Admirable était la
compassion qu'éprouvait pour les pauvres l'âme de notre vierge, mais
plus admirable encore et plus excellente était la tendresse, qui
remplissait son cœur vis-à-vis des infirmes. Cette tendresse lui fit
accomplir des œuvres inouïes qui paraîtront incroyables à ceux qui n'en
ont pas encore entendu parler. Ce n'est pas une raison pour les passer
sous silence; nous devons au contraire, pour la plus grande gloire du
Dieu Tout-Puissant, en faire le récit complet. Les relations verbales et
écrites de Frère Thomas déjà cité et de Frère Barthélemy Dominique de
Sienne, maintenant Maître en théologie et Provincial de la province
romaine, aussi bien que les témoignages de nombreuses dames tout à fait
dignes de foi, sans compter ceux de Lapa et de Lysa nommées plus haut,
m’imposent l'obligation de vous raconter ce qui suit.
Il y avait dans la cité de
Sienne une pauvre infirme nommée Cecca. Sa pauvreté l'obligea de
chercher quelque hôpital où elle pût trouver, pour son infirmité, des
remèdes qu'il lui était impossible de se procurer elle-même. Mais il
arriva que l'hôpital où elle fut reçue était si pauvre qu'il lui
procurait à peine le nécessaire. Sa maladie empira tellement que la
lèpre lui couvrit tout le corps, ce qui ajouta encore à sa misère, car,
par crainte de la contagion, personne ne voulait plus s'approcher d'elle
pour la servir. On se disposait même à la conduire en dehors de la
ville, comme on a coutume de le faire pour de tels malades. Quand notre
sainte l’eut appris, remplie des ardeurs de la charité, elle accourut en
toute hâte audit hôpital pour visiter, servir et toucher la lépreuse.
Non seulement elle lui apporta le secours de ses aumônes, mais elle lui
offrit ses propres services, l'assurant qu'ils ne lui feraient pas
défaut, jusqu'à la fin de la maladie. Ce que sa parole avait promis, ses
actes l'accomplirent avec une parfaite fidélité. Chaque matin et chaque
soir, elle visitait personnellement l'infirme, lui préparait et lui
servait elle-même tout ce qui était nécessaire à sa nourriture. Avec le
regard de l'esprit elle voyait son l’Époux dans cette épreuve et le
servait en toute diligence et révérence.
Cet acte, qui, dans notre
vierge, procédait d'une vertu bien haute et bien consommée, engendra
cependant, chez la malade, le vice de l'orgueil et de l'ingratitude. Il
en arrive souvent ainsi pour les âmes qui ne sont pas sous l'empire de
la vertu d'humilité, elles s'enorgueillissent de ce qui aurait dû les
humilier davantage, et ce qui méritait leur reconnaissance provoque
leurs injures. L'humilité et la charité de notre bienheureuse vierge
rendirent donc Cecca arrogante et colère. Voyant Catherine si
complètement dévouée à son service, la lépreuse commença d'exiger comme
une dette ce qu'une charitable liberté lui accordait. Elle réprimandait
sa servante en termes fort blessants et joignait des injures à ses
réprimandes, quand elle ne recevait pas à souhait tout ce qu'elle
désirait. Il arrivait parfois que la vierge du Seigneur prolongeait un
peu plus que de coutume sa prière du matin à l'église et se présentait
par conséquent un peu plus tard pour soigner l'infirme. Celle-ci saluait
la sainte, à son arrivée, par des paroles irritées et moqueuses: "Soyez
la bienvenue, lui disait-elle, dame et reine de Fonte-Brande ! " (Ainsi
appelait-on le quartier où était et où est encore la maison paternelle
de la vierge.) Est-elle assez glorieuse, cette reine qui se tient tout
le jour dans l'église des Frères! C'est avec les Frères que vous avez
sans doute passé toute votre matinée, Madame? Vous ne paraissez pas
pouvoir vous rassasier de ces moines ! " C'est ainsi que, par ces
paroles et d'autres semblables, elle provoquait, autant qu'elle le
pouvait, la servante du Christ. Celle-ci n'en était que bien peu ou
nullement émue; elle consolait humblement et doucement la malade et lui
disait, comme si elle eût répondu à sa propre mère: " Très douce mère,
pour l'amour de Dieu, ne vous troublez pas ;j'ai un peu tardé, mais
j'aurai vite fait tout ce que demande votre service. " Et, se hâtant,
elle allumait le feu, mettait la marmite au foyer, préparait les
aliments pour celle qui l'accueillait toujours si mal et pourvoyait à
tout le nécessaire, avec un soin si expéditif et si admirable, que
l'impatiente malade elle-même en était tout étonnée.
Cela dura longtemps, sans
que l'âme de la vierge pût se laisser envahir par le
dégoût,
sans que, dans la ferveur de son service accoutumé, se glissât le
moindre relâchement. Beaucoup l'admiraient, mais Lapa sa mère était fort
mécontente de cette conduite et récriminait en disant: " Certainement,
ma fille, tu gagneras la lèpre, je ne veux pas absolument que tu serves
cette malade. " Catherine, qui avait mis toute sa confiance en Dieu,
calmait, par de douces paroles, la colère de sa mère, essayait de lui
enlever toute crainte d'infection contagieuse et lui assurait ne pouvoir
abandonner un service que le Seigneur lui avait confié. Éloignant ainsi
tous les obstacles qui s'opposaient à son charitable dévouement, elle
persévérait dans sa sainte entreprise. L'antique ennemi eut alors
recours à un autre stratagème. Avec la permission du Seigneur, qui
voulait rendre ainsi plus glorieux le triomphe de son épouse, il fit
passer la lèpre aux mains de la vierge. Ces mains, qui touchaient le
corps de la malade, commencèrent à être si manifestement infectées que
le mal apparaissait évident à quiconque les regardait. Catherine n'en
abandonna pas pour autant sa sainte résolution. Elle aimait mieux être
toute couverte de lèpre que de laisser l’œuvre charitable qu'elle avait
commencée. Elle n'estimait pas plus que de la boue son propre corps, et
ne s'inquiétait pas de ce qui pouvait lui arriver, pourvu qu'elle pût
offrir à son éternel Époux un service agréé. Cette lèpre dura d'assez
longs jours, que la sainte trouva bien courts, dans l'ardeur de sa
céleste charité. Enfin, Celui qui guérit en frappant, élève en
abaissant, et fait tout conspirer au bien de ceux qui l'aiment (Rm
8,28), s'étant suffisamment complu dans le spectacle du courage de
son épouse, ne permit pas qu'elle souffrît davantage de ce mal. Quelque
temps après, en effet, la lépreuse vit arriver l'heure de sa mort; elle
s'en alla de ce monde, assistée et efficacement réconfortée par notre
sainte. Son cadavre était horrible à voir. Catherine le lava cependant
elle-même avec beaucoup de soin; elle l'habilla, le déposa avec respect
dans le cercueil, puis, après les funérailles, elle l'ensevelit de ses
propres mains. Cette sépulture achevée, toute lèpre disparut. Non
seulement les mains de la vierge ne paraissaient pas avoir jamais été
infectées, mais elles surpassaient en beauté tout le reste du corps,
comme si la lèpre leur eût donné un éclat tout particulier.
