Saint Thérèse d’Avila
Carmélite, Fondatrice et Docteur de l’Église

Relation 1 – 1560

          Voici quelle est à présent ma manière. d'oraison. Il est très rare que, pendant l'oraison, je puisse discourir avec l'entendement, parce que mon âme entre aussitôt dans le recueillement, dans la quiétude ou dans un ravissement qui m'ôte entièrement l'usage de mes puissances et de mes sens. Je suis incapable de quoi que ce soit, sauf d'entendre ; encore ne puis-je comprendre ce qu'on me dit.

          Voici ce qui m'arrive très souvent : dans des moments où je ne cherche point à penser à Dieu, et où je m'occupe même d'autre chose ; où de plus, mon âme est dans une si grande sécheresse et mon corps si accablé d'infirmités, qu'il me serait impossible, ce me semble, de m'appliquer à l'oraison, quelque désir que j'en eusse, je me sens tout à coup saisie par ce recueillement et par cette élévation d'esprit, sans pouvoir y résister, et je me trouve ensuite, en un instant, enrichie des trésors spirituels qui sont les effets de ces sortes de faveurs. Et cela m'arrive sans que j'aie eu auparavant aucune vision, ni entendu aucune parole, et sans même que je sache où je suis : il me semble seulement que mon âme se perd en Dieu, et qu'en cet état, elle profite plus en un moment qu'elle ne pourrait faire avec tous ses efforts dans le cours d'une année.

          D'autres fois, sans qu'il me soit possible d'y résister, il me vient tout à coup de si grands transports d'amour de Dieu, que je meurs du désir de lui être unie ; il semble que la vie va finir, et ainsi je jette des cris et j'appelle mon Dieu. L'impétuosité de ces transports est très violente. Quelquefois je ne puis demeurer assise, tant l'agitation de mon cœur est extrême. Cette peine s'empare de moi sans que j'y aie contribué en rien, et elle est si délicieuse que je ne voudrais jamais la voir cesser. Elle naît du désir ardent que j'ai de sortir de cette vie, et de la pensée que mon mal est sans remède, parce qu'il n'y en a point d'autre que la mort, et qu'il ne m'est point permis de me la donner. Ainsi, il parait à mon âme que tout le monde est dans la joie, et qu'elle seule est affligée ; que tout le monde trouve du soulagement dans ses maux, et qu'il n'y a que les siens qui n'en peuvent recevoir.

          A cette pensée, la douleur qui m'accable est telle, qu'il me serait impossible d'en être délivrée, si le Seigneur n'y remédiait par des ravissements qui font cesser toutes mes inquiétudes, qui répandent le calme et le bonheur dans mon âme, tantôt en la faisant jouir d'une partie de ce qu'elle désire, et tantôt en lui découvrant des choses admirables.

          D'autres fois, il me vient des désirs de servir Dieu, mais avec de si impétueux transports et une si vive douleur de me voir inutile à sa gloire, que je ne puis en donner une idée. Il me semble alors qu'il n'y a ni peines, ni tourments, ni mort, ni martyre que je n'endurasse avec facilité. Ceci arrive également sans que la considération précède ; c'est quelque chose de soudain qui me soulève tout entière, et je ne sais d'où me vient un si grand courage. Je voudrais, ce me semble, élever ma voix, pour faire entendre à tous les hommes combien il est important de ne pas se contenter de faire peu de chose pour Dieu, et quels sont les biens admirables qu'il est prêt à nous donner, si nous nous disposons à les recevoir. Ces désirs sont tels, que je me consume au dedans de moi-même ; je veux, ce semble, ce que je ne puis ; ce corps me paraît une chaîne qui m'empêche de rendre à Dieu et à la société le moindre service; sans cela, je ferais des choses très signalées, en ce qui dépend de mes forces. Et ainsi, quand je me vois sans nul pouvoir de servir Dieu, j'en ressens une peine qu'aucun terme ne peut rendre. Cette peine finit en se perdant dans les délices, le recueillement et les consolations dont Dieu inonde mon âme. Parfois, quand ces désirs de servir Dieu me transportent, je souhaite faire des pénitences, mais je ne le puis ; et certes, elles me soulageraient beaucoup si j'en juge par l'allègement et la joie que me donnent celles que je fais, bien qu'elles ne soient presque rien, à cause de la faiblesse de mon corps. A la vérité, si on me laissait libre, je crois qu'emportée par l'ardeur de ces désirs, j'en ferais d'excessives.

          J'éprouve quelquefois une grande peine d'avoir à traiter avec le prochain, et je m'en afflige au point de répandre beaucoup de larmes. Cela vient de cette soif que j'ai d'être seule ; lors même que je ne prie ni ne lis, je trouve un grand charme dans la solitude. L'entretien avec le prochain, avec les parents surtout, me pèse, j'y suis comme une esclave vendue, excepté quand ce sont des personnes avec qui je parle d'oraison et de ce qui a rapport à l'âme ; car avec elles je me console et je me réjouis ; parfois, cependant, leur entretien même me fatigue, je voudrais ne pas les voir et m'en aller dans quelque lieu où je fusse seule. Cela néanmoins m'arrive rarement avec ces sortes de personnes, et encore moins avec les guides de ma conscience, qui me consolent toujours.

          Parfois j'éprouve aussi un grand tourment d'être obligée de manger et de dormir ; je m'afflige surtout de voir que je puis, moins que personne, m'en dispenser : je m'y soumets pour plaire à Dieu, et je lui offre la peine que j'en souffre.

          Le temps me parait passer si vite que je n'en ai jamais assez pour prier ; je ne me lasserais jamais d'être dans la solitude. Je désire toujours trouver du temps pour lire, parce que j'ai toujours été très affectionnée à la lecture. Je lis néanmoins fort peu, parce qu'en ouvrant le livre, je me trouve dans un recueillement fort doux, et ainsi la lecture se change en oraison. Mais cela même dure trop peu à mon gré, à cause de mes grandes occupations, qui, bien qu'elles soient bonnes, ne me donnent pas le même contentement que je recevrais de la lecture et de oraison. Ainsi, je désire toujours avoir plus de temps que je n'en ai, et je crains bien de paraître habituellement maussade, voyant que je ne puis obtenir ce que je désire et ce que je voudrais bien avoir.

          Notre-Seigneur m'a donné ces désirs et plus de vertu que je n'en avais auparavant, depuis qu'il m'a favorisée de cette oraison paisible et de ces ravissements dont j'ai parlé ; et je me trouve si changée en mieux qu'il me semble qu'auparavant j'étais l'imperfection même. Ces ravissements et ces visions ont produit dans mon âme les heureux effets dont je parlerai, et je dis que s'il y a en moi quelque bien, c'est de là qu'il m'est venu.

          Dieu m'a inspiré une si ferme résolution de ne point l'offenser, même véniellement, que j'aimerais mieux endurer mille morts que de commettre le moindre péché de propos délibéré. De plus, dès qu'une chose me paraît plus parfaite et plus agréable à Dieu, et dès qu'elle m’est commandée par celui qui me dirige, je me sens tellement déterminée à l'exécuter, que je ne reculerais devant aucune souffrance, et que, pour aucun trésor, je ne m'en dispenserais. Si j'en usais autrement je n'aurais pas, ce me semble, la hardiesse de rien demander à Dieu Notre-Seigneur, ni même de faire oraison. Avec tout cela néanmoins, je commets beaucoup de fautes et d'imperfections.

          J’obéis à mon confesseur, bien qu'imparfaitement ; mais viens-je à comprendre qu'il veut une chose, ou bien me la commande-t-il, il me semble, d'après ma disposition intérieure, que je ne laisserais pas de la faire ; et si je ne la faisais pas, je croirais être dans une grande illusion.

          Je désire la pauvreté, mais pas autant que je devrais.

          Il me semble que, lors même que j'aurais de nombreux trésors, je ne voudrais ni conserver aucun revenu, ni garder aucun argent en réserve pour mon usage particulier, car je n'en fais nul cas ; je me contenterais du nécessaire. Malgré tout, je sens que je ne possède que bien faiblement cette vertu ; car si je ne souhaite pas la richesse pour ce qui me regarde, je voudrais bien avoir de quoi donner ; mais je le répète, je ne désire ni revenu, ni quoi que ce soit, pour moi-même.

          Je n'ai presque point eu de visions qui ne m'aient laissée avec plus de vertu que je n'en avais auparavant, à moins que le démon ne me jette sur ce point dans l'erreur : j'abandonne cela au jugement de mes confesseurs.

          Les eaux, la campagne, les fleurs, les parfums, la musique, et tant d'autres choses belles et riches, le sont si peu à mes yeux, que je ne voudrais ni les voir, ni les entendre, tant est grande la différence qui existe entre elles et celles qui se présentent à mon âme dans les visions que j'ai d'ordinaire. Ainsi, j'en suis arrivée à en être fort peu touchée : un premier mouvement, voilà tout ce qui me reste d'elles ; à mes yeux, tout cela n'est que de la boue.

          Si je parle à des personnes du monde (car je ne puis m'en dispenser quelquefois), alors même que l'entretien roule sur des choses d'oraison, s'il se prolonge par passe-temps et non par nécessité, je suis obligée de me faire violence, parce que cela me donne beaucoup de peine. Quant aux entretiens de pur agrément qui me plaisaient autrefois, et quant aux choses du monde, j'en ai aujourd'hui un tel dégoût que je ne puis les souffrir.

