offrir de la servir elle-même, et de pourvoir à tous ses besoins; et
elle accomplit ce qu’elle avait promis. L’infirme, s’enorgueillissant du
bienfait reçu, s’emporte en injures contre sa bienfaitrice et très
souvent lui jette à la face de vrais outrages, sans que la courageuse
patience de la sainte en soit émue. Au contact de la malade la lèpre
gagne les mains de notre vierge, qui n’en persévère pas moins dans son
charitable service, aimant mieux avoir la lèpre que d’abandonner celle
qui l’injuriait. Elle ne la quitte qu’après l’avoir ensevelie, et la
lèpre disparaît alors miraculeusement de ses mains. C’était la charité,
patiente et bénigne, qui avait appris à notre sainte à supporter
victorieusement toutes ces peines.
Nous avons ensuite parlé de
Palmerina, qui portait le même habit religieux que Catherine. Cette
femme avait, pour notre sainte qu’elle diffamait, une haine des plus
mauvaises et des plus invétérées. Elle en fut punie par une maladie, qui
bientôt allait la conduire à la double mort de l’âme et du corps, et
elle n’eût pas évité l’éternelle damnation, si les prières de la vierge,
qu’elle haïssait, ne lui eussent apporté leur très puissant secours. La
façon dont le Seigneur agit en cette occasion est bien admirable. En
même temps qu’il endurcissait le coeur de la pécheresse en la privant de
sa grâce il enflammait par un nouvel influx de charité le cœur de la
vierge Catherine. Plus celle-là s’obstinait dans son péché, plus
celle-ci brûlait d’amour. La charité parfaite de la sainte, finit par
l’emporter et réussit à amollir le coeur de celle qui s’était endurcie
par défaut de charité. Catherine triompha, par sa ferveur et sa
persévérance dans la prière, de tous les efforts du démon qui avait
endurci Palmerina. La grâce répandue dans le cœur et sur les lèvres de
Catherine fut si puissante qu’elle sauva l’âme de Palmerina, qui
paraissait cependant déjà condamnée. Et tout cela fut l’oeuvre de la
patience parfaites que la charité avait développée dans l’âme de notre
vierge, comme on le trouve longuement expliqué au chapitre quatrième de
la seconde partie.
Cette patience nous était
apparue bien grande dans le premier des deux faits que nous venons de
rappeler et admirable dans le second; mais, elle atteint un degré qui
dépasse toute admiration, dans un troisième fait, que nous allons
raconter. Nous avons parlé en effet, au dernier alinéa de ce même
chapitre quatrième, d’une vieille femme de Sienne, Soeur de la Pénitence
comme notre sainte, et appelée Andrée, selon l’usage du pays qui
transforme parfois les noms d’homme en nom de femme. Andrée souffrait
d’un cancer à la poitrine, et le mal qui la dévorait l’épandait une
odeur si infecte que personne ne pouvait approcher sans se boucher les
narines. La malade n’eut bientôt presque plus personne pour la soigner
et la servir. Catherine l’ayant appris vint sans délai se consacrer à ce
service, pour l’amour du Christ. Non seulement elle ne recula pas devant
l’infection et la mauvaise odeur du mal, mais elle s’approchait de la
cancéreuse, les narines grandes ouvertes, le cœur et le visage joyeux.
Elle la servait avec le plus grand soin, découvrait la blessure,
essuyait et lavait le pus, et pansait la plaie, en prenant tout son
temps, sans laisser paraître le moindre dégoût. Et quand elle sentait
quelques nausées, révolte de sa nature, elle savait comme toujours
châtier sans pitié sa propre chair, elle plaçait alors son visage sur la
plaie et en supportait l’horrible odeur, jusqu’à ce que son corps fût
près de défaillir.