Voyez-vous, lecteur,
comment, rien que dans cette oeuvre de notre sainte, on voit agir toutes
les vertus. La charité, qui en est la reine et la forme, pousse
Catherine à se charger d'un pareil service et à en remplir toutes les
charges. A la charité s'associe l'humilité, qui soumet complètement la
vierge à une infirme si méprisée. La patience lui permet en même temps
de supporter joyeusement toutes les injures de sa maîtresse et lui fait
souffrir avec calme, qu'une si hideuse maladie infecte son propre corps.
Il faut, sans aucun doute, ajouter à cela les certitudes d'une foi toute
lumineuse, dont le regard contemple continuellement, non pas la lépreuse
elle-même mais l'Époux, auquel Catherine s'efforce de plaire. Enfin la
force de l'espérance ne lui fait pas défaut, puisqu'elle persévère
jusqu'à la fin. Le saint concours de toutes ces vertus eut pour
couronnement un miracle manifeste. La lépreuse, vivante, avait
communiqué son mal aux mains de sa servante; quand la malade fut morte
et ensevelie, le Christ guérit instantanément son épouse. Qu'y a-t-il en
tout cela qui ne fasse l'admiration de quiconque a l'intelligence de la
vérité? Ce sont là de grandes choses, mais en voici qui vous paraîtront
plus grandes encore, ô bon lecteur, si vous leur donnez votre attention.
Au temps où la vierge du
Christ s'était consacrée pour Dieu au soin des pauvres et des infirmes,
il y avait en cette même cité de Sienne, si souvent nommée, une Sœur de
la Pénitence de saint Dominique, qui s'était offerte, elle et ses biens,
à l'hôpital de la Miséricorde, conformément à la coutume du pays. Malgré
le double lien religieux, que s'était créé Palmerina, elle était retenue
par le démon, en des chaînes bien odieuses et extraordinairement fortes.
Sous l'influence d'un secret sentiment d'envie et d'orgueil, elle avait
conçu pour Catherine une haine profonde. Non seulement il lui était
désagréable de la voir, mais elle ne pouvait entendre prononcer son nom
sans en avoir le cœur troublé. Elle la décriait en particulier et en
public, autant qu'elle le pouvait; elle ne se lassait pas de la
calomnier et de la maudire, et donnait tous les signes d'une haine
consommée. Notre sainte, qui s en était aperçue, s'efforçait d'apaiser
son ennemie par toutes sortes de procédés pleins d'humilité et de
douceur. Palmerina méprisa toutes ces avances. La vierge du Seigneur,
pressée par les saintes exigences de sa ferveur, eut alors recours à son
Époux et fit monter vers Dieu des prières toutes spéciales pour son
ennemie. C'était sans aucun doute amasser sur la tête de celle-ci des
charbons ardents, comme nous le dit l'Apôtre, car ses prières s'envolant
comme la flamme montaient vers le Seigneur et demandaient miséricorde et
justice. La servante du Christ ne demandait, il est vrai, que
miséricorde pour sa calomniatrice, mais la justice et la miséricorde
étant ensemble la gloire de Celui qu'elle priait, sans justice, il ne
devait pas y avoir de miséricorde. Le Seigneur se fit donc grande
justice; mais, tout en jugeant, il accorda aux prières de sa bien-aimée
une miséricorde beaucoup plus grande encore. Il frappa d'abord le corps
de Palmerina, pour guérir ensuite son âme. Par ce juste châtiment, il
montra tout à la fois combien la coupable était endurcie dans son
obstination, et combien douce était la charité, dont il avait revêtu son
épouse. Il augmenta aussi le zèle de Catherine pour les âmes, en lui
manifestant l'inestimable beauté de cette âme, déjà justement condamnée
et qu'elle avait sauvée par ses propres mérites et prières.
La maladie qui frappa le
corps de Palmerina ne guérit pas, en effet, la blessure de son coeur;
cette blessure parut au contraire s'aggraver, et la malade manifesta,
plus encore qu'au temps où elle était en santé, la haine toute gratuite
qu'elle avait conçue contre notre sainte. Celle-ci s'appliquait à
adoucir, par des actes d'humilité et de mansuétude, une aussi cruelle
passion. Elle se présentait souvent et humblement devant Palmerina et
faisait tous ses efforts pour consoler sa persécutrice par des paroles
et des actes d'amitié. Elle s'ingéniait à lui rendre tous les services
qu'elle pouvait imaginer. Palmerina, dont l'âme était devenue plus dure
que la pierre, ne se rendait pas à ces paroles et à ces signes de
charitable dilection; elle restait insensible à tous ces actes de
respectueuse déférence ; son coeur corrompu avait horreur de tout ce que
faisait la vierge, et dans sa rage elle recommandait qu'on chassât
Catherine de la maison. Ce que voyant, le très juste Juge appesantit
encore davantage la main de sa justice sur cette ennemie de la charité,
si bien que la malade, ayant perdu subitement presque toutes ses forces
corporelles, s'en allait, sans être munie des sacrements du salut, à une
mort misérable pour le corps et pour l'âme.
