VIE
par elle-même

III

Chapitre 11

Tout donner

Parlons maintenant de ceux qui commencent à être les esclaves de l'amour; car, selon moi, c'est être esclave de l'amour que de se déterminer à suivre par ce chemin de l'oraison Celui qui nous a tant aimés. C'est là une dignité si haute, que je ne saurais y penser sans une joie extraordinaire. Il suffit de se montrer fidèle dans ce premier état, pour voir bientôt s'évanouir la crainte servile.

O Seigneur de mon âme! ô mon Bien! pourquoi n'avez-vous pas voulu qu'une âme résolue de vous aimer, prête à tout quitter pour mieux concentrer en vous ses affections, ait soudain le bonheur de s'élever à ce parfait amour? J'ai mal dit; je devais dire, en faisant retomber sur nous la plainte: Pourquoi ne voulons-nous pas? Car à nous seuls est la faute, si nous n'arrivons pas en peu de temps à cette dignité sublime, à ce véritable amour, source de tous les biens. Nous mettons notre cœur à si haut prix! nous sommes si lents à faire à Dieu le don absolu de nous-mêmes! nous sommes si loin de la préparation qu'il exige! Or, Dieu ne veut pas que nous jouissions d'un bonheur si élevé, sans le payer d'un grand prix. La terre, je le sais, n'a point de quoi l'acheter. Cependant, si nous faisions de généreux efforts pour nous détacher de toutes les créatures, pour tenir habituellement au ciel nos désirs et nos pensées; si, à l'exemple de quelques saints, nous nous disposions pleinement et sans délai; j'en suis convaincue, Dieu en fort peu de temps nous accorderait un tel trésor.

Mais il nous semble lui avoir fait un entier abandon lorsque, nous réservant la propriété et le capital, nous lui offrons les fruits ou les revenus. Nous nous sommes dévoués à la pauvreté et c'est un acte très méritoire; mais souvent nous nous jetons de nouveau dans des soins et des empressements, pour ne manquer ni du nécessaire ni du superflu. Nous travaillons à nous faire des amis qui nous le donnent, et nous nous engageons ainsi dans des soucis et des dangers, plus grands peut-être que ceux que nous trouvions dans la possession de nos biens. Nous croyons également avoir renoncé à l'honneur du siècle en entrant dans la vie religieuse, ou en commençant à mener une vie spirituelle et à marcher dans le sentier de la perfection; mais, a-t-on porté la plus légère atteinte à cet honneur, nous oublions aussitôt que nous l'avons donné à Dieu: pour le reprendre et nous élever encore, nous ne craignons pas de le lui arracher des mains, comme on dit, nous qui, en apparence du moins, l'avions rendu maître de notre volonté. Ainsi en usons-nous dans toutes les autres choses.

Plaisante manière, en vérité, de chercher l'amour de Dieu! On le veut dans toute sa perfection et sur-le-champ, et l'on conserve cependant ses affections; on ne fait aucun effort pour exécuter les bons désirs, ni pour achever de les soulever de terre, et avec cela on ose prétendre à beaucoup de consolations spirituelles! Cela ne saurait être, et de telles réserves sont incompatibles avec le parfait amour.

Ainsi, c'est parce que nous ne faisons pas à Dieu le don total et absolu de nous-mêmes, qu'il ne nous donne pas tout d'un coup le trésor d'un parfait amour. Plaise au Seigneur de nous le départir goutte à goutte, dût-il nous en coûter tous les travaux du monde! C'est une très grande miséricorde de sa part de donner à quelqu'un la grâce et l'énergique résolution de tendre de toutes ses forces à ce bien. Qu'il persévère, et Dieu, qui ne se refuse à personne, fortifiera peu à peu son courage, de manière à lui faire enfin remporter la victoire. Je me sers à dessein de ce mot courage; car, dès le principe, le démon, connaissant le dommage qui doit lui en revenir, et sachant que cette âme en sauvera un grand nombre d'autres, s'efforce de lui fermer, par mille obstacles, l'entrée du chemin de l'oraison. Mais si celui qui commence fait, avec l'aide de Dieu, de persévérants efforts pour s'élever au sommet de la perfection, jamais, à mon avis, il ne va seul au ciel. Il y mène après lui une troupe nombreuse; comme à un vaillant capitaine, Dieu lui donne des soldats qui marchent sous sa conduite. Ainsi, pour ne pas reculer devant tant de périls et de difficultés, il lui faut un très grand courage et un secours signalé du Seigneur.

Les quatre degrés de la prière

Puisque je parle des premiers efforts de ces âmes résolues de poursuivre la conquête d'un tel bien et de sortir victorieuses de leur entreprise, je veux les avertir (me réservant de développer plus tard ce que j'avais commencé à dire sur ce qu'on appelle, je crois, la théologie mystique) que le plus rude labeur se rencontre dans ces commencements. Tout en leur donnant la force, Notre-Seigneur leur laisse soutenir le poids du travail. Dans les autres degrés d'oraison, c'est la jouissance qui domine. Partout cependant, au début, au milieu, au terme de la carrière, tous ont leurs croix, quoique différentes. C'est dans ce chemin, tracé par Jésus-Christ, que doivent marcher ceux qui le suivent, s'ils ne veulent s'égarer. O souffrances bienheureuses, payées, dès cette vie même, d'un salaire qui les dépasse de si loin!

Je me verrai forcée d'employer certaines comparaisons que je voudrais éviter, et parce que je suis femme, et afin d'écrire simplement ce qui m'a été commandé. Mais, pour des personnes ignorantes comme moi, il y a une difficulté extrême à s'exprimer dans ce langage spirituel; il faudra nécessairement m’ingénier et trouver quelque moyen. Le plus souvent, selon toute apparence, ma comparaison manquera de justesse. Ce sera pour vous, mon père, un sujet de récréation de voir un esprit aussi borné que le mien.

Voici celle qui me satisfait pour mon dessein. Je l'ai lue quelque part, ou entendue; mais je ne saurais dire dans quel livre, ou de quelle bouche, ni à quel propos, tant ma mémoire est mauvaise. Celui qui veut s'adonner à l'oraison doit se figurer qu'il entreprend de faire, dans un sol ingrat et couvert de ronces, un jardin dont la beauté charme les yeux du Seigneur. C'est le divin Maître lui-même qui arrache les mauvaises herbes et doit planter les bonnes. Or, nous supposons cela fait, quand une âme est résolue de se livrer à l'oraison, et que déjà elle s'y exerce. C'est maintenant à nous, comme bons jardiniers, de travailler, avec le secours de Dieu, à faire croître ces plantes. Nous devons les arroser avec le plus grand soin; alors, loin de se flétrir, elles porteront des fleurs dont le doux parfum attirera le divin Maître. Souvent pour son plaisir il visitera ce jardin, et il y prendra ses délices au milieu des vertus qui en sont les fleurs.

Voyons maintenant comment on peut arroser, afin de savoir ce que nous avons à faire, ce qu'il doit nous en coûter de labeurs et de temps, et si le gain excédera la peine.

Il y a, ce me semble, quatre manières d'arroser un jardin: la première, en tirant de l'eau d'un puits à force de bras, et c'est là un rude travail; la seconde, en la tirant à l'aide d'une noria [31], et l'on obtient ainsi, avec moins de fatigue, une plus grande quantité d'eau, comme j'en ai moi-même quelquefois fait l'épreuve; la troisième, en faisant venir l'eau d'une rivière ou d'un ruisseau; cette manière l'emporte de beaucoup sur les précédentes: le sol est plus profondément humecté, il n'est pas nécessaire d'arroser si souvent, et le jardinier a beaucoup moins de fatigue; la quatrième enfin, et sans comparaison la meilleure de toutes, est une pluie abondante, Dieu lui-même se chargeant alors d'arroser sans la moindre fatigue de notre part.

Je vais appliquer à mon sujet ces quatre manières de donner à un jardin l'eau si nécessaire à son entretien, qu'il ne saurait en être privé sans périr. Je parviendrai ainsi, ce me semble, à donner une certaine idée des quatre degrés d'oraison auxquels parfois, dans sa bonté, le Seigneur a bien voulu élever mon âme. Daigne ce Dieu de bonté m'accorder la grâce de m'exprimer de manière à être utile à l'un de ceux qui m'ont imposé l'obligation d'écrire, et qui, en quatre mois, a été conduit par le Seigneur bien au delà du terme où je n'étais arrivé qu'après dix-sept ans! Ses dispositions étaient meilleures: aussi, sans aucun travail de sa part, voit-il le jardin de son âme arrosé par ces quatre eaux; et s'il ne reçoit encore que quelques gouttes de la quatrième, il ne saurait, tant il est fidèle, tarder à se plonger, avec l'aide du Seigneur, dans cette eau céleste. Il va trouver sans doute bien plaisante ma manière de m'expliquer: eh bien! qu'il en rie, je lui déclare que j'y consens de grand cœur.

Premier degré

Pour les commençants, l'oraison, nous pouvons le dire, c'est tirer péniblement de l'eau du puits; il leur en coûte, en effet, de recueillir leurs sens habitués à se répandre au dehors, de mourir peu à peu à ce désir naturel de voir et d'entendre, et de s'en abstenir de fait aux heures d'oraison. Ils doivent alors rester dans la solitude, éloignés de tout ce qui peut les distraire, et réfléchir à leur vie passée. Tous, à la vérité, les premiers comme les derniers, méditeront souvent avec fruit les années de leur vie, mais en insistant plus ou moins comme je le dirai dans la suite. Une peine des commençants, c’est de ne pouvoir reconnaître s'ils ont un vrai repentir de leurs péchés; ce repentir, ils l'ont pourtant, et la preuve en est dans leur résolution si sincère de servir Dieu. La vie de Jésus-Christ doit être le sujet habituel de leurs méditations, et un pareil exercice n'est pas sans fatigue pour l'esprit.

Voilà jusqu'où nous pouvons arriver par nos efforts, aidés, cela s'entend, de la grâce divine, sans laquelle, on le sait, nous ne pouvons avoir une bonne pensée. C'est là commencer à tirer de l'eau du puits, et Dieu veuille qu'il y en ait! Si elle manque, ce ne sera pas du moins notre faute; nous nous présentons pour la tirer, et nous faisons ce qui dépend de nous pour arroser les fleurs du jardin. Confions-nous à la bonté infinie de Dieu. Si, pour des raisons connues de lui, et peut-être pour notre plus grand bien, il fait tarir la source du puits, il ne laissera pas, pourvu qu'il voie en nous de laborieux jardiniers, de nourrir les fleurs sans eau, et de donner l'accroissement aux vertus. Par cette eau, j'entends ici nos larmes, et, à leur défaut, la tendresse et les sentiments intérieurs de dévotion.

Embrasser la Croix

Mais que fera celui qui pendant bien des jours ne trouve qu'aridité, dégoût, ennui, profonde répugnance à venir puiser? Il est tenté de tout abandonner. Une pensée l'arrête: il fait plaisir et rend service au maître du jardin. Une crainte le retient: manquer de constance serait perdre à la fois ses services passés et ce qu'il espère gagner à l'avenir, par le travail si pénible de faire souvent descendre le seau dans le puits sans en retirer une goutte d'eau. Ce n'est pas tout: certains jours, il ne pourra même lever les bras, je veux dire, avoir une bonne pensée; car, dans mon langage, puiser l'eau dans le puits, c'est agir avec l'entendement. Eh bien! dans cette extrémité, que fera le pauvre jardinier? Il se réjouira, il se consolera, il regardera comme une faveur des plus insignes de travailler dans le jardin d'un si grand monarque. Sûr de lui plaire par son travail, il n'ambitionnera pas d'autre contentement. Il ne se lassera pas de remercier son maître de la confiance qu'il lui témoigne; car il voit que ce maître, sans rien donner à son jardinier, compte cependant sur lui et sur son zèle à cultiver le jardin qu'il lui a confié.

