TROISIEME PARTIE

MORT DE CATHERINE
MIRACLES QUI ONT SUIVI CETTE MORT

CHAPITRE PREMIER

QUELS SONT CEUX QUI FURENT PRESENTS A LA MORT DE CATIIERINE ET QUELLE EST LA CONDITION DES TÉMOINS, AUXQUELS L’AUTEUR DE CETTE VIE A EMPRUNTÉ TOUS SES RENSEIGNEMENTS ?

Écoutez le cri d’étonnement de l’ancienne Synagogue admirant l’ascension de la sainte Église et l’envolée de toute âme épousée par le Christ Seigneur. " Quelle est celle qui monte du désert, comblée de délices et appuyée sur son Bien-Aimé ( Ct 8,)? " La pensée de ce texte, appliquée à notre sujet, peut se décomposer en trois idées. Les deux premières nous rappellent manifestement toutes les grâces dont nous avons parlé dans les deux parties précédentes de cette histoire; quant à la troisième, elle exprime la fin parfaite à laquelle ces grâces ont abouti. Tout ce qui arrive à bonne fin est certainement bon, nous dit le Prophète, et le Seigneur nous apprend à juger du bon arbre à ses bons fruits (Lc 6,42). Or, parmi ces fruits, le dernier est le principal, car on n’atteint qu’en dernier lieu ce qu’on a voulu tout d’abord, cette fin, dont l’attrait met en mouvement celui qui la poursuit. Ces réflexions disent assez au lecteur intelligent que les deux premières parties de notre ouvrage trouvent leur confirmation et leur couronnement dans cette troisième, qui raconte la fin bienheureuse de notre sainte et nous présente les derniers fruits de ses vertus. Le texte qui nous a servi d’épigraphe nous dit bien quelles ont été, en toutes sortes de vertus, la beauté et l’excellence de notre vierge, puisqu’il commence par ce cri d’admiration: " Quelle est celle-ci? " Il nous montre ensuite la sainte s’envolant plus légère que l’oiseau, emportée par l’Esprit dont elle est remplie. " Quelle est celle-ci, qui monte du désert comblée de délices? " enfin il nous la fait voir, réunie au Seigneur dans l’étroite union de l’amour éternel a appuyée sur son Bien-Aimé ".

La première parole de ce texte a trouvé sa vérification dans la première partie de cette vie, où nous avons vu de quelles grâces exceptionnelles le Seigneur a prévenu Catherine dans son enfance et dans sa jeunesse, jusqu’aux merveilleuses fiançailles, racontées au dernier chapitre. La suite du récit nous a peint la montée du désert, en nous racontant les progrès de la sainte dans la pratique des vertus. C’est donc un fait bien établi. Catherine, aidée de la grâce divine, a su disposer dans son cœur rempli de l’amour de Dieu de merveilleuses ascensions vers la perfection (Ps 83, 6) ; ascensions si merveilleuses que son âme faisait tout son possible pour devancer le terme, et s’emparer de la palme, avant le temps fixé, en multipliant ses actes d’amour. Dans le rapide élan de sa course sans repos, elle soupirait avec une ardeur extrême, et de toutes manières, après la récompense du ciel. J’en ai fait souvent l’expérience dans l’intimité de la sainte. Aussitôt qu’elle était délivrée des occupations que lui imposait le salut ou le bien des âmes, son esprit était emporté vers les cieux, par un mouvement qui lui était, dirais-je, naturel, et qui montrait bien clairement la rapidité et la continuité du vol de cette âme vers un monde supérieur. En cela, rien d’étonnant, car ce mouvement avait sa cause dans ce feu qui est toujours actif, et qui toujours s’élève, dans ce feu que le Sauveur du monde est venu jeter sur la terre, et dont il a voulu les flammes toujours ardentes. Ce que je dis ici nous est apparu plus clair que le jour, quand j’ai raconté longuement, au sixième chapitre de la seconde partie, comment le cœur de Catherine s’était fendu de haut en bas sous la violence de l’amour divin et comment son âme avait été séparée de son corps. Je ne me rappelle pas avoir lu pareille chose en aucune autre vie.

