Le Roi de paix ayant élevé
pour la garde de Jérusalem la tour du Liban dans la direction de
Damas,le roi de Babylone, roi d'orgueil et ennemi de la paix, en frémit;
aussitôt il mobilise contre elle son armée et s'efforce de la démolir.
Mais le premier Roi, auteur et défenseur de la paix, a prévu cette
attaque et pris ses mesures pour la repousser. Il environne sa tour
d'admirables et inexpugnables murailles. Contre ces murailles, les
traits de l'ennemi non seulement viennent se briser, mais, renvoyés
d'une façon merveilleuse, ils s'en vont frapper et abattre ceux qui les
ont lancés. Et voici maintenant ce que je voulais vous dire sous cette
figure. L'antique serpent, comprenant que notre jeune sainte allait
s'élever aux grands sommets des vertus parfaites, craignit, ainsi qu'il
arriva, de la voir, non seulement se sauver elle-même, mais devenir
cause de salut pour un grand nombre d'âmes et défendre, tant par ses
mérites que par sa doctrine, la sainte cité de l'Eglise catholique.
Alors il employa toutes les ressources de sa malice à la séduire par
mille artifices. Mais, dans sa grande miséricorde, le Seigneur ne laissa
à l'ennemi libre champ que pour embellir la couronne de son épouse. Il
munit Catherine d'armes spirituelles si puissantes qu'elle gagna plus à
la guerre qu'à la paix. Il lui inspira la pensée de demander à Dieu
l'esprit de force, ce qu'elle fit sans relâche, jour et nuit. Puis, ce
même Dieu très clément qui l'avait inspirée, voulant ensuite exaucer sa
longue prière, lui donna les instructions suivantes :
" Ma fille, lui dit-il, si
tu veux acquérir la vertu de force, il te faut m'imiter. Je pourrais,
par ma vertu divine, annihiler les puissances de l’air ( Le démon,
Eph 2,2) ou prendre n’importe quel moyen pour en triompher, et
cependant, dans le but de vous donner en exemple les actes de mon
humanité, j'ai voulu vaincre par la voie de la croix, et pratiquer ce
que ma parole vous enseignait. Voulez-vous être forts pour vaincre toute
puissance ennemie, recevez la croix comme un soulagement pour votre
cœur. Ainsi l'ai-je reçue ; mon Apôtre en témoigne, ce fut grande joie
pour moi de courir à une croix Si ignominieuse et si dure (Hb 12,2
). Choisissez les peines et les afflictions, non seulement pour les
porter patiemment, mais pour les embrasser comme une consolation; et
elles sont vraiment des consolations, car plus vous en souffrez pour
moi, plus vous me devenez semblables. Mais si, par vos souffrances, vous
conformez votre vie à la mienne, il s'ensuivra nécessairement, selon la
doctrine de mon Apôtre, que vous devrez recevoir aussi même grâce et
même gloire (Rm 8,17). Reçois donc, ma fille, hm cause de moi,
comme amer, ce qui est doux, et comme doux, ce qui est amer; et ne doute
point qu'après cela tu ne sois forte en toutes circonstances. Ces
paroles ne tombèrent pas dans une oreille inattentive. Dès ce moment
Catherine arrêta fortement en son âme la résolution de mettre sa
jouissance dans les tribulations. Ainsi qu'elle me l'a secrètement
confessé, cette résolution était telle que rien d'extérieur ne la
reposait en cette vie, comme les afflictions et les souffrances. Elle
avouait que, sans cela, elle eût souffert bien impatiemment d'être
retenue dans son corps. Mais, pour l'avantage de supporter ces
afflictions, elle acceptait volontiers de ne recevoir que plus tard la
couronne céleste, sachant qu'à cette couronne ses peines ajoutaient
chaque jour de nouveaux fleurons.