Le devoir du disciple est d'aider le divin Maître à porter cette croix dont il fut chargé toute sa vie. Sans chercher ici-bas son royaume, et sans jamais abandonner l'oraison, il acceptera, même jusqu'au dernier soupir, cette désolante aridité, et il ne laissera point Jésus-Christ tomber sous le fardeau de la, croix, Un temps viendra où cet adorable Sauveur le récompensera de tout; il n'a pas à craindre de perdre le fruit de son travail. Il sert un bon Maître, dont les regards sont constamment attachés sur lui. Qu'il ne se trouble pas des mauvaises pensées, mais qu'il se souvienne que le démon les présentait aussi à saint Jérôme dans le désert.

Les peines endurées dans l'oraison mentale ont leur prix. Je les ai éprouvées moi-même durant plusieurs années, et je regardais comme une faveur de Dieu de pouvoir retirer une goutte de ce puits sacré. Ces souffrances sont très grandes, je le sais; et il faut, à mon avis, plus de courage pour les soutenir que pour supporter bien des traverses du monde. Mais, comme je l'ai vu clairement, Dieu, dès cette vie même, les récompense par un magnifique salaire. Oui, une seule de ces heures où le Seigneur m'a fait goûter sa douceur, m'a surabondamment payée de toutes les angoisses que j'ai si longtemps souffertes pour persévérer dans l'oraison.

Notre-Seigneur se plaît à envoyer ces tourments, avec beaucoup d'autres tentations, aux uns au commencement, aux autres vers la fin. Son dessein, je pense, est d'éprouver ses amants: avant de mettre en eux de si grands trésors, il veut savoir s'ils pourront boire le calice et l'aider à porter la croix. C'est pour notre bien, j'en suis convaincue, qu'il agit de la sorte; il nous montre ainsi combien, par nous-mêmes, nous sommes peu de chose. Nous réservant des grâces du plus haut prix, il se plaît à nous faire voir auparavant, par expérience, toute notre misère; de peur qu'il ne nous arrive ce qui arriva à Lucifer.

O mon tendre Maître, est-il un seul de vos actes où vous n'ayez en vue le plus grand bien d'une âme déjà toute à vous, d'une âme qui s'abandonne à vous pour suivre vos traces jusqu'au Calvaire, fermement résolue de vous aider à porter la croix, sans jamais vous laisser seul sous ce fardeau?

Dès qu'on voit en soi une pareille détermination, l'on n'a rien à craindre. Non, non, vous n'avez pas lieu de vous affliger, âmes spirituelles, âmes élevées, vous qui, dédaignant les plaisirs du monde, n'aspirez qu'à vous entretenir seules avec Dieu. Quand vous en êtes là, le plus difficile est fait. Rendez-en des actions de grâces à Notre-Seigneur, et confiez-vous en sa bonté; jamais il n'a manqué à ses amis. Gardez-vous de donner la moindre entrée dans votre esprit à cette pensée: Pourquoi accorde-t-il à celui-ci, en peu de jours, cette dévotion qu'il me refuse, après tant d'années de service? Croyons-le fermement, tout est pour notre plus grand bien. Que le divin Maître nous conduise par où il lui plaira; nous ne sommes plus à nous, mais à lui. Il nous fait une assez grande grâce en daignant nous conserver la volonté de bêcher son jardin; nous sommes près du Maître de ce jardin, et lui-même est certainement près de nous. S'il lui plaît de faire croître les plantes et les fleurs, tantôt avec l'eau tirée du puits, et tantôt sans elle, que m'importe à moi? Faites, Seigneur, tout ce qu'il vous plaira; préservez-moi seulement de toute offense, et de voir périr mes vertus, si toutefois votre bonté m'en a déjà donné quelqu'une. Vous avez souffert, Seigneur; je veux souffrir. Accomplissez en moi, de toutes manières, votre volonté sainte; mais, j'ose vous en prier, ne donnez pas le trésor si précieux de votre amour à des âmes qui ne vous servent que pour savourer des délices.

Qu'on remarque bien ceci; je le dis, parce que je le sais par expérience: quand une âme entre avec courage dans le chemin de l'oraison mentale, et qu'elle gagne sur elle-même de n'avoir ni beaucoup de joie dans les consolations, ni beaucoup de peine dans les sécheresses, cette âme a déjà parcouru une grande partie de la carrière. Qu'elle ne craigne point, malgré tous ses faux pas, de retourner en arrière; l'édifice spirituel qu'elle élève repose sur un ferme fondement. Qu'on le sache bien, le véritable amour de Dieu ne consiste pas à répandre des larmes, ni dans ces douceurs et cette tendresse que nous désirons d'ordinaire, parce qu'elles nous consolent, mais à servir le Seigneur dans la justice, avec force d'âme et humilité. Autrement, ce serait, à mon avis, tendre toujours la main pour recevoir, et ne jamais rien donner.

Que Notre-Seigneur conduise par la voie des délices intérieures de petites femmes faibles et peu magnanimes comme moi, à la bonne heure, j'y vois une convenance; c'est ainsi qu'il me donne en ce moment la force de supporter certaines croix qu'il lui a plu de m'envoyer. Mais que des serviteurs de Dieu, des hommes graves, doctes et d'un esprit élevé, éprouvent tant de peine quand Dieu ne leur donne pas de dévotion sensible, en vérité, cela me fait mal au cœur. Je ne leur dis pas de la refuser si Dieu la leur donne; ils doivent, au contraire, l'estimer beaucoup, parce qu'il la juge alors utile pour eux. Mais s'ils s'en voient privés, qu'ils ne s'en tourmentent pas. Dès que Notre-Seigneur la leur refuse, ils doivent se persuader qu'elle ne leur est pas nécessaire, et rester maîtres d'eux-mêmes. Ils peuvent m'en croire, je l'ai éprouvé, je l'ai vu: le trouble est une faute, une imperfection; il enlève, avec la liberté d'esprit, le courage d'entreprendre de grandes choses pour Dieu.

Quoique cette liberté d'esprit et cette résolution soient d'une haute importance pour les commençants cependant, je dis moins ceci pour eux que pour un grand nombre d'autres, qui, après avoir commencé à s'exercer dans l'oraison, y font peu de progrès. Cela vient, si je ne me trompe, de ce que dès le principe ils n'ont pas généreusement embrassé la croix. Leur entendement cesse-t-il d'agir, ils s'imaginent qu'ils ne font rien, ils s'en affligent, ils ne peuvent le souffrir; et c'est peut-être alors que la volonté, à leur insu, se nourrit d'un aliment substantiel, et prend une nouvelle vigueur. Nous devons penser que Dieu ne fait pas grande attention à ces misères, qui nous paraissent coupables, et qui pourtant ne le sont pas. Il connaît mieux que nous notre infirmité et la bassesse de notre nature. Il voit dans ces âmes le désir de penser toujours à lui et de l'aimer toujours; cette disposition est celle qui plait au Seigneur. Quant à cet abattement auquel elles s'abandonnent, il ne sert qu'à entretenir le trouble; et si elles devaient sentir pendant une heure l'impuissance de méditer, elles la sentiront pendant quatre.

Très souvent cela ne vient que de l'indisposition du corps. C'est une vérité que m'ont apprise tant l'expérience et l'observation, que des personnes spirituelles avec qui j'en ai conféré. Oui, telle est notre triste condition ici-bas. Tant que la pauvre âme est prisonnière de ce corps mortel, elle participe à ses infirmités. Victime des changements du temps et de la révolution des humeurs, elle se voit souvent, sans qu'il y ait de sa faute, dans l'impuissance de faire ce qu'elle veut; elle n'est propre, ce semble, qu'à souffrir de toutes manières. Plus on veut alors la forcer, plus le mal s'aggrave et se prolonge; c'est pourquoi il est besoin de discernement pour connaître quand l'impuissance de méditer procède de cette cause, car on ne doit pas achever d'accabler la pauvre âme. Il faut que ces personnes comprennent qu'elles sont malades. Il leur sera avantageux de changer l'heure de l'oraison souvent même plusieurs jours de suite. Qu'elles passent comme elles pourront le temps de cet exil. Il est cruel, en effet, pour une âme qui aime Dieu, de se voir dans une si misérable vie, sans pouvoir faire ce qu'elle veut, à cause d'un hôte aussi incommode que ce corps.

J'ai dit qu'il fallait du discernement, parce que le démon est quelquefois l'auteur du mal qu'on endure. Ainsi, l'on ne doit ni toujours quitter l'oraison à cause des grandes distractions et des troubles dont on est assailli, ni toujours tourmenter l'âme en exigeant d'elle ce qu'elle ne peut. Il est des œuvres extérieures de charité et d'utiles lectures auxquelles elle peut s’occuper; si elle n'est pas même capable de cela, alors qu'elle serve le corps pour l'amour de Dieu, afin que le corps puisse la servir à son tour. Qu'on se récrée par de saintes conversations, ou bien qu'on aille respirer l'air de la campagne, selon le conseil que donnera le confesseur. En tout, l'expérience est d'un grand secours; elle nous fait connaître ce qui nous convient le plus. En quelque état que l'on soit, on peut servir Dieu. Son joug est doux, et il est souverainement important de ne pas mener l'âme par force, comme on dit, mais de la conduire avec douceur, pour son plus grand avancement.

Je reviens donc à l'avis que j'ai donné; il est si utile, que je ne saurais trop le répéter. Une fois dans la carrière de l'oraison, que nul ne se tourmente ni ne s'attriste des sécheresses, des inquiétudes, de l'égarement des pensées. S'il veut gagner la liberté d'esprit et ne pas vivre dans une tribulation continuelle, qu'il commence par ne pas avoir peur de la croix. Dès lors, Notre-Seigneur l'aidera à la porter, la joie régnera dans son âme, et tout tournera à son profit spirituel. Il est évident, parce que j’ai dit, que quand le puits est à sec, il n'est pas en notre pouvoir de faire jaillir la source. Mais il est de notre devoir de veiller pour puiser de l'eau, dès qu'il y en aura, attendu que Dieu veut, alors, par ce moyen, multiplier nos vertus.

Chapitre 12

Vivre en compagnie du Christ

Mon but dans le précédent chapitre, malgré de nombreuses digressions, selon moi nécessaires, a été de faire voir jusqu'où nous pouvons aller par nous-mêmes dans l'oraison mentale; j'ai voulu montrer aussi que dans ce premier état, la dévotion dépend en partie de notre travail. Nous ne saurions, en effet, méditer et approfondir ce que Notre-Seigneur a souffert pour nous, sans nous sentir émus de compassion; mais la peine que cette vue excite et les larmes qu'elle fait répandre ont quelque chose de suave. Venons-nous à considérer la gloire future, l'amour de Notre-Seigneur pour nous et sa résurrection, de telles pensées épanouissent l'âme. La joie qu'elle éprouve, sans être ni entièrement spirituelle, ni entièrement sensible, est une joie vertueuse, comme la peine que lui cause la passion de Notre-Seigneur est une peine méritoire. Tout ce qui fait naître en nous une dévotion à laquelle l'entendement a concouru en partie, porte ce caractère. Mais alors même, cette dévotion est un don de Dieu, et nous ne saurions, par nos Seuls efforts, ni l'acquérir, ni la mériter.

