Ce que j’ai l’intention de
vous raconter maintenant, lecteur, vous paraîtra peut-être
incroyable; mais la Vérité suprême, qui ne trompe pas et n’est point
trompée, sait quelle expérience j’ai eu moi-même de ces faits; je
pourrais les affirmer avec plus de certitude que mes actes personnels
délibérés. L’esprit prophétique était en notre sainte à un état si
parfait et si continuel qu’elle paraissait ne rien ignorer de ce qui la
concernait et intéressait ceux qui vivaient avec elle, ou recouraient à
elle pour le salut de leurs âmes. Il ne nous était pas possible, à nous
qui demeurions en sa compagnie, de faire en son absence aucune action
bonne ou mauvaise un peu importante, sans qu elle en eût connaissance.
Nous l’avons expérimenté très souvent, à chaque instant, pour ainsi
dire. Merveille plus étonnante encore, elle nous exposait si
parfaitement nos pensées les plus intimes que ces pensées semblaient
avoir été siennes et non pas nôtres. Voici des faits qui me sont
personnels, et que je confesse devant toute l’Église militante du
Christ. Souvent, lorsque Catherine me reprochait certaines pensées qui
me troublaient l’esprit, j’essayais de trouver quelques excuses
mensongères; je ne rougis pas d’avouer à la gloire de la sainte, qui me
répondit : " Pourquoi me niez-vous ce que je vois plus clairement que
vous-même, qui le pensez? " Elle ajoutait ensuite sur le sujet en
question des enseignements très salutaires, qu’elle confirmait par son
exemple. Cela m’est arrivé très souvent, je l’ai déjà dit et j’en prends
à témoin Celui qui n’ignore rien. Entrons maintenant dans quelques
détails, et, pour y mettre l’ordre qui convient, commençons par les
prophéties relatives aux âmes.
Il y avait dans la ville de
Sienne un chevalier très fort à la guerre, que tous appelaient seigneur
Nicolas de Sarraceni. Il avait passé la plus grande partie de sa vie à
guerroyer au service de différents partis. Rentré dans ses foyers, il
s’occupait d’administrer ses biens, faisait de joyeux festins avec ses
concitoyens, et croyait vivre encore longtemps. Mais l’éternelle et
toute-puissante Bonté, qui ne veut la perte de personne, mit au cœur de
l’épouse du chevalier et de quelques-unes de ses parentes la pensée
d’exhorter Nicolas à confesser ses péchés passés. Elles le pressèrent
donc de faire pénitence des fautes commises à la guerre et dans les
combats qui avaient occupé une si grande part de sa vie. Le chevalier,
tout entier plongé dans les jouissances de ce monde, et prisonnier de
leurs chaînes, tournait en dérision tant de bons avis, faisait la sourde
oreille à toutes ces exhortations, et se souciait fort peu de son salut.
C’était le temps où notre sainte se signalait dans la ville de Sienne
par ses nombreux miracles, et tout spécialement par son étonnante
puissance pour la conversion des pécheurs endurcis. Il était reconnu que
tous ceux qui lui parlaient en arrivaient le plus souvent à une
conversion complète, ou, tout au moins, s’abstenaient ensuite d’un
certain nombre de leurs péchés habituels. Connaissant cette vertu de la
sainte, et voyant que leurs propres efforts n’obtenaient rien, les
personnes qui s’intéressaient au salut du chevalier le pressaient
d’accepter au moins un entretien avec Catherine. Mais il répondit avec
plus d’ironie encore: " Qu’ai-je à faire à votre bonne femme? qu’ai-je à
gagner avec elle, même en cent ans? " L’épouse de Nicolas, amie de notre
vierge, vint alors la trouver, lui lit connaître l’endurcissement de son
mari, et la supplia de vouloir bien intercéder pour lui auprès du
Seigneur.