Et maintenant la troisième pensée de notre texte va trouver son application manifeste dans cette troisième partie. Nous allons voir en effet comment celle que les souffrances avaient unie et rendue semblable à son Epoux, étant restée jusqu’à la fin appuyée sur son Bien-Aimé, a glorieusement triomphé de ce siècle mauvais, et s’est élevée joyeuse vers les cieux. Au regard des insensés, elle a paru mourir (Sg 3,2), et l’homme charnel ne comprend pas la gloire dont elle jouit aujourd’hui. Quant à elle, elle se repose dans la paix, ne faisait plus qu’un avec l’Epoux qu’elle a aimé de tout son cœur; et les prodiges et les miracles qu’elle nous obtient nous montrent clairement avec quel honneur elle a été reçue dans les cieux. Voilà ce que les pages suivantes vont exposer plus en détail.

Apprenez donc, bon lecteur, que Catherine reçut en ma présence, du pape Grégoire XI, la mission de se rendre à Florence pour y traiter de la paix entre le Pasteur suprême et ses brebis, car cette ville, révoltée contre l’Église, ne voulait pas se soumettre. Notre sainte eut à souffrir à cette occasion beaucoup d’injustes persécutions. Il arriva même qu’un jour un suppôt de Satan se précipita sur elle, furieux et le glaive levé pour la tuer; il n’en fut empêché que par la vertu de Dieu. Malgré toutes ces menaces et toutes ces persécutions, elle ne voulut jamais quitter le territoire de cette république, avant qu’Urbain VI, successeur de Grégoire XI, n’eût fait la paix avec les Florentins. Après la publication de cette paix, Catherine revint à Sienne et s’occupa activement de la composition d’un livre, qu’elle a dicté en langue vulgaire, sous l’inspiration de l’Esprit d’En-Haut. Elle avait des secrétaires pour écrire les lettres qu’elle envoyait en divers pays. Elle les pria d’être attentifs à l’observer, pendant les extases qu’elle avait si souvent, et dont nous avons parlé, puis d’écrire à ce moment, avec soin, tout ce qu’elle leur dicterait. Ils s’acquittèrent scrupuleusement de cette charge et composèrent ainsi un livre tout rempli de grandes et très utiles pensées, que le Seigneur révélait à Catherine et que la voix de la sainte dictait en langue vulgaire. Ce qu’il y a de singulier et de merveilleux, c’est qu’elle fit cette dictée, alors que son esprit ravi ne laissait à ses sens aucune activité qui leur fût propre. Ses yeux ne voyaient point, ses oreilles n’entendaient pas, son odorat ne percevait aucune odeur, son goût aucune saveur, son toucher n’avait plus de sensibilité, pendant toute la durée de ces ravissements. Et voilà en quel état elle a dicté tout son livre, par l’opération du Seigneur, qui a voulu ainsi nous faire comprendre que ce livre n’était l’oeuvre d’aucune vertu naturelle, mais le fruit des lumières infuses de l’Esprit-Saint. Je ne doute pas, d’ailleurs, que tout lecteur intelligent, qui en méditera soigneusement les pensées, n’en juge de même.