Aussitôt que Catherine l'eut
appris, elle s'enferma dans sa cellule, et ses prières anxieuses et
répétées s'en vinrent frapper aux oreilles de son Époux, le suppliant de
ne pas permettre qu'elle fût l'occasion de la perte de cette âme. Voici
comme elle parlait en son esprit, ainsi qu'elle me l'a secrètement
confessé : " O Seigneur, est-ce que moi, malheureuse, je serais née pour
qu'à mon sujet, des âmes créées à votre image fussent envoyées aux feux
éternels! Voudriez-vous donc permettre que, devant être pour ma soeur un
instrument de salut éternel, je lui sois une occasion d'éternelle
damnation? Non, la multitude de vos miséricordes ne saurait accepter si
effroyable jugement, et vos éternelles bontés ne sauraient tolérer si
lamentable ruine. Mieux vaudrait peut-être pour moi n'être pas née
qu'être cause de damnation pour des âmes rachetées de votre sang. O
malheureuse que je suis! Est-ce que ce sont là les promesses que votre
générosité m'avait faites, quand vous m'annonciez que, selon mes désirs,
je serais très utile au salut des âmes? Voilà donc les fruits de salut,
dont je devais être entre vos mains l'instrument, ma sœur mourant de la
mort éternelle à cause de moi. Ah! je n'en doute pas, tout cela est
l'ouvrage et la conséquence de mes péchés, et je ne mérite pas d'obtenir
d'autres fruits pour mes œuvres. Mais je ne cesserai pas pour autant
d'implorer vos éternelles pitiés, je ne cesserai pas d'invoquer votre
infinie bonté, jusqu'à ce que les maux, par moi mérités, soient
convertis en bien, jusqu'à ce que ma soeur soit délivrée de la mort
éternelle. " Tandis qu'elle disait ces paroles et autres semblables,
bien plus avec son cœur qu'avec sa voix, Dieu, voulant l'exciter à une
compassion plus grande encore pour l'âme qui périssait, lui révéla la
misère de la pauvre pécheresse et le danger qui la menaçait. Et, comme
l’Époux éternel répondait, qu'en justice, il ne pouvait tolérer qu'une
haine, si implacable et si méchamment conçue, demeurât impunie, la
vierge, prosternant dans la prière son corps et son âme, lui disait :
" O mon Seigneur, je ne sortirai pas vivante de ce lieu, tant que vous
ne m'aurez pas accordé pour ma sœur le pardon que j'ai demandé. Punissez
sur moi son péché, quel qu'il soit, c'est moi qui suis la cause de son
mal, c'est moi qui dois être punie et non pas elle. " Puis elle ajoutait
: " Je vous en supplie, par toute votre bonté et votre clémence, ô très
miséricordieux Sei gneur, ne laissez pas l'âme de ma soeur quitter son
corps, avant qu'elle ait reçu votre grâce et obtenu votre indulgence. "
Pourquoi en dire davantage?
L'efficacité de cette prière fut telle que l'âme de la malade ne pouvait
sortir de son corps, bien que l'agonie durât depuis trois jours et trois
nuits. Toutes les personnes qui connaissaient Palmerina s'étonnaient et
la plaignaient en voyant ses dernières souffrances si longuement
prolongées. Catherine, pendant tout ce temps, continuait de prier; elle
finit, s'il m'est permis de parler ainsi, par vaincre l'Invincible, et
ses humbles larmes arrêtèrent le Tout-Puissant. Comme si le Seigneur
n'eût pas pu résister plus longtemps, il envoya du ciel un rayon de Sa
lumière, éclaira miséricordieusement l'âme agonisante, lui fit
reconnaître sa faute et lui accorda une salutaire contrition. Notre
sainte en eut révélation et accourut aussitôt à la maison de la
mourante. Dès que celle-ci aperçut Catherine, elle témoigna par signes,
comme elle put, sa joie et son respect à celle qu'elle avait auparavant
en horreur; de la voix et du geste, elle accusa sa faute, et ayant reçu
les sacrements, elle mourut dans des sentiments de grande contrition.
Après ce trépas,
Notre-Seigneur montra à son épouse cette âme ainsi sauvée. Sa beauté
était telle, m'a dit la sainte, que nulle parole ne saurait l'exprimer.