Que dire encore ? Sur ces
entrefaites, il arriva qu’une nuit, notre sainte apparut en songe au
soldat et l’avertit que, pour éviter l’éternelle damnation, il devait
suivre les avis de son épouse. Nicolas, en s’éveillant, dit alors à sa
femme : " Cette nuit, j’ai vu réellement en songe cette Catherine, dont
tu m’as parlé tant de fois. Oui, je veux l’entretenir et voir si elle
est bien telle qu’elle m’est apparue." Toute joyeuse d’entendre ces
paroles, la bonne épouse s’en vint trouver la sainte et lui demanda
l’heure où son mari pourrait lui rendre visite et lui parler. Mais
qu’est-il besoin de m’étendre davantage? Nicolas fit cette visite,
s’entretint avec notre vierge, se convertit tout à fait au Seigneur,
promit de confesser au plus tôt ses péchés à Frère Thomas, et, docile à
la grâce qui lui avait été accordée, il accomplit cette promesse. Il
venait de faire cette confession quand il me rencontra, un matin que je
rentrais en ville et hâtais mes pas vers le couvent. Ce soldat, que je
connaissais déjà, me demanda où il pourrait, à ce moment, trouver
Catherine : " Je pense qu’elle est dans notre église, lui dis-je. Je
vous an prie, me répondit-il, conduisez-moi vers elle et faites que je
puisse en obtenir un entretien dont j’ai absolument besoin. " J’y
consentis bien volontiers, et, entrant avec lui dans l’église, j’appelai
une des compagnes de la sainte et lui demandai d’avertir Catherine du
désir de ce chevalier. Elle le fit, et Catherine se levant aussitôt de
l’endroit où elle priait, vint à la rencontre de Nicolas et le reçut
fort gracieusement. De son côté, le soldat la salua d’une profonde
révérence et lui dit : "Madame, j’ai exécuté vos ordres, j’ai confessé
mes péchés à Frère Thomas, comme vous me l’aviez demandé, et il m’a
donné une salutaire pénitence, que j’ai bien la résolution d’accomplir,
telle qu’il me l’a imposée. ". "Vous avez parfaitement agi pour le salut
de votre âme, lui dit la vierge, quittez maintenant vos anciennes
habitudes et soyez à l’avenir un soldat de Notre-Seigneur Jésus-Christ,
comme vous avez été jusqu’à aujourd’hui un soldat du siècle. " Puis elle
ajouta : Seigneur, avez-vous bien dit tout ce que vous avez fait?" Il
répondit qu’il avait certainement confessé tout ce qui lui était revenu
en mémoire; mais elle répliqua de nouveau : "Voyez encore si vous avez
tout dit. " Il assura une seconde fois qu’il avait déclaré au confesseur
tous les péchés dont il s’était souvenu. Catherine, l’ayant alors
renvoyé, le laissa s’éloigner un peu, puis elle le fit bientôt rappeler
par une de ses compagnes et lui dit : " Je vous en prie, examinez votre
conscience, n’avez-vous pas oublié quelqu’un de vos péchés passés? " et
comme le soldat affirmait toujours qu’il avait tout avoué, elle le prit
à part et lui remit en mémoire une faute qu’il avait commise très
secrètement pendant une campagne en Apulie. Le chevalier fut tout
stupéfait de cette révélation, en reconnut la vérité, assura qu’il avait
oublié de bonne foi ce péché, et, s’en allant trouver son confesseur,
lui en fit l’aveu sacramentel. Mais il ne put taire le prodige qu’il
venait de constater. Il le racontait à qui voulait l’entendre et en
faisait une sorte de prédication, disant comme la femme de Samarie :
" Venez et voyez une vierge, qui m’a dit tous les péchés que j’ai commis
en pays lointain. N’est-ce pas une sainte et une prophétesse ? Oui,
certainement, c’en est une, car la faute qu’elle m’a rappelée ne fut
jamais connue d’aucun homme, si ce n est de moi seul. " Depuis ce
moment, il obéit toujours à la sainte comme un disciple à son maître, et
j’ai été moi-même témoin de cette docilité. Sa mort, arrivée peu de
temps après, montra combien cette conversion était nécessaire. Il tomba
malade la même année, et termina le cours de sa vie temporelle, en s’en
allant à Dieu dans d’excellentes dispositions. En ce qui précède, vous
venez de voir, lecteur, une apparition miraculeuse, la révélation
prophétique d’un crime, et la conversion d’un pécheur endurci,
finalement sauvé par le Seigneur, qui annonce et accorde cette grâce à
notre sainte; mais continuez-moi votre attention, et vous verrez
comment, dans une autre circonstance, Catherine a, tout à la fois, joui
des lumières prophétiques et obtenu du Ciel un secours miraculeux.
C’était il y a déjà bien des
années, je n’avais pas encore mérité de connaître particulièrement la
sainte, elles brigands et j’habitais une petite place forte qu’on
appelle Monte Pulciano. J’y ai dirigé pendant à peu près quatre ans un
monastère de religieuses de mon Ordre, dont on m’avait confié le soin.
Comme on n’avait pas bâti de couvent de Frères Prêcheurs dans cette
ville, je n’avais pour compagnons qu’un seul religieux. Aussi c’était
toujours avec plaisir que je recevais la visite de mes Frères des
couvents voisins, surtout de ceux que je connaissais plus familièrement.
Pour me donner cette joie et goûter avec moi les consolations d’un
entretien spirituel, Frère Thomas, confesseur de Catherine et Frère
George Naddi, aujourd’hui Maître en sacrée théologie, voulurent un jour
venir me voir depuis le couvent de Sienne. Afin d’être plus tôt de
retour vers la sainte, qui avait toujours besoin de Frère Thomas, ils
empruntèrent des chevaux à des Siennois de leurs amis. Au cours du
chemin, ils firent halte à six milles de Monte Pulciano pour se reposer
et reposer leurs bêtes. Ce fut une imprudence. Il y avait en cet endroit
des brigands qui, sans faire profession d’être voleurs de grands
chemins, se permettaient volontiers d’arrêter les voyageurs qu’ils
trouvaient isolés et sans défiance. Ils les conduisaient en des lieux
solitaires, les y dépouillaient et quelquefois même leur ôtaient la vie,
afin de mieux cacher leur brigandage à la justice publique. Ces voleurs,
ayant donc vu que les Frères n’étaient pas accompagnés, se réunirent au
nombre de dix ou de douze, pendant que les religieux se reposaient dans
une auberge. Ils prirent les devants par des chemins de traverse à eux
connus, et allèrent s’embusquer dans un défilé fort sombre. Nos
voyageurs ne se doutaient de rien. Quand ils arrivèrent au défilé, ils
furent brusquement attaqués par les voleurs, qui, formidablement armés
comme toujours de lances et d’épées, les tirèrent à bas de leurs chevaux
et les conduisirent, en les maltraitant, en des lieux couverts de bois
épais, où les malheureux furent dépouillés et presque mis à nu. Les
religieux virent ensuite les brigands se réunir plusieurs fois à l’écart
pour tenir conseil, et ils comprirent très bien que ces malfaiteurs
voulaient les tuer et cacher soigneusement leurs cadavres pour empêcher
que ce crime fût jamais divulgué. Frère Thomas, en particulier, surprit,
à n’en pas douter, des signes manifestes de celte intention. Les
prières, les supplications, les promesses de silence absolu semblaient
être inutiles. Chaque jour on les conduisait plus avant dans la forêt.