Une âme que Dieu n'a pas élevée à un degré plus éminent d'oraison, fera très bien de ne pas chercher à s'y élever d'elle-même; et ceci est bien à remarquer, parce qu'elle ne peut que perdre à une pareille tentative. Son occupation, dans cet état, sera de produire divers actes qui agrandissent son courage dans le service de Dieu et réveillent son amour. Elle peut en produire d'autres qui feront croître ses vertus; c'est le conseil d'un livre excellent intitulé: L'art de servir Dieu, et parfaitement approprié à ceux qui s'exercent dans ce premier degré d'oraison, où l'entendement travaille. Elle peut se représenter Jésus-Christ comme s'il était devant elle, s'enflammer peu à peu d'un tendre amour pour sa sainte humanité, lui tenir toujours compagnie, lui parler, l'implorer dans ses besoins, se plaindre à lui dans ses peines, enfin se réjouir avec lui quand elle est dans l'allégresse, en sorte que ses joies ne lui fassent pas oublier le divin Maître. Sans chercher alors des prières étudiées, qu'elle se contente de lui adresser des paroles simples, dictées par ses désirs et son besoin. C'est là une excellente méthode pour avancer en fort peu de temps.

A mon avis, c'est avoir déjà fait de grands progrès que de travailler à se maintenir dans la compagnie du divin Maître, d'en bien mettre à profit les précieux avantages, et d'aimer d'un amour sincère Celui qui nous a comblés de tant de Liens. En agissant ainsi, nous ne devons point, comme je l'ai dit, nous mettre en peine de n'avoir pas de dévotion sensible; mais nous devons nous montrer reconnaissants envers Dieu, qui, malgré la faiblesse de nos œuvres, entretient en nous le désir de lui plaire. Cette pratique d'avoir toujours Jésus-Christ présent à la pensée, est utile dans tous les états d'oraison. C'est un moyen sûr de profiter dans le premier, d'arriver en peu de temps au second, et de se prémunir contre les illusions du démon dans les derniers.

Rester humble

Voilà donc ce qui est en notre pouvoir. Quiconque voudra passer outre, et élever son esprit jusqu'à ces goûts spirituels qui ne lui sont point donnés, se verra frustré, à mon avis, de l'un et de l'autre. En effet, ces goûts étant surnaturels, dès que l'entendement ne peut plus se recueillir, l'âme reste dans un désert et en proie à une grande sécheresse. Cet édifice spirituel reposant tout entier sur le fondement de l'humilité, plus nous nous approchons de Dieu, plus nous devons être humbles: sans cela, nous le verrons tomber en ruine. Or, n'y a-t-il pas une espèce d'orgueil à vouloir, de notre propre mouvement, monter plus haut? Et n'est-ce pas déjà trop de grâce de la part du Seigneur, qu'il daigne, malgré toute notre misère, nous approcher de lui?

En parlant ainsi, je n'entends pas interdire les hautes considérations auxquelles l'entendement peut s'élever sur Dieu et sa sagesse infinie, sur le ciel et les merveilles qu'il renferme. Pour moi, je ne donnai jamais un tel essor à mon esprit; mon incapacité me le défendait. Voyant d'ailleurs à la lumière divine combien j'étais dénuée de vertu, je trouvais que ce n'était pas une petite témérité de ma part d'oser porter ma pensée sur les choses de la terre; à combien plus forte raison devais-je m'estimer indigne de l'élever jusqu'à celles du ciel. Mais ces considérations pourront être utiles à d'autres, et aux gens doctes en particulier; car la science est, ce me semble, un grand trésor pour cet exercice, quand elle est jointe à l'humilité. J'en ai vu la preuve, il y a peu de jours, dans quelques-uns de ces hommes éminents en doctrine. En fort peu de temps ils avaient fait d'admirables progrès, et c'est ce qui m'inspire le plus vif désir de voir un grand nombre de savants devenir des hommes d'oraison.

Quand je dis que les âmes ne doivent point aspirer à monter plus haut, mais attendre que Dieu les y élève, je ne fais qu'employer un langage spirituel, compris de tous ceux qui ont quelque expérience en cette matière; à ceux qui le trouveraient obscur, je déclare que je ne saurais m'expliquer plus clairement.

Dans la théologie mystique dont j'ai commencé à parler, l'entendement cesse d'agir; Dieu lui-même suspend son action, comme je l'expliquerai avec plus d'étendue dans la suite, si je sais le faire et s'il plaît à la divine Majesté de m'aider de sa lumière. C'est pourquoi je dis que nous ne devons avoir ni la présomption, ni la pensée de suspendre nous-mêmes son action; nous devons, au contraire, continuer de l'occuper à discourir. Au reste, toute tentative de ce genre n'aboutira qu'à nous laisser froids, et comme des êtres privés de raison: la méditation mentale échappe, et l'on ne s'élève pas à la contemplation. Quand le Seigneur suspend et arrête l'activité naturelle de l'entendement, il lui donne de quoi admirer et de quoi s'occuper; sans raisonnement ni discours, il l'illumine de plus de lumière dans l'espace d'un Credo, que nous ne pourrions en acquérir avec tous nos soins en plusieurs années. Mais, de nous-mêmes, prétendre occuper les puissances de l'âme et arrêter leur activité naturelle, c'est folie. Je le répète, cela décèle, sans qu'on s'en doute, un léger défaut d'humilité: on ne commet pas de faute, je le veux; mais du moins on portera la peine d'une si folle tentative. Outre que c'est travail perdu, l'âme en éprouve je ne sais quel dégoût. Elle ressemble à celui qui, s'étant élancé pour sauter, sent tout à coup derrière lui une force qui l'arrête et rend son élan inutile. Si l'on y fait attention, on reconnaîtra encore, au peu de profit qu'on en retire, ce léger manque d'humilité dont je viens de parler. Car cette excellente vertu a cela de propre, que nulle des actions où elle entre ne laisse jamais de dégoût dans l'âme.

Je crois m'être fait entendre; peut-être ne sera-ce que de moi. Daigne le Seigneur ouvrir par l'expérience les yeux de ceux qui me liront; avec le moindre degré de cette connaissance expérimentale, ils comprendront sur-le-champ ce que je dis.

Durant plusieurs années, je lus beaucoup de livres spirituels sans en avoir l'intelligence; je passai aussi fort longtemps sans trouver une seule parole pour faire connaître aux autres les lumière et les grâces dont Dieu me favorisait, ce qui ne m'a pas coûté peu de peine. Mais quand il plaît à sa divine Majesté, elle donne en un instant l'intelligence de tout, d'une manière qui me saisit. C'est une vérité que je puis garantir: en vain plusieurs personnes spirituelles, avec lesquelles j'ai conféré, ont voulu me donner une idée claire des faveurs que Dieu m'accordait, afin de m'aider à les exprimer; tous leurs efforts ont complètement échoué devant mon peu de pénétration; ou pour mieux dire, Notre-Seigneur, qui fut toujours mon maître, ne voulait pas qu'un autre que lui eût en cela des droits à ma reconnaissance. Qu'il soit béni de tout! Un tel aveu me confond, mais enfin c'est la vérité. La lumière m'est venue quand je ne la cherchais ni ne la demandais. Curieuse pour ce qui était vain, je ne l'étais point pour des choses où il y aurait eu un vrai mérite à l'être. Ce Dieu de bonté m'a donné en un instant une pleine intelligence de ces faveurs, et là grâce de savoir les exprimer. Mes confesseurs en étaient dans l'étonnement, et moi plus qu'eux, parce que mon incapacité m'était plus connue. Cette grâce, qui est toute récente, fait que je ne me mets point en peine d'apprendre ce que Notre-Seigneur ne m'enseigne pas, à moins qu'il ne s'agisse d'une chose qui intéresse ma conscience.

Je reviens de nouveau à cet avis si important: on ne doit pas élever son esprit, mais attendre que le Seigneur l'élève lui-même; et quand c'est lui qui l'élève, on le reconnaît à l'instant. Une telle prétention serait plus dangereuse pour des femmes, parce que l'esprit de ténèbres pourrait les faire tomber dans quelque illusion. J'en suis néanmoins convaincue: Notre-Seigneur ne permettra point à cet ennemi de nuire à une âme qui s'efforce de s'approcher de son Dieu avec humilité. Elle retirera plutôt du profit des ruses par lesquelles le démon voulait la perdre.

Je me suis beaucoup étendue sur ce premier degré d'oraison, parce que c'est le plus général, et que les avis que j'ai donnés sont à mes yeux d'une extrême importance. D'autres, sans doute, en auront écrit beaucoup mieux, et c'est ce qui me fait rougir d'avoir osé en parler; mais, je l'avoue, je n'en ai pas encore assez de honte. Le Seigneur soit béni de tout, lui qui permet et commande à une créature aussi méprisable que moi, de parler de choses si relevées et si divines!

Chapitre 13

Avoir de grands désirs

Ayant vu certaines tentations dans les commençants, en ayant éprouvé moi-même quelques-unes, il m'a semblé utile de les faire connaître, et de donner en même temps quelques avis sur des points nécessaires, selon moi, dans la vie spirituelle.

Dès le début, que l'on tâche de marcher avec joie et liberté d'esprit. Certaines personnes se figurent que leur dévotion va s'en aller, si elles cessent tant soit peu de veiller sur elles-mêmes. Sans doute il est bon de se défier de soi, et de ne s'exposer en aucune manière aux occasions où l'on a coutume d'offenser Dieu. Une pareille conduite est nécessaire jusqu'à ce qu'on soit bien affermi dans la vertu; et rarement, je l'avoue, on l'est assez pour se dispenser de vigilance dans les occasions qui flattent le côté faible de l'âme. Durant toute la vie, ne fût-ce que par humilité, il nous est salutaire de reconnaître la misère profonde de notre nature. Mais enfin il est, comme je l'ai dit, plusieurs récréations que l'on peut prendre, pour revenir ensuite à l'oraison avec plus de vigueur. En tout, la discrétion est nécessaire.

Il faut aussi ouvrir notre âme à une grande confiance. Il nous est fort utile de ne pas resserrer nos désirs dans d'étroites limites; nous devons croire, au contraire, qu'en nous appuyant sur Dieu, nous pourrons, par de constants efforts, arriver avec le temps à la perfection où sont parvenus plusieurs saints. Si jamais leur âme n'eût conçu ces grands désirs, si peu à peu ils n'en étaient venus à l'exécution, ils ne seraient pas montés à un état si élevé. Dieu demande et aime des âmes courageuses, pourvu qu'elles soient humbles et ne se confient nullement en elles-mêmes. Je n’ai jamais vu aucune de ces âmes demeurer en chemin, comme aussi jamais je n'ai vu aucune des âmes lâches, qui s'abritent sous le rempart de l'humilité, faire en plusieurs années les progrès que les autres font en si peu de temps. Je suis saisie d'étonnement quand je considère la marche rapide de ces âmes, dont le courage va au-devant des grandes choses. Sans avoir, dès le commencement, des forces considérables, elles s'élancent d'un coup d'aile à une grande hauteur, bien que, semblables au petit oiseau qui n'a pas toutes ses plumes, elles se fatiguent ensuite, et soient contraintes de s'arrêter.

Je pensais souvent autrefois à ce que dit saint Paul: On peut tout en Dieu; car, par moi-même, je le sentais, je ne pouvais rien. Cette pensée me servit beaucoup, ainsi que ces paroles de saint Augustin: Donnez-moi, Seigneur, ce que vous commandez, et commandez-moi ce que vous voudrez. J'aimais aussi à considérer fréquemment que saint Pierre n'avait rien perdu pour s'être jeté dans la mer, malgré la peur dont il fut ensuite saisi. Ces premières résolutions sont d'une haute importance. Toutefois, les commençants doivent aller avec retenue, avec discrétion, et d'après les avis du maître spirituel; mais ils doivent avoir soin de n'en pas choisir un qui les fasse marcher à pas de tortue, et qui se contente de leur apprendre à faire seulement la chasse aux petits lézards. Que l'humilité soit toujours devant nos yeux, afin de nous faire comprendre que les forces ne viendront pas de notre fonds.