Le Roi du ciel et de la
terre ayant ainsi armé sa tour avec cet enseignement tout plein de
force, il ouvrit la voie aux ennemis et leur permit d'approcher et
d'essayer comment ils pourraient forcer l'entrée de cette tour. Leurs
odieux bataillons arrivent aussitôt, ils s'efforcent de l’entourer de
tous côtés, afin de la priver de tout secours et de saper de toutes
parts ses fondements. Ils commencent par les tentations de la chair non
seulement ils envoient à la sainte des imaginations impures qui la
troublent à l'intérieur, des illusions et songes qui agitent son
sommeil, mais ils recourent à des visions manifestes, ils prennent pour
cela des corps aériens, ils remplissent de fantômes lascifs les yeux et
les oreilles de Catherine, ils les lui servent sous mille et mille
formes diverses. La plume a horreur de rapporter de tels combats ; mais
te récit de la victoire sera pour les âmes pures d'un charme
incomparable.
Catherine s'en prend alors
très courageusement à elle-même, c'est-à-dire à sa chair et à son sang,
elle macère sa chair avec une chaîne de fer, elle répand son sang. Elle
prolonge tellement ses veilles accoutumées du elle en vient à se priver
presque complètement de sommeil. Ses ennemis ne cessent pas pour autant
la lutte commencée; ils prennent, comme je l'ai dit, des corps aériens,
ils multiplient les images et les apparitions fantastiques, ils se
pressent en foule sous les yeux de Catherine, ils la plaignent, ils lui
donnent conseil et lui disent tout d'abord : " Pauvre fille! pourquoi
tant t'affliger inutilement? Que gagneras-tu aux tourments d'une si
grande pénitence? Penses-tu pouvoir persévérer dans ces pratiques?
Jamais tu ne pourras continuer, à moins que tu ne veuilles te tuer
toi-même, être homicide de ton propre corps. Mieux vaut pour toi
renoncer à cette sottise, avant que tu ne sois complètement anéantie. Tu
es encore à l'âge où l'on peut goûter les joies du monde. Tu es jeune,
ton corps retrouvera bien vite sa vigueur. Vis comme les autres femmes
et donne le jour à des fils qui augmentent le nombre des hommes. Tu
désires plaire à Dieu? Mais n'y a-t-il pas aussi des saintes qui se sont
mariées? Vois Sara, Rebecca, Lia, Rachel ! Pourquoi as-tu choisi cette
vie singulière où tu ne pourras jamais persévérer.
A tous ces discours notre
vierge n'opposait qu'une prière continue, et posait une garde à sa
bouche pendant tout le temps que le Pécheur se dressait contre elle (Ps
28,12). Elle ne répondait rien, sauf lorsque ces visions lui
suggéraient qu'elle ne persévérerait pas, afin de lui faire tout
abandonner. Alors elle disait simplement: " Je mets ma confiance en
Notre-Seigneur Jésus-Christ et non pas en moi. " Le tentateur ne put
obtenir d'elle aucune autre réponse, mais elle demeurait toujours
constante dans sa prière. Elle nous donnait à nous qui vivions avec elle
cette règle générale, qu'au moment des tentations, nous ne devons jamais
nous mettre à discuter avec l'ennemi. Il ne cherche, disait-elle, qu'à
nous faire accepter une discussion, car il a confiance dans la grande
subtilité de sa malice, et il pense nous vaincre par ses raisons
sophistiques. De même qu'une femme chaste ne doit rien répondre à celui
qui lui propose l'adultère, mais le fuir autant que possible, ainsi
l'âme qu'un chaste amour unit au Christ ne doit jamais répondre à
l'ennemi qui la tente, mais elle doit recourir à son Epoux dans la
prière et placer en lui toute la confiance dont est capable une âme
remplie de foi, car c'est la foi qui nous fait triompher de toutes les
tentations. Voilà donc comment l'épouse du Seigneur savait combattre
Sisara et lui perforer les tempes avec le clou d'une prière vivifiée par
la foi ( Juges 4, 20-21). L'ennemi s'en aperçut, et laissant là
les paroles de persuasion, il eut recours à un autre genre d'attaque. Il
formait des images d'hommes et de femmes qui présentaient à la vue et
aux oreilles de la sainte de honteuses unions, des actes hideux, des
paroles obscènes. Leurs troupes abominables couraient autour de la
vierge et la provoquaient au péché honteux par leurs hurlements et leurs
cris. O mon Dieu! quel ne fut pas alors le tourment de cette âme ! il
lui fallait voir et entendre ce qu'elle avait le plus en horreur. A
cette affliction s'en ajoutait une autre. L'Époux, qui avait coutume de
la visiter si souvent, et de lui prodiguer miséricordieusement ses
consolations, paraissait pour lors s'être éloigné, et semblait ne plus
lui offrir aucun secours ni visiblement ou invisiblement. De là, sans
aucun doute, un débordement de tristesse dans l'âme de la sainte, qui
s'appliquait néanmoins, tout entière et sans relâche, à la mortification
de la chair et à la prière. Instruite par l'Esprit du Seigneur, elle
avait trouvé, pour déjouer les embûches de l’ennemi, une sage pratique,
qu'elle a enseignée dans la suite à bien d'autres personnes. Il arrive
en effet, souvent, disait-elle, qu'une âme éprise de Dieu sent la
ferveur de son esprit tomber. Cela peut venir, ou d'une providence
spéciale de Dieu, ou de quelque faute, ou des derniers stratagèmes de
l'ennemi. Et cette âme descend quelquefois presque jusqu'à la froideur.