Mais Satan s’empara d’Andrée
comme il l’avait fait de Palmerina. Peu à peu les
soupçons
et les murmures de la malade contre la sainte qui la Servait devinrent
si extravagants qu’elle la calomnia honteusement, même auprès des Sœurs
de la Pénitence, et qu’elle accusa cette vierge si pure d’avoir perdu sa
virginité en commettant le péché de la chair. Catherine on apprenant ces
accusations en fut, au fond de son cœur, plus affligée qu’on ne saurait
le croire; mais, après avoir protesté en toute franchise de son
innocence, auprès des Sœurs, et après avoir appelé, en priant et en
pleurant, le Secours de son Époux, elle ne négligea pas pour cela le
service de son accusatrice, elle l’assista même et la soigna avec plus
d’attentions qu’auparavant et triompha par sa courageuse patience de la
méchanceté de la malade. Grâce aux mérites de cette patience, elle
obtint qu’Andrée eût un témoignage éclatant de la sainteté de sa
servante. La malade vit donc un jour Catherine transfigurée devant elle
et entourée des rayons d’une grande lumière; elle put contempler le
visage de la sainte, devenu comme un visage d’ange; elle ressentit alors
dans son âme des consolations extraordinaires, comme elle l’a dans la
suite attesté, et, par une grande grâce de Dieu, elle reconnut son
péché. Elle demanda alors, en pleurants pardon à sa victime, fît venir
toutes les personnes auprès desquelles elle l’avait diffamée, et, tout
on se reconnaissant hautement coupable et digne de malédiction, elle
raconta avec des exclamations désolées tout ce qu’elle avait vu. Elle
désavoua toutes ses calomnies et assura que Catherine était non
seulement une innocente vierge, mais encore une fleur de sainteté en
grand honneur auprès de Dieu; vérité qu’elle avait si bien constatée
qu’il ne lui restait aucun doute. Satan, qui pensait ainsi ternir le bon
renom de notre vierge, ne fit que l’augmenter par ces mêmes morsures qui
devaient le ruiner et c’est par la vertu de patience que le Seigneur
opéra cette merveille. La renommée de Catherine ne fit dès lors que
s’accroître, jusqu’à ce qu’elle parvînt au trône apostolique, à deux
Souverains Pontifes et à beaucoup de cardinaux. Mais l’histoire d’Andrée
est suivie d’un épisode que nous devons rappeler ici. Catherine, après
tous ces incidents, continuait donc de servir la cancéreuse. Un jour
qu’elle découvrait la plaie fétide, il arriva, peut-être grâce à
l’intervention de l’ennemi du genre humain, qu’elle sentit son estomac
se soulever plus fort que d’ordinaire, sous une profonde impression de
dégoût. S’emportant alors contre son propre corps : " Par la vie
du Seigneur, mon Époux, dit-elle, de Celui pour l’amour duquel je sers
cette femme qui est ma sœur, tu garderas enfermé dans tes entrailles ce
qui fait l’objet de ton abomination. " Et ce disant, elle lava la
blessure, recueillit l’eau et le pus infect dans une écuelle, et prit ce
breuvage. La nuit suivante, le Seigneur lui apparut, et lui apprit que,
par cet acte, elle avait dépassé tout ce qu’elle avait fait jusque-là,
puis il ajouta: " Puisque tu t’es fait cette violence, et que tu as pris
à cause de moi une boisson si abominable, je vais te donner un breuvage
merveilleux, qui fera de toi l’admiration de tous les hommes. "
En parlant ainsi, il parut appliquer à la plaie de son côté la bouche de
la sainte, et il lui dit: " Bois, ma fille, bois abondamment à
mon côté une liqueur aussi merveilleuse que délectable, qui rassasiera
non seulement ton âme, mais aussi ton corps, méprisé pour moi. "
A partir de ce moment, l’estomac de Catherine ne sentit plus le besoin
d’aucun aliment naturel et ne put même rien digérer. Ce n’était pas
étonnant, puisqu’elle s’était approchée de la Fontaine de vie et avait
abondamment puisé à son vivifiant breuvage. Pleinement rassasiée, elle
n’avait plus rien à demander à d’autre nourriture, et voilà d’où est
venu ce jeûne étonnant, dont j’ai longuement écrit au cinquième chapitre
de la deuxième partie et dont j’avais déjà dit un mot auparavant. La
vertu de patience était donc à l’origine de toutes ces grâces. La
charité dont était rempli le cœur de notre vierge avait reçu la parole
de vie dans une terre bonne et même excellente, puis elle avait rendu
son fruit dans la patience, trente pour un dans le premier prodige, qui
a récompensé le service de la lépreuse Cecca ou Françoise, soixante pour
un dans la Conversion miraculeuse de Palmerina, accordée par le Seigneur
à la prière de Catherine, et cent pour un, on pourrait même dire plus de
cent pour un, dans cette dernière merveille de l’histoire d’Andrée que
nous venons d’écrire.
Après avoir ainsi rappelé
les principaux miracles déjà racontés tout au long dans cette vie, je
crois utile de m’étendre ici sur certains points dont j’avais omis de
parler. Mon récit étonnera, mais les réalités qu’il rapporte sont bien
plus étonnantes encore. Parmi toute les personnes qui vivaient dans
l’intimité de Catherine, écoutaient ses avis et s’édifiaient à ses
exemples, à peine s’en est-il trouvé une seule qui, d’une façon ou d’une
autre, ne lui ai pas fait quelque injure ou ne l’ait gravement
contristée. Satan voulait, en agissant ainsi, la tourmenter par ce
qu’elle avait de plus cher. Catherine m’a avoué qu’elle souffrait bien
plus de ces peines que des injures des étrangers; mais la force et la
prudence de sa patience lui assurèrent toujours le triomphe. Je me
souviens l’avoir déjà dit plusieurs fois, et je le confesse maintenant,
devant toute l’Église de Dieu, cette patience m’a plus édifié que tout
ce que j’ai vu et entendu des pratiques et des actes de notre sainte,
même de ses miracles ou de ses œuvres les plus éclatantes. Catherine
était cette colonne immobile que la pesée de l’Esprit-Saint fixait dans
la charité, et sa charité était si grande que les persécutions les plus
orageuses ne pouvaient amener sur son visage le moindre changement. Rien
d’étonnant à cela! Elle s’appuyait sur la pierre que rien n’ébranle.