La fausse humilité

Mais il faut avoir une idée juste de cette humilité. Car le démon, je n'en doute pas, nuit beaucoup aux personnes d'oraison et les empêche d'avancer très loin, en leur donnant une notion fausse de cette vertu. Il leur fait croire qu'il y a de l'orgueil à former de grands désirs, à vouloir imiter les saints, à souhaiter d'être martyrs. Bientôt, il leur dit ou leur fait entendre que les actions des saints doivent être admirées, mais non imitées par des pécheurs comme nous. Je ne conteste pas cela, je dis seulement qu'il est besoin de discerner ce que nous pouvons imiter et ce que nous ne pouvons qu'admirer. Ainsi, il ne conviendrait pas à une personne faible et malade de s'imposer des jeûnes fréquents, des pénitences austères, de se retirer dans un désert où elle ne pourrait dormir ni trouver des aliments, sans parler d'autres privations de ce genre. Mais nous devons penser que, par de généreux efforts et avec le secours de Dieu, nous pouvons arriver à un grand mépris du monde, au mépris, de l'honneur, et au détachement des biens temporels.

Il nous semble, tant nos cœurs sont étroits, que la terre va nous manquer, si nous oublions un instant ce corps pour nous occuper des intérêts de l'âme. Ce n'est pas tout: nous regardons comme très favorable à une vie de recueillement d'avoir le nécessaire en abondance, attendu que le souci du temporel est une source de trouble dans l'oraison. Je gémis de voir en nous si peu de confiance en Dieu et tant d'amour-propre, que de semblables soins nous jettent dans l'inquiétude. Il n'est que trop vrai que, vu notre peu de progrès dans la vie intérieure, de pures bagatelles nous causent autant de peine que des choses importantes pourraient en causer à d'autres. Et après cela, nous nous flattons dans notre pensée d'être spirituels! A mon avis, marcher de la sorte, c'est vouloir accorder le corps et l'âme, de manière à ne point perdre ici-bas les douceurs du repos, et à jouir de Dieu dans la patrie; et de fait, on aura ce bonheur, si l'on vit dans la justice et la pratique de la, vertu; mais c'est là cheminer d'un pas bien lent et bien irrésolu1, et jamais ainsi on ne parviendra à la liberté d'esprit. Selon moi, une pareille manière de procéder va fort bien aux personnes mariées; leur vocation n'en demande pas davantage. Mais pour un autre état de vie, je ne puis admettre une telle méthode d'avancement spirituel. Jamais on ne me fera croire qu'elle soit bonne; je la connais par expérience; et j'aurais toujours marché dans cette misérable voie, si le Seigneur, dans sa bonté, ne m'en eût fait connaître une autre bien plus courte.

Quant aux désirs d'une vie parfaite, j'en ai toujours eu de grands; mais, comme je l'ai dit, je voulais tout ensemble mener une vie d'oraison et vivre selon mon bon plaisir. Si quelqu'un m'eût fait prendre un essor plus hardi, j'en serais venue, je crois, des désirs aux oeuvres. Mais, hélas! à cause de nos péchés, ils sont si rares, si faciles à compter, les maîtres spirituels qui ne soient pas d'une discrétion excessive! Cela suffit, selon moi, pour empêcher ceux qui commencent de s'élever en peu de temps à une grande perfection. Jamais, en effet, le Seigneur ne nous manque, jamais il ne refuse son secours; c'est toujours de notre côté qu'est la faute et le manque de fidélité.

Nous pouvons encore, à l'exemple des saints, aimer la solitude, le silence, et pratiquer plusieurs autres vertus, qui ne tueront pas ce corps, notre mortel ennemi. Que veut-il, en effet, par tant de ménagements qu'il exige, si ce n'est la ruine de l'âme? De son côté, le démon ne contribue pas peu à le frapper d'impuissance pour le bien. Voit-il en nous quelque crainte, c'en est assez: soudain il nous persuade que tout va nous tuer, ou du moins nous ruiner la santé. Il nous inspire même une secrète terreur des larmes versées dans l'oraison, comme pouvant nous rendre aveugles. Je le sais, parce que j'en ài fait l'épreuve. Eh bien! je le demande: le plus précieux avantage d'une vue, d'une santé parfaite, ne serait-ce pas de les perdre l'une et l'autre pour une aussi belle cause?

Infirme comme je le suis, je me vis toujours enchaînée, incapable du moindre bien, jusqu'au moment où je pris la détermination de ne tenir aucun compte ni du corps ni de la santé. A la vérité, ce que je fais aujourd'hui se réduit encore à bien peu de chose. Mais Dieu m'éclaira sur cet artifice du démon. M'objectait-il la perte de ma santé, je disais . Il importe peu que je meure. Me parlait-il de la perte de mon repos, je lui répondais: Je n'ai plus besoin de repos, mais de croix; et ainsi du reste. Je vis clairement que, malgré des infirmités réelles, je cédais, en bien des circonstances, à la tentation de cet esprit de ténèbres ou à ma propre lâcheté. Par le fait, depuis que je me traite avec moins de soins et de délicatesse, je me porte beaucoup mieux.

On voit par là combien il est nécessaire aux commençants de dominer toutes ces vaines terreurs de l'imagination. Je les prie de s’en rapporter là-dessus à mon expérience. Puisse mon exemple les instruire! le récit de mes fautes serait de quelque utilité.

Ne pas s'occuper de la perfection des autres

Voici une autre tentation fort ordinaire chez eux. Venant à peine de goûter la douceur et les avantages de la vie spirituelle, ils voudraient sur-le-champ voir tout le monde l'embrasser. Le désir, est bon, mais le, mode de le réaliser pourrait n'être pas exempt d’inconvénient, si l'on n'use d'une sage réserve et de beaucoup d’adresse, afin de ne point paraître faire la leçon aux autres, Pour leur être utile, il faut des vertus très solides; autrement, on leur devient un sujet de tentation. Une expérience personnelle m'a enseigné cette vérité dans le temps où, comme je l'ai dit plus haut, je tâchais de porter quelques personnes à l'oraison. D'un côté, elles m'entendaient dire des choses admirables des avantages qu'on y rencontre, et de l'autre, elles me voyaient fort dénuée de vertus; c'était pour elles, comme elles me l'ont avoué depuis, une tentation et un mystère, et certes à bon droit, vu qu'elles ne pouvaient comprendre comment l'un pouvait s'accorder avec l'autre. En outre, l'opinion favorable qu'elles avaient de moi les empêchait de considérer comme mauvais ce qui l'était en effet, parce qu'elles me le voyaient faire quelquefois.

C'est un artifice du démon: il se sert en apparence de nos vertus pour autoriser, autant qu'il le peut, le mal qu'il cherche à nous faire commettre. Ce mal, pour petit qu'il soit, est très nuisible dans une communauté. Quel devait donc être celui que j’y causais par ma conduite! Aussi, dans le cours de plusieurs années, trois personnes seulement ont profité de mes entretiens, tandis que plus tard, quand le divin Maître eut affermi ma vertu, j'ai eu le bonheur, dans l'espace de deux à trois ans, de faire du bien à un grand nombre d'âmes, comme je le dirai dans la suite. De plus, il y a dans ce zèle pour les autres un autre grave inconvénient, c'est que l'âme perd au lieu de gagner. Car, dans les commencements, elle ne doit prendre soin que d'elle-même, et il lui sera souverainement utile de vivre comme si, sur la terre, elle était seule avec Dieu seul.

Une nouvelle tentation pour les commençants, c'est le déplaisir causé par la vue des péchés et des fautes d'autrui; comme toutes les autres, elle se présente à eux sous les apparences du zèle; il importe de la remarquer et de marcher avec précaution. Le démon leur fait croire que s'ils s'affligent, c'est uniquement parce qu'ils désirent ne point voir Dieu offensé, et qu'ils ne sauraient souffrir les outrages faits à sa gloire. Ils voudraient sur-le-champ y porter remède, et leur inquiétude les empêche de faire oraison. Le plus grand mal est de penser que c'est vertu, perfection, zèle ardent pour Dieu. Je ne parle pas ici de la peine que donnent des péchés publics passant en coutume dans une congrégation, ou les ravages causés de nos jours dans l'Eglise par ces hérésies qui entraînent tant d'âmes à leur perte. Cette peine est très légitime; venant d'une source très pure, elle n'inquiète pas. Ainsi, le parti le plus sûr pour une âme d'oraison sera d'oublier toutes les créatures, de ne s'occuper que d'elle-même et du soin de plaire à Dieu. Cette conduite est pleine de sagesse. Que de fois, en effet, on se trompe en se confiant trop à une bonne intention! J'essaierais en vain de dire toutes les fautes de ce genre dont j'ai été témoin. Efforçons-nous donc d'avoir toujours les yeux ouverts sur les qualités et les vertus des autres, et, pour ne pas voir leurs défauts, considérons la grandeur de nos péchés. Une telle Pratique, sans être portée à la perfection dès le début nous conduit cependant à l'acquisition d'une belle vertu, celle qui nous incline à croire tous les autres meilleurs que nous. On n'en verra d'abord que le germe en notre âme; mais si, avec le secours de la grâce, nécessaire en tout et sans laquelle nos soins sont inutiles, nous faisons de sincères efforts, si nous supplions Dieu de nous donner cette vertu, ce Dieu de bonté, qui ne se refuse à personne, ne manquera pas d'exaucer nos désirs.

La méditation

Ceux qui discourent beaucoup, et qui trouvent dans chaque sujet abondance de pensées et de considérations, devront avoir égard à l'avis que je vais leur donner. Quant à ceux qui, comme moi, loin de se servir  de l'entendement, trouvent plutôt en lui un obstacle qu'un secours, ils n'ont qu'une chose à faire: prendre patience, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'occuper leur esprit et de leur donner sa lumière. M'adressant donc à ceux qui discourent, je leur recommande de ne pas consumer tout le temps de l'oraison à approfondir le sujet qu'ils méditent. Cet exercice étant une source de mérites et de délices, il leur semble qu'il ne doit point y avoir pour eux de jour de dimanche, ni suspension de travail un seul instant. Que dis-je? ils considèrent comme perdu le temps qui n'est pas ainsi employé. Et moi, je regarde cette perte comme un gain très précieux. Que doivent-ils donc faire? Se mettre, comme je l'ai dit, en présence de Notre-Seigneur, s'entretenir avec lui sans fatiguer l'entendement, et savourer le bonheur d'être en sa compagnie. Là, point de pénibles raisonnements, mais une simple exposition de nos besoins et des motifs qu'aurait le divin Maître de ne pas nous souffrir à ses pieds. Il faut, suivant les temps, varier cette occupation, afin de ne pas se dégoûter par la continuité de la même nourriture. Les aliments dont je viens de parler sont très savoureux et très profitables. Dès qu'on a commencé à les goûter, ils communiquent à l'âme une substance vivifiante, et l'enrichissement de nombreux trésors.

Je veux rendre ma pensée d'une manière plus claire; car tout ce qui regarde l'oraison présente de la difficulté, et l'on a beaucoup de peine à le comprendre sans le secours d'un maître. Mon désir serait d'abréger, et, vu l'excellent esprit de celui qui m’a commandé d'écrire, l'exposé le plus sommaire suffirait; mais mon peu de pénétration ne me permet pas de faire comprendre en quelques mots une matière qu'il est si important de bien exposer. Ayant tant souffert, j'ai compassion de ceux qui commencent avec le seul secours des livres. On ne saurait croire combien les lumières qu'on y puise sont différentes de celles de l'expérience.