Privé de tout secours humain, Frère Thomas s’adressa intérieurement au
Seigneur. Sachant combien sa fille spirituelle était en faveur auprès de
Dieu, il dit en lui-même : " O ma très douce fille, Catherine, vierge
toute dévouée à Dieu, secourez-nous en ce cruel péril." A peine avait-il
achevé mentalement cette prière que le voleur qui était le plus près de
lui et lui paraissait devoir être son bourreau, s’écria tout aussitôt: "
Pourquoi voulons-nous tuer ces bons Frères, qui ne nous ont jamais fait
de mal? Ce serait vraiment un grand crime. Laissons-les aller, au nom du
Seigneur, ce sont de braves gens, qui ne nous trahiront pas. " Tous les
autres accèdent à cette proposition avec tant d’unanimité et de bonne
volonté que non seulement ils laissent aux religieux la vie sauve, mais
leur rendent d’abord tous leurs effets, puis aussi leurs chevaux et tout
ce qu’ils leur avaient pris, sauf une modique somme d’argent. Remis en
liberté, Frère Thomas et son compagnon m’arrivèrent le même jour et me
racontèrent tout ce que je viens d’écrire. Voici maintenant ce que Frère
Thomas apprit à son retour à Sienne; notez-le bien, lecteur; il a
consigné par écrit ces détails, et, de plus, il me les a lui-même
racontés de vive voix. A l’heure, à l’instant même où il invoquait en
son âme le secours de Catherine, celle-ci dit à la compagne présente
alors auprès d’elle: " Mon Père m’appelle, et je sais qu’il est en grand
péril. " Ce disant, elle se leva et se rendit à son oratoire. Or
je ne doute pas qu’en prononçant ces paroles elle n’ait intérieurement
prié pour secourir celui qui l’invoquait. C’est la vertu de cette prière
qui a si merveilleusement changé les dispositions des brigands; aussi la
vierge n’a-t-elle pas cessé son oraison, avant qu’ils n’eussent rendu
aux Frères, avec la liberté, tout ce qu’ils leur avaient enlevé.
Comprenez-vous cette fois, lecteur, à quel degré de perfection notre
sainte possédait en son âme l’esprit de prophétie? On l’invoque à une
distance de vingt-quatre milles, par une prière tout intérieure; elle en
a immédiatement, connaissance, et, avec autant de hâte que de succès,
elle arrache au péril celui qui l’appelle. Voyez-vous aussi combien il
est utile de vivre en union avec de pareilles âmes. Douées d’une
perspicacité tout angélique, elles veillent de loin sur nous, et,
disposant de la Puissance divine, elles préviennent tous les malheurs
qui nous menacent, et nous aident dans nos besoins. Enfin, tout ceci
pourra vous permettre d’imaginer ce que doivent être, dans les cieux, la
vision et la puissance de notre vierge qui déjà, sur la terre, avait
tant de lumières et tant de pouvoir.
Voici maintenant un autre
fait dont j’ai été moi-même témoin avec Frère Pierre de Velletri de mon
Ordre, actuellement pénitencier à Saint-Jean-de-Latran. Tout lecteur
intelligent y verra facilement comment l’esprit de prophétie éclatait
merveilleusement en notre sainte. C’était en l’année 1375, époque où la
méchanceté de beaucoup d’Italiens avaient soulevé contre le Pontife
romain, Grégoire XI, presque toutes les cités et tous les pays sur
lesquels l’Église romaine avait cependant des droits incontestables. La
sainte se trouvait alors à Pise et j’y étais avec elle; nous habitions
un hospice nouvellement fondé, près de ces petites maisons qu’on voit
encore sur la place qui entoure le couvent et l’église des Frères
Prêcheurs en cette ville. On nous annonça la révolte de la ville de
Pérouse. Cette nouvelle remplit mon âme d’une grande amertume; car je
voyais bien que, parmi les chrétiens, on ne trouvait plus de crainte de
Dieu, plus de respect pour sa sainte Église, et par conséquent nul souci
des sentences d’excommunication, nul scrupule de violer les droits
d’autrui, que dis-je, les droits de l’Épouse du Christ. Le coeur tout
pénétré de douleur, je m’en allai donc triste et chagrin en compagnie de
Frère Pierre de Velletri à l’hospice où se trouvait notre vierge et je
lui annonçai cette nouvelle rébellion, avec des larmes qui disaient
assez ma désolation intérieure. Après m’ avoir entendu, elle s’associa
tout d’abord à ma douleur et manifesta sa compassion pour la ruine des
âmes et le grand scandale qui affligeait l’Église de Dieu. Mais, voyant
que j’accordais trop à mes pleurs et voulant y mettre un terme, elle
ajouta : " Ne commencez pas sitôt à pleurer, car vous auriez trop
de larmes à verser. Ce que vous voyez maintenant est lait et miel, en
comparaison de ce qui suivra. A l’entendre parler ainsi, je cessai de
pleurer, non que je fusse consolé, mais en raison même de l’excès de mon
affliction et de mon étonnement, et je lui demandai : " Pouvons-nous
donc, ma Mère, assister à de plus grands malheurs, puisque nous voyons
que les chrétiens ont perdu toute dévotion, tout respect envers la
sainte Église, dont ils ne craignent plus les sentences, comme si, en
pratique, ils l’avaient déjà publiquement et tout à fait reniée. Il ne
leur reste plus. maintenant qu’à renier complètement la foi au Christ
lui-même. - O Père, me dit-elle alors, ce sont aujourd’hui les laïcs qui
agissent ainsi, mais vous verrez bientôt combien les clercs feront pire.