Certains imprudents, se voyant ainsi privés de leurs consolations
accoutumées, abandonnent leurs exercices habituels de prière, de
méditation, de lecture, de pénitence. De ce fait, ils s'affaiblissent
davantage encore, et si l'on peut parler ainsi, ils font la joie de
l'ennemi, qui ne cherche qu'à abandonner aux soldats du Christ les armes
de leur victoire. L'athlète prudent du Christ, quel que soit le degré de
refroidissement intérieur, qu'il croit sentir en lui-même, doit donc
continuer toujours ses exercices spirituels, et ne pas les quitter ou
les diminuer pour cette cause, mais ami contraire les multiplier.
Voilà ce que le Seigneur
apprit à notre vierge, et ce qu'elle mit en pratique. Dans cette sainte
haine pour elle-même que nous avons plus haut décrite, elle se disait :
" O la plus vile des créatures! es-tu vraiment digne de quelque
consolation? Ne te souviens-tu pas de tes péchés? Quel sentiment as-tu
de toi-même, malheureuse? Si tu échappes à la damnation éternelle, cela
ne suffit-il pas, quand même il te faudrait pendant toute ta vie
souffrir ces peines et ces ténèbres spirituelles? Pourquoi tomber à
cause de cela dans la paresse et la tristesse? Si tu peux éviter les
peines éternelles, tu es sûre d'avoir toute l'éternité pour te consoler
avec le Christ. Est-ce pour les consolations de cette vie que tu as
choisi de le servir? N'est-ce pas pour jouir de Lui dans l'éternité?
Relève-toi donc! n'abandonne rien de tes pratiques ordinaires, au
contraire, ajoute toujours quelque chose aux louanges que tu adresses
habituellement au Seigneur. Avec ces traits d'humilité; notre sainte
frappait et transperçait le roi de l'orgueilleuse Babylone, tout en
s'assurant à elle-même le secours réconfortant des paroles de la
sagesse. Cependant, ainsi qu'elle me l'a confessé, la multitude des
démons qu'il lui semblait voir dans sa chambre était si grande, il y
avait tant d'excitation au mal dans leurs mauvaises suggestions, qu'elle
fuyait volontiers cette chambre, du moins pour un certain temps. Elle
restait alors à l'église plus longtemps que de coutume. Les persécutions
de l'enfer la poursuivaient jusque-là, mais elles y étaient plus
tolérables. Si cela lui eût été permis, elle eût imité saint Jérôme, et
se fût enfuie à travers les vallées et les collines afin de pouvoir
s'épargner la vue de démons si abominables, et de leurs actes
monstrueux. Chaque fois en effet qu'elle revenait à sa cellule, elle
retrouvait ces mêmes démons, avec leurs paroles et leurs actions
honteuses. Leur multitude était telle qu'on eût dit un essaim de mouches
importunes, qui remplissait tout l'appartement. Catherine, se réfugiant
alors dans la prière, criait vers le Seigneur, jusqu'à ce que
l'infernale tentation s'adoucit quelque peu. Après plusieurs jours d'un
pareil tourment, notre sainte s'étant prosternée pour prier, en revenant
de l'église, fut illuminée d'un rayon de l'Esprit-Saint. Son
intelligence s'ouvrit, et elle se rappela comment, peu de temps
auparavant, elle avait demandé au Seigneur le don de force, et comment
le Seigneur lui avait appris à l'obtenir. Elle comprit aussitôt le
mystère de ces tentations, et, toute réjouie intérieurement, elle prit
la ferme résolution de supporter toutes ces peines d'un cœur joyeux,
aussi longtemps que tel serait le bon plaisir de sou Epoux. C'est alors
qu'un de ces démons, peut-être plus audacieux et plus mauvais que les
autres, tint à notre sainte ce langage : " Malheureuse, que vas-tu
faire? Passeras-tu toute ta vie dans ce misérable état? Nous ne