Je reviens à ce que je disais. Nous prenons pour sujet de méditation un mystère de la passion, par exemple, Notre-Seigneur à la colonne. L'entendement considère les grandes douleurs du divin Maître au milieu d'un tel abandon; il en recherche les causes; enfin il creuse ce mystère sous divers points de vue, travail facile à un esprit actif ou exercé par la science. Voilà une voie très excellente et très sûre, et c'est la manière d'oraison par laquelle tous doivent commencer, continuer et finir, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur d'élever à des états surnaturels. Cette manière est pour tous, comme je viens de le dire. Cependant, il y a un grand nombre d'âmes qui tirent plus d'utilité de quelques autres méditations que de celle de la passion du Sauveur; comme il existe plusieurs demeures dans le ciel, on y arrive aussi par plusieurs chemins. Certaines personnes font des progrès en se considérant dans l'enfer; d'autres, que cette seule pensée contriste, s'animent à servir Dieu en se considérant dans le ciel. Il est des âmes pour qui la méditation de la mort est excellente. Enfin, il en est quelques-unes d'une si grande tendresse de cœur, qu'il leur serait très pénible de méditer constamment la passion: elles trouvent leurs délices et leur avancement à contempler tantôt la puissance et la grandeur de Dieu dans les créatures, tantôt cet amour dont il nous aime et qui resplendit dans tous ses ouvrages. C'est là une admirable manière de procéder, pourvu qu'on revienne souvent à la source de tous les biens, je veux dire à la vie et à la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Les commençants ont besoin de discernement pour reconnaître ce qui les fait avancer davantage. C'est pourquoi un maître expérimenté leur est nécessaire. S'il n'est pas tel, il peut commettre de graves erreurs: il les conduira sans les comprendre, et il les empêchera de se comprendre eux-mêmes; car, persuadés du mérite de l'obéissance, ils n'oseront en rien s'écarter de ses ordres. J'ai rencontré de ces âmes, jetées dans l'angoisse et dans l'affliction par l'inexpérience de leurs guides. Elles me faisaient compassion. J'en ai vu une, entre autres, qui ne savait plus que devenir. Étrangers à la science spirituelle, de tels directeurs fatiguent l'âme et le corps, et empêchent les progrès. J'ai connu une de ces âmes, que son confesseur tenait enchaînée depuis huit ans dans la connaissance d'elle-même, sans jamais lui permettre d'en sortir; Notre-Seigneur néanmoins l'avait déjà élevée à l'oraison de quiétude; il en résultait pour elle de bien cruelles souffrances.

Sans doute, on ne doit jamais abandonner cette considération de la connaissance de soi, sans doute il n’est point d'âme fut-elle de la taille d'un géant dans la vie spirituelle, qui ne doive souvent revenir à l'enfance et à la mamelle. Qu'on n'oublie jamais cet avis; je le répéterai peut-être plus d'une fois encore, tant il est important; car il n'existe aucun état d'oraison si élevé, où il ne soit souvent nécessaire de revenir au commencement. Oui, cette considération de ses péchés, et la connaissance de soi-même, sont le pain avec lequel doivent se manger tous les autres aliments, quelque délicats qu'ils soient; sans ce pain, on ne pourrait vivre. Mais enfin, on doit le prendre avec mesure. Quand une âme déjà souple sous la main de Dieu voit son indigence et son néant; quand, pénétrée de honte en présence d'un si grand Roi, elle sent de quel faible retour elle paie de si grands bienfaits, quel besoin a-t-elle de consumer là son temps? ne doit-elle pas plutôt s'élever à d'autres considérations auxquelles le Seigneur la convie, et qu'il n'est pas raisonnable de négliger? Notre-Seigneur sait bien mieux que nous les aliments qui nous conviennent.

Il importe donc extrêmement que le maître soit judicieux, j'entends d'un esprit solide et qu'il ait de l'expérience. Si à cela il joint la doctrine, c'est parfait. Mais si l'on ne peut en rencontrer un qui possède le à la fois ces trois qualités, il est plus utile qu'il réunisse les deux premières, parce qu'on peut, s'il en est besoin, consulter des personnes savantes. A la vérité, des savants ne pratiquant point l'oraison me semblent peu propres à faire avancer ceux qui commencent; je ne dis pas néanmoins qu'il ne faut pas avoir de rapports avec eux. J'aimerais mieux, je l'avoue, qu'une âme renonçât à l'oraison, que de la voir dès le début s'engager dans une fausse route. C'est un grand trésor que la science; elle instruit, elle éclaire ceux qui savent peu, comme nous. En nous appuyant sur les vérités de la sainte Écriture, nous nous acquittons de nos devoirs avec sécurité. Dieu nous délivre des dévotions mal entendues!

Je veux donner plus de jour à ma pensée; car j’embrasse peut-être trop de choses à la fois: ce fut toujours mon défaut, comme je l’ai dit, de ne savoir m’expliquer qu'avec beaucoup de paroles. Voilà une religieuse qui commence à s'adonner à l'oraison. Un homme simple la dirige; il lui vient en fantaisie qu'elle doit lui obéir plutôt qu'à son supérieur: il n'hésite pas à le lui persuader, et cela, sans malice, mais croyant faire merveille. En effet, s'il n'est pas religieux, il croira qu'il doit en être ainsi. A-t-il à conduire une femme mariée, il lui dira de passer en oraison, au déplaisir même de son mari, les heures qu'elle doit aux soins de sa famille. Ainsi, il ne sait régler ni le temps ni les occupations d'après la vérité; privé de lumière, il ne peut, malgré tous ses désirs, en donner aux autres.

Quoique la science ne semble pas nécessaire pour la direction des âmes, mon opinion a été et sera toujours que tout chrétien doit, quand il le peut, rechercher un guide instruit; et le meilleur sera le plus éclairé. Un tel secours est encore plus nécessaire aux personnes d'oraison, et c'est dans les états les plus élevés qu'elles peuvent le moins s'en passer. On dira peut-être: Des savants étrangers à l'oraison ne sauraient convenir aux âmes qui la pratiquent. C'est une erreur. J'ai été en rapport avec un grand nombre d’entre eux; les besoins de mon âme ayant été plus grands dans ces dernières années, j'ai recherché leurs lumières avec plus d'empressement; enfin, j'ai toujours aimé les hommes éminents en doctrine. Quelques-uns, j'en conviens, n'auront pas une connaissance expérimentale des voies spirituelles; mais ils ne les ont point en aversion, ils ne les ignorent pas, et, à l'aide de l'Écriture sainte dont ils font une étude constante, ils découvrent toujours les véritables marques du bon esprit. Je suis convaincue qu'une personne d'oraison qui consulte des gens savants, ne sera pas trompée par les artifices du démon, si elle ne veut se tromper elle-même. Cet esprit de ténèbres redoute singulièrement, selon moi, la science humble et vertueuse; il sait qu'il sera découvert par elle, et qu'ainsi ses stratagèmes tourneront à sa perte.

J'ai parlé de la sorte, parce que, selon certains esprits, des savants étrangers aux voies intérieures ne sont pas faits pour conduire les personnes d'oraison. J'ai déjà dit que le maître doit être spirituel; mais si la science lui manque, c'est un grave inconvénient. Nous puiserons de grands secours dans les lumières des savants en qui la vertu se trouve unie à la doctrine. Sans marcher eux-mêmes dans ces voies spirituelles, ils nous seront utiles; Dieu leur fera comprendre ce qu'ils doivent nous enseigner, il les rendra même spirituels dans la vue de notre avancement. C'est ce qu'une expérience personnelle me permet d'affirmer; cela m'est arrivé avec plus de deux.

Parlant en général, je dis qu'une âme, avant de s'abandonner entièrement à la conduite d'un seul maître, doit avoir soin de le choisir tel que je l'ai dépeint. Ne pas agir ainsi serait une grande faute. Une personne engagée dans la vie religieuse doit encore mettre plus de zèle dans ce choix, car elle peut dépendre d'un supérieur qui manquera de ces trois qualités; et, certes, c'est assez d'une pareille croix, sans aller en outre volontairement soumettre son jugement à un homme qui en manque. Quant à moi, je n'ai jamais pu m'y résoudre, et je ne vois aucune raison de le faire. Si c'est une personne séculière, elle est libre de choisir celui auquel elle doit être soumise. Qu'elle en bénisse Dieu, et ne se prive point d'une si sainte liberté. Qu'elle demeure plutôt sans directeur, jusqu'à ce qu'elle en ait trouvé un qui soit tel que j'ai dit. Le Seigneur le lui donnera, pourvu qu'au désir de le rencontrer elle joigne l'humilité.

Je bénis Dieu de toute mon âme, et les femmes et ceux qui sont sans lettres devraient sans cesse, comme moi, lui rendre d'infinies actions de grâces de ce qu'il se trouve des hommes qui, à force de labeurs, ont conquis la vérité que nous ignorons. Je considère souvent avec étonnement la peine que coûte la science aux savants, et en particulier aux religieux, tandis qu'il nous suffit de les interroger pour avoir part à leur trésor. Et il se trouverait des personnes qui refuseraient d'en profiter! Plaise à Dieu de ne point le permettre! Que de fois me suis-je sentie couverte de confusion, en considérant ces savants soumis aux sacrifices de la vie religieuse, et ces sacrifices sont grands! Joignez-y les austérités, la nourriture grossière, l'obéissance à leurs supérieurs, le sommeil pénible: partout l'abnégation, partout la croix! Ce serait, selon moi, un grand mal de se priver par sa faute d'un bien qui leur a tant coûté. Et nous, exemptes des sacrifices qu'ils acceptent, recevant de leurs mains la nourriture toute préparée, vivant à notre gré, tandis qu'ils portent le poids de tant de travaux, nous nous préférons peut-être intérieurement à eux parce que nous donnons un peu plus de temps à l'oraison.

Seigneur, qui m'avez faite si incapable et si inutile, je vous bénis! Mais je vous bénis bien plus encore de ce que vous excitez tant d'âmes à nous réveiller de notre sommeil. Nous devrions faire monter vers vous une prière incessante pour ceux qui nous donnent la lumière. Et que serions-nous sans eux, au milieu des grandes tempêtes qui de nos jours agitent l'Église? Si quelques-uns n'ont pas répondu à la sainteté de leur mission, la fidélité des autres n'en brillera que davantage. Daigne le Seigneur les tenir de sa main, et protéger ces appuis de notre faiblesse! Amen.

Me voici bien loin du sujet que j'avais commencé à traiter; mais ces avis auront leur utilité: ils empêcheront les commençants de s'égarer dans la voie sublime où ils entrent. Je reviens à ce que je disais du mystère de Jésus-Christ à la colonne. Il sera bon, sans doute, de discourir pendant quelque temps, de considérer quel est Celui qui souffre, la grandeur et les causes de son supplice, enfin l'amour avec lequel il l'endure. Mais on ne doit pas toujours se fatiguer à approfondir ces divers points; il sera excellent de se tenir en paix, sans discourir, auprès du divin Maître. L'âme s'occupera selon son pouvoir à considérer qu'il la regarde; elle lui tiendra compagnie et lui adressera ses demandes; elle s'humiliera, elle prendra avec lui ses délices, se souvenant qu'elle est indigne de jouir ainsi de sa présence. Si elle peut en venir là, même dès le commencement de l'oraison, elle en retirera un grand profit. Une telle méthode est la source de grands biens, elle l'a du moins été pour mon âme. Je ne sais, mon père, si je m'explique bien, vous en serez juge. Plaise au Seigneur qu'au moins je réussisse à le contenter toujours! Amen.

Chapitre 14

J'ai dit combien il est pénible d'arroser le jardin en tirant de l'eau du puits à force de bras; parlons maintenant de la seconde manière d'arroser, établie par le maître du jardin. Elle consiste à puiser l'eau à l'aide d'une noria, et à la distribuer par des conduits. Le jardinier en obtient ainsi une quantité plus grande, se fatigue moins, et jouit de quelques intervalles de repos. Mon dessein, en ce moment, est d'appliquer cette seconde manière à l'oraison appelée de quiétude.