De plus en plus stupéfait, je lui dis : " Quel malheur! les clercs se
révolteraient-ils donc contre le Pontife romain? - Vous le verrez bien,
me répondit-elle, quand le Pontife voudra réformer leurs mœurs, ils
susciteront dans toute la sainte Église de Dieu un scandale universel,
qui la divisera et la troublera comme le ferait la peste de l’hérésie. "
- Ne me possédant plus d’étonnement, j’ajoutai: "Nous aurons donc une
hérésie, ma Mère, de nouveaux hérétiques? Ce ne sera pas, me dit-elle,
une hérésie proprement dite, mais quelque chose qui ressemble à une
hérésie, une division de l’Église et de toute la chrétienté.
Préparez-vous donc à la patience, vous verrez ces malheurs. "
A ces paroles, je gardai le
silence; tout attentif à celle qui me parlait, je vis bien qu’elle était
disposée à en dire davantage, mais elle se tutelle aussi pour ne pas
augmenter mon angoisse. J’avoue ne pas l’avoir comprise à ce moment, à
cause du peu de lumières de mon intelligence, car je crus que tout cela
devait arriver au temps du Souverain Pontife Grégoire XI, alors régnant.
Le seigneur pape Urbain VI lui ayant succédé, j’avais oublié déjà cette
prophétie, quand je vis commencer dans l’Église le schisme actuel, c’est
alors que mes yeux se sont ouverts et que j’ai pu voir se vérifier tout
ce que Catherine m’avait prédit. Me reprochant à moi-même mon peu
d’intelligence, je désirais rencontrer encore la sainte pour
l’entretenir à nouveau de ce sujet. Le Seigneur m’a accordé cette
faveur, quand, sur l’ordre d’Urbain VI, au commencement du schisme,
Catherine est venue à Rome. Je lui rappelai alors ce qu’elle m’avait dit
à Pise, quelques années auparavant. Elle s’en souvint parfaitement et
ajouta: Je vous avais dit que les malheurs de cette époque étaient lait
et miel, eh bien, je vous affirme que ce que vous voyez aujourd’hui
n’est que jeu d’enfant, en comparaison de ce qui doit arriver, surtout
dans les pays qui nous entourent." Elle me désignait par là le
royaume de Sicile, l’État romain et les pays adjacents. Cette prophétie
s’est dans la suite complètement réalisée. La reine Jeanne vivait alors;
mais depuis, que de malheurs se sont abattus sur cette reine, sur son
royaume, sur son successeur et sur tons ceux qui sont venus dc régions
lointaines pour envahir ce pays! Que de terres ont été ravagées!
Personne ne l’ignore, parmi ceux qui connaissent l’Italie. A moins
d’être complètement dépourvu d’intelligence, vous voilà donc obligé,
lecteur, de reconnaître à notre sainte des lumières prophétiques si
abondantes qu’elle n’ignorait presque rien de ce qui devait avoir dans
l’avenir quelque importance et quelque retentissement.