Et cependant l'âme qui lui était ainsi apparue n'avait pas encore revêtu
la gloire de la vision béatifique, mais elle avait l'éclat que donnent
la création et la grâce du Baptême. " Très douce fille, disait le
Seigneur, voici que par toi j'ai recouvré cette âme déjà perdue ", puis
il ajoutait: " Ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et bien belle! Qui
donc n'accepterait pas n'importe quelle peine pour gagner une créature
si admirable? Si Moi, qui suis la souveraine Beauté, Moi, de qui vient
toute autre beauté, je me suis épris d'amour pour la beauté des âmes, au
point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre sang pour
les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les
autres, afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures. Si je t'ai
montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut
de tous, et pour que tu entraînes les autres à cette œuvre, selon la
grâce qui te sera donnée. "
Catherine remercia le Roi
des cieux, son Époux, et le supplia humblement, avec tout le désir de
son cœur, de vouloir bien lui accorder la grâce de voir toujours dans la
suite la beauté des âmes qui vivaient avec elle, afin d'avoir plus
d'ardeur à procurer leur salut. Le Seigneur y consentit et lui dit :
" Parce que, méprisant la chair, tu t'es attachée totalement à moi qui
suis l'Esprit souverain, et parce que tu as si laborieusement et si
fructueusement prié pour le salut de cette âme, voici que je donne à ton
intelligence une lumière qui lui permettra de voir la beauté ou la
repoussante laideur des âmes qui se présenteront devant toi. Tes sens
intérieurs percevront l'état des esprits, comme tes sens extérieurs
perçoivent l'état des corps. Et lu auras cette connaissance non
seulement pour ceux qui te seront présents, mais pour toutes les
personnes dont ton zèle cherchera le salut, et pour lesquelles tu
prieras avec ferveur, quand même jamais elles n'auraient été ou ne
devraient être présentes à tes sens corporels " La grâce de ce don fut
si efficace et si persévérante que, dès lors, Catherine connut les actes
et l'état des âmes, mieux que ceux des corps, dans toutes les personnes
qui venaient à elle. Aussi, comme l'avertissais secrètement un jour que
certains murmuraient en voyant nombre de personnes fléchir le genou
devant elle sans qu'elle les en empêchât, elle me répondit:" Le Seigneur
sait bien que je ne vois pas ou bien peu les attitudes corporelles de
ceux ou de celles qui sont autour de moi. Je suis tellement occupée à
considérer leurs âmes que je ne remarque rien des corps. " Je lui dis
alors : " Voyez-vous donc leurs âmes? " Elle reprit : " Mon Père, c'est
sous le sceau du secret que je vous fais cette révélation. Depuis le
jour où mon Sauveur a été pour moi si gracieux, que, sur mes instantes
prières, il a arraché aux horreurs de l'éternelle damnation, une âme
déjà vouée aux flammes de l'enfer pour ses propres démérites; depuis le
jour où il m'a ensuite montré la beauté de cette âme, personne ne s'est
jamais ou bien rarement présenté devant moi sans que je ne connaisse son
état intérieur. " Et elle ajoutait : " O mon Père, si vous aviez
vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que, pour le salut
d'une seule âme, vous ne soyiez prêt à subir cent fois la mort
corporelle, si c'était possible. Rien, dans ce monde sensible, n'est
comparable à cette beauté. " C'est après l'avoir entendue parler ainsi
que je lui demandai de me raconter en détail cette histoire : et c'est
alors qu'elle m'a donné toute la suite du récit que je viens d'écrire.
Elle ne m'avait parlé que brièvement et en termes adoucis du péché
commis contre elle par Palmerina. J'ai seulement appris plus tard
combien ce crime de haine avait été grave par plusieurs Sœurs dignes de
foi, qui avaient connu la sainte et son ennemie.
Au reste, pour plus ample
confirmation de ce que nous venons de dire, je consigne ici un souvenir
personnel. Plusieurs fois je servis d'interprète entre notre vierge et
le Souverain Pontife, seigneur Grégoire XI, d'heureuse mémoire.
Catherine ne connaissait pas le latin et le Saint-Père ne connaissait
pas l'italien. Dans un de ces entretiens, la sainte se plaignit de
trouver à la cour romaine, qui devrait être un paradis de vertus
célestes, la puanteur de vices infernaux. Quand j'eus traduit cette
plainte au Souverain Pontife, il me demanda depuis combien de temps
Catherine était arrivée à la cour, et, ayant appris qu'elle y était
depuis peu de jours, il lui répondit: " Comment avez-vous pu, en si peu
de temps, vous rendre compte des mœurs de la cour romaine? " La sainte,
se relevant alors de la posture humblement inclinée qu'avait son corps,
prit tout à coup un air de majesté que mes yeux purent très bien saisir
alors, et, debout, le front haut, elle lança cette protestation : " A
l'honneur du Dieu Tout-Puissant, j'ose dire, qu'étant encore dans ma
cité natale, j'ai mieux senti l'infection des péchés commis à la cour
romaine que ceux-là même qui les ont commis et les commettent encore
tous les jours. " A ces mots, le Pape se tut, et moi, tout interdit, je
considérais dans mon cœur et notais tout spécialement avec quelle
autorité elle osait tenir pareil langage devant un si grand pontife.
Voici de même ce qui nous
arrivait fréquemment, tant à moi qu'à d'autres, quand nous accompagnions
la vierge dans ses voyages, à travers des pays où nous n’avions jamais
été auparavant, pas plus elle que nous. Certaines personnes, qui lui
étaient inconnues aussi bien qu'à nous, se présentaient avec un habit
décent et l'apparence de mœurs honnêtes, bien qu'étant en réalité
obstinément plongées dans leurs péchés. Reconnaissant aussitôt leurs
crimes, Catherine ne pouvait ni leur répondre, ni même leur montrer son
visage, et, si ces visiteurs insistaient par trop, elle leur disait
d'une voix rude: " Nous devrions d'abord corriger nos vices, sortir des
filets du démon et seulement ensuite parler de Dieu. " C'est par ces
paroles ou d'autres semblables qu'elle se délivrait le plus vite
possible de la présence de ces personnes; nous apprenions bientôt
qu'elles étaient souillées de crimes honteux, auxquels leur coeur
impénitent ne voulait pas renoncer. Un jour, nous avons rencontré une
femme, qui, oh douleur! vivait criminellement avec un grand prélat de
l'Église. Elle parlait à la sainte en ma présence; sa tenue et ses
vêtements annonçaient une personne honnête, et cependant jamais elle ne
put voir en face le visage de la vierge, qui se détournait toujours.
Tout surpris, je m'informai de l'état de cette femme, et j'appris ce que
je viens de dire. Je le racontai ensuite à Catherine, qui me répondit
confidentiellement: "A sentir l'infection que je sentais moi-même,
pendant que cette femme me parlait, vous auriez été pris de
vomissements. " Je vous dis tout cela, lecteur, pour que vous sachiez
quels dons excellents notre sainte avait reçus d'En-Haut. Ne vous
étonnez pas si je m'égare un peu dans ces récits; vous voyez bien que le
sujet le demande.