cesserons pas jusqu'à la mort de te persécuter, tant que tu n'auras pas
consenti à nos suggestions." Catherine, se souvenant de l'enseignement
reçu, lui répondit avec une pleine assurance: " J'ai choisi les peines
pour mon repos et ma consolation; ce n'est donc pas pour moi une
difficulté; bien plus, ce m'est un plaisir de supporter, au nom du
Sauveur, ces peines et d'autres encore, aussi longtemps que le voudra sa
Majesté. " A ces paroles, toute la troupe des démons ainsi confondus
s'évanouit, une grande lumière, descendant d'en-haut, illumina toute la
chambre et, au milieu de cette lumière, apparut le Seigneur Jésus-Christ
crucifié, tel qu'au jour où, tout couvert de son propre sang, il
pénétra, grâce à la vertu de ce sang, dans les saints tabernacles (Hb
9,12). Du haut de sa croix, il appela notre vierge et lui dit : " Ma
fille, Catherine, vois-tu combien j'ai souffert pour toi? Ne trouve donc
pas trop lourd d'avoir à souffrir pour Moi."
Puis il prit une autre forme
pour s'approcher davantage de la sainte et la consoler. Il lui parlait
doucement du triomphe qu'elle venait d'obtenir dans ce combat.
Catherine, imitant Antoine, lui dit alors : " Et où étiez vous, mon
Seigneur, quand mon cœur était tourmenté par tant de turpitudes? -
J'étais dans ton coeur, répondit le Seigneur. Elle reprit : "Seigneur,
je ne doute nullement de votre vérité et ne veux manquer en rien au
respect dû à votre Majesté; mais comment puis-je croire que vous
habitiez dans mon cœur alors qu'il n'était rempli que de pensées
immondes et honteuses? - Ces pensées et tentations apportaient-elles à
ton coeur joie ou tristesse, plaisir ou chagrin? - Une tristesse et un
chagrin sans bornes. - Et qui donc causait en toi cette tristesse, si ce
n'est moi, qui me tenais caché au milieu de ton coeur. Sans ma présence,
ces pensées auraient pénétré dans ta volonté, tu y aurais pris plaisir.
Mais, parce que j'étais là, elles déplaisaient à ton âme, tu voulais
alors chasser loin de toi ces imaginations, comme d'odieuses
suggestions, et comme tu ne le pouvais pas au gré de tes désirs, de là
ta tristesse et ton chagrin. C'est moi qui faisais tout cela et qui
défendais contre les ennemis ton cœur tout entier. Je me cachais à
l'intérieur et je te laissais dans le trouble à l'extérieur, autant que
cela pouvait être utile à ton salut. Le temps que j'avais fixé pour ce
combat étant écoulé' j'ai laissé ma lumière rayonner jusqu'au dehors,
aussitôt les ténèbres de l'enfer se sont évanouies et enfuies, car elles
ne peuvent habiter avec la lumière ( 2 Co 4,14). N'est-ce pas un
rayon de ma lumière qui t'a appris tout à l'heure que ces peines étaient
bonnes pour te faire acquérir la force et que tu devais les supporter de
bon cœur tant que cela me plairait? Tu t'es alors offerte à porter de
tout coeur ces mêmes peines et aussitôt elles se sont évanouies
d'elles-mêmes par la seule manifestation de ma présence; car mon plaisir
n'est pas dans les souffrances des justes, mais dans leur volonté de
porter courageusement ces souffrances. Et, pour te faire entendre plus
parfaitement et plus aimablement ce que je viens de dire, je te donnerai
l'exemple de mon corps. Quand mon corps souffrait si cruellement et
mourait sur la croix, et quand ensuite il gisait inanimé dans le
sépulcre, qui donc eût pensé que ce corps avait toujours en lui une vie
latente, dont rien ne pouvait le séparer. Certes, ni les étrangers et
les méchants, ni même mes Apôtres, ne pouvaient croire pareille chose.