Et ne dites pas, nouvel
Achab, ce que celui-ci disait de Michée((3 ?)2eR 22,18)
: Ses prophéties n’annoncent jamais le bien, mais toujours le mal. "
Après vous avoir rapporté ce qui est amer, je vous servirai ce qui est
doux, et, du trésor très pur de notre vierge, je tirerai pour vous des
enseignements nouveaux et anciens (Mt 13,52). Apprenez donc
qu’après avoir entendu Catherine me faire la dernière prédiction que je
viens d’écrire, je devins curieux d’en savoir davantage, et lui fis
cette question " Mère bien-aimée, dites-moi, je vous prie, après tous
ces malheurs, qu’en arrivera-t-il de la sainte Église de Dieu ? - Quand
ces tribulations et ces angoisses seront passées, me dit-elle, Dieu
saura, par des moyens invisibles aux hommes, purifier sa sainte Église,
il donnera une nouvelle vie à l’esprit de ses élus, il s’ensuivra une si
grande réforme dans l’Église de Dieu, et un tel renouveau de sainteté
parmi ses pasteurs, qu’à cette seule pensée, mon esprit exulte dans le
Seigneur. Comme je vous l’ai déjà souvent répété, l’Épouse du Christ,
aujourd’hui défigurée et vêtue de loques, sera alors toute belle, ornée
de précieux joyaux et couronnée du diadème de toutes les vertus. Les
peuples fidèles se réjouiront de la gloire que leur apporteront d’aussi
saints pasteurs, et les infidèles, attirés par la bonne odeur de
Jésus-Christ, rentreront au bercail du catholicisme et reviendront au
vrai Pasteur, à l’Évêque de leurs âmes. Rendez donc grâces au Seigneur,
car après cette tempête il accordera un grand calme à son Église (Cette
prophétie ne trouve-t-elle pas sa réalisation dans l’heureuse réforme de
la hiérarchie catholique commencée par le concile de Trente et continuée
par les saints prêtres et les saints pontifes, suscitée de Dieu cette
époque pour diriger ce grand mouvement de régénération du corps
pastoral. Si le calme accordé à l’Église n’a jamais été que relatif, ne
voyons-nous pas de nos jours toutes les âmes chrétiennes qui se trouvent
encore dans les Eglises séparées désirer le retour a l’union catholique?)
. Cela dit, elle se tut; et moi qui sais combien le Dieu tout-puissant
nous sert plus volontiers le doux que l’amer, j’espère très fermement
que les malheurs prédits par la sainte étant arrivés seront
infailliblement suivis de jours heureux; et ainsi tout Israël., depuis
Dan jusqu’à Bersabée (Expression souvent employée dans la Bible pour
désigner l’ensemble du peuple fidèle), saura que la vierge
Catherine de Sienne a été la véridique interprète des fidèles oracles du
Seigneur.
Mais il ne suffit pas
d’affirmer la vérité, il faut la défendre contre ceux qui la calomnient;
et puisque je parle des véridiques prophéties de Catherine, je crois
utile de confondre l’ignorance perfide de ceux qui, ne comprenant même
pas ce qu’ils disent, osent attaquer la vérité de ses prédictions et
imaginer contre sa sainteté les plus fausses accusations. Pour colorer
leurs allégations mensongères, ils se servent ordinairement de
l’argument suivant: Catherine a annoncé une croisade de toute la
chrétienté contre les musulmans d’outre-mer; elle avait même dit
qu’elle-même y prendrait part avec ses disciples. Or bien des années
déjà se sont écoulées depuis la mort de la sainte, beaucoup de ses
disciples, hommes et femmes, sont morts eux aussi et l’ont rejointe au
ciel, comme on le croit pieusement, tous ceux-là assurément ne feront
pas la croisade. On prétend en conclure qu’il ne faut pas prendre les
paroles de Catherine pour des prophéties, mais les mépriser comme rêves
de femme. Les plus méchants de ses détracteurs vont encore plus loin:
ils attaquent non seulement les paroles, mais les actes de notre vierge
et refusent de leur accorder grande estime et de les compter parmi les
actes des saints. Je suis donc obligé de répondre à de si énormes
calomnies. Je montrerai tout d’abord la fausseté de la raison
fondamentale sur laquelle s’appuient toutes ces accusations; puis, dans
la mesure où le Seigneur m’en fera la grâce, je dénouerai quelques-unes
des difficultés, qui empêchent de comprendre les prophéties de
Catherine, et j’espère que cette double réponse soulèvera le voile dont
se couvraient la parole de péché et la langue de mensonge.
Oui, je l’avoue, il est bien
vrai que la sainte a toujours désiré la croisade et travaillé beaucoup à
la réalisation de ce désir. C’est en quelque sorte le motif principal
pour lequel elle est allée trouver à Avignon le seigneur pape Grégoire
XI; elle voulait le presser d’organiser une croisade, et, j’en suis
témoin, elle s’est servie en ma présence de tous les arguments
possibles. Je me souviens en particulier de ce qui arriva un jour, où
elle insistait beaucoup sur ce sujet, auprès du Souverain Pontife.
J’assistais à l’entretien et j’ai tout entendu puisque je servais
d’interprète entre le Pape, qui parlait latin, et notre vierge, qui
s’exprimait en dialecte toscan. Le Pontife lui avait répondu: " Il nous
faudrait d’abord faire la paix et nous organiserions ensuite la
croisades. " Elle répliqua: "Très saint Père, vous ne trouverez jamais,
pour mettre la paix entre les chrétiens, meilleur moyen que la croisade.
Tous ces gens d’armes, qui entretiennent la guerre entre les fidèles,
iront volontiers guerroyer au service de Dieu. Peu d’hommes, en effet,
sont assez mauvais pour ne pas consentir de bon cœur à donner à Dieu un
service qui, tout en leur plaisant, leur permet de racheter leurs
péchés. Une fois le foyer de discordes éteint, il ne pourrait plus y
avoir d’incendie. C’est ainsi, très saint Père, que vous obtiendrez d’un
seul coup plusieurs excellents résultats. Vous donnerez la paix aux
chrétiens qui la demandent; vous sauverez en les perdant ces gens de
guerre tout emprisonnés dans les filets de leurs péchés; s’ils
remportent quelque victoire, vous interviendrez avec les autres princes
chrétiens pour en affermir le succès, et s’ils succombent dans la lutte,
vous aurez gagné à Jésus-Christ leurs âmes, qui semblent aujourd’hui
presque vouées à la perdition. De cette croisade sortiront donc trois
biens: la paix de la chrétienté, la pénitence de ces gens de guerre, et
le salut de beaucoup de Sarrazins. " Je vous ai rapporté tout ceci,
pieux lecteur, pour que vous compreniez avec quel zèle notre sainte
employait tous ses efforts à poursuivre l’organisation d’une croisade.