Ici l'âme commence à se recueillir et touche déjà au surnaturel; jamais, en effet, avec toute l'activité de ses efforts, elle ne pourrait acquérir un bien si élevé. A la vérité, elle s'est fatiguée quelques instants en travaillant avec l'esprit, ou, si l'on veut, en tournant la roue pour remplir les canaux. Mais ici l'eau est plus à fleur de terre; ainsi, on la puise avec beaucoup moins de fatigue qu'en la tirant du fond d'un puits. Je dis que l'eau est plus à fleur de terre, parce que la grâce se fait plus clairement connaître à l'âme. Ses puissances se recueillent au dedans d'elle-même, afin de savourer plus délicieusement le plaisir dont elles jouissent. Ce n'est pourtant là ni une suspension, ni un sommeil spirituel. Seule la volonté agit; sans savoir comment elle se rend captive, elle donne simplement à Dieu son consentement afin qu'il l'emprisonne, sûre de tomber dans les fers de Celui qu'elle aime. O Jésus, ô mon Maître, comme nous sentons ici la puissance de votre amour! Il tient le nôtre tellement lié, qu'il ne lui laisse plus la liberté d'aimer en cet état autre chose que vous.

L'entendement et la mémoire viennent au secours de la volonté, afin qu'elle se rende de plus en plus capable de jouir d'un si grand bien. Quelquefois néanmoins leur concours ne sert qu'à la troubler dans cette intime union avec Dieu. Mais alors la volonté, sans se mettre en peine de leur importunité, doit se maintenir dans les délices et le calme profond dont elle jouit. Vouloir fixer ces deux puissances serait s'égarer avec elles. Elles sont alors comme des colombes qui, n'étant pas contentes de la nourriture que le maître leur donne sans aucun travail de leur part, vont en chercher ailleurs, mais qui, après une vaine recherche, se hâtent de revenir au colombier. Ces deux puissances, de même, vont et viennent dans l'espérance que la volonté leur fera part des délices qu'elle goûte. Si le Seigneur leur jette un peu de cette céleste pâture, elles s'arrêtent; sinon, elles vont de nouveau en chercher ailleurs. Elles se flattent de servir ainsi la volonté, en lui faisant, de concert avec l'imagination, la peinture de son bonheur, mais souvent elles lui nuisent. La volonté devra donc se comporter à leur égard de la manière que je dirai.

Dans tout le cours de cette oraison, la consolation est très vive, et le travail très léger; elle peut durer longtemps, sans causer de fatigue. L'entendement agit par intervalles et d'une manière très paisible; il puise néanmoins beaucoup plus d'eau qu'il n'en tirait du puits dans l'oraison mentale. Les larmes que Dieu donne ici coulent délicieusement, d'elles-mêmes et sans aucun effort.

Cette eau céleste est une source de biens et de faveurs inestimables aussi est-elle incomparablement plus efficace que l'oraison précédente pour faire croître les vertus. Déjà l'âme s'élève au-dessus de sa misère, et déjà Dieu lui donne quelque connaissance du bonheur de la gloire. Cette faveur, selon moi, la fait grandir davantage, et approcher de plus près de la source de toutes nos vertus, c'est-à-dire de Dieu même. Non seulement Notre Seigneur commence à se communiquer à cette âme, mais il veut qu'elle sente ce mode de communication. A peine arrivée là, elle perd soudain, et, il faut en convenir, sans grand mérite, le désir des choses de cet exil. Elle voit clairement qu'un seul instant de cette joie surnaturelle ne peut venir d'ici-bas, et que ni richesses, ni puissance, ni honneurs, ni plaisirs, ne sauraient lui donner, l'espace même d'un clin d'oeil, ce contentement seul vrai, et seul capable, comme elle en a conscience, d'étancher sa soif de bonheur. En vain chercherait-elle à saisir ce contentement parfait dans les plaisirs de ce monde; jamais ils ne sont sans mélange. Mais dans cette joie spirituelle, nul mélange, tant qu'elle dure: la peine vient ensuite, il est vrai, mais c'est de la voir finir. En outre, l'âme sent son impuissance de la recouvrer, et elle en ignore les moyens. Elle aurait beau, en effet, se consumer de pénitences, d'oraisons, de travaux; si le Seigneur ne veut pas la lui rendre, ses efforts seront inutiles. Ce grand Dieu veut que l'âme comprenne qu'il est près d'elle; qu'ainsi elle peut lui parler, sans envoyer des messagers et sans élever la voix, parce qu'à cause de sa proximité, il l'entend au moindre mouvement des lèvres.

Ce langage peut paraître étrange; ne savons-nous pas, en effet, que Dieu nous entend toujours, puisqu'il est toujours avec nous? En cela, nul doute. Mais ce Souverain, ce Maître adorable veut ici nous donner une connaissance expérimentale de cette vérité, et nous révéler en même temps les effets de sa présence. Il fait éclater son dessein d'opérer d'une manière particulière dans notre âme, en versant en elle une grande satisfaction intérieure et extérieure, infiniment différente de tous les vains plaisirs d'ici-bas; et il comble ainsi, ce semble, le vide que nous avions fait en nous par nos péchés. L'âme goûte cette joie céleste au plus intime d'elle-même, mais sans savoir d'où ni comment elle lui est venue. Dans cet état, elle ignore souvent ce qu'elle doit faire, ou désirer, ou demander. Il lui semble avoir trouvé tout ce qu'elle pouvait désirer, mais elle ignore ce qu'elle a trouvé; et moi-même je ne sais, je l'avoue, comment en donner l'intelligence.

Pour bien des choses, la science me serait nécessaire; je m'en servirais ici, par exemple, pour expliquer, en faveur d'un grand nombre de personnes qui l'ignorent, la nature du secours général ou particulier; je dirais comment le Seigneur veut que l'âme dans cette oraison, voie en quelque sorte de ses propres yeux ce secours particulier. Enfin, j'aurais besoin des lumières de la science pour une foule d'autres points, dans lesquels je me tromperai peut-être. Mais une chose me tranquillise et me rassure pleinement, c'est que mon écrit sera remis à des hommes capables de discerner l'erreur. Ils le jugeront quant à la doctrine et quant à l'esprit, et s'ils y trouvent quelque chose de mauvais, ils ne manqueront pas de le retrancher.

Je désirerais donc donner l'intelligence de ces faveurs, parce que ce sont les premières et que, au moment où Dieu commence à les accorder à une âme, celle-ci ne les comprend pas et ne sait comment se conduire. Si Dieu la mène par la voie de la crainte comme il fit à mon égard, elle aura cruellement à souffrir, à moins de trouver un maître qui comprenne son état. C'est un grand bonheur pour cette âme de voir la peinture de ce qu'elle éprouve; elle reconnaît clairement la voie où Dieu la met. Je dis plus: pour faire des progrès dans ces divers états d'oraison, il est d'un avantage immense de savoir la conduite à tenir en chacun d'eux. Pour moi, faute de cette connaissance, j'ai beaucoup souffert et perdu bien du temps; aussi, je porte une grande compassion aux âmes qui, arrivées là, se trouvent seules. J'avais lu sur cette matière bien des livres spirituels, et ils l'expliquent peu; en vain d'ailleurs donneraient-ils des explications très étendues; si l'âme n'a point une grande expérience, elle aura beaucoup de peine à comprendre son état.

Je souhaiterais ardemment que Dieu me fît la grâce d'exposer les effets de ces premières faveurs surnaturelles. Par là on reconnaîtrait, autant du moins qu'on le peut ici-bas, quand elles viennent de l'esprit de Dieu. Au reste, alors même que c'est lui qui agit, il est toujours bon de marcher avec crainte et avec une sage circonspection. L'esprit de ténèbres pourrait, en effet, se transfigurer quelquefois en ange de lumière. Si l'âme n'est pas très exercée, elle ne s'apercevra pas de l'artifice; il faut, pour le démêler, avoir atteint le plus haut sommet de l'oraison.

Mon peu de loisir ne seconde guère un travail de ce genre: ainsi, c'est à Notre Seigneur lui-même à prendre la plume à ma place. Le monastère où j'habite est de fondation toute récente, comme on le verra par mon récit. Outre les exercices de communauté que je suis, j'ai beaucoup d'autres occupations. Aussi, manquant de ce calme tranquille qui me serait si nécessaire, je n'écris qu'à la dérobée et à diverses reprises. Je désirerais pourtant ce paisible loisir, parce qu'alors, dès que le Seigneur donne lumière, on s'exprime avec facilité, et l'on rend mieux ses pensées. C'est comme si l'on avait devant soi un modèle; on n'a qu'à le suivre. Mais cette inspiration d'en haut vient-elle à manquer, il n'est pas plus possible, même après de longues années d'oraison, d'écrire en ce style mystique qu'en arabe. C'est pourquoi je regarde comme un très grand avantage, lorsque j'écris, de me trouver actuellement dans l'oraison dont je traite, car je vois clairement alors que ni l'expression ni la pensée ne viennent de moi; et quand c'est écrit, je ne puis plus comprendre comment j'ai pu le faire, ce qui m'arrive souvent.

Revenons maintenant à notre jardin, ou à notre verger; voyons comment les arbres commencent à se remplir de sève, pour fleurir et donner ensuite des fruits; comment les oeillets et les autres fleurs se préparent de même à répandre leurs parfums. J'aime cette comparaison. A l'époque où, comme je l'espère de la bonté de Dieu, je commençai à le servir et à mener cette vie nouvelle qu'il me reste à décrire, je goûtais déjà un extrême plaisir à me représenter mon âme comme un jardin, et à suivre de l'œil le divin Maître qui s'y promenait. Je le suppliais d'augmenter le parfum de ces petites fleurs, de ces vertus en germe qui avaient, ce semble, envie déclore; ma prière n'avait en vue que sa gloire. Je le conjurais ensuite de les cultiver pour lui uniquement et non pour moi, et de couper celles qu'il voudrait; j'étais bien sûre de les voir renaître avec plus de force et d'éclat. Je me sers à dessein de ce mot couper, parce qu'il arrive des temps où l'âme ne reconnaît plus en quelque sorte ce jardin. Tout y semble flétri par la sécheresse; l'eau destinée à lui rendre la fertilité et la fraîcheur paraît tarie sans retour; on dirait que cette âme ne posséda jamais de vertus. Le pauvre jardinier a beaucoup à souffrir: Dieu veut qu'il regarde comme un travail perdu tout ce qu'il a fait pour entretenir et arroser le jardin. C'est alors le temps de sarcler et d'arracher jusqu'à la racine les mauvaises herbes qui sont restées, quelque petites qu'elles soient. C'est aussi le moment de reconnaître l'inutilité de tous nos efforts dès que Dieu nous retire l'eau de sa grâce, et de faire peu de cas de notre néant, c'est trop peu dire, d'une misère bien au-dessous du néant. L'âme devient ainsi profondément humble, et le jardin voit de nouveau croître ses fleurs.