Tous avaient perdu la foi et l'espérance. Et cependant, bien qu'en toute
vérité mon corps ne vécût plus de la vie qu'il recevait de l'âme, il
gardait cependant son union à cette vie sans limites, qui fait vivre
tous les vivants. C'est grâce à la vertu de cette vie qu'au temps fixé
par l'éternel décret il fut réuni à son âme et reçut une énergie vitale
et des facultés bien supérieures à celles de son premier état; car il
jouit dès lors de l'immortalité, de l'impassibilité et des autres dons,
qu'il n'avait pas reçus tout d'abord. Cette vie de la nature divine,
unie à mon corps, se cacha donc quand elle le voulut, et quand elle le
voulut aussi, elle fit éclater sa vertu. Mais je vous ai créés à mon
image et à ma ressemblance; bien plus, en prenant votre nature, je me
suis fait semblable à vous. En conséquence, je ne cesse plus de
travailler à vous rendre semblables à moi, autant que vous en êtes
capables, et je m’efforce de renouveler en vos âmes, alors qu'elles
marchent vers le ciel, tout ce qui s'est passé dans mon corps. Ainsi
donc, ma fille, parce que tu as fidèlement combattu, non par ta propre
vertu, mais par la mienne, tu as mérité une augmentation de grâce; c'est
pourquoi, désormais, je t'apparaîtrai plus fréquemment et plus
familièrement."
Ainsi finit cette vision;
mais notre sainte en demeura si remplie de suavité et de douceur qu'il
serait ridicule de penser que la parole ou la plume pussent décrire
parfaitement un pareil état. Le cœur de la vierge trouvait en
particulier un charme incomparable à la parole du Seigneur qui l'avait
appelée sa fille, et lui avait dit " Ma fille, Catherine. " Aussi, quand
elle eut rapporté cette vision à son confesseur, le pria-t-elle de lui
continuer cette même appellation, afin que toujours ce même charme se
renouvelât en son coeur.
Depuis ce moment, le très
saint Époux de Catherine se mit à vivre si familièrement avec elle que
tout homme, ignorant ce qui précède, trouverait notre récit incroyable
ou ridicule. Mais l'âme qui a goûté combien la suavité (Ps 23,9)
et la bénignité du Seigneur dépassent toute conception humaine, non
seulement ne trouvera dans ces faits aucune impossibilité ; mais elle y
verra une grande ressemblance et une réelle convenance. Le Seigneur
apparaissait donc très souvent à notre sainte, il restait avec elle plus
longtemps que de coutume, il amenait avec Lui quelquefois sa très
glorieuse Mère, d'autres fois le bienheureux Dominique, parfois même
l'un et l'autre, ou bien encore Marie-Madeleine, Jean l'Evangéliste,
l'Apôtre Paul, et quelques autres saints, ensemble ou séparément, selon
qu'il Lui plaisait. Mais le plus souvent il venait seul et s'entretenait
avec Catherine, comme un ami avec son ami le plus intime. Souvent même,
elle me l'a confessé secrètement et en rougissant, le Seigneur se
promenait avec elle dans la chambre, ils disaient ensemble les psaumes,
comme l'auraient fait deux religieux ou deux clercs récitant l'office. O
témoignage de familiarité étonnante, merveilleuse et vraiment inouïe
pour notre temps ! Et cependant, lecteur, cela ne doit pas vous paraître
incroyable, si vous voulez bien considérer ce que nous avons déjà dit et
ce que nous allons dire, et si, en même temps, vous réfléchissez
attentivement à l'abîme de la divine
Bonté. Chaque saint reçoit
en effet un don particulier, dont la possession lui assure une joie
toute spéciale. De cette façon ce n'est pas seulement dans tous les
saints, mais dans chacun d'eux qu'apparaît la sublimité de la souveraine
Magnificence. Le Prophète nous l'a dit : " Selon la mesure de votre
sublimité, vous avez multiplié les fils des hommes (Secundum
altitudinem tuam multiplicasti filios hominum. Ps. 11,9 Multiplier,
c'est augmenter le nombre d'individus distincts. Il est donc naturel que
Dieu, multipliant lui-même les saints, imprime le sceau de sa puissance
infinie dans le caractère distinctif de chacun de ses saints.) "
C'est donc selon la mesure de sa propre sublimité que le Seigneur
multiplie les fils des hommes. Or les sens nous disent que chaque homme
se distingue des autres par quelque caractère particulier. Chaque saint
doit donc se distinguer de tous les autres par quelque grâce spéciale.