Cela dit, je puis répondre
aux hommes de mensonge que je ne me souviens pas avoir jamais entendu ni
dans l’intimité, ni en public, Catherine déterminer l’époque d’aucun des
événements qu’elle annonçait. Je l’ai même trouvée si réservée à ce
sujet que mes interrogations, sur le temps où se réaliseraient certaines
de ses prédictions, n’ont jamais pu obtenir de réponse précise; elle
abandonnait le tout à la Providence divine. Il est vrai cependant
qu’elle parlait souvent de la croisade, qu’elle excitait et encourageait
tous ceux qu’elle pouvait à y prendre part. Elle exprimait l’espoir que
le Seigneur, jetant un regard de miséricorde sur son peuple, sauverait
par ce moyen beaucoup d’âmes, tant de fidèles que d’infidèles. Mais
personne ne peut affirmer avec vérité qu’elle ait indiqué l’époque de
cette croisade, ou assuré qu’elle y prendrait part avec ses disciples.
Il en est, à la vérité, qui ont conclu de ses paroles, que la croisade
serait bientôt organisée; mais il faut attribuer cette affirmation,
aussi bien que d’autres propositions du même genre, au défaut
d’intelligence de ceux qui écoutaient, et non pas à la langue de celle
qui parlait. C’est de là cependant qu’on prend occasion de se
scandaliser, parce qu’il s’est écoulé déjà beaucoup de temps sans que
les préparatifs de l’expédition aient été commencés. Maintenant que nous
avons fait justice de l’allégation mensongère sur la quelle reposent
toutes les accusations de ceux qui poursuivent la sainte, de leurs
aboiements, réfléchissez à tour ce que je vous ai déjà raconté. Vous
verrez clairement, ô bon lecteur, que notre vierge pourrait dire ce
qu’au témoignage de saint Matthieu le Sauveur disait aux disciples de
Jean-Baptiste, en leur rappelant les miracles accomplis sous leurs yeux
: " Bienheureux celui pour qui je ne serai pas une cause de scandale (Mt
11,6) " Pourquoi Notre-Seigneur parle-t-il en même temps de miracles
et de scandale, si ce n’est parce que les méchants sont condamnés, par
leur propre malice, à se scandaliser même de la bonté de Dieu et de ses
merveilles? Voilà comment ceux dont nous parlons, ne comprenant ni les
paroles, ni les œuvres de notre bonne sainte, se scandalisent de ce qui
devrait les édifier. Mais admettons encore que Catherine ait annoncé la
croisade comme prochaine; peut-on vraiment l’accuser d’erreur?
L’Évangéliste Jean rapporte dans l’Apocalypse que le Seigneur lui a dit:
" Voici que je vais bientôt venir (Apoc 3,11) " Or il en
est qui entendent cette prophétie du second avènement du Seigneur, au
dernier jour, sans contester cependant que cette parole soit toute
vérité. Ecoutez, je vous en prie, Augustin commentant le psaume "Noli
aemulari in malignantibus,… ne jalousez pas les méchants. ". " Ce qui
vous semble tardif, dit-il, est tout proche pour Dieu, ne faites qu’un
avec Dieu, et ce sera tout proche pour vous aussi. " C’est ainsi
qu’un autre prophète a encore écrit: " Si le Seigneur vous fait
attendre, attendez-le, car il viendra sûrement et ne tardera
pas. " Notre pauvre intelligence peut donc trouver que Dieu nous fait
attendre, alors qu’en réalité il ne peut pas tarder. Considérez encore
avec quel empressement les Prophètes annonçaient la venue du Sauveur et
l’annonçaient comme prochaine. L’un d’eux, Isaïe, allait même jusqu’à
dire: " Tout proche est le tempe de sa venue, ses jours ne sont pas
éloignés (Is 14,1). " Et cependant plusieurs siècles se sont
écoulés entre cette prophétie et son accomplissement. Pourquoi donc nos
adversaires murmurent-ils contre Catherine, pour un retard de dix ou
douze années, alors qu’ils voient les Prophètes de l’Ancien et du
Nouveau Testament, annoncer comme très prochains de si profonds
mystères, dont ils sont séparés par des centaines d’années. Si un retard
de douze années leur suffit pour juger fausses les prédictions de la
sainte, ils seront bien obligés de traiter de même des prophéties, dont
l’accomplissement s’est fait attendre plusieurs siècles.