O mon Maître et mon Bien, je ne puis, sans verser des larmes et éprouver une grande joie intérieure, dire quel est notre bonheur. Vous portez votre amour, Seigneur, jusqu'à vouloir être avec nous, comme vous êtes au saint sacrement de l'autel. Je puis le croire, et je suis en droit de faire cette comparaison, puisque c'est la vérité. Oui, nous pouvons, si nos fautes n'y mettent obstacle, goûter auprès de vous la plus pure félicité; et vous-même, vous trouvez dans nos âmes un délicieux séjour, vous nous l'affirmez en disant: « Mes délices sont d'être avec les enfants des hommes. » O mon Maître, quel mystérieux pouvoir dans cette parole! Jamais, pas même au temps de mes plus grandes infidélités, je n'ai pu l'entendre qu'elle n'ait répandu dans mon cœur une vive consolation. Seigneur, peut-il se rencontrer une âme qui, comblée par vous de si étonnantes faveurs, honorée de vos caresses, et sachant que vous prenez vos délices en elle, vous offense de nouveau, après des grâces si élevées et les gages d'un amour dont elle ne peut douter, puisqu'elle le voit à l’œuvre? Oui, il s'en rencontre une à qui cela est arrivé, non pas une fois, mais plusieurs, et cette âme est la mienne. Faites, Seigneur, que j'aie seule à me reprocher une si odieuse infidélité et un tel excès d'ingratitude. Déjà, du moins, votre infinie bonté en a retiré quelque bien; et plus ma misère a été grande, plus elle fait resplendir la magnificence de vos miséricordes. A combien juste titre je puis les chanter à jamais! Je vous en supplie, ô mon Dieu, qu'il en soit ainsi, que ce cantique soit éternellement sur mes lèvres! Avec quelle grandeur vous avez daigné les faire éclater à mon égard! Ceux qui en sont témoins en restent saisis d'étonnement, et souvent j'en tombe moi-même ravie; je puis mieux alors faire monter vers vous mes cantiques de louanges. Mais seule et sans vous, Seigneur, je ne serais capable de rien, si ce n'est d'arracher ces fleurs que vous avez fait naître dans ce jardin, et de changer en un vil fumier, comme autrefois, cette misérable terre qui est mon âme. Ne le permettez pas, Seigneur, et daignez, je vous en conjure, sauver de sa perte une âme dont vous avez payé la rançon par tant de souffrances, que vous avez encore, depuis, tant de fois rachetée et tant de fois enlevée des dents de l'effroyable dragon.

Pardonnez-moi, mon père, cet écart apparent, et n'en soyez pas surpris; au fond, il va à mon sujet. Ce que j'écris saisit si profondément mon âme, et les bienfaits de Dieu se présentent à moi d'une manière si vive, qu'il m'en coûte souvent beaucoup de ne pas publier encore davantage ses louanges. Vous ne m'en saurez pas mauvais gré, je l'espère. Nous pouvons tous deux, ce me semble, chanter le même cantique; à la vérité, ce sera d'une manière différente, mes dettes étant plus grandes que les vôtres, et Notre Seigneur m'ayant pardonné beaucoup plus, comme vous le savez.

Chapitre 15

Revenons maintenant à notre sujet. Cette quiétude et ce recueillement sont très sensibles à l'âme, par le bonheur et la paix qu'ils répandent en elle avec un grand contentement et repos des puissances, et de très suaves délices. L'âme, ne connaissant rien au delà d'une telle jouissance, croit n'avoir plus rien à désirer, et elle dirait volontiers avec saint Pierre: Seigneur, établissons ici notre demeure. Elle n'ose ni remuer ni changer de place; il lui semble que ce bonheur va lui échapper; quelquefois même, elle voudrait ne pas respirer. Elle ne considère pas qu'étant dans une impuissance absolue de se procurer un tel bien par ses efforts, elle peut encore moins le retenir au delà du temps fixé par la volonté du Seigneur.

Je l'ai déjà dit, dans ce premier recueillement surnaturel et de quiétude, les puissances ne se perdent pas. L'âme se repose délicieusement en Dieu, la volonté lui demeure unie. En vain l'entendement et la mémoire s'égarent, leurs écarts ne troublent point cette tranquille et paisible union. La volonté conserve même assez d'empire sur ces deux puissances pour les faire rentrer peu à peu dans le recueillement. Sans être entièrement abîmée en Dieu, elle est si occupée de lui, sans savoir comment, que tous les efforts de l'entendement et de la mémoire ne sauraient lui ravir sa joie ni ses délices. Que dis-je? sans le moindre effort, elle travaille merveilleusement à entretenir cette petite étincelle de l'amour de Dieu, et à l'empêcher de s'éteindre.

Daigne le Seigneur me faire la grâce d'expliquer ceci avec clarté! Il y a un très grand nombre d'âmes qui arrivent à cet état; mais celles qui passent plus avant sont rares, et je ne sais à qui en est la faute. Très certainement elle n'est pas du côté de Dieu. Pour lui, après avoir accordé une si haute faveur, il ne cesse plus, selon moi, d'en prodiguer de nouvelles, à moins que notre infidélité n'en arrête le cours. Il est donc souverainement important, pour l'âme élevée à cette oraison, de connaître et sa grande dignité, et l'inestimable prix d'une telle grâce, et son obligation de n'être plus de cette terre, puisque Dieu, ce semble, dans sa bonté, lui destine désormais le ciel pour demeure, pourvu qu'elle ne s'en rende pas indigne. Quel malheur ne serait-ce point pour cette âme, si elle retournait en arrière! Elle irait jusqu'au fond de cet abîme, sur la pente duquel je me trouvais moi-même, quand la miséricorde du Seigneur daigna me ramener.

A mon avis, d'ordinaire on ne tombe de si haut que pour des fautes graves, et l'aveuglement causé par un grand mal peut seul faire renoncer à un bien si précieux. Ainsi, je conjure, pour l'amour du Seigneur, les âmes élevées à cet état de se connaître; avec une humble et sainte présomption, qu'elles se tiennent en haute estime, pour n'être pas tentées de revenir aux viandes d’Égypte.

Mais si, à cause de leur faiblesse, de leur malice, et de leur nature fragile et misérable, elles viennent à tomber comme je le fis, qu'elles aient du moins sans cesse devant les yeux la grandeur du bien perdu; qu'elles s'alarment, qu'elles craignent toujours d'aller de mal en pis si elles ne retournent à l'oraison. Cette crainte est légitime. Selon moi, la véritable chute pour ces âmes serait d'avoir en horreur la voie qui les avait mises en possession d'un si grand bien. En parlant ainsi, je ne prétends pourtant pas leur dire d'être impeccables et de vivre exemptes de fautes. Sans doute, après de telles faveurs, elles devraient veiller avec le plus grand soin pour éviter d'offenser Dieu; mais enfin, je fais la part de notre misère. Je leur recommande seulement de ne point abandonner l'oraison, parce qu'elles y trouveront lumière, repentir de leurs fautes, et force pour se relever. S'en éloigner serait courir un grand danger; elles peuvent en être convaincues. Je ne sais si j'entends bien ce que je dis; car, comme je l'ai fait observer, je juge des autres par moi-même.

Cette oraison de quiétude est une étincelle, par laquelle Dieu commence à embraser l'âme de son véritable amour, et il veut, par les délices dont il l'inonde, qu'elle acquière la connaissance de ce divin amour. Ce calme pur, ce recueillement, cette étincelle, produisent de grands effets quand c'est l'esprit de Dieu qui agit sur l'âme, et quand la douceur qui la pénètre ne vient ni du démon ni de notre industrie. Au reste, si l'on a de l'expérience, il est impossible de n'être pas bientôt convaincu qu'un tel trésor est un pur don de Dieu, et ne s'acquiert pas, En vain, poussés par l'attrait naturel pour les choses agréables, nous essayons par tous les moyens de nous procurer ces délices, l'âme ne tarde pas à être toute froide. Elle a beau travailler à faire brûler ce feu dont elle voudrait sentir la douce chaleur, c'est comme si elle y jetait de l'eau pour l'éteindre. Mais quand c'est Dieu qui allume l'étincelle, alors, toute petite qu'elle est, elle cause dans l'âme un vaste retentissement. Dès qu'elle n'est pas étouffée par l'infidélité à la grâce, elle commence à embraser l'âme d'un très ardent amour de Dieu. C'est un véritable incendie jetant au loin des flammes, comme je le dirai plus tard, et dont Notre Seigneur consume les âmes parfaites. Cette étincelle est de la part de Dieu un gage de prédilection, et un signe qu'il choisit cette âme pour de grandes choses, si elle sait répondre à de si hauts desseins. C'est un don magnifique, et son excellence surpasse tout ce que je pourrais en dire. Aussi, grande est ma douleur quand parmi tant d'âmes qui, à ma connaissance, arrivent jusque-là et devraient passer outre, j'en vois un si petit nombre qui le fassent, que j'ai honte de le dire. Je n'affirme pas d'une manière absolue que le nombre des âmes qui franchissent ce degré soit petit; ces âmes doivent être nombreuses, et elles nous attirent sans doute la protection de Dieu; mais je dis ce que j'ai vu.

Je ne saurais trop exhorter ces âmes, qui semblent choisies de Dieu pour le bien spirituel d'un grand nombre d'autres, à ne pas enfouir un si précieux talent, surtout de nos jours, où les amis du Seigneur doivent être forts pour soutenir les faibles. Ceux qui découvrent en eux un pareil don de Dieu, peuvent à juste titre se considérer comme ses amis, si toutefois ils gardent, vis-à-vis de lui, les lois que le monde lui-même impose à toute véritable amitié. S'ils ne le font pas, qu'ils craignent, comme je l'ai dit, de se nuire à eux-mêmes, et Dieu veuille qu'ils ne nuisent qu'à eux seuls!

L'âme, dans cette oraison de quiétude, doit se conduire avec douceur et sans bruit. J'appelle bruit, chercher avec l'entendement des pensées et des considérations pour rendre grâces de ce bienfait, et entasser les uns sur les autres ses péchés et ses fautes en preuve de son indignité. Tout cela se meut alors au fond de l'âme, l'esprit vous le peint, la mémoire vous en tourmente. Quant à moi du moins, il est des moments où ces deux puissances me fatiguent beaucoup; et, quoique j'aie une faible mémoire, je ne puis la dompter. La volonté doit alors persévérer sagement dans son repos, et comprendre qu'on ne négocie pas avec Dieu au moyen d'efforts violents: ce serait jeter imprudemment sur cette étincelle de gros morceaux de bois propres à l'éteindre. Convaincue de cette vérité, qu'elle dise humblement: Seigneur, que puis-je faire ici? quel rapport entre une esclave et son maître, entre la terre et le ciel? on d'autres paroles d'amour, qui se présentent d'elles-mêmes. Qu'elle soit bien pénétrée surtout de la vérité de ce qu'elle dit, et ne s'inquiète en aucune façon de l'entendement, qui n'est qu'un importun. Souvent, tandis qu'il s'égare, la volonté se verra dans cette union avec Dieu, et en jouira dans une paix profonde. Comme elle tenterait en vain de le fixer en partageant avec lui son bonheur, au lieu d'aller à sa poursuite, elle fera mieux de l'abandonner à ses écarts, continuant à jouir de ces délices intérieures, et se tenant recueillie comme une prudente abeille. Car si, au lieu d'entrer dans la ruche, les abeilles s'en allaient toutes à la chasse les unes des autres, comment le miel se ferait-il?

L'âme perdrait beaucoup en négligeant cet avis, surtout si l'entendement est subtil. Parvient-il tant soit peu à bien arranger son discours et à découvrir de belles raisons, il s'imagine faire quelque chose. Et pourtant, la raison n'a ici qu'à bien comprendre qu'une telle faveur émane uniquement de la bonté de Dieu. De plus, nous voyant si près de Notre Seigneur, nous devons lui demander des grâces le prier pour l’Eglise, pour ceux qui se sont recommandés à nous, pour les âmes du purgatoire, et cela sans bruit de paroles, mais avec un vif désir d'être exaucés. Une telle prière comprend beaucoup, et obtient bien plus que toutes les considérations de l'entendement. La volonté se servira avec succès de certaines pensées, qui naissent de la vue même de son avancement spirituel, pour raviver l'amour dont elle brûle. Elle exprimera à Dieu, par quelques actes d'amour, son impuissance à répondre à la grandeur de ses bienfaits, mais en se gardant du bruit de l'entendement, toujours ami des belles considérations. Quelques petits brins de paille, et c'est encore décorer d'un trop beau nom ce qui vient de nous, jetés avec humilité dans ce feu divin, contribuent beaucoup plus à l'enflammer qu'une grande quantité de bois: j'appelle ainsi ces raisonnements qui semblent si doctes, et qui, dans l'espace d'un Credo, étoufferont la petite étincelle.