Comme le dit le Sage, "éternels sont les fondements établis sur la
pierre de roche et sur les commandements de Dieu dans le cœur d’une
femme sainte ". L’âme de Catherine adhérait en effet si fortement
à la pierre fondamentale qu’est le Christ, et s’était si bien établie
sur cette base éternelle que cette sainte femme gardait inviolables en
son cœur les commandements de Dieu.
J’ai vu un de nos religieux,
si bien trompé par Satan qu’il disait souvent à la sainte de grossières
insolences et même d’outrageantes injures. Mais Catherine était
si patiente qu’elle n’a jamais laissé paraître le moindre signe
de trouble, et ne s’est jamais permis une seule plainte contre ce
religieux. Elle enjoignait strictement à ses compagnes, qui entendaient
ces injures, de ne faire à l’insulteur aucun reproche et aucune peine.
Elle leur défendait de nous dire une parole ou de nous faire un signe
qui pût nous révéler ce qu’elles avaient entendu. Le malheureux, que
cette patience rendait plus mauvais encore, en vint jusqu’à voler
l’argent des aumônes faites à la vierge. Elle ne s’en montra pas moins
toujours aussi charitable, et ne permit jamais à l’un des nôtres, qui
connaissait ce vol, d’élever la moindre plainte à ce sujet. C’était en
demeurant dans une silencieuse confiance que sa force triomphait de
tout, et sa parole comme ses exemples nous apprenaient à vaincre de la
même façon.
Si avec tout cela nous
voulons dire encore quelle patience Catherine a gardée et fait paraître
ses infirmités corporelles, non seulement notre plume mais nos pensées
même n’y suffiront plus. Elle souffrait en tout temps et continuellement
de douleurs d’entrailles. Nous l’avons dit au commencement du chapitre
sixième de la deuxième partie, et nous avons raconté comment elle
accepta cette infirmité pour arracher l’âme de son père Jacques aux
flammes du purgatoire. A cela s’ajoutait un mal de tête presque
continuel, puis une douleur également permanente à la poitrine, douleur
toute particulière, qu’elle m’a avoué lui être restée depuis le jour où
le Sauveur la fit goûter aux peines de sa très sainte Passion. Elle m’a
affirmé que ce tourment dépassait toutes ses autres peines corporelles.
Nous avons donné ces détails au chapitre sixième de la deuxième partie.
La fièvre venait enfin très fréquemment se joindre à de si vives
souffrances. Et cependant jamais on n’a vu ou entendu Catherine se
plaindre, jamais son visage ne s’est assombri même une heure; au
contraire, l’air joyeux avec lequel elle recevait, faisait la
consolation de tous ses visiteurs. Quand ses bonnes paroles ne
suffisaient pas, quand il fallait qu’elle s’imposât quelque fatigue pour
le salut des âmes, toutes ses infirmités ne pouvaient l’empêcher de
quitter son lit et de travailler, comme si elle n’eût rien souffert.
Nous avons traité ce sujet au chapitre septième de la deuxième partie.
En outre il n’est pas facile d’exposer tout ce que les démons lui ont
fait endurer. Nous en avons dit un mot au chapitre deuxième de la
deuxième partie, et nous avons raconté comment elle avait été plusieurs
fois jetée par eux dans le feu sans en avoir reçu la moindre atteinte,
ainsi que l’ont affirmé des témoins oculaires et dignes de foi. Voici
d’ailleurs un fait où j’ai été témoin et acteur. C’était sur le chemin
que nous suivions un jour en rentrant à Sienne. Nous étions tout près de
la ville, la sainte était montée sur un ânon; une violente secousse la
jeta en bas de l’animal et la précipita la tête la première dans une
fondrière assez profonde. Tout en la voyant tomber, j’invoquai la très
sainte Vierge et vis bientôt Catherine se relevant souriante et disant
joyeusement: " C’est Malatascha ", c’est-à-dire le démon, " qui a fait
cela ". Elle remonta sur sa bête; mais à peine avions-nous parcouru la
distance d’un jet de baliste que le même esprit malin jeta la sainte et
sa monture dans la boue, de sorte que Catherine se trouvait sous
l’animal. Elle dit alors toujours souriante: " Cet ânon me réchauffe le
côté où je ressens -mes douleurs d’entrailles. " C’est ainsi
qu’elle se moquait de l’ennemi, qui ne pouvait lui faire aucun mal.