Et qu’auraient dit ces
mauvaises langues, je vous le demande, si Catherine avait annoncé à un
roi ou à un Pape malades qu’ils mourraient de leur maladie, comme on lit
qu’Isaïe le prédit à Ézéchias alors que ce roi s’est ensuite rétabli (IVe
L. des Rois, ch.20)! et si elle avait prophétisé la ruine
complète d’une cité, sans que cela fût arrivé, comme Jonas le fit pour
Ninive (Jon 3)? C’est alors qu’on lui aurait rappelé, avec force
railleries, ses prédictions. Et cependant il n’y a rien de faux dans les
oracles des saints Prophètes que nous venons de citer ; et leurs auteurs
ne les ont prononcés que sous l’inspiration de la souveraine et
infaillible Vérité. Les maîtres de la science sacrée nous expliquent
comment une prophétie, tout en étant vraie, peut annoncer un événement
qu’on ne voit pas ensuite se réaliser. Ils disent qu’il suffit à la
vérité de la prophétie qu’elle exprime avec fidélité l’enchaînement des
causes secondes, tel que Dieu le révèle au Prophète, pour le lui faire
prédire. L’histoire du roi Ézéchias nous en donne un exemple fort clair.
Sa maladie était certainement mortelle, et toutes les forces vives de
son corps étaient mortellement atteintes, bien qu’il espérait peut-être
encore trouver sa guérison dans quelque remède naturel. Le prophète lui
annonça donc qu’aucun secours naturel ne pouvait lui éviter la mort;
mais cela n’empêchait pas que la Puissance divine ne pût miraculeusement
guérir le malade, comme elle le fit après qu’il eut pleuré et dévotement
prié. Isaïe a donc dit la vérité, en affirmant que, selon l’ordre des
causes naturelles, Ézéchias devant infailliblement mourir, et son
affirmation n’est pas contredite par ce fait, que le roi a été
surnaturellement arraché à la mort. De même, le prophète Jonas,
annonçant la ruine de Ninive et en fixant le terme à quarante jours, n’a
fait qu’exprimer, dans cette prédiction, la gravité des fautes des
Ninivites, et la sentence ou jugement que ces fautes leur méritaient.
Mais l’Esprit-Saint n’a pas voulu dire par là que, s’ils renonçaient à
leurs péchés, ce jugement serait maintenu. D’où vous pouvez
manifestement conclure qu’il faut toujours recevoir avec un grand
respect et entendre avec discrétion les paroles des Prophètes, surtout
de ceux dont l’union avec Dieu est attestée par d’autres œuvres saintes;
et l’application de ce principe s’impose, je crois, dans le cas qui nous
occupe.
Qui sait, en effet, si notre
sainte n’a pas prévu que la croisade n’aurait lieu que plusieurs années
après sa mort? Cela n’empêche pas qu’elle puisse y concourir par ses
mérites et ses prières, plus efficaces aujourd’hui au ciel qu’autrefois
sur la terre. Qui sait encore si, absente corporellement, elle ne sera
pas envoyée par Dieu pour être présente en esprit, soutenir et fortifier
les croisés, au temps de l’expédition, ou obtenir soulagement et
consolation à ceux qui travaillent à cette œuvre? Ce ne sont pas là
voies nouvelles et extraordinaires pour l’éternelle Bonté, qui, pouvant
tout faire par elle-même, veut cependant, pour se communiquer davantage
à des créatures de son choix, nous gouverner et nous régir par leur
ministère, et nous conduire ainsi, par des moyens créés, au Bien sans
limite qui est notre fin. Mais en voilà assez, lecteur, pour répondre
aux calomnies mentionnées plus haut ; nous allons passer maintenant à
d’autres récits se rattachant à ce même sujet des prophéties de
Catherine.
Nous l’avons déjà dit, en
parlant des miracles, la supériorité de l’esprit sur le corps entraîne
la supériorité des miracles qui sauvent l’âme sur ceux qui apportent la
santé au corps. Il en est de même des prophéties, qui méritent surtout
d’être notées, quand elles ont rapport au salut des âmes. En voici donc
encore une, que raconte chaque jour, à qui veut l’entendre, celui qui en
a été l’objet et à qui elle a été faite. Il y avait à Sienne, au temps
où j’ai mérité de connaître notre sainte, un jeune homme de noble
naissance, mais de mœurs méprisables, qu’on appelait et qu’on appelle
encore aujourd’hui François de Malavolti. Orphelin dès son jeune âge, il
avait abusé de la trop grande liberté qui lui avait été laissée pour
s’abandonner à une foule de vices bien dégradants. Bien que son mariage
avec une jeune femme eût dû mettre un frein à de tels désordres, il ne
sut pas renoncer à ses mauvaises habitudes. C’est alors qu’un de ses
amis, disciple de notre sainte, eut compassion de l’âme de ce
malheureux; il l’invitait à venir entendre les avis de Catherine et l’y
amenait quelquefois. A la suite de ces entretiens, François se repentait
de ses fautes, cessait pendant quelque temps de se livrer à ses vices
habituels, mais n’y renonçait jamais complètement. Je l’ai vu souvent
ainsi partager notre compagnie, prendre goût aux pâturages qu’offraient
à son âme les salutaires enseignements et les vivifiants exemples de la
vierge, y trouver même pendant quelque temps sa Joie ; mais il revenait
ensuite à ses mauvaises habitudes, surtout au jeu de dés qu’il aimait
passionnément.