Pendant qu’elle était occupée à Sienne, à ce travail Urbain VI m’ordonna de lui écrire, pour qu’elle vînt le visiter à Rome, car il avait été très édifié des discours et de la vie de notre vierge quand il l’avait vue à Avignon, n’étant alors qu’Archevêque d’Acerenza. Il me confia cette commission, parce que j’étais le confesseur de Catherine, et je me hâtai de lui obéir. La sainte, toujours pleine de discrétion, m’envoya la réponse suivante: " Mon Père, plusieurs de nos concitoyens et de leurs épouses, voire même des Soeurs de notre Ordre, se sont gravement scandalisés des visites trop nombreuses, leur paraît-il, que mes voyages m’ont occasionnées jusqu’ici. Ils disent qu’il ne convient pas à une vierge et à une religieuse de courir ainsi de tous côtés. Je sais bien que je n’ai commis aucune faute dans ces voyages. C’est pour obéir à Dieu, à son Vicaire, et pour le salut des âmes, que je me suis rendue partout où je suis allée; mais, comme je crains de leur donner volontairement occasion de scandale, il n’entre pas dans mes projets de quitter Sienne à ce moment. Si cependant le Vicaire du Christ veut absolument que j’aille à Rome, que sa volonté soit faite et non la mienne. En ce cas, veuillez me consigner ses ordres par écrit pour que ceux qui se scandalisent, voient bien que je n’entreprends pas de moi-même ce voyage. Au reçu de cette réponse, j’allai très humblement en faire part au Souverain Pontife, qui me chargea de mander Catherine au nom de la sainte obéissance, ce que je fis. A peine eut-elle reçu cet ordre qu’en sa parfaite soumission elle se hâta de venir à Home. Elle avait une suite assez nombreuse d’hommes et de femmes; mais il en serait venu bien davantage encore si elle ne s’y était opposée. Ceux qui la suivaient ainsi s abandonnaient, dans la pratique d’une pauvreté volontaire, aux soins de la divine Providence, aimant mieux voyager et mendier avec la sainte que de rester chez eux dans l’abondance, mais privés d’une compagnie si douce et si favorable à la vertu.

Le Souverain Pontife fut très heureux de voir Catherine; il voulut qu’elle parlât devant les cardinaux alors présents à Rome, et traitât surtout du schisme qui commençait. Elle le fit à la perfection, les exhorta tous longuement à une courageuse constance, leur en donna de nombreux motifs et leur montra comment la divine Providence avait un soin particulier de chacun d’eux, surtout en ce temps de souffrances, pour la sainte Église. La conclusion fut qu’ils ne devaient pas s effrayer du schisme commencé, mais faire l’œuvre de Dieu, sans craindre personne. Quand elle eut fini, le Pontife, tout joyeux, résuma son discours et, s’adressant aux cardinaux, leur dit: "Voyez, Frères, combien notre timidité nous rend coupables aux yeux du Seigneur! Cette petite femme nous confond. Et si je l’appelle petite femme, ce n’est point par mépris, mais pour rappeler la faiblesse naturelle de son sexe et pour notre instruction. Il serait naturel qu’elle demeurât craintive alors même que nous serions pleinement rassurés, et maintenant que nous tremblons, la voilà ferme et tranquille, et c’est elle qui nous réconforte par ses exhortations. C’est là, pour nous, un grand sujet de confusion. " Et il ajouta: "Que doit craindre le Vicaire de Jésus-Christ, quand même le monde entier lutterait contre lui? Le Christ, dans sa toute-puissance, est plus fort que le ronde, et il n’est pas possible qu’il abandonne sa sainte Église. " S’étant ainsi encouragé et ayant encouragé ses Frères par ces paroles et d’autres semblables, le Souverain Pontife loua la sainte dans le Seigneur, et lui accorda pour elle et pour les siens de nombreuses faveurs spirituelles.