          Ces désirs qui maintenant me consument, d'aimer, de servir et de voir Dieu, ce n'est pas la considération qui les excite, comme autrefois, quand je sentais, ce me semble, une grande dévotion, et que je répandais beaucoup de larmes ; ils naissent d'une flamme intérieure et d'une ferveur si excessive, qu'en très peu de temps j'en perdrais la vie, si Dieu ne me venait en aide par un de ces ravissements dont j'ai parlé, et où, selon moi, il étanche la soif de l'âme.

          Quand je vois des personnes avancées dans les voies de Dieu, qui ont ces fermes résolutions dont j'ai parlé, qui sont détachées de tout et pleines de courage, je ne puis me défendre de les aimer beaucoup, et je désirerais communiquer avec elles, parce qu'il me semble que leur exemple me fortifie. La vue, au contraire, de ces personnes timides, et qui ne vont qu'à tâtons dans ce qu'elles pourraient raisonnablement entreprendre ici-bas pour le service du Seigneur, me cause une vraie douleur. J'implore pour elles l'assistance de Dieu, et celle de ces saints qui exécutèrent avec tant de courage ces mêmes choses qui nous épouvantent aujourd'hui. Ce n'est pas que je sois bonne à rien ; mais c'est qu'il me semble que Dieu aide ceux qui, pour lui, entreprennent des choses grandes, et qu'il ne manque jamais à ceux qui mettent en lui seul leur confiance. Ainsi, je souhaite trouver des âmes qui me confirment dans cette pensée, et qui m'aident à n'avoir plus de sollicitude pour la nourriture et le vêtement, mais à abandonner tout cela à la Providence. Par cet abandon à Dieu, je n'entends pas que je puisse me dispenser de me procurer ce qui m’est nécessaire pour vivre; je veux dire seulement que je dois prendre ce soin de telle sorte, qu'il ne me jette point dans l'inquiétude. Depuis que Notre-Seigneur m'a donné cette liberté intérieure, je me trouve très bien de tenir cette conduite, et je tâche de m'oublier moi-même le plus que je puis ; il me semble qu'il n'y a pas encore un an qu'il m'a fait cette grâce.

          Quant à la vaine gloire, je n'ai, grâce à Dieu, autant que j'en puis juger, aucun sujet d'en avoir ; je vois clairement que je ne contribue en rien aux faveurs qu'il m'accorde. Il se plait même par là à me faire sentir profondément mes misères ; et, en effet, quelque effort de pensée que je fisse durant toute la vie, jamais, je le sens, je ne pourrais arriver à connaître une seule de ces grandes vérités dont il m'instruit en un instant.

          Depuis peu de temps, je parle aussi librement des grâces que Dieu me fait, que si elles regardaient quelque autre personne. Auparavant, c'était souvent pour moi une extrême confusion qu'on les sût ; maintenant, il me semble que je n'ai pas lieu de m'en estimer meilleure ; je me trouve, au contraire, plus mauvaise, puisque je profite si peu de pareilles faveurs. Cela est très certain : je crois sans hésiter qu'il n'y eut jamais au monde une âme pire que moi. C'est pourquoi il me semble que, tandis que je ne fais que recevoir des faveurs, les autres, par leurs vertus, acquièrent plus de mérites, et que Dieu leur donnera d'un seul coup au ciel ce qu'il veut me donner ici-bas : cette pensée fait que je le supplie de ne pas me récompenser dans cette vie. Ainsi, je crois que c'est parce que je suis si faible et si mauvaise, que Dieu m'a conduite par ce chemin.

          Lorsque je suis en oraison, et pour peu même que je puisse faire de considérations, je ne pourrais, quand même je le voudrais, désirer du repos, ni en demander à Notre-Seigneur, parce que je vois qu'il a passé sa vie dans de continuelles souffrances. Je le prie donc de ne pas me les épargner, en me donnant d'abord la grâce de pouvoir les supporter.

          Toutes les choses de cette nature, celles même qui sont de la perfection la plus élevée, s’offrent à moi dans l’oraison, et font une si vive impression sur mon esprit, que je ne puis voir sans étonnement de si grandes vérités. Ces vérités me sont montrées avec tant de clarté, que les choses du monde ne me semblent que folie. J'ai besoin d'un effort pour me rappeler mes sentiments d'autrefois à l'égard de ces mêmes choses, car à présent, s'affliger des peines de cette vie, de la mort de ceux qui nous sont chers, me semble déraisonnable, du moins lorsque cette affliction se prolonge. J'en dis autant de l'affection que l'on porte aux parents et aux amis. Cependant, lorsque je considère ce que j'ai été et combien j'étais sensible à tout cela, je découvre que j'ai encore besoin de beaucoup veiller sur moi-même.

          Si je remarque en quelques personnes des choses qui paraissent clairement être des péchés, je ne puis me résoudre à croire que ces personnes offensent Dieu ; et si quelquefois je me suis arrêtée un peu à y penser (à dire vrai, c'était à peine un moment), jamais, si évidente que fût la chose, je n'ai pu prendre sur moi de croire à une offense véritable. Il me semble que chacun désire comme moi plaire à Dieu. Il m'a fait cette grâce signalée, de ne m'arrêter jamais aux défauts des autres, en sorte qu'ils me demeurent en la mémoire ; ou si la pensée s'en présente à mon esprit, je considère aussitôt ce qu'il y a de bon dans ces personnes. Ainsi, rien ne m'afflige, si ce n'est les péchés publics et les hérésies ; j'en suis souvent très vivement touchée, et chaque fois que j'y pense, pour ainsi dire, il me semble que c'est l'unique peine qu'on doit ressentir. Je m'attriste encore, il est vrai, quand je vois des personnes d'oraison retourner en arrière ; mais cette peine n'est pas grande, parce que je tâche de ne pas m’y arrêter.

          J'ai bien moins de curiosité que je n'en avais, quoique je ne pratique pas toujours à cet égard une entière mortification, mais seulement quelquefois.

          Ce que je viens de rapporter, et une attention presque continuelle à Dieu, voilà, selon que j'en puis juger, l'état ordinaire de mon âme. Lors même que je m'occupe d'autres choses, je me sens réveiller sans savoir par qui, pour renouveler mon attention. Cela ne m'arrive pas toujours, mais seulement lorsque les affaires dont je traite sont importantes, et encore, grâce à Dieu, ces affaires n'occupent-elles mon esprit tout entier que par moments, et non durant tout le temps que j'en traite.

          Voici un état d'âme où il m'arrive de me trouver, assez rarement toutefois : durant trois, quatre ou cinq jours, toutes les faveurs de Dieu, les impressions de ferveur, les visions me sont enlevées, et s'effacent même tellement de ma mémoire, que, quand je le voudrais, je ne pourrais me rappeler le moindre bien qui ait été en moi. Tout me paraît un songe, du moins je ne puis me souvenir de rien ; mes maux corporels m'accablent tous à la fois ; mon esprit se trouble, je ne puis former une pensée de Dieu, je ne sais en quelque façon sous quelle loi je vis. Si je lis, je ne comprends rien à ma lecture. Je me trouve pleine d'imperfections, et sans nul courage pour la vertu ; et ce grand courage que j'ai d'ordinaire disparaît de telle sorte, que je serais incapable, ce me semble, de résister à la moindre tentation, à une parole que le monde dirait contre moi. Il me vient alors en pensée que je ne suis bonne à rien, et je me demande pourquoi on me tire de la voie commune. Je suis dans la tristesse, il me semble que j'ai trompé tous ceux qui ont quelque bonne opinion de moi. Je voudrais aller me cacher en un lieu où personne ne me vît. Ce n'est pas par vertu que je désire alors la solitude, mais par lâcheté. Enfin, je me sens intérieurement portée à malmener tous ceux qui voudraient me contredire. Telle est la guerre que je souffre ; néanmoins, Dieu me fait la grâce de ne pas l'offenser plus qu'à l'ordinaire ; je ne lui demande pas de me délivrer de ce tourment, mais je le prie, si sa volonté est que je demeure toujours ainsi, de me soutenir de sa main, afin que je ne l'offense point. Je me soumets de tout mon cœur à son bon plaisir, et je comprends que c'est une très grande grâce qu'il me fait de ne pas me laisser toujours dans un pareil état.

          Une chose m'étonne, quand je suis de cette sorte, c'est qu'une seule parole de celles que j'ai coutume d'entendre, ou une vision, ou un recueillement qui ne dure pas, plus d'un Ave Maria, ou le premier pas fait pour aller communier, met mon âme dans une paix parfaite, rend même la santé à mon corps, remplit de lumière mon entendement, et me restitue cette force et ces désirs que j'ai d'ordinaire. Je l'ai éprouvé bien des fois ; au moins depuis six mois, je me sens toujours notablement soulagée de mes infirmités corporelles lorsque je communie. Les ravissements produisent aussi parfois le même effet. Tantôt ce bien-être corporel dure trois heures, et tantôt un jour tout entier. A mon avis, il n'y a point là d'illusion ; c'est un fait que j'ai constaté et auquel j'ai donné une grande attention. Aussi quand je suis dans ce recueillement, je n'ai peur d'aucune maladie ; mais quand je fais l'oraison que je faisais autrefois, c'est la vérité que je n'éprouve point ce mieux dans ma santé.

          Tous ces effets que je viens de rapporter me font croire que ces choses viennent de Dieu. Je me rappelle ce que j'étais, je sais que je marchais dans une voie de perdition ; et je vois qu'en peu de temps ces faveurs m'ont tellement changée, que je ne me reconnais presque plus moi-même. Je trouve en moi des vertus dont mon âme s'étonne, ne sachant comment elles me sont venues. Je vois que c'est un pur don, et non le fruit de mon travail. Ce que j'entends en toute vérité et clarté, et ce en quoi je sais que je ne me trompe point, c'est que Dieu ne s'est pas seulement servi de ce moyen pour m'attirer à son service, mais encore pour me tirer de l'enfer, ainsi que le savent ceux de mes confesseurs à qui j'ai fait des confessions générales.