Après l’avoir retirée de cette boue où elle était étendue sous sa bête,
nous ne voulûmes plus la laisser remonter sur l’ânon, et, comme nous
étions tout près de la ville, nous la fîmes marcher au milieu de deux
d’entre nous. L’antique ennemi ne cessa pas pour autant de la
tourmenter, la tirant de tout côté; et, si nous ne l’avions retenue,
elle fût certainement encore tombée à terre. Mais elle continuait à en
rire, et, d’un air joyeux, elle se moquait de son adversaire, lui
manifestait tout son mépris et le tournait en ridicule. C’est après ces
poursuites de Satan que furent opérés les grands fruits de salut dont
nous avons parlé en ce chapitre septième. L’antique serpent les
prévoyait et en témoignait son dépit par toutes ces vexations.
Ces persécutions du démon et d’autres encore montrent bien ce que la
sainte dut déployer de patience au cours de sa vie ici-bas. Mais ces
mêmes persécutions en ont fait, je crois, une martyre, quand, acceptées
par amour, elles firent mourir notre sainte dans d’incroyables
tourments. Nous l’avons longuement et pleinement raconté au second
chapitre de la troisième partie. Remarquez, lecteur, que le bienheureux
Antoine, désireux du martyre et l’ayant demandé au Seigneur, fut exaucé
de telle façon qu’il fut très durement frappé par les démons, mais n’en
perdit pas la vie, tandis que notre sainte, souvent frappée et
flagellée, finit par mourir sous les coups de ces mêmes démons. C’est
là, pour tout homme intelligent, la preuve irréfutable et le sûr
témoignage de la sainteté de Catherine. Cependant, pour mettre mieux en
lumière sa force d’âme et pour répondre aux mauvaises langues qui la
décrient, je dois parler maintenant d’un fait qui montre combien elle
ressembla à son Epoux, du moins quant au commencement de sa Passion.
Connaissant certaines causes de cette Passion que d’autres ignorent, je
suis bien obligé de terminer ce dernier chapitre par un récit qui est
tout à l’honneur et à la gloire de la Vérité incarnée, et de la vierge
Catherine son épouse, quoiqu’en puissent dire les calomniateurs qui ont
exercé leurs langues aux paroles de mensonge.
C’était en l’an du Seigneur
1375, comme nous l’avons dit au chapitre dixième de la deuxième partie
en parlant de l’esprit de prophétie de la sainte. La ville de Florence,
qui, pour bien des raisons, avait été considérée jusque-là comme une des
filles les plus chères de la sainte Eglise Romaine, s’allia aux ennemis
de cette Église. Le semeur de zizanie, l’ennemi du genre humain, avait
travaillé à provoquer cette révolte due aux fautes des officiers de
l’Église ou peut-être à l’orgueil des Florentins eux-mêmes, ou encore à
l’une et à l’autre de ces deux causes. Florence avait donc prêté un
concours efficace aux ennemis de l’Église Romaine pour lui enlever toute
puissance temporelle. Le Pontife romain, dont le pouvoir s’étendait,
disait-on, sur soixante cités épiscopales d’Italie et dix mille terres
ayant des châteaux-forts, perdit à cette occasion presque toutes ses
possessions et ne garda sous son domaine que peu ou point de terres. Le
pape Grégoire, d’heureuse mémoire et XI du nom, exerça alors contre les
Florentins de terribles représailles. Il fit prendre et dépouiller tous
ceux qui se trouvaient à travers toute la chrétienté par les souverains
des pays où ils faisaient leur commerce. Rudement frappés par ce
châtiment, ils furent bien obligés de demander la paix au Souverain
Pontife par l’intermédiaire de personnes connues pour être en faveur
auprès de lui. Ayant appris que notre vierge, à cause de son renom de
sainteté, serait bien accueillie du Saint-Père, ils décidèrent que
j’irais d’abord le trouver moi-même, au nom de Catherine, pour apaiser
sa colère, puis ils firent venir la sainte à Florence. Les magistrats de
la cité sortirent au-devant d’elle et la supplièrent instamment d’aller
elle-même à Avignon traiter de la paix avec Grégoire XI. Catherine,
remplie de l’amour de Dieu et du prochain, et de zèle pour le bien de
l’Église, se mit aussitôt on chemin et vint me rejoindre à Avignon, où
je fus son interprète auprès du Souverain Pontife, qui parlait latin,
tandis qu’elle s exprimait en dialecte toscan. J’atteste devant Dieu et
devant les hommes que le Pape eut la générosité de remettre la
conclusion de la paix entre les mains de notre vierge, en lui disant ces
paroles que j’ai entendues et traduites comme interprète: " Pour
que vous voyiez bien que je veux la paix, je remets simplement cette
paix entre vos mains, ayez seulement soin de l’honneur de l’Église qui
vous est ainsi confié. "
Mais le langage pacifique de