Quelques jours après, il eut la pensée d’envoyer Catherine auprès de Jeanne, reine de Sicile, qui s’était révoltée contre l’Église, à l’instigation du démon et donnait toute sa faveur au schisme et à ses partisans. Notre sainte aurait eu comme compagne, pour cette mission, une autre vierge, nommée aussi Catherine, et fille de cette sainte Brigitte de Suède, que le pape Boniface IX vient d’inscrire tout récemment au Catalogue des Saints. Le Souverain Pontife espérait que ces deux vierges, bien connues de la reine Jeanne, réussiraient à lui faire quitter la fausse voie où elle s’était engagée. Notre sainte, informée des intentions du Pape, ne songea nullement à décliner la charge que l’obéissance lui proposait, et s’offrit de bon coeur à faire ce voyage. Mais l’autre Catherine, celle de Suède, ne voulut jamais consentir à se mettre en route et répondit en ma présence par un refus catégorique. Moi-même je n’accueillis qu’avec beaucoup d’hésitations les propositions du Saint-Père; et je dois le dire ici, pour avouer mon imperfection et mon manque de foi. Je pensais que la réputation des vierges, même de celles qui sont saintes, est toujours chose bien délicate; et que la moindre apparence de tache, n’y eût-il qu’une simple apparence, peut la couvrir d’une ombre fâcheuse. La reine, à qui on les envoyait, avait dans son entourage bon nombre de satellites de Satan; elle aurait pu, sur le conseil de l’un de ces méchants, poster le long du chemin des scélérats pour insulter les vierges et les mettre ainsi dans l’impossibilité d’arriver jusqu’à sa cour, ce qui les aurait grandement déshonorées, et aurait rendu notre tentative inutile. Je fis part de ces réflexions au Pape. Après m’avoir entendu il délibéra un instant intérieurement, puis il répondit: "Vous avez raison, mieux vaut qu’elles ne partent pas. "Je rapportai tout cet entretien à Catherine, qui était alors au lit, malade. Après m’avoir écouté, elle se tourna vers moi et me dit : " Si telles avaient été les pensées d’Agnès, de Marguerite et des autres saintes, vierges, jamais elles n’eussent conquis la couronne du martyre. N’avons-nous pas un Époux qui peut nous arracher aux mains des impies et nous conserver notre honneur, mémé au milieu d’une tourbe de débauchés. Vaines sont vos craintes; elles procèdent du défaut d’une foi trop faible, bien plus que d’une vraie prudence." J’eus honte intérieurement de mon imperfection, mais je me réjouis de la grande perfection de Catherine, et j’admirai dans mon coeur la fermeté et la constance de sa foi. Cependant, comme le Pontife avait décidé que ce voyage n’aurait pas lieu, je n’osai plus lui en parler; mais j’en parle ici pour que chaque lecteur puisse bien voir à quelle haute perfection notre sainte était arrivée.

Quelque temps après, le Souverain Pontife jugea bon de m’envoyer en France; il pensait que cette légation pourrait décider le roi Charles à renoncer au schisme dont ce roi avait été le premier soutien; vain espoir, car le coeur de Pharaon s’était déjà revêtu de sa dureté. Informé des intentions du Pontife, j’en conférai avec Catherine. Bien qu’il lui en coûtât de se priver de mn présence, elle n’hésita pas à me conseiller d’obéir aux ordres et aux désirs du Pape, et me dit entre autres choses : Père, tenez pour certain que ce Pontife est vraiment le Vicaire du Christ, quoi qu’en disent les schismatiques, qui le calomnient. Je veux que vous vous exposiez, pour défendre cette vérité, aux mêmes périls auxquels vous vous exposeriez pour la défense de la foi catholique. " Cette assurance d’une vérité que je connaissais déjà me confirma si bien dans mn résolution de la soutenir, contre les efforts des schismatiques, que je n’ai pas cessé jusqu’à ce jour de travailler autant que je l’ai pu, à la défense du vrai Pontife, et c’est le souvenir de cette parole de Catherine, qui m’a toujours consolé dans mes embarras et mes angoisses. Je fis donc ce qu’elle me conseillait et inclinai la tête sous le joug de l’obéissance. Mais, sachant ce qui devait arriver, elle voulut, avant mon départ, m’entretenir pendant quelques jours des révélations et des consolations qu’elle avait reçues du Seigneur. Elle me parlait alors de façon à n’être entendue d’aucune des personnes présentes dans sa chambre. Après un dernier entretien, qui dura plusieurs heures, elle me dit " Allez maintenant à l’oeuvre de Dieu, je crois qu’en cette vie nous ne nous parlerons plus aussi longuement que nous venons de le faire. " Cette prédiction se réalisa. En partant, je laissai à Rome la sainte, qui, à mon retour, avait déjà quitté la terre pour le ciel. Je n’ai jamais eu depuis la faveur de jouir de ses saints colloques, du moins aussi longuement. C’est pour cela, je pense, que voulant me faire comprendre qu’il s’agissait bien d’un dernier adieu, elle m’accompagna elle-même jusqu’au bateau, quand je dus m’embarquer. Lorsque le navire s’éloigna du rivage, elle se mit à genoux et, après une prière, elle fit de la main, en pleurant, le signe de la Croix, comme si elle eût dit ouvertement: " Tu t’en iras, mon Fils, en toute sécurité, protégé par ce signe de la sainte Croix; mais en cette vie tu ne reverras plus ta Mère. "