L'ennemi du genre humain,
s'apercevant donc que la vierge acquérait au service des malades une
pleine mesure de mérites et ne produisait pas peu de fruit spirituel
dans les âmes, imagina une nouvelle ruse, pour lui faire quitter cette
bonne oeuvre. Mais l'iniquité se mentit à elle-même ( Ps 26,12);
le moyen qu'elle trouva pour rendre stérile l'arbre planté près du
courant des eaux célestes (Ps 1,3) 2 fut précisément celui qui le
fit se développer davantage sous l'accroissement que lui donnait le
Seigneur (1 Co 3,6). En ce temps-là donc, une autre Sœur de la
Pénitence de saint Dominique tomba malade. On la nommait Andrée, l'usage
du pays donnant quelquefois aux femmes un nom d'homme. Elle avait au
sein un ulcère, appelé chancre en terme de médecine. Cet ulcère rongeait
peu à peu les chairs, et, s'étendant toujours comme le font les
chancres, il avait gangrené presque toute la poitrine. Cette plaie
exhalait une si mauvaise odeur, que personne ne pouvait approcher sans
se boucher les narines. Aussi Andrée ne trouvait-elle que peu ou point
de femmes, qui consentissent à l'assister, ou seulement à la visiter. La
vierge du Seigneur l'ayant su, comprit que cette infirme, abandonnée de
presque tout le monde, lui était par Dieu réservée. Elle vint aussitôt
la trouver, l'encouragea d'un air joyeux, et lui offrit de bon cœur ses
services personnels pour toute la durée de la maladie. Andrée les
accepta avec d'autant plus de reconnaissance qu'elle se sentait privée
désormais de tout autre service.
Voilà donc la vierge au
service de la veuve, la jeunesse secourant la vieillesse, et celle qui
languissait d'amour pour le Sauveur, soignant dans une femme les
langueurs de la nature, et n'omettant rien de ce que ces soins
exigeaient, bien que l'odeur du cancer devienne de jour en jour plus
insupportable. Catherine se tient assidûment près de la malade, les
narines toutes grandes ouvertes; elle découvre l'ulcère, elle l'essuie,
elle le lave, elle le panse, sans donner un signe, sans faire un geste
de dégoût. Ce service se prolonge, et se fait de plus en plus lourd;
elle ne se lasse pas. Elle continue de pourvoir à tout, avec l'esprit
joyeux et un visage souriant. La malade elle-même, au comble de
l'étonnement, admire dans cette jeune fille une telle constance d'âme,
une telle plénitude de dilection et de charité.
A la vue de ce dévouement,
l'ennemi du genre humain et de toute vertu a recours à ses artifices
accoutumés, pour annihiler, autant qu'il le peut, un acte de charité qui
lui est si odieux. Il s'adresse d'abord à la sainte elle-même. Un jour
qu'elle venait de découvrir l'ulcère de la malade, il en sort une odeur
suffocante. La volonté de la sainte, solidement établie sur cette pierre
qu'est le Christ, n'en est point émue, mais son cœur de chair se
soulève, son estomac tout bouleversé par cette infection va être pris de
vomissements. A peine la servante du Christ s'en est-elle aperçue,
qu'elle s'emporte contre elle-même, d'une sainte colère,et, s'adressant
à sa propre chair, elle lui dit: "Aurais-tu donc en abomination ta
soeur, rachetée du Sang du Sauveur, alors que, toi aussi, tu peux tomber
dans une infirmité pareille et même pire? Par le Dieu vivant! Tu ne
resteras pas impunie. " Aussitôt elle incline son visage sur le sein de
l'infirme. Elle applique sa bouche et ses narines sur l'horrible ulcère,
et les y maintient ainsi fort longtemps, jusqu'à ce qu'il lui semble
avoir comprimé le mouvement nerveux, qui refusait ce dégoût, et brisé la
résistance de la chair, qui disait non à l'esprit. A ce spectacle, la
malade s'écrie : " Cessez, ma fille. Cessez, ma très chère fille, ne
vous laissez pas empoisonner par l'odeur d'une si horrible pourriture. "
Mais Catherine ne se releva qu'après avoir triomphé de l'ennemi, qui,
vaincu, la laissa tranquille pendant quelque temps.
Voyant qu'il ne pouvait rien
contre elle, il se tourna du côté de la malade et multiplia d'autant
plus autour de celle-ci ses ruses et ses embûches qu'il trouva son
esprit moins bien gardé et défendu. Ce semeur de zizanie commença donc à
jeter, dans l'âme d'Andrée, un certain dégoût des services de la vierge.
Peu à peu, le mal allant croissant dans le coeur de l'infirme, ce dégoût
se changea en haine. Mais, comme Andrée savait parfaitement qu'elle
n'aurait service et assistance de personne, si ce n'est de Catherine,
elle ne manifesta au dehors sa secrète haine que sous la forme d'un zèle
désordonné pour celle qui en était l'objet. Et, comme la haine croit
facilement au mal, dans ceux qu'elle poursuit, cette vieille infirme,
infirme surtout dans son âme, se laissa tellement séduire par l'antique
serpent, qu'elle commença à soupçonner, dans notre vierge immaculée, de
honteuses souillures, et à s'imaginer que Catherine ne s'absentait
d'auprès d'elle que pour se livrer à de mauvaises actions. Ainsi en
arrive-t-il aux âmes qui ne sont pas vigilantes. Elles commencent par
s'ennuyer des bonnes actions du prochain, qui faisaient habituellement
leur joie. Puis elles les haïssent, elles en arrivent à juger mauvais
ces actes et leurs auteurs; et, comme le prophétisait Isaïe, "leur
esprit aveuglé appelle mal ce qui est bien et bien ce qui est mal (Is
5,20).Pendant ce temps notre sainte tenait ferme, inébranlable comme
une colonne; elle n'avait devant les yeux que son Époux et elle
continuait, avec sa joie habituelle, le service qu'elle avait entrepris.