          Lorsque je rencontre une personne qui sait quelque chose des grandes grâces que Dieu m'a accordées, je voudrais qu'il me fût permis de lui raconter toute ma vie ; car il me semble que mon honneur à moi, c'est que Notre-Seigneur soit loué, et tout le reste ne m'est rien. Mon divin Maître sait bien qu'en dehors de sa gloire, il n'est ni honneur, ni vie, ni gloire, ni bien quelconque de l'âme ou du corps, ni avantage propre, qui m'attache ou qui soit pour moi l'objet d'un désir. Il en est ainsi, ou je suis bien aveugle.

          Je ne saurais croire que le démon m'ait procuré de si grands avantages pour m'attirer à lui et pour me perdre ensuite ; je ne puis le supposer stupide à ce point. D'ailleurs, quand mes péchés auraient mérité que je fusse trompée par ses artifices, je ne pourrais me persuader que Dieu eût rejeté les instantes prières que tant d'âmes si ferventes lui ont faites depuis deux ans ; car je n'ai cessé de conjurer tout le monde de lui offrir des vœux pour obtenir de sa bonté qu'il me fit connaître s'il est de sa gloire que je marche par ce chemin, sinon qu'il lui plût de me conduire par un autre. Non, je ne puis le croire, sa divine Majesté n'eût jamais permis que si ce qui se passait en moi ne venait point d'elle, cela fût allé toujours croissant.

          Ces considérations jointes aux raisonnements solides de tant de saints personnages que j'ai consultés là-dessus, me rassurent, lorsque la vue de ma misère m'épouvante et me fait craindre d'être dans l'illusion. Mais lorsque je suis en oraison, et les jours où je jouis d'une douce tranquillité et où je ne pense qu'à Dieu, quand les plus savants et les plus saints hommes du monde s'assembleraient pour me convaincre que tout cela a été l'œuvre du démon, qu'ils me feraient souffrir tous les tourments imaginables pour me contraindre à le croire, et que de mon côté je m'efforcerais d'entrer dans leurs sentiments, il me serait impossible d'en venir à bout.

          Il est vrai qu'en un temps, lorsqu'on a voulu effectivement me l'insinuer, j'ai été agitée de grandes craintes, voyant d'un côté le mérite et la sincérité de ceux qui entreprenaient de le prouver, et considérant, de l'autre, que mes infidélités pouvaient bien m'attirer une telle punition. Mais à la première parole, à la première vision, au moindre recueillement, toutes les craintes qu'on avait voulu m'inspirer se dissipaient, et je me trouvais confirmée plus que jamais dans la croyance que ce qui se passait en moi venait de Dieu.

          Quelquefois, je le sais, le démon peut s'y mêler, comme je l'ai vu arriver et comme je l'ai dit moi-même, mais ses illusions produisent des effets très différents, et, à mon avis, une personne qui en a quelque expérience ne s'y laissera pas tromper. Toutefois, malgré la persuasion intime où je suis que ce qui se passe en moi vient de Dieu, pour rien au monde je ne ferais la moindre chose, si elle n'était approuvée du guide de mon âme, bien qu'elle me parût être du plus grand service de Notre-Seigneur. Dans toutes les paroles qui m'ont été dites, jamais il n'y en a eu aucune qui ne m'ait portée à lui obéir et à ne lui rien cacher, et qui ne m'ait fait entendre que c'était là ce qui convenait.

          Je suis souvent reprise de mes fautes, mais d'une manière qui m'atteint jusqu'au fond des entrailles. D'autres fois, je reçois des avis importants qui me découvrent le péril qu'il y a, ou qu'il peut y avoir, dans les affaires que j'ai à traiter. Les péchés de ma vie passée me sont représentés d'une manière si vive, que j'en ai l'âme percée de douleur.

          Quoique je me sois beaucoup étendue, il me semble néanmoins que j'en ai dit trop peu, eu égard aux grands biens spirituels que je vois en moi au sortir de l'oraison. Ce qui n'empêche pas qu'ensuite je ne me trouve avec beaucoup d'imperfections, inutile et très misérable. Peut-être, faute d'entendre les bonnes choses, me trompé-je moi-même ; mais ce qui me porte à juger ainsi que je l'ai fait, c'est le changement manifeste de ma vie.

          Je puis assurer, ce me semble, que tout ce que j'ai dit est ce que j'ai véritablement senti. Telles sont les grâces que le Seigneur a opérées en cette chétive et imparfaite créature. Je soumets tout à votre jugement, mon père, attendu que vous connaissez maintenant à fond l'état de mon âme.

Relation 2 – 1562

JÉSUS

          Il y a, ce me semble, plus d'un an que j'ai écrit la relation qui précède. Depuis cette époque, Dieu m'a constamment soutenue de sa main ; aussi, loin de reculer dans son service, je vois que j'ai progressé beaucoup en ce que je vais dire : qu'il en soit béni à jamais !

          Les visions et les révélations n'ont point cessé, mais elles sont beaucoup plus élevées. Le Seigneur m'a enseigné une manière d'oraison qui est plus profitable à mon âme, qui me met dans un bien plus grand détachement des choses de cette vie, et qui me donne plus de courage et de liberté d'esprit.

          Les ravissements ont augmenté de force ; ils me viennent quelquefois avec une telle impétuosité et de telle sorte, que toutes mes résistances n'empêchent pas qu'on ne s'en aperçoive extérieurement, et cela m'arrive même en compagnie. Il est impossible de les dissimuler ; tout ce que je puis est de tâcher de donner à entendre que ce sont ces vives souffrances du cœur, auxquelles je suis sujette, qui me font tomber en défaillance. J'ai d'ordinaire grand soin d'y résister au commencement, mais quelquefois je ne le puis.

          En ce qui concerne la pauvreté, Dieu, me semble-t-il, m'a fait de grandes grâces, car je voudrais n'avoir pas même le nécessaire s'il ne me venait d'aumônes ; ainsi, je désire avec ardeur me trouver en un lieu où l'on ne vivrait que de charités. Il me semble que je ne pratique pas si parfaitement le vœu de pauvreté et les conseils de Jésus-Christ, dans une maison où je suis assurée que rien ne me manquera pour la nourriture et le vêtement, que dans une maison non rentée où ces choses pourraient me manquer quelquefois. Les biens que la véritable pauvreté nous fait acquérir sont, selon moi, en grand nombre, et je souhaiterais beaucoup ne pas les perdre. J'éprouve souvent une si grande confiance que Dieu ne peut manquer à ceux qui le servent, et une foi si vive en l'infaillible accomplissement de ses paroles, que je ne puis me résoudre à accepter des revenus, ni concevoir aucune crainte. Aussi, je ressens une peine très vive lorsqu'on me conseille d'avoir des rentes, et je me tourne vers Dieu en implorant son secours.

          Je suis plus touchée que je ne l'étais autrefois des nécessités des pauvres ; la compassion qu'ils m'inspirent et le désir que j'ai de les soulager me porteraient, si je suivais mon penchant, à me dépouiller pour les revêtir. Ils ne me causent aucun dégoût, quoique je m'approche d'eux et que je les touche. C'est là, je le vois, un don de Dieu ; auparavant, sans doute, je leur faisais l'aumône pour l'amour de lui, mais je n'avais pas naturellement pitié de leurs misères. Je sens une amélioration bien manifeste sur ce point.

          Je me trouve aussi intérieurement beaucoup mieux disposée à l'égard des choses qu'on dit contre moi; quoiqu'elles soient en grand nombre et me portent préjudice, je n'en suis pas plus touchée, me semble-t-il, ,que si j'étais insensible ! quelquefois, et même presque toujours, je trouve qu'on a raison de me blâmer. Je le sens si peu, que je crois n'avoir en cela rien à offrir à Dieu; il me semble même que ceux qui parlent contre moi me font du bien, parce que je connais par expérience le grand profit qu'en retire mon âme. Ainsi il me suffit du premier moment d'oraison, pour voir s'effacer de mon âme tout sentiment d'inimitié contre eux ; ce n'est pas qu'à l'instant même où j'entends ces détractions, je n'en sois pas un peu peinée, mais c'est sans inquiétude et sans trouble. Aussi, lorsque parfois je vois que d'autres personnes en ont du chagrin, elles m'inspirent de la compassion. Je m'afflige en moi-même de leur erreur, parce que toutes les injustices qu'on peut nous faire en ce monde me paraissant si peu de chose, qu'elles ne méritent pas que l'on s'en émeuve : je les regarde comme un songe qui s'évanouit aussitôt qu'on s'éveille.

          Dieu m'a donné, comme je l'ai dit, de plus grands désirs de le servir, plus d'amour de la solitude, et plus de détachement des choses de la terre, et cela par le moyen de visions qui me font comprendre le néant de toutes choses. Je compte pour peu de me séparer de mes amis, quels qu'ils soient, et de mes proches. Ce n'est pas assez dire : les parents me sont extrêmement à charge ; et dès qu'il s'agit du moindre service à rendre à Dieu, je les quitte avec une entière liberté et avec plaisir, et ainsi je trouve partout la paix.

          J'ai reçu dans l'oraison divers avis dont j'ai vu ensuite la justesse. Sous le rapport des faveurs reçues de Dieu, je me trouve bien plus privilégiée ; mais pour ce qui est de son service, me vois beaucoup plus misérable ; car, par suite des circonstances, le bien-être s'est accru pour moi. La pénitence que je fais est peu de chose, tandis que l’honneur qu'on me rend, le plus souvent à mon grand déplaisir, est considérable. Enfin la vie que je mène est très douce et nullement pénitente. Que Dieu daigne y remédier, puisqu'il le peut!