Tout cela s’accomplit d’une manière admirable. Quoiqu’il y eût beaucoup de pirates en mer, nous arrivâmes heureusement à Pise, puis à Gênes, malgré les nombreuses galères des schismatiques, qui s’en allaient alors à Avignon. Nous continuâmes notre route par terre jusqu’à Vintimille. Un peu plus loin, nous serions tombés dans une embuscade préparée par de perfides schismatiques, qui en voulaient surtout à ma vie; mais Dieu permit que nous nous arrêtâmes un jour à Vintimille. Un religieux de mon Ordre, qui était du pays où nous devions passer, m’envoya alors un billet, où il me disait: " N’allez pas plus loin, car on vous prépare des embûches; et si vous étiez pris, personne ne pourrait vous arracher à la mort. " Sur cet avis, après avoir pris conseil du compagnon que m’avait donné le Pape, je revins sur mes pas, et m’arrêtai à Gênes, d’où j’envoyai prévenir le Pontife de ce qui venait d’arriver, lui demandant ce qu’il fallait faire. Il m’ordonna de rester en ce pays et d’y prêcher la croisade contre les schismatiques. Mon retour à Rome fut ainsi différé et, pendant ce temps, la sainte consomma heureusement le cours de sa vie couronnée, comme on le verra plus loin, par un admirable martyre.

Je n’ai donc pas été le témoin oculaire des faits dont je vais parler, mais je les ai appris, par les lettres de Catherine, qui m’écrivit souvent à cette époque, pour me raconter ce qui lui arrivait ; je les tiens aussi, des personnes de l’un et l’autre sexe, qui demeurèrent auprès de la sainte jusqu’à sa mort et qui furent, après cette mort, les témoins des grands prodiges, que le Très-Haut fit éclater pour honorer son épouse. J’ai trouvé aussi des renseignements dans les écrits de certains Fils spirituels de Catherine, hommes intelligents, qui ont rédigé, soit en latin, soit en langue vulgaire, les plus remarquables de ces faits miraculeux, pour les porter à la connaissance du public. Mais, comme en parlant de ces témoins en général, j’aurais peut-être l’air de vouloir en imposer au lecteur, je vais citer ici leurs noms. C’est pour eux et non pour moi, que je demande créance. Ils en sont plus dignes que moi, car je sais qu’ils ont imité plus parfaitement les saintes actions de Catherine, et qu’ils les ont par conséquent mieux comprises. Voici donc leurs noms, en commençant par les femmes, puisqu’elles étaient d’une façon plus continue en compagnie de la sainte.

C’est d’abord Alexia de Sienne, Soeur de la Pénitence du bienheureux Dominique. Elle n’était pas la plus ancienne des disciples de Catherine, mais bien la première, par la perfection de ses vertus. Jeune encore quand elle perdit son mari, homme distingué par sa noblesse et son savoir, elle n’eut dès lors que mépris pour les plaisirs de la chair et du monde, et s’attacha avec tant de ferveur à notre sainte qu’ayant pris l’habitude de sa compagnie, elle ne pouvait plus s’en séparer. Sur le conseil de Catherine, elle se défit de tout ce qu’elle possédait, le donna aux pauvres, affligea sa chair par le jeûne, les veilles et autres austérités, et se livra assidûment aux exercices de la prière et de la contemplation, à l’imitation de sa maîtresse ; elle y persévéra avec tant de constance et de perfection, que notre sainte, à la fin de sa vie, lui confiait, si je ne me trompe, tous ses secrets, et voulut qu’après sa mort Alexia la remplaçât auprès de ses compagnes et devînt leur modèle. J’ai encore trouvé cette Alexia à Rome, quand j’y suis revenu la première fois, et elle m’a donné beaucoup de renseignements. Mais elle est partie peu de temps après pour le ciel, où elle a suivi celle qu’elle avait aimée si ardemment dans le Seigneur. Telle est la première personne qui m’a informée des faits arrivés en mon absence.

