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Thomas de Villeneuve
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Saint Thomas, qui
fut l'ornement de l'église d'Espagne dans ces derniers temps, naquit
en 1488 à Fuentana, en Castille. Il reçut le surnom de
Villeneuve, de Villanova de los Infantes, petite ville où il fut
élevé, et qui n'est qu'environ à deux milles
Il montra dans les écoles de Villanova qu'il était doué d'un esprit excellent. Lorsqu'il eut atteint l'âge de quinze ans, ses parents l'envoyèrent à l'université d'Alcala, fondée depuis peu par le cardinal Ximenès, qui fut premier ministre sous Ferdinand et Charles Quint. Il y fit ses études avec le plus grand succès, et ses talents lui méritèrent une place dans le collège de Saint-Ildefonse. Ses bons exemples engagèrent plusieurs de ses compagnons d'étude à marcher dans les voies de la perfection. Il mortifiait ses sens par toutes les austérités que lui inspirait son zèle pour la pénitence. Il partageait tout son temps entre la prière, l'étude et les œuvres de charité ; en sorte qu'il ne lui en restait point pour le plaisir et les amusements. Après avoir passé onze ans à Alcala, il fut reçu maître-ès-arts, et choisi pour professeur de philosophie. Il était alors dans la vingt-sixième année de son âge. Son père avait fait bâtir une maison qu'il lui destinait, quand il aurait achevé le cours de ses études ; mais il en fit un hôpital, du consentement de sa famille. Ayant enseigné deux ans à Alcala, on l'attira à Salamanque pour y exercer le même emploi avec de plus grands avantages. L'université de cette ville avait été fondée en 1200, par Alphonse IX, Roi de Léon, et elle était célèbre par une multitude d'hommes de mérite qu'elle renfermait dans son sein. Thomas n'accepta l'invitation qu'on lui avait faite, que pour éviter les applaudissements qu'il recevait à Alcala, et dans l'espérance d'exécuter avec plus de facilité le projet qu'il avait formé depuis longtemps, de renoncer au monde. Durant les seize années qu'il passa tant à Alcala qu'à Salamanque, il ne lui échappa jamais une parole qui pût tourner à sa louange, ou nuire au prochain. Il sut aussi se préserver de tout mouvement d'aigreur et de vanité. Il aimait le silence et la retraite, marchait toujours en la présence de Dieu, et faisait de toutes ses actions une prière continuelle. Pendant les deux ans qu'il enseigna la philosophie morale à Salamanque, il réfléchit sur la nature des différons ordres religieux, afin de connaître celui qui lui conviendrait le mieux. Il se détermina enfin pour celui des ermites de saint Augustin. Il prit l'habit à Salamanque, à peu près dans le même temps que Luther quitta le même ordre en Allemagne, par une apostasie. Il fut facile de remarquer, à la manière dont il fit son noviciat, qu'il s'était accoutumé depuis longtemps à la pratique des austérités, au renoncement à sa propre volonté, et aux exercices de la contemplation. La simplicité qui régnait dans toute sa conduite le faisait aimer de chacun des frères. On ne pouvait comprendre comment il avait oublié si promptement le rang qu'il avait occupé dans une célèbre université. Peu de temps après son noviciat, on l'éleva aux saints ordres. Il reçut la prêtrise en 1520, et dit sa première messe le jour de Noël. La pensée d'un Dieu enfant l'occupa si vivement pendant la célébration du saint sacrifice, que l'abondance des larmes qu'il versait, l'obligea de faire une pause considérable. Il éprouva souvent de semblables impressions à l'autel, surtout les jours consacrés au mystère de l'incarnation. Ses supérieurs l'employèrent bientôt à prêcher la parole de Dieu, et à administrer le sacrement de pénitence. Il s'acquitta de ces importantes fonctions avec un tel succès, qu'on le surnomma l'Apôtre de l'Espagne. Elles ne l'empêchaient point d'accomplir sa règle dans tous ses points, et il tint