Elle voyait bien d'où venait cette persécution, et, armée d'une forte
patience, elle se riait de l'antique serpent. Mais, plus elle
accomplissait joyeusement l'acte de charité que celui-ci haïssait, plus
elle provoquait la violence de sa colère. Maître désormais de l'esprit
de la vieille, qu'il aveuglait, le démon y excita un tel emportement
qu'elle accusa ouvertement d'infamie la très pure vierge. Cette
accusation trouva tant d'écho parmi les Sœurs que quelques-unes des plus
anciennes, présidentes de la communauté, vinrent trouver Andrée pour
s'informer de ce qu'il y avait de vérité dans la rumeur qui était
arrivée jusqu'à elle. Comme la malade, obéissant aux suggestions de
l'antique ennemi, diffamait, aussi honteusement que faussement, notre
sainte, les Sœurs ne purent rester sourdes à ces provocations; elles
firent comparaître la vierge et commencèrent à l'insulter et à
l'accabler des plus grosses injures, lui demandant comment elle avait pu
se laisser séduire au point de perdre sa virginité. Catherine leur
répondit en toute patience et modestie : "En vérité, Mesdames et mes
Sœurs, par la grâce de Jésus-Christ, je suis vierge. " A toutes ces
accusations mensongères, elle n'opposait pas d'autre réponse, et, pour
sa défense, elle se contentait de répéter toujours cette même
affirmation: "En vérité, je suis vierge; en vérité, je suis vierge. "
Cet événement ne lui fit pas
quitter le service d'Andrée. Bien qu'elle n'ait pas entendu si honteuse
infamie, sans que son cœur en fût grandement affligé, elle n'en continua
pas moins de soigner avec les mêmes attentions qu'auparavant celle qui
l'avait diffamée. Ces soins une fois donnés, elle rentrait dans Sa
cellule, et se mettait sans retard à la prière, son refuge habituel.
Elle prononçait alors, bien plus d'esprit que de bouche, ces paroles ou
d'autres semblables : " O très puissant Seigneur! O mon Époux
souverainement aimant! vous savez combien est délicate la bonne renommée
de toute vierge, et comme la moindre tache met en grand péril la pudeur
de vos épouses. C'est pour cela que vous avez voulu, pour votre très
glorieuse Mère, un époux qui parut tel aux yeux des hommes. Vous savez
aussi que le père du mensonge a tissé toutes ces calomnies pour
m'arracher à une oeuvre commencée par amour pour Vous. Aidez-moi donc,
Seigneur, mon Dieu ! Ne laissez pas l'antique serpent, abattu par votre
Passion, prévaloir contre moi. " Voilà comment, dans sa prière,
Catherine parlait au Seigneur en versant d'abondantes larmes. A ce
moment, ainsi qu'elle me l'a secrètement confessé, le Sauveur monde lui
apparut, ayant, dans sa main droite, un diadème d'or orné de perles et
de pierres précieuses, et, dans sa main gauche, une couronne d'épines,
et lui adressa ces paroles: "Sache bien, ma très chère fille, qu'il te
faudra nécessairement recevoir l'une après l'autre, ces deux couronnes.
Choisis ce que tu préfères. Veux-tu, pendant cette vie, porter la
couronne d'épines, je te réserverai l'autre et sa beauté pour la vie
éternelle. Veux-tu, au contraire, avoir dès maintenant la couronne de
prix et tu recevras après ta mort celle d'épines. " Catherine répondit :
" Depuis longtemps, Seigneur, j'ai renoncé à ma volonté, préférant faire
uniquement la vôtre. Par conséquent il ne m'appartient pas de rien
choisir. Mais, puisque vous voulez une réponse, je vous dis donc que je
veux avant tout me conformer toujours pendant cette vie à votre
bienheureuse Passion et mettre ma consolation à souffrir pour vous. "
Cela dit, dans sa ferveur, elle arrache à deux mains le diadème d'épines
de la main du Sauveur et se le met si rudement sur la tête que celle-ci,
transpercée de partout par ces épines, garda toujours, depuis cette
vision, la douloureuse sensation de leurs piqûres; c'est Catherine
elle-même, qui l'a attesté de vive voix. Le Seigneur lui dit alors :
" Toutes choses sont en mon pouvoir; de même que j'ai laissé ce scandale
s'élever, ainsi puis-je tout aussi facilement l'étouffer. Pour toi,
persévère dans le service que tu as entrepris, et ne cède pas au diable,
qui voudrait y mettre obstacle. Je te donnerai pleine victoire sur le
Malin. Toutes ses machinations contre toi retomberont sur sa tête et
tourneront à ta plus grande gloire. " Cette vision laissa la servante du
Christ toute consolée et fortifiée.
Pendant ce temps, Lapa, sa
mère, apprit la rumeur que la bouche de la malade avait répandue parmi
les Sœurs. Cette nouvelle ne la fit nullement douter de la pureté de sa
fille, mais l'excita au plus haut point contre Andrée. Elle vint trouver
notre sainte et, le cœur tout gonflé de colère, elle se mit à crier et à
lui dire: " Ne t'ai-je pas dit bien des fois déjà de ne plus servir
cette puante vieille? Vois maintenant de quel prix elle a payé tes
soins ! Elle t'a honteusement diffamée auprès de toutes tes Sœurs. Si tu
continues de la soigner ou seulement d'en approcher, je ne t'appellerai
plus ma fille. " Tout cela n'était qu'artifice de l'ennemi, qui voulait
empêcher une œuvre aussi sainte, Catherine, en entendant sa mère, se tut
un instant, puis elle s'approcha et, se mettant à genoux devant elle,
lui dit humblement: " Très douce mère, est-ce que l'ingratitude des
hommes empêche Dieu d'exercer tous les jours Sa miséricorde envers les
pécheurs ? Est-ce que Notre-Seigneur, sur la croix, a cessé d'opérer le
salut du monde, à cause des injures qu'on lui a dites? Votre charité
sait bien que, si j'abandonnais cette malade, personne d'autre ne
l'assisterait et qu'elle mourrait faute de secours. Devons-nous être
l'occasion de sa mort? Elle a été séduite par le diable, peut-être
va-t-elle être éclairée par le Seigneur, et reconnaître son erreur. "
Ayant demandé en ces termes la bénédiction de sa mère, Catherine revint
à la malade et la servit aussi joyeusement que si Andrée n'en eût jamais
dit le moindre mal. Celle-ci en fût tout interdite, et, ne surprenant
dans la vierge aucune trace de trouble, elle fut obligée de s'avouer
complètement vaincue. Alors elle commença de rentrer en elle-même, et
son repentir fut d'autant plus vif qu'elle éprouvait mieux chaque jour
la persévérance de sa bienfaitrice.