La seconde s’appelait Françoise de Sienne. Elle avait de l’âme très dévote et était unie d’amour tendre à Dieu et à notre sainte. Aussi prit-elle, après la mort de son mari, le même habit religieux que portait Catherine, Elle consacra au service du Seigneur, dans l’Ordre des Prêcheurs, les trois fils qui lui restaient de son mariage, et elle les vit tous les trois partir pour le ciel, avant sa mort, ainsi que j’en ai été témoin, car tous les trois moururent saintement, emportés par la peste. Toutes ces grâces étaient le fruit d’une intervention miraculeuse du Très-Haut, obtenue par les prières de Catherine, ainsi que je me souviens l’avoir dit dans la seconde partie de cet ouvrage au chapitre des miracles faits pour le salut des âmes (Ch 7). Françoise survécut peu de temps à Alexia ; mais elle m’a donné elle aussi beaucoup de renseignements.

Une troisième compagne de la sainte vit encore. On l’appelle Lysa; elle est connue dans toute la ville de Rome, mais surtout dans le voisinage du quartier où elle habite. Je n’ai pas à la recommander au lecteur, puisqu’elle est encore de ce monde, et qu’elle a été l’épouse d’un frère de la sainte. Cette dernière circonstance rendra peut-être son témoignage suspect aux incrédules, et cependant je l’ai toujours trouvée véridique, en tout ce qu’elle m’a rapporté.

Quant aux hommes, j’en ai rencontré un’ certain nombre, après la mort de Catherine, qui avaient assisté à ses derniers instants, mais j’en citerai seulement quatre, que je sais tout à fait recommandables par leurs éminentes vertus. Deux ont déjà suivi la sainte au ciel, les deux autres vivent encore, je vais les nommer tous les quatre, et donner sur chacun d’eux quelques détails à l’intention des incrédules.

Le premier fut saint et de fait et de nom. Nous l’appelions Frère Santo. Né à Teramo, il abandonna pour Dieu, ses parents et son pays, et vint à Sienne, où il mena la vie d’anachorète pendant trente ans et plus, si je ne me trompe; il ne donna jamais sujet de plainte à personne, et resta toujours docile aux directions de religieux instruits et pieux. Ayant trouvé, dans sa vieillesse, cette perle précieuse qu’était Catherine, il quitta, pour la suivre, le repos de sa cellule et sa première manière de vivre, afin de travailler non sensément pour lui, mais encore pour les autres. Il avait été surtout attiré par la vue des prodiges que la sainte opérait chaque jour pour les autres et aussi pour lui-même. Il assurait que la compagnie de Catherine et ses enseignements lui procuraient plus de repos d’esprit, de consolation et d’avancement dans la vertu, qu’il n’en avait trouvé dans la solitude de sa cellule. Il fit en particulier de grands progrès dans la patience. Souffrant continuellement d’une maladie de coeur très douloureuse, il avait appris de notre vierge à supporter ce mal, non seulement avec résignation, mais avec joie; ce dont il rendait grâces au Très-Haut. Il m’a renseigné sur plusieurs faits arrivés pendant mon absence, mais il est mort peu de temps après pendant mon second voyage hors de Rome, et s’en est allé rejoindre au ciel celle dont il était le disciple.