la même conduite pendant un cours public de théologie qu'il enseigna chez les Augustins. On l'élut successivement prieur des couvents de Salamanque, de Burgos et de Valladolid. Il fut deux fois provincial d'Andalousie, et une fois de Castille. Il remplit ces différentes places avec un zèle et une douceur qui lui gagnaient tous les cœurs, et il gouverna moins par l'autorité de sa place que par l'exemple d'une sainte vie. Sa charité le rendait en tout temps accessible à ceux qui avaient besoin de ses conseils ou de son secours. La sagesse avec laquelle il appliquait les remèdes convenables aux différentes maladies des âmes, montrait combien un peuple est heureux d'avoir des guides animés de l'esprit de Dieu. Le Saint puisait les lumières dont il avait besoin, dans l'union intime et constante de son âme avec le ciel. Il avait souvent des ravissements dans la prière, et surtout durant la célébration du saint Sacrifice. Il faisait d'inutiles efforts pour cacher ces grâces extraordinaires ; on remarquait à son visage ce qui s'était passé en lui. Il eut aussi de fréquentes extases, même en annonçant publiquement la parole de Dieu ; on en cite trois entre autres, qui lui firent interrompre quelque temps le fil de son discours, à Burgos, à Valladolid et à Tolède. L'Empereur Charles-Quint le choisit pour un de ses prédicateurs : il le mit aussi au nombre de ceux qu'il consultait ; et lorsqu'il ne l'avait point auprès de lui, il lui écrivait pour lui demander son avis. On cite le trait suivant, en preuve de l'autorité qu'il avait sur ce prince. L'Empereur avait signé la condamnation de quelques personnes de qualité, convaincues du crime de trahison. Philippe son fils, l'archevêque de Tolède, et les premiers seigneurs de la cour, eurent beau solliciter la grâce des coupables, il leur fut impossible de l'obtenir. Philippe engagea le Saint à faire de nouvelles tentatives. Celui-ci alla trouver l'Empereur, et lui parla d'une manière si persuasive, qu'il accorda ce qu'il avait refusé jusqu'alors. Les princes et les seigneurs témoignant de la surprise, Charles leur dit que quand le prieur des Augustins lui faisait quelque sollicitation, il commandait plutôt qu'il ne priait, en sorte qu'il l'amenait où il voulait, en lui persuadant que telle était la volonté du Très-Haut. «C'est, dit-il, un vrai serviteur de Dieu ; et quoiqu'il habite au milieu des hommes, il est digne de l'honneur dû à ceux qui jouissent de la couronne de l'immortalité. » Cette réputation de sainteté lui attirait un grand respect, et les personnes de tout état recevaient ses décisions comme des oracles du ciel. On ne pourrait se former une juste idée du zèle avec lequel il travaillait à procurer la gloire de Dieu, surtout parmi ceux dont la conduite lui était confiée. Il ne négligeait rien pour maintenir la discipline régulière dans son ordre. Il ne permettait point que les frères s'entretinssent de nouvelles, ni qu'ils parlassent de choses capables de les dissiper, ou d'introduire l'amour du monde dans leur retraite. Si quelqu'un des frères tombait dans une faute grave, il priait avec larmes, et s'imposait une rigoureuse pénitence, afin d'obtenir du ciel le pardon du coupable. Il supportait avec patience les infirmités et les imperfections des autres, s'accommodant aux différents caractères, et se prêtant même aux faiblesses du prochain, autant que le devoir le lui permettait. Lorsqu'il fit la visite des maisons de son ordre, en qualité de provincial, quatre choses principales attirèrent son attention : 1° le culte divin, et en conséquence, il recommandait qu'on récitât l'office avec respect et ferveur ; qu'en chantant les psaumes au chœur, on fît une pause raisonnable entre chaque verset ; que l'on tînt dans une grande propreté toutes les choses qui servaient à l'autel. 