Le Seigneur eut enfin pitié
de cette vieille, et lui envoya, pour glorifier son épouse, la vision
suivante:Un jour que la servante du Christ était entrée dans la chambre
et s'était approchée de la malade, celle-ci vit se répandre tout autour
de son lit une lumière qui descendait d'en-haut, et dont le charme et la
douceur lui faisaient oublier complètement toutes ses peines. Tandis
qu'ignorant la cause d'une telle nouveauté, elle regardait de tous les
côtés, elle vit le visage de la vierge transfiguré et transformé. Ce
n'était plus Catherine, fille de Lapa, c'était une majesté angélique,
que la lumière enveloppait de toute part, comme un vêtement. A cette
vue, Andrée sentit de plus en plus son cœur pénétré de componction, et
se reprocha intérieurement d'avoir donné libre cours à sa mauvaise
langue contre une vierge si sainte. Cette vision, qui était matérielle (par
opposition à imaginaire), et éclatait aux yeux de l'infirme, dura
quelques instants, puis s'évanouit comme elle était venue. Après la
disparition de cette lumière, notre vieille se sentit tout à la fois
consolée et triste, mais de cette tristesse qui rend juste, au
témoignage de l'Apôtre (2Co 7,10) Bientôt elle demande pardon à
la vierge, avec des sanglots et des gémissements, elle s'accuse de
l'avoir gravement offensée et très faussement diffamée.
On eût dit que la lumière
extérieure de la vision avait apporté avec elle une lumière intérieure,
qui avait révélé à la malade toutes les tromperies de Satan. En
entendant ces aveux, la vierge du Seigneur se précipite dans les bras de
celle qui l'avait calomniée et la console de son mieux. Elle l'assure
qu'elle n'a jamais songé à l'abandonner, qu'elle ne s'est pas sentie
offensée le moins du monde, et lui dit: " Je le sais bien, très douce
Mère, c'est l'ennemi du genre humain qui a perpétré tous ces scandales;
votre esprit a été trompé par ses prodigieuses illusions, ce n'est pas à
vous, c'est à lui que je dois en vouloir; à vous, je ne dois que
remerciements pour le zèle que vous mettiez, comme la meilleure des
amies, à veiller sur ma vertu. " C'est par ces paroles et autres
semblables que Catherine consolait sa calomniatrice, puis, ayant fait
avec soin tout ce que son service demandait, elle se hâta de rentrer
dans sa cellule, pour ne pas perdre de temps.
Mais Andrée, reconnaissant
de tout cœur sa faute, dit à tout venant, avec larmes et sanglots,
combien elle s'est trompée et comment elle a été persuadée et séduite
par le démon. Elle se proclame coupable. Elle affirme que la vierge,
contre laquelle elle a parlé, est non seulement pure, mais sainte et
remplie de l'Esprit de Dieu. Certaines visiteuses lui demandent plus
secrètement et avec plus d'insistance comment elle peut être sûre de ce
qu'elle atteste, au sujet de la sainteté de la vierge. Elle répond
toujours, avec une chaleureuse conviction, qu’elle n'a jamais senti, ni
connu ce qu'étaient les douceurs et les consolations spirituelles, avant
d'avoir vu Catherine transfigurée devant elle et entourée d'ineffable
lumière. On la presse de dire si elle a vu cela des yeux du corps; elle
l'affirme, mais elle avoue ne trouver nulle parole qui puisse exprimer
la beauté de cette lumière et la suavité qui remplit alors son âme. Ce
fut, pour notre sainte, la cause d'une renommée plus grande et plus
éclatante parmi les hommes, et l'antique ennemi, qui avait cru dénigrer
Catherine, vit tous ses efforts aboutir, malgré lui, sous l'intervention
de l'Esprit-Saint, à l'exaltation de notre vierge. Au milieu de ce
triomphe, la sainte ne se laissa pas plus enorgueillir par le succès,
qu'elle ne s'était laissée abattre par l'adversité. Elle continua, sans
se lasser, son oeuvre de charité et s'appliqua de tout son cœur à
connaître son néant. Toute sa beauté ne venait-elle pas de Celui-là seul
qui a l’Être. Cependant l'infatigable ennemi, qu'on peut bien vaincre,
mais non pas tuer, revint à ses premières tentatives, et essaya
d'abattre par de nouvelles révoltes de l'estomac la jeune athlète
triomphante.
Un jour que la servante du
Christ avait découvert l'horrible ulcère pour le laver, la plaie, rendue
plus infecte encore par une action du démon, répandit une odeur
tellement suffocante que le cœur de la sainte en fut tout soulevé, et
des nausées insurmontables s'emparèrent de son estomac. La vierge du
Seigneur en eut l'âme d'autant plus affligée qu'eu ces jours-là la grâce
de l'Esprit-Saint avait donné, par de nouvelles victoires, de nouvelles
perfections à ses vertus. Elle s'emporte d'une sainte colère contre son
propre corps et lui dit: " Par la vie du Très-Haut, le très doux Époux
de mon âme, tu vas recevoir dans tes entrailles ce qui te fait tant
d'horreur. " Elle recueille aussitôt dans une écuelle la lavure et le
pus de cette hideuse blessure, et, se retirant à l'écart, elle avale
tout ce breuvage. Cela fait, elle vit cesser aussitôt toute tentation de
dégoût. Je me rappelle qu'un jour où, en sa présence, on eut l'occasion
de me raconter cette histoire, elle la compléta en me disant secrètement
à voix basse: " Jamais, depuis ma naissance, je n'ai pris nourriture ou
boisson si suave et de si bon goût. " J'ai trouvé dans les écrits du
Frère Thomas qu'elle avait eu pareille impression quand elle avait
appliqué son visage sur l'ulcère, comme nous l'avons raconté plus haut.