          Il y a environ neuf mois que j'ai écrit ce qui précède. Depuis ce temps-là, je n'ai rien perdu des grâces que Dieu m'a faites ; il me paraît même, autant que j'en puis juger, avoir reçu une liberté intérieure encore plus grande. J'avais cru jusqu'ici avoir besoin des autres, et je mettais plus de confiance dans les secours du monde ; mais je vois maintenant très clairement que tous les hommes ne sont que de petits fétus de romarin sec, qui n'offrent aucune sécurité dès qu'on veut s'y appuyer, et qui rompent tout à fait sous le poids de la moindre parole de blâme. Ainsi, je sais par expérience que le vrai moyen de ne pas tomber, est de n'avoir d'autre soutien que la croix, et de ne mettre sa confiance qu'en Celui qui, pour nous, a voulu y être attaché. Je trouve en lui un véritable ami, et je me sens ainsi élevée à un tel empire, qu'il me semble que, pourvu que Dieu ne me manque point, je serais assez forte pour résister au monde entier, ligué contre moi.

          Avant que cette vérité eût fait impression sur mon esprit, je tenais à ce qu'on eût beaucoup d'affection pour moi. Maintenant, non seulement je ne m'en soucie plus, mais j'en éprouve plutôt de la peine ; j'excepte les personnes avec qui je traite de ce qui regarde ma conscience, ou à qui je crois pouvoir être utile ; car je suis bien aise d'être aimée des uns, afin qu'ils me souffrent, et des autres, afin qu'ils se laissent plus facilement persuader de ce que je leur dis du néant de toutes choses. Dieu m'a fortifiée de telle sorte dans les grandes épreuves, les persécutions et les contradictions que j'ai essuyées ces derniers mois, que plus elles étaient grandes, plus mon courage s'augmentait, sans que je me sois lassée un moment de souffrir1. Non seulement je n'avais aucune aversion contre les personnes qui disaient du mal de moi, mais il me semble que je les aimais encore plus qu'auparavant. Je ne sais comment cela s'est fait, mais je sais bien que c'est un don qui me ,vient de la main du Seigneur.

          Je suis de mon naturel très ardente dans mes désirs ; maintenant ils sont accompagnés de tant de paix, que lorsque je les vois accomplis, je ne m'aperçois même pas si j'en ressens de la joie. En dehors de ce qui regarde l'oraison, peine, plaisir, tout me laisse si calme qu'on me prendrait pour une personne insensible, et quelquefois je reste dans cet état pendant plusieurs jours.

          Maintenant encore, comme par le passé, il me prend parfois de violents désirs de faire des pénitences corporelles ; et si j'en fais quelques-unes, loin d'y rencontrer de la difficulté, j'y trouve parfois, et même presque toujours, une jouissance particulière ; j'en fais cependant bien peu, parce que je suis très infirme.

          La nécessité de manger m'a donné très souvent une extrême peine ; elle m'en donne à présent une excessive, principalement quand je suis en oraison. Elle doit être bien forte, puisqu'elle me fait répandre quantité de larmes et m'arrache des plaintes, sans, pour ainsi dire, que je m'en aperçoive : ce qui m'est si peu ordinaire, que je ne me souviens pas d'avoir laissé échapper une plainte au milieu des plus grandes afflictions de ma vie. En ces circonstances, je ne suis nullement femme, j'ai le cœur dur.

          Je désire plus ardemment que jamais voir au service de Dieu des personnes entièrement détachées, qui ne s'arrêtent à aucune des choses d'ici-bas ; car toutes ne sont que plaisanterie. Je forme ce vœu tout spécialement pour les savants. Je vois les grands besoins de l’Eglise, et j'en suis si profondément attristée, que s'affliger d'autre chose me semble se moquer. C'est pourquoi je ne cesse de recommander à Dieu ces hommes éminents en science, persuadée qu'un seul d'entre eux, entièrement parfait et véritablement embrasé du feu de son amour, fera plus de fruit qu'un grand nombre d'autres vivant dans la tiédeur.

          En ce qui regarde la foi, je me sens plus ferme que jamais ; il me semble que je ne craindrais pas de disputer seule contre les luthériens assemblés, pour les convaincre de leur erreur. Je suis saisie de douleur en songeant à la perte de tant d'âmes.

          Je reconnais clairement qu'il a plu à Dieu de se servir de moi pour l'avancement spirituel de plusieurs âmes, et que la mienne, par sa pure bonté, grandit chaque jour en amour pour lui.

          Il me semble que quand je m'étudierais à avoir de la vanité, je ne pourrais en venir à bout ; il me serait également impossible de m'imaginer que des vertus que je ne possède que depuis peu m'appartiennent, voyant que j'ai passé tant d'années sans en avoir une seule, et ne faisant, à l'heure qu'il est, que recevoir des grâces sans rien accomplir pour Dieu ; enfin, étant l'être au monde le plus inutile. C'est pourquoi je considère souvent que les autres avancent dans le service de Dieu, et que moi seule ne fais rien pour le progrès de mon âme. Ceci n'est certainement pas de l'humilité, mais la vérité ; et quand je me vois si inutile, je ne puis parfois m'empêcher d'avoir quelque crainte d'être trompée. Ainsi, je vois clairement que ces avantages qui sont en moi, me viennent de ces révélations et de ces ravissements auxquels je ne contribue en rien, et dans lesquels je n'agis pas plus que si j'étais une souche. Cela me rassure et me tranquillise ; je me jette dans les bras de Dieu, et je me confie en mes désirs, qui ne sont autres, j'en ai la certitude, que de mourir pour lui et de lui sacrifier tout repos, advienne que pourra.

          Il est des jours où mille fois je me rappelle ce que dit saint Paul, quoique certainement je sois bien éloignée de l'éprouver au même degré que lui. Il me semble que ce n'est plus moi qui vis, qui parle, qui ai une volonté, mais qu'il y a en moi quelqu'un qui me gouverne et me fortifie ; dans cet état, je suis presque hors de moi-même ; la vie me devient un cruel martyre. Il est si douloureux de vivre séparée de mon Dieu, que la plus grande chose que je puisse alors lui offrir, le service le plus signalé que je puisse lui rendre, c'est de vouloir vivre par amour pour lui ; mais je souhaiterais que ce fût en soutenant de grandes croix et de grandes persécutions. Ne pouvant étendre sa gloire, je voudrais du moins souffrir pour lui ; et je serais prête à endurer tout ce qu'il y a au monde de souffrances, pour acquérir un peu plus de mérite, je veux dire pour accomplir un peu plus parfaitement la volonté de mon Dieu.

          De toutes les paroles que j'ai entendues dans l'oraison, de celles même qui m'étaient dites deux ans avant l'événement, il n'en est pas une que je n'aie vu s’accomplir.

          Ce que Dieu m'a donné à connaître et à comprendre de sa grandeur et de sa providence est tel, que presque toutes les fois que j'y pense, je me perds dans cette considération, mon esprit contemplant des merveilles de beaucoup élevées au-dessus de lui, et je demeure dans un profond recueillement.

          Dieu est si attentif à me, préserver de l'offenser, que j'en suis quelquefois dans l'étonnement. Je vois, ce me semble, le soin extrême qu'il prend de moi, et je n'y contribue presque en rien. Je ne suis qu'un abîme de péchés et de malices ; il me semblait même qu'avant que, Notre-Seigneur m'eût favorisée de ces grâces, je n'aurais jamais la force de mettre un terme à mes offenses. Si donc je désire qu'elles soient connues, c'est afin que l'on comprenne le grand pouvoir de Dieu. Qu'il soit béni et loué dans les siècles des siècles ! Amen.

JÉSUS

          La relation qui est en tête, et qui n'est pas écrite de ma main, est celle que je donnai à mon confesseur. Il la transcrivit de la sienne, sans y rien ajouter ou retrancher. C'était un homme très spirituel et théologien. Je ne lui cachais rien de tout ce qui se passait en mon âme ; il le communiquait ensuite à d'autres savants, et en particulier au Père Mancio. Ils n'y ont rien trouvé qui ne soit très conforme à l'Ecriture sainte ; et cela m'a mis l'esprit en repos. Je comprends néanmoins que, tant qu'il plaira à Dieu de me conduire par ce chemin, je dois me défier de moi-même en tout. C'est aussi ce que j'ai toujours fait, quoiqu'il ne m'en coûte pas peu. Veuillez vous souvenir, mon Père, que tout ce que je vous communique ici est sous le secret de la confession, comme je vous en ai supplié.

Relation 3 – 1575

AU P. RODRIGUE ALVAREZ DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

JÉSUS

          Voici dans quelles circonstances furent composées ces relations. Pendant que sainte Thérèse se trouvait à Séville (1575‑1576), les inquisiteurs parurent un jour à la porte de son couvent. Sur la dénonciation d'une novice, mécontente d'avoir été congédiée, ils venaient faire une enquête et réprimer, disaient-ils de graves abus. Le résultat de cette visite fut de montrer la perfidie de la novice et l'innocence des accusées. Cependant l'affaire ne se termina pas là. Les Inquisiteurs voulurent examiner l'esprit de la sainte et sa manière d'oraison. Ils chargèrent de cette tâche le P. Rodrigue Alvarez, dont la sainteté et la science étaient très estimées dans Séville. A la demande de ce religieux, Thérèse écrivit une relation où elle faisait connaître brièvement son mode d'oraison et nommait les hommes éminents qui l'avaient approuvé. Elle en rédigea aussi une seconde où elle traitait avec plus de développements les matières spirituelles qui n'avaient été qu'effleurées dans la première. (Reforma de los Descalzos, t. I, liv. III, ch. XLVI.)