Rien donc d'étonnant, si l'on raconte d'un saint des merveilles qu'on
n'a jamais trouvées chez les autres.
Et puisque nous parlons ici
de la psalmodie, je dois vous dire, lecteur, que cette vierge savait
lire, sans l'avoir appris d'aucun homme de ce monde. Je dis qu'elle
savait lire, et non pas parler latin, mais simplement lire et prononcer
les syllabes. Elle me raconta à ce sujet, que, voulant réciter les
louanges divines et les heures canoniques, elle avait résolu d'apprendre
à lire. S'étant fait écrire un alphabet, elle l'étudiait avec le secours
d'une compagne. Après avoir travaillé pendant plusieurs semaines sans
parvenir à l'apprendre, elle imagina d'avoir recours à la grâce de Dieu,
pour éviter cette perte de temps. Un matin, elle se prosterna en prière
devant le Seigneur et lui dit : "S'il vous plaît, Seigneur, que je sache
lire, afin de pouvoir chanter les Psaumes et vos louanges dans les
Heures canoniques, daignez m'enseigner ce que je ne puis apprendre de
moi-même, sinon, que votre volonté soit faite, car je suis disposée à
rester bien volontiers dans mon ignorance et à employer de meilleur cœur
encore à d'autres pieuses méditations le temps que vous m'accordez. " O
merveille! et signe manifeste de la vertu divine! Avant que notre sainte
se fût relevée de sa prière, elle avait été si bien instruite par Dieu,
qu'une fois debout, elle put déchiffrer tous les caractères, aussi
rapidement et aussi bien que l'homme le plus instruit. J'en fis moi-même
l'expérience, et ce qui m'étonna le plus, c'est que tout en lisant très
rapidement, elle n'était pas capable d'épeler, quand on le lui
demandait. Bien plus, elle connaissait à peine les lettres. Dieu l'avait
ainsi voulu, je crois, pour que le miracle fût plus manifeste. Après
avoir reçu cette grâce, elle se procura des livres contenant l'office
divin et commença à lire les psaumes, les hymnes et autres pièces qui
constituent l'office canonique. Parmi les prières qu'elle récitait
ainsi, elle nota tout particulièrement et retint jusqu'à la mort le
verset qui commence chaque Heure : Deus in adjutorium meum intende,
Domine ad adjuvandum me festina. Cette invocation, traduite en langue
vulgaire, revenait souvent sur ses lèvres. Plus tard, son âme s'élevait
à une contemplation de plus en plus parfaite, ses prières vocales
cessèrent peu à peu. A la fin, ses extases devinrent si fréquentes
qu'elle pouvait à peine réciter l'oraison dominicale, sans que son
esprit fût ravi hors des sens. Avec la grâce de Dieu, nous exposerons
cela plus loin. Pour le moment, finissons ce chapitre et passons au
suivant, où nous terminerons cette première partie, si toutefois le
Seigneur veut bien nous accorder une grâce plus puissante encore.
J'ai puisé tout ce que ce
chapitre contient dans les confidences faites par la sainte à ses
confesseurs, et dans ses lettres, lettres où, suivant l'exemple d'autres
écrivains, elle raconte, comme étant arrivés à une personne étrangère,
les faits de sa vie personnelle.