2° II insistait sur la lecture des Livres saints et de ceux qui traitaient des matières de piété, ainsi que sur l'exercice de la méditation, moyens qu'il croyait absolument nécessaires pour entretenir la piété. 3° II s'appliquait à étouffer toutes semences de division, et exhortait tous les frères à avoir les uns pour les autres une charité sincère. 4° Il avait soin que chacun fût employé selon ses talents, et qu'il remplit les places pour lesquelles il était propre. Il vint à bout par là de former ses disciples à une vertu héroïque. Plusieurs d'entre eux devinrent de célèbres missionnaires, et portèrent le flambeau de la foi en Amérique où ils convertirent un grand nombre d'infidèles. Il voulait qu'on se préparât au ministère de la parole par l'humilité, la prière et une vie sainte. C'est une folie, disait-il, que de prétendre être utile aux autres, tandis qu'on s'oublie soi-même, qu'on néglige la méditation de la loi du Seigneur, et qu'on n'examine point son propre cœur : pratiques sans lesquelles on ne peut parvenir à une parfaite régularité. Pendant que le Saint faisait la visite des maisons de son ordre, l'Empereur Charles-Quint le nomma à l'archevêché de Grenade, et lui ordonna de se rendre à Tolède. Il obéit, mais dans la vue de mettre tout en usage pour éviter l'épiscopat. Ses représentations furent si pressantes, qu'il obtint ce qu'il désirait. Quelque temps après, George d'Autriche, oncle de l'Empereur, se démit de l'archevêché de Valence, pour passer à l'évêché de Liège. Charles-Quint était alors en Flandre. Il dit d'expédier le brevet de nomination à l'archevêché vacant, en faveur d'un religieux de l'ordre de saint Jérôme. Il ne lui vint pas dans la pensée de l'offrir à Thomas de Villeneuve, parce qu'il connaissait sa répugnance pour les dignités ecclésiastiques. Le brevet fut cependant expédié sous le nom du Saint. L'Empereur surpris, en demanda la raison ; le secrétaire répondit qu'il croyait avoir entendu le nom de Thomas de Villeneuve, mais qu'il lui serait facile de rectifier la méprise qu'il avait faite. « Non, non dit le prince ; je reconnais là une providence particulière, et il faut nous conformer à sa volonté. » Il signa donc le brevet de nomination, et l'envoya au Saint, qui était alors prieur du couvent de Valladolid. Thomas de Villeneuve fut consterné de cet événement. Il employa, pour ne point accepter, les moyens qui lui avaient déjà réussi. Mais le prince Philippe d'Espagne, qui gouvernait en l'absence de son père, n'eut aucun égard à ses représentations. En même temps, l'archevêque de Tolède, et plusieurs autres personnes de la première distinction, lui firent ordonner par son provincial, en vertu de l'obéissance religieuse, et sous peine d'excommunication, de se soumettre à la volonté de l'Empereur. Les bulles du Pape Paul III étant arrivées, il fut sacré à Valladolid, par le cardinal Jean de Talavera, archevêque de Tolède. Dès le lendemain matin, il se mit en route pour Valence. Sa mère qui vivait encore, le pria de passer par Villeneuve, afin de se procurer la consolation de le voir encore une fois avant que de mourir. Mais le saint évêque ayant consulté Dieu sur la demande de sa mère, crut devoir se rendre dans son diocèse sans aucun délai, et préférer son devoir à toute autre considération. Il fit la route à pied, et avec son habit monastique qui était fort usé, puisqu'il le portait depuis sa profession. Il n'était accompagné que d'un religieux de son ordre et de deux domestiques. Etant arrivé à Valence, il alla loger chez les Augustins de cette ville. Il y passa plusieurs jours dans la retraite, afin d'attirer sur lui les grâces dont il avait besoin pour s'acquitter dignement des devoirs de l'épiscopat. Il prit possession de son siège le premier jour de l'année 1545. Les réjouissances et les acclamations occasionnées par cette cérémonie, coûtèrent beaucoup à son humilité. Il fit ôter les carreaux et les tapis dont on avait couvert