          La Fuente pense que la relation que nous plaçons ici la première était destinée à répondre aux interrogations des Inquisiteurs. La seconde, où la sainte s'exprime avec plus d'abandon, lui aurait vraisemblablement été demandée par le P. Rodrigue Alvarez, non plus en qualité de juge, mais comme directeur.

          Il y a quarante ans que cette religieuse prit l'habit. Dès la première année, elle commença à méditer la passion de Notre-Seigneur Jésus-Christ, consacrant certains temps de la journée à la considération des mystères et de ses propres péchés. Jamais elle n'eut l'idée d'élever son esprit à rien de surnaturel ; elle s'occupait des vérités qui lui montraient combien tout passe vite ; elle se servait des créatures pour découvrir la grandeur de Dieu et l'amour qu'il nous porte. Cet amour l'excitait beaucoup plus que le reste à le servir ; car jamais elle ne marcha par la voie de la crainte, un tel motif ayant très peu d'action sur elle. Elle a toujours eu un grand désir de voir Dieu glorifié, et son Eglise augmentée. Elle rapportait à ce but toutes ses prières, sans rien faire pour elle-même ; elle était persuadée qu'il importait peu qu'elle souffrit en purgatoire, pourvu que cette gloire s'accrût, si peu que ce fût. Elle vécut ainsi vingt-deux ans environ dans de grandes sécheresses, sans qu'il lui vînt jamais en pensée de désirer rien de plus. Elle était si convaincue de sa bassesse, qu'il ne lui semblait pas qu'elle fût digne d'élever son esprit jusqu'à Dieu ; et elle regardait comme une grande grâce que lui faisait la divine Majesté, de la souffrir en sa présence pour prier ou pour lire de bons livres.

          Il fut question, il y a à peu près dix-huit ans, de la fondation qu'elle fit à Avila du premier monastère des Carmélites déchaussées ; mais deux ou trois ans avant cette fondation (je crois que c'est trois ans), il commença à lui sembler qu'on lui parlait quelquefois intérieurement ; elle eut aussi quelques visions et quelques révélations, mais dans son intérieur, et qui ne frappaient que les yeux de son âme ; car elle n'a jamais rien vu ni entendu par les yeux et les oreilles du corps hors deux fois qu'elle crut entendre parler, mais elle ne comprit rien à ce qui lui était dit. Quand elle avait de ces visions intérieures, la représentation des objets ne durait pas pour l'ordinaire plus qu'un éclair ; mai les objets ne laissaient pas de lui demeurer aussi fortement imprimés dans l'esprit, et avec des effets aussi puissants, que si elle les eût vus des yeux du corps, et même davantage.

          Elle était pour lors si peureuse de son naturel, qu’elle n’osait quelquefois demeurer seule, même pendant le jour ; et comme quelque effort qu’elle fît, elle ne pouvait se soustraire à ces visions, elle en était extrêmement affligée, craignant que ce ne fût une tromperie du démon. Elle commença donc à en parler à des hommes spirituels de la compagnie de Jésus.

          Ces religieux furent, entre autres :

          Le père Araoz, qui était commissaire de la Compagnie, et qui vint à passer où elle était ;

          Le père François de Borgia, auparavant duc de Gandie, avec qui elle eut deux entretiens ;

          Le père provincial Gilles Gonzalez, qui est à présent à Rome ;

          Celui qui est actuellement provincial en Castille, qu’elle n’a pourtant pas tant pratiqué que le père Gonzalez ;

          Le père Balthasar Alvarez, aujourd’hui recteur à Salamanque, qui l’a confessée pendant six ans ;

          Le père Salazar, recteur actuel de Cuenca ;

          Le père Santander, recteur de Ségovie ;

          Le père Ripalda, recteur de Burgos; celui-ci était très mal disposé en sa faveur, à cause des récits qu'on lui avait faits, jusqu'à ce qu'il eût conféré avec elle ;

          Le docteur Paul Hernandez à Tolède. consulteur de l’Inquisition ;

          Un autre père, le docteur Gutierrez, qui était recteur à Salamanque lorsqu'elle lui parla.

          Quelques autres pères de la Compagnie, qu'elle a trouvés dans les différents endroits où ses fondations l'ont appelée, et dont elle a recherché l'entretien, sur la réputation qu'ils avaient d'hommes spirituels.

          Elle communiqua aussi beaucoup avec le père Pierre d'Alcantara, saint homme de la réforme de Saint-François. Ce fut lui qui contribua le plus à faire entendre que cette religieuse était conduite par l'esprit de Dieu.

          On passa plus de six années à faire différentes épreuves, comme elle l'a écrit plus au long, et comme on le verra encore par la suite ; mais on avait beau l'éprouver, elle avait beau s'affliger et répandre des larmes, elle n'en était que plus sujette aux suspensions et aux ravissements, ce qui lui causait beaucoup de peine.

          On faisait pour elle quantité de prières, et l'on disait beaucoup de messes, pour obtenir de Dieu qu'il la conduisît par une autre voie, parce que sa frayeur était extrême quand elle n'était point en oraison. Cependant on remarquait en elle un grand progrès dans la perfection, sans que ce progrès fût accompagné de vaine gloire ou d'orgueil, ni de la moindre tentation qui y eût rapport ; au contraire, elle était très confuse et toute honteuse que cela fût su. Elle ne parlait même jamais de ce qu’elle éprouvait, à moins que ce ne fût à ses confesseurs, ou à des gens de qui elle pût recevoir quelque lumière ; et cela lui coûtait plus à révéler que si c'eût été de grands péchés, parce qu'il lui semblait qu'ils allaient se moquer d'elle, et traiter ce qu'elle leur disait de contes de femmelette, chose qu'elle a toujours eue en horreur.

          Il y a environ treize ans, plus ou moins, toujours était-ce après la fondation du couvent de Saint-Joseph, où elle avait passé en sortant de son premier couvent ; il y a, dis-je, à peu près ce temps-là, qu'il vint à Avila un inquisiteur ; je ne sais s'il l'était de Tolède, mais il l'avait été de Séville : il se nommait Soto, et est aujourd'hui évêque de Salamanque. Elle fit en sorte d'avoir un entretien avec lui pour se rassurer davantage. Elle lui rendit compte de tout. La réponse de cet inquisiteur fut qu'il ne trouvait rien dans ce qu'elle lui disait qui pût regarder son office, puisque tout ce qu'elle voyait et entendait dans l'oraison ne servait qu'à l'affermir de plus en plus dans la foi catholique ; et en effet, elle a toujours été et est encore très ferme sur ce point. Elle a toujours désiré très ardemment la gloire de Dieu et le salut du prochain, à tel point que, pour sauver une seule âme, elle endurerait volontiers mille morts.

          Cependant comme cet inquisiteur la vit si fort dans la peine, il lui conseilla de mettre par écrit tout ce qui regardait son oraison, et même toute l'histoire de sa vie, sans en rien omettre, et de communiquer cet écrit au père maître Avila, qui était un homme fort éclairé en matière d'oraison ; après avoir reçu de lui une réponse, elle pourrait se tenir tranquille. Elle suivit ce conseil ; elle écrivit sa vie et ses péchés. Le P. Avila lui répondit, la consola et la rassura beaucoup. Cette relation était telle que tous les savants qui la virent, et qui étaient les confesseurs de cette religieuse, disaient qu'elle contenait des avis très salutaires pour la vie spirituelle. Ils lui ordonnèrent de la transcrire, et de composer un autre petit livre1, pour servir d'instruction a ses filles, car elle était alors prieure.

          Malgré tout cela, comme il lui venait en pensée que des personnes spirituelles pouvaient être trompées aussi bien qu'elle-même, elle ne laissait pas, de temps à autre, de retomber dans ses frayeurs. Elle pria donc son confesseur de trouver bon qu'elle communiquât encore de son intérieur avec quelques grands théologiens, quand même ils ne seraient pas fort adonnés à l'oraison, parce qu'elle ne désirait autre chose que de savoir si ce qui lui arrivait n'avait rien de contraire à l'Ecriture sainte. Ce n'est pas qu'elle ne se consolât quelquefois, en considérant que, quand même elle eût mérité par ses péchés de tomber dans l'illusion, il n'y avait pas d'apparence que Dieu permît que tant de bonnes âmes qui désiraient l'éclairer y tombassent de même.

          Ce fut dans l'intention que je viens de dire qu'elle commença à consulter des pères de l'ordre du glorieux saint Dominique, qui avaient été autrefois ses confesseurs, avant qu'il fût question chez elle d'aucun effet surnaturel. Ce ne fut pourtant pas aux mêmes pères qui l'avaient déjà confessée qu'elle s'adressa mais à d'autres du même ordre. Voici les noms de ceux qu'elle consulta :

          Le père Vincent Baron, qui la confessa durant un an et demi à Tolède. Il était alors consulteur du Saint-Office, et il l'avait pratiquée pendant de longues années avant toutes ces choses. C'était un homme d'une science profonde. Il la rassura beaucoup, comme avaient fait les pères de la Compagnie dont j'ai parlé ; ils s'accordaient tous à lui demander ce qu'elle pouvait craindre, puisqu'elle n'offensait pas Dieu, et qu'elle était persuadée de sa propre misère ;

          Le père Pierre Ibañez, qui était lecteur à Avila ;

          Le père maître Dominique Bañès, qui est à présent régent du collège de Saint-Grégoire de Valladolid. Il fut son confesseur pendant six ans, et, depuis ce temps là, elle a toujours continué à lui demander par lettres ses avis, dans les occasions qui se sont présentées ;

          Le père maître Chavès ;

          Le père maître Barthélemy de Medina, professeur à l'université de Salamanque. Comme elle savait qu'il était fort prévenu contre elle, sur le récit qu'on lui avait fait, des choses dont il s'agit, elle se persuada que, n'étant retenu par aucun égard, il lui dirait plus franchement qu'un autre si elle était dans l'illusion. Il y a de cela un peu plus de deux ans. Elle obtint de se confesser à lui durant le séjour qu'elle fit à Salamanque, et lui rendit compte de tout ce qui la concernait. Elle lui remit aussi la relation de sa vie afin qu'il fût mieux informé ; mais il la rassura autant et plus que les autres, et fut depuis un de ses meilleurs amis.