quelques-uns de ceux qui gouvernaient Florence n’était qu’une feinte. Au
fond, ils ne voulaient pas faire la paix avant d’avoir si bien dépouillé
l’Église qu’elle fût incapable de tirer d’eux quelque vengeance. Je l’ai
appris dans la suite par leurs propres déclarations, du moins par les
aveux de quelques-uns d’entre eux, qui plus tard ont manifesté les
intentions qu’ils dissimulaient alors. Ils agissaient donc comme de
véritables, j’allais dire comme de parfaits hypocrites. Ils affirmaient
devant le peuple leur volonté de faire tout ce qui serait possible pour
obtenir la paix du Souverain Pontife et de l’Église de Dieu et, d’autre
part, ils mettaient toujours quelque obstacle à cette réconciliation. On
le vit bien à la façon dont ils trompèrent notre sainte. En la priant
d’entreprendre un voyage si pénible, ils lui avaient promis d’envoyer
après elle des messagers porteurs de propositions de paix, qui auraient
ordre de se conformer exactement à ses indications et à sa direction
pour toutes leurs négociations publiques ou secrètes. Or leur iniquité
mentit non seulement à notre Vierge, mais se mentit à elle-même (Ps
26, 12). Ils n’envoyèrent ces ambassadeurs que longtemps après
Catherine; et ce retard faisait dire au Souverain Pontife, quand il
voyait la sainte : " Croyez-moi, Catherine, ils vous ont trompée
et vous tromperont encore; ils n’enverront personne, ou, s’ils envoient
une ambassade, elle sera sans mandat pour traiter de la paix. "
Quand les ambassadeurs arrivèrent à Avignon, la sainte eut avec eux, en
ma présence, une entrevue où elle leur raconta comment le Souverain
Pontife lui avait abandonné toute cette affaire, et comment par
conséquent il leur serait facile d’obtenir la paix à de bonnes
conditions s’ils le voulaient. Mais, sourds comme l’aspic ( Ps 57, 7),
ils fermèrent l’oreille à toute proposition pacifique et répondirent
qu’ils n’avaient aucun ordre pour s’entendre avec elle et faire ce
qu’elle leur disait. Elle découvrit à ce langage tout le venin de leur
fourberie et avoua que le Souverain Pontife avait été bon prophète. Mais
elle ne cessa pas pour autant d’intercéder auprès du Pape leur juge,
pour qu’il ne les traitât pas avec dureté, mais avec miséricorde, plus
en père qu’en juge.
A cette même époque, le
Vicaire de Jésus-Christ, pressé par les instances de Catherine, prît
enfin la résolution de rentrer à Rome, la vraie ville du Pape, et y
rentra de fait. Nous revînmes tous alors en Italie. Quelques affaires
concernant le salut des âmes nous occupèrent d’abord on Toscane, puis la
vierge m’envoya à Home porter à Grégoire XI des propositions de paix
avantageuses pour l’Eglise, si on les eût comprises. Pendant que j’étais
à Rome, je reçus de mon Ordre la charge de Prieur de notre Couvent de
cette ville, charge que j’avais déjà exercée au temps où Urbain V,
d’heureuse mémoire, était à Rome. Il me fut donc impossible de retourner
vers Catherine. Mais, avant de quitter la Toscane, j’avais parlé des
affaires de Florence avec un Florentin fidèle à Dieu et à la sainte
Eglise, qu’on appelait Nicolas Soderini et qui était très attaché à
notre vierge. Je lui signalai en particulier la fourberie de ses
concitoyens, qui tout en prétendant vouloir la paix de la sainte Église,
qu’ils avaient offensée, cherchaient néanmoins à éviter toute
réconciliation. Comme je me plaignais de pareils procédés, cet homme,
qui était bon, sage et fort considéré, me répondit: " Soyez sûr
que le peuple de Florence en général et tous les honnêtes gens de la
ville voudraient la paix; mais à cause de nos péchés, notre ville est
aujourd’hui gouvernée par une petite minorité de méchants, qui
s’opposent à cette pacification. " Je lui dis alors : " Ne
pourrait-on remédier à ce mal?" — Il me répondit : " On le pourrait
certainement, à la condition que quelques-uns des bons citoyens prennent
à cœur la cause de Dieu. Avec le secours des officiers et des capitaines
du parti guelfe, ils enlèveraient à ces méchants leurs charges et les
traiteraient comme des ennemis du bien commun; il suffirait d’en exclure
ainsi quatre ou cinq du gouvernement. " Je n’oubliai pas ce que je
venais d’entendre, et quand, envoyé par Catherine, je me présentai au
Vicaire du Christ, je lui rapportai toute cette conversation. Pendant ce
temps, Nicolas Soderini, avec lequel j’avais eu cet entretien à Sienne,
rentrait lui-même à Florence.
Depuis plusieurs mois déjà
j’exerçais la charge de Prieur à Rome, et j’y prêchais la parole de
Dieu, quand un dimanche matin, je reçus du Souverain Pontife une
invitation à dîner avec Sa Sainteté : je me rendis à cette invitation.