Le second témoin, Florentin d’origine, s’appelle Barduccio. Il était jeune d’âge, mais il avait dans ses mœurs la maturité d’un vieillard, et son âme me paraissait ornée des fleurs de toutes les vertus. Il abandonna ses parents, ses frères et son pays pour suivre Catherine à Home, où il demeura jusqu’à la mort de la sainte. Celle-ci l’aimait plus tendrement que les autres; je m’en suis bien aperçu, et je pense que le motif de cette prédilection était la pureté de ce jeune homme, que je crois être resté vierge. Rien d’étonnant dans ces préférences d’une vierge pour une âme vierge. Quand Catherine s’en alla de ce monde, elle ordonna à ce jeune homme de s’attacher à moi et de vivre d’après mes conseils. Elle me le confiait ainsi, je pense, parce qu’elle savait qu’il n’avait plus guère de temps à habiter son corps. Peu après la mort de la sainte, Barduccio fut en effet saisi de ce mal que les médecins appellent phtisie et finit par y succomber, bien qu’il ait paru aller mieux pendant quelque temps. Craignant que l’air de Rome ne lui fût mauvais, je l’avais envoyé à Sienne. C’est là que, bientôt après son arrivée, il partit pour le ciel. Ceux qui assistèrent à sa mort m’ont attesté qu’au moment d’expirer il éleva ses regards vers les cieux. Son visage s’illumina alors d’un gracieux sourire. C’est dans ce sourire de joie qu’il rendit l’âme, et les signes de cette joie restèrent visibles, après Sa mort, sur son cadavre. Il faut, je crois, en attribuer la cause à ce que le mourant eut le bonheur de voir venir au-devant de lui, toute revêtue de splendeur, celle qu’il avait aimée sur la terre d’une charité si vraie et si profonde. Ce jeune homme m’a dit aussi beaucoup de choses arrivées pendant mon absence, et j’ai cru tout ce qu’il m’a raconté, comme si je l’avais vu moi-même; car j’avais en lui une foi entière à cause des grandes vertus dont j’ai constaté la présence en son âme.

Mon troisième témoin est un jeune homme de Sienne, appelé Étienne de Maconi. J’en ai déjà parlé plus haut. Je ne dirai pas au long ses louanges, car il est encore en ce chemindela vie oula louange estpour l’homme toujours dangereuse. Cependant, pour le présenter au lecteur, je dirai qu’il était un des secrétaires de notre vierge. Il a écrit sous sa dictée une bonne partie des lettres et du livre qu’elle a composé. Très attaché à Catherine, il la suivit partout et abandonna pour elle son père, sa mère, ses frères et son pays. La sainte, près de mourir, l’appela et lui dit: " Mon Fils! Dieu veut que vous abandonniez complètement le monde et que vous entriez dans l’Ordre des Chartreux. " Ce précepte fut religieusement accueilli par la piété de ce Fils, qui l’accomplit à la perfection. Et les faits ont bien montré et montrent encore tous les jours que cet ordre venait de Dieu lui-même. Je ne me rappelle pas avoir vu ou connu, dans aucune religion de nouveaux profès qui aient été si vite remarqués, pour leurs progrès dans la vertu. A peine eut-il fait profession qu’il devint Prieur, et il se conduisit de telle façon pendant son priorat que, dans la suite, il exerça continuellement cette charge. Il est aujourd’hui Prieur à Milan et en même temps visiteur de nombreux couvents de son Ordre. Aussi est-il partout en grand renom. Il a noté et consigné par écrit quelques-uns des faits qui sont arrivés à la mort de Catherine, et m’a donné oralement des renseignements fort complets. Il a été aussi le témoin de presque tous les faits rapportés dans cette histoire, et je pourrais dire de lui avec l’Évangéliste Jean: " Celui-là sait qu’il dit vrai (Jn 19,35). " Oui, Étienne le Chartreux sait que Raymond le Prêcheur dit vrai dans cette vie qu’il a écrite malgré ses démérites et son indignité.

Le quatrième et le dernier des hommes dont j’invoque le témoignage, est Néri ou Raineri de Pagla de Sienne, fils de Landocci. Après la mort de la sainte, il embrassa la vie érémitique, qu’il mène encore aujourd’hui. Il fuit, avec Étienne et Barduccio, un des secrétaires auxquels Catherine dicta ses lettres et son livre. Il s’était attaché avant les autres à l’épouse du Christ, abandonnant pour la suivre son père qui vivait encore et tous ses proches. Comme il a été pendant fort long. temps le témoin des actes vertueux de notre bonne vierge, j’en ai appelé et j’en appelle à son témoignage pour cette histoire comme à celui d’Étienne le Chartreux.

Voilà les hommes et les femmes qui m’ont renseigné de vive voix ou par écrit sur tous les faits arrivés pendant mon absence, tant avant qu’après la mort de Catherine. Et maintenant que je vous ai donné, bien-aimé lecteur, les raisons qui vous permettent d’ajouter foi à mes paroles, je finis ici ce premier chapitre.

   

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