          Elle se confessa aussi quelque temps au père Philippe de Menesès, lorsqu'elle alla fonder le couvent de Valladolid ; il était alors recteur du collège de Saint-Grégoire, et quelque temps auparavant, ayant entendu parler de ce dont il s'agit, il avait eu la charité d'aller exprès à Avila, pour s'entretenir avec elle, dans le dessein de la détromper s'il la trouvait dans l'illusion, ou de la défendre contre la calomnie si elle était dans la bonne voie. Il fut fort satisfait d'elle.

          Elle traita aussi particulièrement avec un provincial de l'ordre de Saint-Dominique, le père Salinas, homme très spirituel, et avec un autre présenté, le père Lunar prieur de Saint-Thomas d'Avila ; et enfin, à Ségovie, avec un lecteur en théologie, le père Jacques de Yanguas.

          Parmi ces pères de l'ordre de Saint-Dominique, il y ,en avait plusieurs qui étaient gens de grande oraison, et peut-être l'étaient-ils tous.

          Elle a encore consulté d'autres personnes, en ayant eu assez d'occasions, durant tant d'années que ses craintes se sont prolongées, et qu'elle a été obligée de se transporter en divers lieux pour ses fondations. On a eu recours à quantité d'épreuves, car tout le monde souhaitait pouvoir l'instruire, et ces épreuves n'ont servi qu'à la rassurer et à convaincre ceux qui les faisaient. Elle était toujours prête à accomplir ce qu'on lui ordonnait, et elle s'affligeait quand elle ne pouvait pas obéir en ce qui concernait ces choses surnaturelles. Son oraison, et celle des religieuses qu'elle a admises dans la Réforme, est toujours animée d'un désir ardent d'étendre la foi, et c'est pour cette fin, autant que pour le bien de son ordre, qu'elle a fondé le premier monastère.

          Elle a toujours dit que, si quelques-unes de ces choses surnaturelles qu'elle éprouvait lui eussent inspiré le moindre sentiment contraire à la foi catholique et à la loi de Dieu, elle n'aurait pas eu besoin d'aller chercher des docteurs ni de faire des épreuves, mais qu'elle aurait aussitôt reconnu que c'était l'ouvrage du démon.

          Jamais elle n'a réglé sa conduite sur ce qui lui avait été inspiré dans l'oraison ; et quand ses confesseurs lui disaient d'agir autrement, elle leur obéissait sans la moindre répugnance, et les instruisait de tout ce qui lui arrivait. Quelque assurance qu'on pût lui donner que c'était Dieu qui agissait en elle, jamais elle n'a cru cela assez résolument pour en jurer, quoique à en juger par les effets et par les grandes grâces qu'elle recevait, elle eût tout lieu de croire que du moins quelques-unes de ces choses lui venaient de Dieu. Ce qu'elle a toujours désiré le plus a été d'acquérir des vertus ; et c'est aussi ce qu'elle a le plus recommandé à ses religieuses, ayant coutume de leur dire que l'âme la plus humble et la plus mortifiée sera aussi la plus spirituelle.

          Le père maître Dominique Bañès, qui demeure à Valladolid, est celui avec qui elle a toujours eu et a encore le plus de communication. Elle lui a remis la relation écrite dont elle a parlé, et il l'a, dit-il, présentée au Saint-Office, à Madrid. En tout elle se soumet à la foi catholique et à l'Église romaine ; mais personne ne l'a encore blâmée, parce que les choses dont il s'agit ne dépendent pas de nous, et Notre-Seigneur ne demande pas l'impossible.

          La raison pour laquelle ces faits ont été tant divulgués, c'est que, comme cette religieuse était toujours dans la crainte, et qu'elle a consulté un grand nombre de personnes, les unes l'ont dit aux autres. Il faut joindre à cela un ennui qui lui est arrivé relativement à la relation qu'elle avait écrite. Cette divulgation des secrets de son âme a été pour elle un extrême tourment, une croix très pesante, et lui coûte encore bien des larmes ; non par humilité, assure-t-elle, mais pour les motifs qu'elle a exposés. Il a paru que Dieu n'a permis cela que pour la mortifier vivement; car ceux qui disaient du mal d'elle plus que tous les autres, ont ensuite été ceux qui en ont dit le plus de bien.

          Elle a toujours évité avec le plus grand soin de s'en rapporter aux personnes qu'elle jugeait disposées à tout attribuer à Dieu, dans la crainte que ces personnes-là ne fussent aussi bien qu'elle les dupes du démon. Mais quand elle trouvait des gens plus soupçonneux, c'était avec eux qu'elle traitait plus volontiers, quoique ceux-ci ne laissassent pas de lui faire de la peine, quand, pour l'éprouver, ils ne lui marquaient qu'un mépris général pour toutes ces choses, parce qu'il y en avait quelques-unes qui lui paraissaient évidemment venir de Dieu. Elle n'aurait pas voulu voir condamner le tout si catégoriquement, puisque les raisons qu'il y avait d'en admettre quelques-unes étaient visibles, ni voir ajouter foi à tout indistinctement, comme venant de Dieu. Comprenant fort bien qu'il pouvait y avoir de l'illusion en quelque chose, elle n'a jamais cru pouvoir marcher avec assurance entière dans un chemin où il pouvait y avoir du danger. Elle a fait son possible pour n'offenser Dieu en aucune manière, et elle a toujours été obéissante. Moyennant ces deux dispositions, elle a espéré pouvoir, avec la grâce de Dieu, éviter le péril, quand même ces effets surnaturels viendraient du démon.

          Depuis qu'elle les a éprouvés, elle s'est toujours sentie portée à rechercher ce qui est le plus parfait; et elle avait presque habituellement un grand désir de souffrir. De là cette consolation dans les persécutions, qui ne lui ont pas manqué, et cet amour tout particulier pour les personnes qui la persécutaient ; de là aussi ce grand attrait pour la pauvreté et pour la solitude, et ce désir ardent de sortir de ce lieu d'exil pour voir Dieu. Ces effets et d'autres de même nature lui ont donné un peu de tranquillité ; elle ne pouvait pas se figurer qu'un esprit qui la laissait avec ces dispositions vertueuses pût être mauvais; et c'est ce que lui disaient également ceux qui communiquaient avec elle. Ne croyez pas cependant qu'elle soit exempte de toute crainte, mais cette crainte ne la tourmente plus autant.

          L'esprit qui la conduit ne lui a jamais suggéré d'user de dissimulation, mais au contraire l'a toujours portée à l'obéissance. Elle n'a jamais rien vu des yeux du corps, comme il a déjà été dit, mais ces visions se présentent à elle avec une telle délicatesse, c'est quelque chose de si intellectuel que quelquefois, et surtout dans les commencements, elle se demandait si elle n'avait pas été victime d'une illusion. D'autres fois aussi, elle ne pouvait le croire.

          Ces effets surnaturels n'étaient pas continuels, mais lui arrivaient le plus souvent dans le cas de quelque tribulation ; comme cette fois, par exemple, où elle venait de passer plusieurs jours dans des tourments intérieurs inexprimables, et dans un trouble affreux qu'excitait en son âme la crainte d'être trompée par le démon. C'est ce qui est expliqué fort au long dans cette relation, où elle a aussi bien publié ses péchés que tout le reste, la crainte lui ayant fait oublier sa réputation.

          Étant donc dans cette affliction, si extrême qu'on ne saurait la dépeindre, elle entendit dans son intérieur ces seules paroles : « C'est moi, ne crains rien » ; et tout aussitôt son âme demeura tellement tranquille, courageuse et assurée, qu'elle ne pouvait comprendre elle-même d'où lui venait un si grand bien. Et en effet, tout ce que ses confesseurs et les docteurs qu'elle avait consultés avaient pu lui dire jusqu'alors, n'avait pas été capable de lui procurer la paix que ce peu de paroles lui rendit en un instant.

          D’autres fois, lui est arrivé de se trouver merveilleusement fortifiée par des visions ; et sans ce secours, elle n’eût jamais été capable de supporter, comme elle l'a fait, de si grands travaux et tant de contradictions, outre ses maladies qui ont été sans nombre. Elle n'en a plus à présent de si fréquentes ; mais elle n'est jamais sans souffrir, tantôt plus, tantôt moins ; son état ordinaire est d'endurer quelque douleur aiguë avec d'autres grandes infirmités. Depuis qu'elle est religieuse, ses maux corporels se sont beaucoup accrus.