Après dîner, le Saint-Père m’appela et me dit: " On m’a écrit que, si
Catherine de Sienne allait à Florence, elle m’obtiendrait la paix.- Non
seulement Catherine, lui répondis-je, mais nous tous, nous sommes prêts
pour obéir à Votre Sainteté à aller jusqu’au martyre.-
Il répliqua :
"Non, vous n’irez pas vous-même à Florence, je ne le veux pas; ils vous
maltraiteraient; mais je crois qu’ils ne lui feront pas de mal, à elle
d’abord parce que c’est une femme, puis à cause de la grande vénération
qu’ils ont pour elle. Quant à vous, examinez comment il faut rédiger les
Bulles de cette négociation, et apportez-moi demain matin un mémoire à
ce sujet, afin que l’affaire soit promptement expédiée. " Je fis
ce mémoire et le portai; puis j’envoyai les Bulles à la sainte qui, en
vraie fille d’obéissance, se mit immédiatement en route. En arrivant à
Florence, elle fut reçue avec beaucoup d’honneur par tous ceux qui
étaient restés fidèles à Dieu et à la sainte Église. Grâce au concours
de Nicolas Soderini, elle put s’entretenir avec quelques-uns des bons
citoyens, et leur persuada de ne pas prolonger davantage leur discorde
et leur guerre avec le Pasteur de leurs âmes, et de se réconcilier le
plus vite possible avec le Vicaire de Jésus-Christ.
Nicolas lui ménagea aussi
une entrevue avec les officiers du parti guelfe. Elle leur dit, entre
autres choses, qu’on devrait priver de leurs charges ceux qui
s’opposeraient à la paix et à la réconciliation du Père et des enfants.
De pareils gens ne doivent pas s’appeler des gouverneurs, mais des
destructeurs du bien commun et de la cité. On pouvait donc sans scrupule
libérer la ville d’un si grand mal, en privant de leurs offices un petit
nombre de citoyens. Elle ajouta que cette paix serait non seulement
utile aux corps et aux biens temporels, mais qu’elle était tout à fait
nécessaire au salut des âmes, qui ne pouvait se faire sans cette
réconciliation. Il était notoire que les Florentins avaient ouvertement
prêté un concoure efficace aux ennemis de l’Église Romaine, pour lui
enlever des biens qui lui appartenaient et revenaient de plein droit.
Cette injustice, n’eût-elle été faite qu’à une simple personne privée,
les constituait redevables devant Dieu et devant tout juste juge de tout
ce qu’ils avaient enlevé ou fait enlever. La paix, qui pouvait leur
accorder remise de cette dette, servirait donc à la fois leurs intérêts
matériels et spirituels. Ces conseils, ces raisons et d’autres
semblables décidèrent ces officiers et beaucoup de bons citoyens à
intervenir auprès des premiers magistrats de la cité, pour les presser
de faire la paix et de la demander non seulement en parole, niais en
toute sincérité. L’opposition fut violente, surtout parmi les huit qui
avaient été chargés de diriger la guerre contre l’Église; mais les chefs
du parti guelfe, réussirent à chasser du pouvoir un de ces huit ainsi
qu’un petit nombre d’autres opposants. Le feu des passions s’alluma
alors à un double foyer, entretenu d’un côté par ceux qui avaient été
privés de leurs charges et de l’autre par certaines personnes
malveillantes, qui profitèrent de ces circonstances pour venger leurs
injures personnelles, au mépris de la loi du Seigneur, en poursuivant la
révocation de tous ceux qui leur étaient odieux. Ce second foyer de
discorde fit plus de mal que le premier. Il y eut en effet tant de
fonctionnaires révoqués que ce fut un cri de protestation, dans presque
toute la ville. Notre vierge n’y était pour rien et ne voulut jamais
s’en mêler; elle gémissait même profondément de ces injustices; elle les
défendit, elle dît â plusieurs et fit dire à d’autres, que c’était très
mal de frapper ainsi tant et de si notables citoyens, et que les haines
privées ne devaient pas faire dégénérer en guerre intestine des mesures
qu’on n’avait prises que pour la paix. Ses avis ne furent pas écoutés
par des hommes que leur méchanceté entraînait, et les excès allèrent
croissant. Alors les anciens chefs de la milice réunirent des gens
d’armes, soulevèrent le pauvre peuple contre les auteurs du mouvement de
réaction, et mirent la cité en révolution. Soutenus par des troupes
armées, composées de gens de la classe inférieure et de la lie de la
populace, ils chassèrent de la ville ceux qui avaient privé tant de
citoyens de leurs charges, brûlèrent leurs maisons, et, m’a-t-on dit, en
massacrèrent plusieurs à coups d’épée.