son trône ; il se mit à genoux sur la terre nue, et frappa tout le monde par son recueillement et sa ferveur. Le chapitre, qui connaissait sa pauvreté, lui fit présent de quatre mille ducats pour son ameublement. Il les reçut avec de grandes marques de reconnaissance, mais ce fut pour les donner à l'hôpital, qui était surchargé de pauvres, et qui avait des réparations considérables à faire. La première chose qu'il fit après sa prise de possession, fut de visiter les prisons de l'archevêché, il les rendit moins obscures et plus commodes. L'idée de ce changement lui fut inspirée par son amour envers tous les malheureux. Il continua de montrer cette humilité qu'il avait fait paraître dans la retraite ; toutes les marques extérieures de la grandeur lui étaient insupportables. Il conservait, autant qu'il lui était possible, son ancienne simplicité. Il garda même son habit monastique qu'il raccommodait lui-même, comme il avait fait par le passé. Un de ses chanoines l'ayant un jour surpris occupé à ce travail, lui dit qu'il pourrait employer son temps plus utilement, et laisser cette occupation minutieuse à ceux qu'elle regardait. Il répondit que pour être évêque, il n'avait pas cessé d'être religieux, et que la minutie qu'on lui reprochait, donnerait du pain à quelque pauvre. Il finit par prier le chanoine de ne dire à personne ce qu'il avait vu. Ses autres vêtements étaient d'ordinaire si grossiers, que ses propres domestiques en étaient confus pour lui, parce qu'ils ignoraient le motif qui le faisait agir. Quand on le pressait de s'habiller d'une manière conforme à sa dignité, il répondait qu'il avait fait vœu de pauvreté ; que son autorité ne dépendait point de son extérieur, et qu'on ne devait exiger de lui que du zèle et de la vigilance. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine qu'on obtint de lui qu'il portât un chapeau de soie. Il disait depuis agréablement, en montrant ce chapeau : « Voilà ma dignité épiscopale ; les chanoines mes maîtres ont jugé que je ne pouvais être archevêque sans cela. » La frugalité de sa table n'était pas moins extraordinaire. Il observait toujours l'abstinence et les jeûnes prescrits par la règle qu'il avait embrassée. Jamais il ne permettait qu'on lui servît de mets recherchés. « Ce que ces sortes de mets coûteraient, disait-il, appartient aux pauvres ; je ne suis point le maître de mes revenus ; je n'en suis que le dispensateur. » En avent et en carême, les Mercredis et les Vendredis, ainsi que les veilles des fêtes, il jeûnait jusqu'au soir, et se contentait de prendre un peu de pain et d'eau. Enfin, son palais était une vraie maison de pauvreté, on n'y voyait aucune tapisserie. Le saint archevêque ne portait du linge que quand il était malade ; souvent il couchait sur un parquet de branches d'arbres et n'avait qu'une pierre pour oreiller. Fidèle à remplir fous les devoirs d'un bon pasteur, il visitait les églises de son diocèse, prêchant dans les villes et les villages avec tant de zèle et d'onction, que chaque parole qui sortait de sa bouche, était comme un trait de flamme qui pénétrait les cœurs. Ses discours opéraient des effets si merveilleux, qu'on le regardait comme un apôtre et un prophète suscité de Dieu pour la réformation des mœurs du peuple chrétien. Sa visite finie, il assembla un concile provincial, qui fit de sages règlements pour abolir les abus qui s'étaient introduits, surtout dans le clergé. Il éprouva de grandes difficultés de la part de son chapitre. Mais il réussit à les surmonter par sa patience. Dans toutes ses affaires, il en demandait à Dieu le succès, et souvent il passait les nuits en prières pour solliciter le secours dont il avait besoin. S'étant aperçu que ses domestiques, de peur de l'interrompre dans ses exercices de piété, faisaient attendre les personnes qui venaient le consulter, il leur recommanda de l'avertir