Cet avis est excellent pour les savants qui me commandent d'écrire ceci. Tous, par la volonté de Dieu, sont parvenus a ce degré d'oraison. Mais peut-être leur arrive-t-il quelquefois de passer ces heures précieuses où ils sont avec Dieu, à faire des applications de l'Écriture. Sans doute, la science leur sera, avant et après, fort utile; mais pendant l'oraison elle leur est, à mon avis, peu nécessaire; elle ne sert qu'à refroidir la volonté. L'entendement se voit si près de la lumière, qu'il se trouve investi de ses clartés; et moi-même, malgré ma misère, je ne puis plus alors me reconnaître. Voici ce qui m'est arrivé dans cette oraison de quiétude. Quoique d'ordinaire je n'entende presque rien dans les prières latines et surtout dans les psaumes, souvent néanmoins je comprenais le verset latin comme s'il eût été en castillan; j'allais même plus loin, j'en découvrais avec bonheur le sens caché. J'ai dit que ces gens doctes doivent se tenir en garde dans l'oraison contre les applications de l'Écriture; j'excepte néanmoins les circonstances où ils devraient prêcher ou enseigner; il est bien clair qu'ils peuvent alors se servir des lumières puisées dans l'oraison, pour venir au secours de pauvres ignorants comme moi. Cette charité, ce soin constant de l'avancement spirituel des âmes, uniquement en vue de Dieu, sont quelque chose de grand.

Ainsi donc, dans ces moments de quiétude, les savants doivent laisser l'âme se reposer doucement en Dieu, son unique repos, et mettre la science de côté. Viendra un temps où elle servira et révélera tout son prix; ils trouveront en elle un si puissant secours pour glorifier Dieu, que pour rien au monde ils ne voudraient ne pas l'avoir acquise. Mais devant la Sagesse infinie, qu'ils veuillent m'en croire, un peu d'étude de l'humilité, un seul acte de cette vertu, valent mieux que toute la science du monde. Ce n'est pas alors le temps d'argumenter, mais de voir franchement ce que nous sommes, et de nous présenter avec simplicité devant Dieu. Tandis qu'il s'abaisse jusqu'à souffrir l'âme auprès de lui, malgré sa misère, il veut que cette âme se tienne à ses pieds, comme une petite ignorante; et en vérité, en sa présence, elle n'est pas autre chose. L'entendement s'agitera aussi pour rendre grâces en termes élégants et choisis; niais, en restant dans la paix, et en n'osant, comme le publicain, lever seulement les yeux, la volonté rend au Seigneur de plus dignes actions de grâces que l'entendement avec l'artifice de la rhétorique. Enfin, on ne doit pas entièrement abandonner ici l'oraison mentale, ni même, de temps en temps, certaines prières vocales, si l'âme a le désir ou le pouvoir d'en faire; car lorsque la quiétude est grande, elle éprouve une peine extrême à parler. il est facile, ce me semble, de distinguer quand c'est l'esprit de Dieu qui agit, et quand cette douceur est un fruit de notre industrie, c'est-à-dire quand, à la suite d'un sentiment de dévotion que Dieu nous donne, nous voulons, comme je l'ai fait remarquer, passer de nous-mêmes à cette quiétude de la volonté. Dans ce dernier cas, elle ne produit aucun bon effet, disparaît très vite, et laisse dans la sécheresse. Le démon est-il l'auteur de ce repos, une âme exercée le reconnaîtra; car il laisse de l'inquiétude, peu d'humilité, et peu de disposition aux effets que produit l'esprit de Dieu; enfin il ne communique à l'entendement ni lumière, ni ferme adhésion à la vérité.

Le démon ne peut faire ici que peu de mal, et il n'en fera même aucun, si l'âme, comme je l'ai dit, rapporte à Dieu le plaisir et la suavité qu'elle goûte, et si Dieu seul est l'objet de ses pensées et de ses désirs. Dieu permettra même que le démon perde beaucoup en procurant à l'âme ce plaisir. Car, dans la ferme croyance qu'il vient de Dieu, elle se sentira portée à revenir souvent à l'oraison, pour en jouir encore. Et si elle est vraiment humble, sans curiosité, sans attache aux consolations, même spirituelles, mais amie de la croix, elle ne tiendra pas grand compte des douceurs que le démon lui donne; mais il n'en sera pas ainsi pour les délices qui lui viennent de Dieu: elle ne pourra s'empêcher de les estimer beaucoup. L'âme doit avoir à cœur de sortir bien humble de l'oraison et des consolations qu'elle y trouve. Si dans les joies et les délices que lui procure le démon, menteur par essence, elle tient cette conduite, l'esprit du mal, comprenant qu'il y perd, ne renouvellera pas souvent ses artifices.

C'est pour cette raison et pour un grand nombre d'autres, que j'ai tant recommandé, en traitant du premier degré d'oraison et de la première eau qui arrose le jardin spirituel, de commencer par se détacher de toute espèce de contentement, et d'entrer dans la carrière avec une seule résolution, celle d'aider Jésus-Christ à porter sa croix. Il faut imiter ces bons chevaliers qui, sans solde, veulent servir leur roi, sûrs à l'avance de leur salaire. Pour cela, tenons nos regards élevés vers ce véritable et éternel royaume que nous voulons conquérir.

Il est souverainement utile d'avoir ces pensées toujours présentes, surtout dans les commencements. Plus tard, la rapide durée, le néant de toutes les créatures, le peu qu'est le repos dans cet exil, apparaissent avec une si vive clarté, qu'on a plutôt besoin d'en écarter le souvenir pour pouvoir supporter la vie. Ces considérations n'ont même rien que de très bas, aux yeux des âmes avancées dans les voies spirituelles. Elles regarderaient comme une honte et un déshonneur de ne quitter les biens de ce monde que parce qu'ils sont périssables; et quand ils devraient durer toujours, elles se réjouiraient de les quitter pour Dieu. Les joies de ce renoncement sont même d'autant plus grandes, que les âmes sont plus parfaites et les biens sacrifiés plus durables. L'amour de Dieu a déjà atteint un haut degré dans ces âmes, et c'est lui qui leur inspire ces sentiments. Mais pour ceux qui commencent, la considération des vérités fondamentales est de la plus haute importance; je leur conseille de ne pas les dédaigner, parce qu'elles sort pour eux la source de grands biens. Elles sont même nécessaires aux âmes les plus élevées dans l'oraison, en certains temps où Dieu veut les éprouver, et semble les abandonner.

Je l'ai déjà dit et je voudrais qu'on en garde le souvenir: l'âme ne croit pas en cette vie à la manière du corps, bien que sa croissance soit réelle, comme nous l'affirmons avec vérité. En effet, un petit enfant qui grandit et qui arrive à la taille de l'homme fait, ne la perd plus pour reprendre celle du premier âge. Il n'en est pas de même pour l'âme; c'est du moins ce que Notre Seigneur a fait éprouver à la mienne, car je ne le sais pas autrement. Son but est sans doute de nous humilier pour notre plus grand bien, et de nous forcer à nous tenir continuellement sur nos gardes, tant que nous vivons dans cet exil. En effet, durant ce pèlerinage, celui qui est le plus élevé est celui qui doit le plus craindre et le moins se confier en lui-même. Il vient des jours où ceux mêmes qui ont fait à Dieu un don absolu de leur volonté, et qui, plutôt que de commettre une imperfection, se laisseraient torturer et subiraient mille morts, ont besoin de se servir des premières armes de l'oraison. Ils se voient attaqués de tentations et de persécutions si violentes, qu'il leur faut, pour éviter l'offense de Dieu et se garder du péché, considérer que tout finit, qu'il y a un ciel et un enfer, s'attacher enfin à des vérités de ce genre.

Je reviens maintenant aux artifices du démon et aux douceurs qu'il procure, et je dis que le moyen sûr de les éviter, c'est d'avoir, dès le début de la vie spirituelle, une énergique résolution d'allée toujours par le chemin de la croix, sans désirer les consolations intérieures Le divin Maître lui-même nous a montré ce chemin comme celui de la perfection, quand il a dit: « Prends ta croix, et marche à ma suite. » Il est notre modèle, et en suivant ses conseils, dans l'unique but de lui plaire, nous n'avons rien à craindre. Au reste, l'âme connaîtra, par le profit qu'elle tire de ces délices, que le démon n'en est pas l'auteur; elle peut tomber encore, il est vrai., mais elle trouvera la preuve de l'action de Dieu en elle, dans sa promptitude à se relever, et dans les marques suivantes.

Quand c'est l'esprit de Dieu qui agit, il n'est pas nécessaire de chercher péniblement des considérations pour nous humilier et nous confondre. Le Seigneur lui même enseigne et grave au fond du coeur une humilité vraie, et bien différente de celle que nous pouvons acquérir par nos faibles réflexions. Elle porte dans l'âme une lumière incomparablement plus vive, et la pénètre d'une confusion qui la réduit au néant. Dieu lui montre, avec une souveraine évidence, que de son fonds elle ne possède aucun bien. et plus les grâces dont il la favorise sont grandes, plus cette vue est claire pour elle. Il allume dans l'âme un ardent désir de faire des progrès dans l'oraison et l'affermit dans le dessein de ne jamais l'abandonner, quelles que soient les peines qui s'y rencontrent; ces peines, elle les accepte à l'avance. De plus, il lui inspire une ferme confiance de son salut, mêlée pourtant d'humilité et de crainte. Il bannit bientôt la crainte servile, et met en sa place une crainte filiale, dans un bien plus haut degré de perfection. Cette âme voit. naître en elle un amour de Dieu très dégagé de tout intérêt propre, et elle soupire après les heures de la solitude pour mieux savourer les délices de cet amour. Enfin, pour ne pas me fatiguer à en dire davantage, une telle faveur est pour elle le principe de tous les biens. C'est la saison où les fleurs vont paraître dans leur éclat; il ne leur manque, pour ainsi dire, qu'un souffle pour s'épanouir. Et cela, l'âme le voit d'une vue très claire; il lui est impossible, dans ces heureux moments, de douter de la présence de Dieu en elle. Si cependant elle retombe dans ses fautes et ses imperfections, alors elle s'alarme de tout, et cette crainte lui est salutaire. Ce pendant, la ferme confiance que ces grâces viennent de Notre Seigneur produit plus d'effet que toutes les craintes imaginables, sur certaines âmes naturellement aimantes et sensibles aux bienfaits. Le souvenir des faveurs reçues est plus puissant pour ramener à Dieu des âmes ainsi faites, que la plus vive peinture de tous les châtiments de l'enfer. C'est du moins ce qu'éprouvait la mienne, quoiqu'elle fût si faible dans la vertu.

Devant traiter avec plus d'étendue des marques du bon esprit, je n'en dis pas davantage ici. Si j'ai le bonheur d'en faire une exposition lumineuse, certes elle ne m'aura pas peu coûté. J'espère avec l'aide de Dieu, en écrire d'une manière assez juste. Sans parler de ma propre expérience, qui m'a beaucoup appris, je mettrai à profit les enseignements d'hommes vraiment éminents en sainteté comme en science, que j'ai consultés. On peut, avec une légitime assurance, s'en rapporter à leurs décisions; et de cette manière, les âmes élevées à cet état par la bonté du Seigneur, éviteront les angoisses que j'y ai rencontrées.

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[31] Machine hydraulique fort commune en Espagne et dans le midi de la France.

       

 

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