Beaucoup d’innocents eurent
à souffrir au milieu de ces troubles entretenus par des gens qui
n’écoutaient plus leur raison. Tous les partisans de la paix furent
obligés de s’exiler, et avec eux la sainte qui n’était venue que pour la
paix. Comme elle avait donné dès le début, ainsi que nous l’avons dit,
le conseil d’éloigner des charges publiques quelques-uns de ceux qui
s’opposaient au traité avec le Pape, elle fut en butte aux mêmes colères
que les plus coupables des bannis. On la dépeignit sous de telles
couleurs que les gens de la populace ignorante criaient dans les rues:
" Prenons et brûlons cette méchante femme, coupons-la en morceaux. "
Informés de ces menaces, les gens de la maison qu’elle habitait avec sa
suite la renvoyèrent elle et les siens, disant qu’ils ne voulaient pas
s’exposer à cause d’elle à ce qu’on brûlât leur maison. Consciente de
son innocence, Catherine acceptait de bon coeur toutes ces persécutions
pour la cause de la sainte Église; et sa constance habituelle n’en fut
nullement troublée. Toujours souriante, et réconfortant ses Soeurs, elle
se réfugia, dans un jardin à l’exemple de son Epoux et là, après une
exhortation à ceux qui l’accompagnaient, elle se mit en prière.
Pendant qu’elle priait ainsi
dans un jardin, comme le Christ, les satellites de Satan arrivèrent
armés de glaives et de bâtons, poussant des cris et disant: " Où est
cette méchante femme? où est-elle? " Elle les entendit, et, comme
si on l’eût invitée à un délicieux festin, elle se prépara aussitôt au
martyre qu’elle souhaitait depuis longtemps. Elle vint au-devant d’un de
ces misérables qui, le glaive hors du fourreau, criait plus fort que les
autres: " Où est Catherine ? " D’un air joyeux, elle se mit à
genoux et lui dit: "C’est moi qui suis Catherine, fais sur moi
tout ce que le Seigneur t’a permis de faire; mais, je te le
commande au nom du Tout-Puissant, ne maltraite aucun des miens. "
Ces paroles jetèrent le criminel dans un trouble tel qu’il en perdit
toutes ses forces. Il ne pouvait plus frapper, et n’osait rester en
présence de la sainte. Après l’avoir cherchée avec tant de passion et de
férocité, maintenant qu’il l’avait trouvée, il la repoussait loin de lui
en disant : " Retire-toi. " Mais elle, dans sa soif du martyre,
répondait: Je suis bien ici, où pourrais-je aller maintenant? Je suis
prête à souffrir pour le Christ et son Église; c’est ce que j’ai
longtemps désiré et poursuivi de tous mes vœux. Pourquoi fuirais-je,
alors que j’ai trouvé ce que je souhaitais. Je m’offre, hostie vivante,
à mon éternel Epoux. Si c’est toi qui es désigné pour être le
sacrificateur, frappe en toute assurance, mais je ne bougerai pas d’ici;
seulement ne fais de mal à aucun des miens. " Que dire encore? Le
Seigneur ne permit pas que ce malheureux allât plus loin, dans sa fureur
contre la vierge; le misérable s’éloigna tout confus avec toute la
bande. Les enfants spirituels de Catherine entourèrent aussitôt leur
Mère, en la félicitant d’avoir échappé aux mains des impies; mais elle,
au contraire, s’en montra fort affligée, et elle disait en pleurant:
" O malheureuse! je pensais que le Seigneur tout-puissant mettrait
aujourd’hui le comble à ma gloire, et que Sa miséricorde, après avoir
daigné ni accorder la rose blanche de la virginité, voudrait bien me
donner encore la rose rouge du martyre; et me voilà, oh ! douleur,
trompée dans mon attente. Ce sont mes innombrables péchés qui en sont
cause, c’est par un juste jugement de Dieu, qu’ils m’ont privée d’un si
grand bien. Oh! que mon âme eût été bienheureuse de voir mon sang
répandu pour l’amour de Celui qui m’a rachetée de son Sang.
La fureur populaire s’était
un instant calmée; mais pour autant la vierge et les siens n’étaient pas
encore en complète sécurité. Tous les habitants de la ville craignaient
tellement de se compromettre que, comme au temps des martyrs, personne
ne voulait recevoir la proscrite dans sa maison. Les enfants spirituels
de Catherine lui conseillèrent alors de retourner à Sienne. Mais elle
leur répondit qu’elle ne pouvait quitter le territoire florentin avant
la publication de la paix entre le Père et ses fils. C’était le Seigneur
lui-même qui en avait ainsi ordonné. En l’entendant parler ainsi, ceux
qui entouraient Catherine n’osèrent plus s’opposer à ses volontés; ils
finirent par trouver un brave homme qui ne craignait que Dieu, et reçut
chez lui la sainte, mais en secret, pour ne pas exciter la colère du
peuple et des hommes d’iniquité. Quelques jours après, Catherine et
toute la famille spirituelle dont elle était la virginale Mère, cédant à
l’orage, se retirèrent en dehors de la ville, mais non de son
territoire, dans un lieu solitaire, qui servait de retraite à des
ermites.