          S'il lui arrive de rendre quelque petit service à Notre-Seigneur, elle l'oublie presque aussitôt ; quant aux faveurs qu'elle reçoit de lui, elle se les rappelle souvent mais elle ne peut y arrêter son attention aussi longtemps que sur ses péchés ; ils sont pour elle comme un bourbier infect, dont la mauvaise odeur lui cause en quelque sorte un perpétuel tourment. La vue de tant de péchés qu'elle a commis et du peu qu'elle a fait pour Dieu, est sans doute ce qui l'empêche d'être teintée de vaine gloire. Jamais, dans ces choses surnaturelles, il n'y a rien eu qui ne fût totalement pur et chaste, et il semble qu'il n'en peut être autrement, si l'âme qui éprouve ces choses est gouvernée par le bon esprit, car elle demeure dans un oubli absolu de son corps ; elle n'y pense même pas, elle est tout entière occupée de Dieu.

          Cette religieuse conserve toujours aussi une grande crainte de rien faire qui puisse offenser Dieu Notre-Seigneur, et un désir d'accomplir en tout sa volonté. C'est la grâce qu'elle ne cesse de lui demander, et il lui semble qu'elle est si bien affermie dans cette résolution, qu'il n'y a chose au monde que ses confesseurs lui fissent faire, et qu'elle n'accomplit et n'exécutât avec la grâce Dieu, pour peu qu'elle crût par là lui être plus agréable. Persuadée que sa Majesté aide toujours ceux qui dans leurs entreprises ont pour fin son service et sa gloire, rien ne la touche en comparaison de ce motif, et elle ne songe pas plus à elle-même et à son intérêt propre que si elle n'existait pas, du moins autant qu'elle peut juger d'elle-même, et que ses confesseurs en jugent.

          Tout ce qui est écrit dans ce papier est exactement vrai. On petit le vérifier par le moyen de ses confesseurs et de toutes les personnes avec qui elle communique depuis vingt ans.

          Très souvent l'esprit qui la dirige la porte à louer Dieu, et elle voudrait que tout le monde fît comme elle, quelque chose qui lui en pût coûter. De là vient le désir qu'elle a du salut des âmes. Si elle en est arrivée à mépriser les biens de ce monde, elle le doit sans doute à la lumière qui lui montre les choses d'ici-bas comme de la fange, et les biens spirituels comme un trésor inestimable, en sorte qu'il n'y a nulle comparaison à faire entre les uns et les autres.

          Voici maintenant, mon Père, puisque vous désirez le savoir, comment a lieu la vision dont j'ai parlé. On ne voit rien, ni intérieurement ni extérieurement, parce qu'elle n'est point imaginaire ; mais l'âme, sans rien voir, conçoit l'objet et sent de quel côte il est, plus clairement que si elle le voyait, excepté que rien de particulier ne se présente à elle. C'est, pour me servir d'une comparaison, comme si, étant dans l'obscurité, on sentait quelqu'un auprès de soi : quoiqu'on ne pût pas le voir, on ne laisserait pas pour cela d'être sûr de sa présence. Cette comparaison n'est pourtant pas tout à fait juste ; car celui qui est dans l'obscurité peut juger qu'une personne est auprès de lui par quelque moyen, soit par le bruit qu'elle fait, soit parce qu'il l'entrevoit et l'a connue auparavant : au lieu qu'ici il n'y a rien de tout cela ; et sans le secours d'aucune parole, ni intérieure, ni extérieure, l'âme conçoit très clairement quel est l'objet qui se présente à elle, de quel côté il est, et quelquefois ce qu'il veut lui dire. Par où et comment elle conçoit cela, c'est ce qu'elle ignore ; mais la chose se passe ainsi, et elle dure assez longtemps pour que l'âme ne puisse en douter ; et quand une fois l'objet s'est éloigné d'elle, elle a beau vouloir se le présenter encore de la même façon, elle n'en peut venir à bout. Ce n'est plus qu'un effet de son imagination, et non pas, comme auparavant, une représentation indépendante du concours de l'homme.

          Il en est de même de toutes les choses surnaturelles ; et de là vient que l'âme à qui Dieu fait ces sortes de grâces en devient plus humble qu'auparavant, parce qu'elle reconnaît que c'est un don de Dieu, dont elle ne peut se dégager, comme elle ne peut se le procurer en aucune manière. Il lui en reste un plus grand amour et un plus vif désir de servir un si puissant Seigneur, qui peut faire ce que nous ne pouvons même pas concevoir en ce monde. C'est ainsi que, quelque savant qu'on soit, on reconnaît toujours qu'il y a des sciences où l'on ne peut atteindre. Que celui qui donne ces biens précieux soit à jamais béni ! Amen.

Relation 4 – 1575

AU P. RODRIGUE ALVAREZ DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS

JESUS

          Il est bien difficile de rapporter les grâces intérieures et plus encore de le faire clairement ; cela est d'autant plus malaisé qu'elles passent dans l'âme d'une manière plus rapide. Si j'ai le bonheur de réussir dans une entreprise aussi difficile, j'en devrai tout le succès à l'obéissance. Mais quand je dirais quelques extravagances, il n'y aurait pas grand inconvénient, puisque ceci doit tomber entre les mains de quelqu'un qui m'en a bien entendu dire de plus grandes. Je vous prie seulement d'être persuadé que je n'ai pas du tout la prétention de m'en bien tirer, d'autant plus que je pourrai vous dire telle chose que je n'entendrai pas moi-même. Tout ce dont je puis vous répondre, c'est que je ne dirai rien que je n'aie expérimenté un certain nombre de fois, ou même souvent. Si la chose est bonne on si elle ne l'est pas, vous en jugerez et m'en direz votre avis.

          Je pense vous faire plaisir, mon père, en traitant bord des premières faveurs surnaturelles ; car il n'y a personne qui ne sache ce que c'est que dévotion, attendrissement, pieuses larmes, méditation : toutes choses que nous pouvons acquérir ici-bas avec la grâce de Dieu. J'appelle surnaturel ce que nous ne pouvons acquérir par nous-mêmes, quelque soin et quelque diligence que nous y apportions. A cet égard, tout ce que nous pouvons faire, c'est de nous y disposer, et c'est un grand point que cette disposition.

          La première oraison surnaturelle, selon moi, que j'ai éprouvée, est un recueillement intérieur qui se fait sentir à l'âme : elle semble avoir au dedans d'elle-même de nouveaux sens, à peu près semblables aux extérieurs ; elle cherche, ce semble, à se débarrasser du trouble que ceux-ci lui causent par leur agitation, et ainsi elle les entraîne quelquefois après elle. Elle se plait à fermer les yeux et les oreilles du corps, pour ne voir et n'entendre que ce dont elle est alors occupée, c'est-à-dire pour traiter avec Dieu seul à seul. Dans cet état, on ne perd l'usage d'aucun de ses sens ni d'aucune de ses puissances ; on le conserve tout entier, mais uniquement pour s'occuper de Dieu.

          Ceci ne peut manquer d'être clair pour quiconque aura, par la grâce de Dieu, passé par cet état, mais non pas pour d'autres ; il faudrait bien des paroles et des comparaisons pour leur en donner l'intelligence.

          De ce recueillement viennent quelquefois une quiétude et une paix intérieure délicieuse, en sorte que semble n'avoir plus rien à désirer : même parler, j'entends, prier vocalement et méditer, est alors pour elle une fatigue ; elle ne voudrait qu'aimer. Cette oraison peut durer un certain temps, et même parfois se prolonger.

          De cette oraison procède ordinairement un sommeil, que l'on appelle le sommeil des puissances, dans lequel elles ne sont pourtant pas absorbées, ni si suspendues que l'on puisse qualifier cet état de ravissement. Ce n'est pas non plus entièrement l'union.

          Il arrive quelquefois, souvent même, que l'âme entend très clairement, du moins cela lui paraît ainsi, que sa volonté seule est unie à Dieu, et que cette puissance est tout entière occupée de lui sans pouvoir se porter vers aucun autre objet, tandis que les deux autres puissances restent libres pour les affaires et pour les œuvres du service de Dieu. En un mot, Marthe et Marie vont ensemble. Extrêmement surprise d'éprouver cela, je demandai au père François de Borgia si ce n'était point une illusion. Il me répondit que cela arrivait souvent.

          Quand il y a union de toutes les puissances, c'est très différent : car alors elles ne sont capables de quoi que ce soit ; l'entendement est comme stupéfait de ce qu'il contemple ; la volonté aime plus que l'entendement ne conçoit, mais sans que l'âme comprenne ou puisse dire, ni si elle aime, ni ce qu'elle fait. A mon avis, la mémoire est alors comme si elle n'existait pas, l'imagination de même ; pour les sens, non seulement ils n'ont plus leur activité naturelle, mais on dirait qu'on les a perdus, et cela, je pense, afin que l'âme puisse être d'une manière plus intime au divin objet dont elle jouit. Cette perte est de courte durée.

          Par l'humilité et par les autres vertus dont elle se trouve enrichie, par les désirs qui l'enflamment, l'âme connaît les grands avantages qu'elle retire de cette faveur ; mais on ne peut dire ce que c'est. L'âme a beau vouloir le donner à entendre, elle ne sait ni comment le saisir, ni comment le dire. Selon moi, cette union, quand elle est véritable, est la plus grande grâce que Notre-Seigneur accorde dans ce chemin spirituel, ou du moins l'une des plus grandes.

          Ravissement et suspension sont, à mon avis, une même chose. Mais je me sers d'ordinaire du terme de suspension, pour ne pas prononcer celui de ravissement, dont on s'épouvante. On peut aussi avec vérité appeler suspension l'union dont je viens de parler ; le ravissement ne diffère d'elle qu'en ceci : il dure davantage, et se fait plus sentir à l'extérieur. Peu à peu, il coupe la respiration ; on ne peut parler ni ouvrir les yeux. L'union produit, il est vrai, cet effet ; mais le ravissement le produit avec une force beaucoup plus grande, la chaleur naturelle s'en allant alors je ne sais où. Quand le ravissement est profond (car dans toutes ces manières d'oraison il y a du plus ou du moins), les mains demeurent glacées, et quelquefois raides comme des bâtons ; le corps reste debout ou à genoux, selon la position où il était quand le ravissement l'a saisi. L'âme emploie tellement toutes ses puissances à jouir de ce que le Seigneur lui met sous les yeux, qu'il semble qu'elle oublie d'animer le corps, et qu'elle l'abandonne totalement. Aussi, pour peu que cet état dure, tous les membres sont longtemps à s'en ressentir.