désormais sans délai, lorsque quelqu'un se présenterait pour lui parler. La raison qu'il en donnait, était que son amour pour la retraite et la solitude, devait céder à son devoir, et que depuis qu'il avait accepté l'épiscopat, il avait cessé d'être son maître, pour devenir le serviteur de son troupeau. On avait une si haute idée de ses lumières et de sa prudence, qu'on recevait ses décisions avec respect, dans les matières même les plus épineuses. Quand les obstacles étaient difficiles à Taincre, ou qu'il s'agissait de retirer du désordre un pécheur endurci, il avait recours à Dieu ; et pour rendre sa prière plus efficace, il y joignait les larmes, l'aumône, et quelquefois des austérités extraordinaires. Ce fut ainsi qu'il obtint la conversion de plusieurs personnes qui avaient été jusque-là sourdes à ses exhortations, et surtout celle de deux mauvais prêtres. Il y avait longtemps qu'il pressait l'un de ceux-ci à rentrer en lui-même. Voyant que les efforts de son zèle ne faisaient sur lui aucune impression, il le conduisit devant un crucifix, et là, fondant en larmes, il se découvrit les épaules, et se donna une si cruelle discipline, que ses habits en furent tout ensanglantés. Cet acte de charité attendrit enfin le coupable ; ses yeux se remplissent de larmes, il se jette aux pieds du Saint, le prie de ne pas se traiter de la sorte, et avoue que ses péchés le rendent digne du plus sévère châtiment. L'archevêché de Valence rapportait annuellement dix-huit-mille ducats de revenu. Le Saint en donnait deux mille au prince George d'Autriche, qui s'était démis sous pension ; il en employait treize mille au soulagement des pauvres ; et il se servait du reste pour l'entretien de sa maison et pour les réparations de son palais. On voyait tous les jours à sa porte cinq cents pauvres, et chacun d'eux recevait une portion avec du pain, du vin, et une pièce d'argent. Il se déclara le père des orphelins. Il contribuait à la dot des filles qui n'étaient point en état de sa marier. Il avait une tendresse singulière pour les enfants trouvés, il récompensait ceux qui les apportaient, et les nourrices qui en prenaient le plus de soin. Une ville de son diocèse, située sur le bord de la mer, ayant été pillée par les pirates, il y fit porter des provisions et de l'argent pour racheter ceux des habitants qui étaient captifs. Il tâchait encore d'inspirer aux personnes riches les sentiments de charité dont il était lui-même pénétré. Il les exhortait à devenir plus riches en miséricorde, qu'ils ne l'étaient en possessions terrestres. « Répondez-moi, pécheur, disait-il, quel meilleur usage pouvez-vous faire de vos biens, que de vous en servir pour racheter vos péchés ? Si vous désirez que Dieu écoute vos prières, écoutez les cris des pauvres. Si vous voulez que Dieu prévienne vos besoins, prévenez ceux de l'indigent, sans lui faire attendre le secours qui lui est nécessaire. Allez surtout au-devant des besoins de ceux qui n'osent demander ; leur faire attendre l'aumône, c'est la leur faire acheter. » La charité du Saint pour le prochain, et ses autres vertus recevaient leur perfection d'un amour ardent pour Dieu qui embrasait son cœur, et qu'il exprimait encore plus par ses œuvres que par ses paroles. « Seigneur, disait-il quelquefois avec saint Augustin, vous me commandez de vous aimer en toutes choses, et par-dessus toutes choses : vous me le commandez de la manière la plus stricte, sous peine d'être privé à jamais de la vision de votre face également aimable et adorable, que les anges désirent sans cesse de contempler. Eh quoi ! Est-il possible, ô mon Dieu, que je porte l'ingratitude et la bassesse au point d'avoir besoin d'un semblable précepte ? Ayant été créé à votre image, racheté par le sang précieux de votre Fils, et comblé de tant de grâces, comment est-il nécessaire que vous me commandiez de vous aimer ? Ah ! mon Dieu, vous me confondez par ce précepte. Mais, ô commandement infiniment doux, infiniment aimable ! Ô fardeau facile à porter ! Je vous rends, ô mon Dieu, d'immortelles actions de grâces de m'avoir obligé de vous aimer par une loi aussi sainte et aussi désirable. » « Qu'y a-t-il de plus agréable, de plus juste et de plus glorieux, que de vous aimer ! Se peut-il trouver une créature capable de vous connaître sans vous aimer ? Si vous me défendiez de vous aimer, une telle défense me paraîtrait impossible et insupportable. Cette idée seule m'effraie plus que tous les maux et tous les tourments de l'enfer. Ô malheureuses créatures, qui êtes condamnées à ce lieu de supplices, parce que vous n'aimez pas, parce que vous haïssez et blasphémez votre Créateur ! Voilà donc le retour dont vous payez ses miséricordes ! Puissé-je périr, ô mon Dieu, plutôt que de cesser jamais de vous aimer ! Si je vous oublie, que ma main droite soit en oubli ; que ma langue s'attache à mon palais, si je ne me souviens pas de vous, et si vous n'êtes pas toujours l'objet de ma joie et de mon amour .... Qui pourrait chercher des excuses pour se dispenser de l'accomplissement d'un précepte aussi léger et aussi agréable ? Avec quelle justice, ô mon Dieu, ne damnez-vous pas éternellement ceux qui aiment mieux brûler en enfer, que de vous aimer !» Saint Thomas fut fortement sollicité d'aller au concile de Trente : mais il en fut empêché par sa mauvaise santé. Il y envoya à sa place l'évêque d'Huesca. La plupart des évêques d'Espagne qui assistèrent à cette sainte assemblée, vinrent le voir avant leur départ pour l'Italie, afin de le consulter sur la conduite qu'ils devaient tenir. Cependant le saint archevêque de Valence, considérait toujours avec frayeur l'étendue et l'importance de ses obligations. On l'entendait souvent répéter qu'il n'avait jamais tant craint d'être effacé du nombre des prédestinés, que depuis qu'il avait été élevé à l'épiscopat. Plus d'une fois, il avait fait des démarches à Rome et à la cour d'Espagne, pour obtenir la permission de se démettre. Enfin, Dieu lui rendit la liberté après laquelle il soupirait, en l'appelant à lui, et en lui faisant connaître d'une manière surnaturelle, que ce serait le jour de la fête de la Nativité de la Sainte-Vierge. Le 29 d'Août, il fut attaqué d'une esquinancie, accompagnée d'une fièvre violente. Il fit aussitôt une confession générale de toute sa vie, pendant laquelle il versait un torrent de larmes, comme s'il eût été le plus grand des pécheurs. Il reçut ensuite le saint Viatique avec les plus vifs sentiments de respect, d'amour et de confiance. Il fit distribuer aux pauvres des paroisses de la ville tout ce qu'il avait d'argent, et donna tous ses autres biens au recteur de son collège, à l'exception du lit sur lequel il était couché. Mais comme il voulait sortir nu de ce monde, il disposa aussi de son lit en faveur des prisonniers et il pria seulement le geôlier de lui en permettre l'usage jusqu'à sa mort. S'étant aperçu qu'on lui avait apporté quelque argent, il le fit aussitôt donner aux pauvres. Le matin du 8 de Septembre, il sentit que ses forces diminuaient considérablement. Il demanda qu'on lui lût la passion selon saint Jean ; et durant cette lecture, il fondait en larmes, et avait les yeux attachés sur un crucifix. On lui dit ensuite la messe dans sa chambre. La consécration achevée, il récita le psaume in te, domine, speravi, etc. Il expira après la communion du prêtre, lorsqu'il eut prononcé ces paroles, Seigneur, je remets mon esprit entre vos mains. Sa bienheureuse mort arriva en 1555. Il était dans la soixante-septième année de son âge, et la onzième de son épiscopat. On l'enterra, comme il l'avait désiré, dans l'église des Augustins de Valence. Paul V le béatifia en 1618, et Alexandre VII le canonisa en 1658. Sa fête a été fixée au 18 de Septembre. |