La divine Providence mit
enfin un terme à cette fureur révolutionnaire, dont tous les fauteurs
furent punis par la justice et obligés de fuir de tous les côtés. La
sainte revint à Florence, d’abord secrètement, à cause de la haine des
gens alors au pouvoir, puis elle y habita sans se cacher, jusqu’au jour
où, après la mort de Grégoire XI et l’élection d’Urbain VI, la paix fut
définitivement rétablie, par le traité conclu entre le Saint-Siège et
les Florentins. La vierge du Seigneur dit alors à ses enfants : " Nous
pouvons maintenant quitter cette ville, puisque le Christ m’a fait la
grâce d’accomplir ses ordres et ceux de son Vicaire. Ceux que j’avais
trouvés rebelles à l’Église, je les laisse maintenant en paix et
réconciliés avec une si bonne Mère. Retournons donc à Sienne, d’où nous
sommes venus." Et ainsi fit-elle. Grâce au Seigneur, elle avait échappé
aux mains des impies et obtenu la paix qu’elle souhaitait. Elle ne
l’avait pas obtenue des hommes, ni par des moyens humains, mais de
Jésus-Christ, qui avait opéré insensiblement, par les anges de paix,
cette réconciliation à laquelle s’opposaient les hommes mauvais, excités
par les anges de Satan. Tout homme raisonnable doit manifestement
reconnaître ici l’héroïsme d’une patience qui ne craignait pas la mort
mais l’acceptait de bon cœur, et admirer la direction d’une sagesse qui
dictait à notre sainte tout ce qu’elle devait faire dans les heurts et
les angoisses de la vie. A cela s’ajoutait une constance que rien ne put
abattre, et qui permit à Catherine de frapper avec persévérance à la
porte du Roi de paix, jusqu’à ce qu’elle eût obtenu cette paix qu’elle
souhaitait pour l’Église et pour Florence. Ainsi donc, bon lecteur, si
vous ne parcourez pas ces lignes avec indolence, ce n’est pas seulement
la vertu de patience, mais ce sont les splendeurs de la charité, et
d’une indomptable persévérance que vous verrez briller dans le fait que
nous venons de raconter.
Passons maintenant de ce
tableau, à la considération de l’œuvre suprême de la patience de
Catherine. Dans la dure et cruelle mort qu’elle a soufferte, comme
médiatrice entre le Christ et son Église, elle n’a pas seulement égalé
les martyrs, mais, si je ne me trompe. elle on a surpassé plusieurs. Les
martyrs ont été torturés par des hommes qui, à certains moments, se
modèrent, s’apaisent ou sont fatigués. La sainte a eu pour bourreaux les
démons, dont la cruauté ne connaît jamais ni adoucissement, ni relâche,
ni défaillance dans l’exécution de ses féroces volontés. Quelques
martyrs ont terminé leur lutte dans une mort assez prompte et
relativement douce, Catherine a souffert d’incroyables tourments,
pendant treize semaines, depuis le dimanche de la Sexagésime jusqu’à
l’avant-dernier jour d’avril. Ses peines augmentaient chaque jour, mais
elle les souffrait toutes très patiemment avec une âme joyeuse, en
rendait continuellement grâces à Dieu, et offrait de bon coeur sa vie
pour apaiser le Christ irrité contre son peuple et préserver l’Église du
scandale. Rien donc ne lui a manqué, ni la cause, ni la douleur, qui
font le vrai martyre. Nous avons décrit ce martyre au chapitre deuxième
de la troisième partie, et nous en avons encore parlé aux chapitres
suivants troisième et quatrième. Une conclusion manifeste s’impose. Non
seulement Catherine a obtenu dans les cieux le nimbe que mérite le
martyre de désir, mais l’auréole qu’obtient le martyre de fait ; d’où il
suit, pour tout lecteur intelligent, que la procédure de sa canonisation
aura toute la sûreté et la rapidité de celles que l’Église suit dans la
canonisation des confesseurs de la foi; car on ne doute plus d’une
patience où l’on trouve le courage du martyre; on ne la discute même
pas. Les mêmes témoins que j’ai cités au chapitre premier de la
troisième partie attestent tout aussi clairement ce que j’ai raconté
dans le chapitre deuxième de cette même partie et dans les Suivants.
Nous arrivons ainsi à la
dernière conclusion de toute cette histoire : Catherine, vierge et
martyre, est digne d’être inscrite au Catalogue des Saints par l’Eglise
militante. Puisse cette faveur nous être accordée, à moi et à ses autres
enfants spirituels, par l’éternelle Bonté, qui, Une dans sa Trinité, et
Trine dans son Unité, vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi
soit-il.