Elle a secrètement avoué à ce Frère, qu'en ce moment elle sentit une
odeur des plus douces et fort délectable. Je ne sais, lecteur, si vous
pèserez bien tout ce qui vient d'être dit; pour moi, je vais ajouter à
ce récit, aussi brièvement que possible, les enseignements que le
Seigneur a donnés à la suite de ce fait.
L'épouse du Christ, après
avoir reçu de son Époux toutes des victoires, vit apparaître, pendant sa
prière, dans la nuit qui suivit son dernier triomphe, le Sauveur du
monde, Notre-Seigneur Jésus-Christ. Il lui montra les cinq plaies
sacrées de son corps, reçues au jour où il fut crucifié pour notre
salut, et lui dit: " Ma bien-aimée, tu as soutenu pour moi bien des
combats, et jusqu'ici, avec mon secours, tu as toujours eu la victoire.
Aussi m'es-tu devenue bien gracieuse et bien agréable. Mais hier en
particulier, tu as mérité tout l'excès de mes complaisances. Car non
seulement tu as méprisé les délectations des sens, tenu pour rien
l'opinion des hommes, et triomphé des tentations de l'ennemi, mais tu as
vraiment foulé aux pieds l'instinct naturel de ton propre corps, quand,
dans l'ardeur de ta charité, tu as pris si joyeusement un si horrible
breuvage. C'est pourquoi, je te le dis, de même que dans cet acte tu
t'es élevée au-dessus de la nature, ainsi vais-je te donner une boisson
qui dépasse tout ce qui est habituellement accordé à la nature
humaine. " Et, mettant la main droite sur le cou de la vierge, il
approcha celle-ci de la blessure de son divin côté : "Bois, lui dit-il,
ma fille, bois à mon côté, un breuvage qui remplira ton âme de tant de
suavité que cette suavité fera sentir ses admirables effets jusque dans
ton corps méprisé à cause de moi. " Catherine, se voyant ainsi placée à
l'ouverture de la fontaine de vie, appliqua, sur la plaie sacrée, la
bouche de son corps, mais bien plus encore celle de son âme; et, pendant
un assez long espace de temps, elle puisa à cette source, avec autant
d'avidité que d'abondance, un ineffable breuvage, dont on ne saurait
expliquer les merveilleuses propriétés. Enfin, sur un signe du Seigneur,
elle se détacha de cette fontaine sacrée. Elle était tout à la fois
rassasiée et altérée, et la satiété ne mettait pas de dégoût dans son
âme, pas plus que la soif n'y engendrait de peine.
O Seigneur d'ineffable
miséricorde, combien vous êtes doux à ceux qui vous aiment! combien vous
êtes suave à ceux qui savent vous goûter! mais que n'êtes vous pas pour
ceux que vous abreuvez si merveilleusement! Je pense, Seigneur, que ceux
qui n'ont pas fait l'expérience de pareilles merveilles ne peuvent pas,
plus que moi, les comprendre pleinement. Elles nous sont aussi inconnues
que les couleurs aux aveugles, que les sons de la mélodie aux sourds.
Cependant, pour n'être pas tout à fait ingrats, nous contemplons et nous
admirons, comme nous pouvons, les grandes grâces que vous accordez
libéralement à vos saints, et dans la mesure de nos forces nous
remercions bien pauvrement Votre Majesté.
Quant à vous, lecteur, je
vous en prie, ne passez pas inattentif sur un acte où notre aimable
vierge a montré une vertu si grande et si extraordinaire. Considérez, je
vous le demande, cette charité, racine de tout bien, qui a décidé
Catherine à prendre un service si répugnant pour les sens. Contemplez,
je vous en conjure, la ferveur de cette même charité, cause d'une si
longue persévérance dans ce service, malgré les révoltes de la nature.
Remarquez, je vous en supplie, la fermeté de cette incomparable
constance, qu'une diffamation si honteuse n’a pu briser, et que les
procédés odieux de la calomniatrice n'ont pu ébranler. Voyez enfin
comment cette âme, fermement établie dans le Christ, ne s'est point
laissé enorgueillir par la louange, et comment elle a su s’élever
au-dessus de la chair, non pas en quittant cette chair, mais en
s'opposant à ses instincts naturels, et en obligeant ses entrailles à
recevoir ce qui faisait horreur à sa vue. Non seulement des actes aussi
héroïques ne sont pas communs, mais on trouverait à peine, je crois, un
petit nombre de fidèles qui en soient capables, surtout en notre temps,
où ceux qui en font de semblables sont rares comme les phénix. Aussi
écoutez encore quel fut le résultat de tout cela. Après s'être abreuvée
au côté du Sauveur, l'âme de notre sainte vierge fut remplie d'une grâce
si abondante que son corps éprouvant les effets de cette surabondance,
ne prit jamais et ne put jamais prendre depuis ce moment de nourriture
matérielle, comme auparavant. Mais nous parlerons plus au long et plus
spécialement tout à l'heure de cette merveille, car, ce chapitre quoique
aussi bien important, sa longueur m'oblige de le finir.
J'ai déjà cité ses témoins,
inutile de répéter leurs noms. Cependant je tiens à protester, tant pour
le présent que pour l'avenir, que j'ai pris tous mes renseignements,
dans les confessions que la sainte m’a faites à moi personnellement,
dans les écrits de Frère Thomas son premier confesseur, et dans les
récits des Frères de mon Ordre, ou de personnes tout à fait dignes de
foi, compagnes de Catherine. J'ai déjà donné plus haut les noms de ces
personnes, et quand ce sera nécessaire, je les donnerai encore.