La sainte, qui demandait
fréquemment à Dieu le salut de cet homme, l’ayant vu tant de fois
retomber, lui dit un jour, dans un mouvement de spirituelle ferveur : "
Tu viens souvent à moi; puis tu t’envoles comme un oiseau effarouché, et
tu retournes à tes vices habituels; mais va, vole où tu voudras, un jour
viendra où, par la permission du Seigneur, je t’attacherai au cou un
lien si fort que tu ne pourras plus t’envoler. " François et tous
ceux qui étaient présents retinrent cette prédiction. Elle n’était pas
encore accomplie quand la vierge s’en alla de ce monde. François,
retombé dans ses crimes ordinaires, semblait bien avoir perdu, cette
fois, le secours qui l’aidait habituellement à se relever. Mais
Catherine fit plus pour lui dans les cieux qu’elle n’avait fait, par ses
avertissements, sur la terre. Après la sainte, François vit mourir sa
propre femme, sa belle-mère et quelques-uns de ceux qui étaient un
obstacle à son salut. Il rentra tout à fait en lui-même, dit un adieu
définitif au monde et prit très dévotement l’habit religieux dans
l’Ordre des Olivétains, où il a persévéré jusqu’à aujourd’hui, par la
grâce de Dieu et les mérites de Catherine. Il reconnaît toujours qu’il
doit cette faveur aux prières de la sainte; il rend hommage à la voix
prophétique qui lui a prédit sa conversion et parle de cette prédiction
à tous ceux qui veulent l’entendre. C’est ainsi qu’il me l’a racontée
bien des fois, en rendant grâces à Dieu et à notre vierge.
Enfin, pour grouper ensemble
les merveilles d’ordre spirituel, je vais en raconter une, que le
Seigneur a fait éclater en ma présence. Il est cependant quelqu’un,
comme on le verra, qui a pu mieux l’apprécier que moi; c’est dom
Barthélemy de Ravenne, religieux d’une piété et d’une prudence
consommées, alors comme aujourd’hui Prieur de la Chartreuse de l’île de
Gorgone, à trente milles du port de Pise (Livourne). Par ses
admirables enseignements et ses miracles, Catherine s’était complètement
gagné l’affection de ce religieux, dont elle avait souvent encouragé les
saints projets. Il la supplia donc à plusieurs reprises, et même très
fréquemment, de vouloir bien se rendre à l’île de Gorgone. Il voulait
pouvoir lui présenter ses Frères et leur faire entendre la parole si
édifiante de notre vierge. Il me supplia d’appuyer sa demande de toute
mon influence auprès de Catherine. Celle-ci, l’ayant enfin agréée, nous
nous rendîmes avec elle à l’île de Gorgone, au nombre d’environ vingt
personnes, hommes et femmes. Pour la nuit de notre arrivée, le Prieur
avait logé la vierge et ses compagnes à un mille du monastère, et il
nous avait reçus, moi et mes compagnons, dans le monastère même. Le
matin venu, il voulut enfin satisfaire son désir, et conduisît tous ses
religieux à Catherine, en lui demandant pour eux quelques paroles
d’édification. Catherine refusa d’abord et s’excusa sur son incapacité,
son ignorance et son sexe, disant qu’il lui siérait beaucoup mieux
d’écouter l’enseignement des serviteurs de Dieu que de parler en leur
présence. Mais, vaincue par les très instantes prières du Père et des
Fils, elle prit enfin la parole et leur dit ce que l’Esprit-Saint lui
inspirait. Elle traita des multiples et diverses tentations et illusions
que l’ennemi envoie habituellement aux solitaires, et des moyens
d’éviter ces pièges pour arriver à une victoire définitive. Il y avait
dans son discours un si bel ordre que nous tous qui l’entendions nous en
étions stupéfaits. Quand elle eut fini de parler, le Prieur se tourna
vers moi et, rempli d’admiration, il me dit: " Mon très cher Frère
Raymond, vous savez que, d’après la coutume de mon Ordre, je suis le
seul confesseur de tous mes religieux. Je sais donc ce en quoi chacun
d’eux manque ou progresse. Eh bien, je vous l’affirme à ce moment, si la
sainte avait entendu comme moi toutes ces confessions, elle n’aurait pas
pu tenir un langage mieux approprié aux besoins de chacun de mes Fils.
Elle n’a oublié aucun de leurs besoins et n’a rien dit qui leur fût
inutile; d’où je vois clairement qu’elle est remplie du don de prophétie
et que le Saint-Esprit parle par sa bouche. "
Je sais aussi, et de science
certaine, que Catherine a fait à mon sujet plusieurs prédictions, que
j’ignorais tout d’abord, mais qui se sont aujourd’hui manifestement
réalisées. Je n’en parlerai pas cependant en détail, car mn langue et ma
plume paraîtraient trop odieuses à ceux qui me liraient. Je laisse donc
ce soin aux autres enfants spirituels de la sainte. Elle a annoncé aussi
de graves châtiments à certains persécuteurs de la sainte Église ; je
n’en dirai rien non plus, pour ne pas exciter davantage contre la
glorieuse mémoire de notre vierge le venin de ses détracteurs. Je finis
donc ici ce chapitre pour passer à un autre sujet.