          Dieu veut ici, me semble-t-il, que l'âme ait une connaissance plus parfaite de ce dont elle jouit, que dans l'union ; c'est pourquoi il lui découvre ordinairement, durant le ravissement, quelques-unes de ses grandeurs. Les effets que l'âme en ressent sont admirables. Dès ce moment, c'est un entier oubli d'elle-même ; elle n'a qu'un désir, c'est qu'un si grand Dieu et Seigneur soit connu et loué. Et selon moi, quand le ravissement vient de Dieu, il est impossible qu'il ne laisse dans l'âme une très vive lumière sur son impuissance absolue de concourir en rien à une telle faveur, sur sa misère, et sur son ingratitude d'avoir si mal servi Celui qui, par sa seule bonté, lui fait de si grandes grâces. Le sentiment de suavité excessive qu'elle éprouve alors au dedans d'elle est en effet tellement au-dessus de toute comparaison, que si le souvenir ne s'en effaçait pas, l'âme serait sous une impression constante de dégoût pour les plaisirs d'ici-bas ; désormais, du moins, elle fait fort peu de cas de toutes les choses du monde.

          La différence qui existe entre le ravissement et l'enlèvement de l'esprit est celle-ci : dans le ravissement, l'âme meurt peu à peu aux choses extérieures, et perd insensiblement l'usage de ses sens pour ne vivre qu'à Dieu. Mais l'enlèvement de l'esprit causé par une simple connaissance que le Seigneur met au plus intime de l'âme, fond sur elle avec une telle promptitude, qu'il lui semble qu'on lui enlève sa partie supérieure, et que cette partie se sépare du corps. C'est pourquoi il faut du courage à l'âme dans les commencements pour s'abandonner entre les bras du Seigneur, afin qu'il l'emporte où il lui plaira. Jusqu'à ce que la divine Majesté la mette en paix là où il lui plait de l'élever (par élever, j'entends lui découvrir des choses sublimes), il est certain qu'elle a besoin, les premières fois, d'être bien déterminée à mourir pour Dieu ; car elle ne sait, la pauvre âme, ce qu'elle va devenir. Je le répète, ceci est nécessaire dans les commencements.

          A mon avis, l'enlèvement de l'esprit rend les vertus plus fortes que le ravissement. Outre qu'il embrase l'âme de plus grands désirs, le pouvoir de ce grand Dieu y éclate davantage, en sorte que l'âme se sent plus puissamment portée à le craindre et à l'aimer. Sans qu'il y ait aucune résistance possible de notre part, Dieu enlève l'âme en maître souverain. Revenue à elle, l'âme demeure avec un très vif repentir d'avoir offensé son Dieu, et elle s'étonne qu'elle ait osé outrager une si haute Majesté. Elle éprouve en même temps un très ardent désir qu'il n'y ait aucune créature au monde qui l'offense, mais que toutes lui donnent des louanges.

          C'est de là, je pense, que viennent ces brûlants désirs de voir les âmes se sauver, de pouvoir y contribuer en quelque chose, et de faire rendre partout à Dieu la gloire qui lui est due.

          Le vol de l'esprit est un je ne sais quoi, qui monte du plus profond de l'âme. Voici la seule comparaison que je me rappelle en avoir donnée dans l'écrit que vous connaissez, où j'ai complètement expliqué toutes ces manières d'oraison et d'autres encore, car j'ai la mémoire si mauvaise que j'oublie les choses très promptement. Il me semble que l'âme et l'esprit ne sont qu'une même chose ; je n'y trouve d'autre différence que celle qui se rencontre entre un feu bien allumé et sa flamme. Cet ardent brasier, en brûlant, lance une flamme qui s'élève en haut, mais bien que la flamme monte, elle est toujours de même nature que le feu qui demeure en bas, et ce feu ne laisse pas de brûler. Ainsi en est-il, ce me semble, dans les dispositions d'amour où l'âme se trouve ici à l'égard de Dieu. Il se produit en elle quelque chose d'extrêmement vif et délicat, qui monte à la partie supérieure et va où le Seigneur veut. On ne peut l'expliquer davantage, et véritablement cela ressemble à un vol ; je ne connais point de comparaison qui convienne mieux ; je sais seulement qu'on sent cela très clairement dans cet état, et qu'on ne peut y résister. Vous diriez que ce petit oiseau de l'esprit s'est échappé des misères de la chair et de la prison de ce corps, et qu'en étant délivré, il est plus propre à jouir de ce que lui donne le Seigneur. Cette faveur est, au jugement de l'âme, quelque chose de si délicat et de si précieux, qu'il ne peut, ce lui semble, y avoir là aucune illusion à craindre. L'âme a d'ailleurs cette même vue dans toutes les autres oraisons dont j'ai parlé, pendant qu'elle les éprouve. Les craintes viennent ensuite. Et comme la personne qui recevait ces faveurs était si pauvre de vertu, elle pensait avoir raison de tout craindre ; il lui restait cependant dans le fond de l'âme une certitude et une sécurité avec lesquelles elle pouvait vivre, sans toutefois rien diminuer des soins qu'elle prenait pour ne pas tomber dans l'illusion.

          J'appelle transport un certain désir de Dieu dont l'âme se sent soudainement saisie, sans que l'oraison ait précédé. Il naît le plus souvent du souvenir subit qu'elle est absente de Dieu, ou de quelque parole qu'elle entend, et qui a rapport à ce sujet. Ce souvenir est quelquefois si pénétrant et si fort, qu'en un instant, ce semble, l'âme est hors d'elle-même. Figurez-vous une personne à qui l'on apprendrait tout à coup une nouvelle extrêmement triste, ou à qui on ferait une extrême frayeur. Cette personne semble perdre à l'instant le pouvoir de se servir de sa raison pour se consoler, et elle demeure comme absorbée. Ainsi en est-il ici, excepté que la douleur est ressentie par l'âme pour un si juste sujet, qu'elle connaît clairement qu'elle serait trop heureuse d'en mourir. Dans cet état, tout ce qui se présente à elle ne fait qu'accroître sa peine. Le Seigneur veut, ce semble, que tout son être ne soit capable que de souffrir, et qu'elle ne puisse avoir aucune consolation, pas même celle de se souvenir que c'est la volonté divine qui la retient dans la vie. Elle se trouve dans une si inexorable solitude et dans un abandon si universel, qu'ils ne peuvent se décrire ; le monde entier avec tout ce qu'il renferme lui pèse, et elle sent qu'il n'y a pas une créature auprès de qui elle puisse trouver quelque compagnie. Elle n'aspire qu'à son Créateur, mais elle voit en même temps qu'il lui est impossible de le posséder si elle ne meurt ; et comme il ne lui est .pas permis de se donner la mort, elle meurt du désir de mourir, à tel point qu'elle est réellement en danger de mort. Elle se voit comme suspendue entre le ciel et la terre, et elle ne sait que devenir. De temps en temps, par un mode étrange et ineffable, Dieu lui envoie une certaine connaissance de ce qu'il est, afin qu'elle découvre ce qu'elle perd étant séparée de lui. Il n'y a point de souffrances sur la terre, au moins de celles que j'ai éprouvées, qui soient égales à celles-ci. Quand cet état ne durerait qu'une demi-heure, on en sort le corps brisé, les bras raides, les mains tout endolories jusqu'à ne pouvoir pas écrire. Mais ces douleurs corporelles, la personne ne les sent que lorsque le transport est passé. Tant qu'il dure, elle est absorbée par le martyre intérieur qu'il lui cause ; je crois même qu'elle ne sentirait pas de grands tourments qu'on ferait subir à son corps. Elle a pourtant l'usage de tous ses sens ; elle peut parler, elle peut regarder, mais non pas marcher, car ce grand coup de l'amour la renverse. Dieu accorde ce transport quand il lui plait ; et quand on mourrait d'envie de se le procurer, on n'y réussirait pas. Il laisse dans l'âme des effets merveilleux, et elle en retire de très grands avantages. Les savants en parlent diversement, mais aucun ne le condamne. Le père maître Avila m'a écrit que c'était une excellente chose, et tout le monde est d'accord sur ce point. L'âme conçoit clairement que c'est une insigne faveur du Seigneur ; mais si cette faveur était souvent répétée, la vie ne durerait pas longtemps.

          Il y a un transport ordinaire, moins impétueux : c'est un désir de voir Dieu, accompagné d'une grande tendresse d'amour, et de douces larmes qui appellent la fin de cet exil. Mais comme l'âme reste assez libre pour considérer que c'est la volonté du Seigneur qu'elle vive, elle se console et lui offre la prolongation de sa vie, en le suppliant de ne pas permettre qu'elle vive pour autre chose que pour sa gloire. Avec cela elle supporte l'exil.

          Une autre manière d'oraison qui m'a été très fréquemment accordée, c'est une sorte de blessure : l'âme se sent aussi véritablement blessée que si on lui faisait passer une flèche au travers du cœur, ou au travers d'elle-même ; cette blessure cause une douleur si vive, qu'elle en gémit, mais si délicieuse, qu'elle voudrait en être perpétuellement atteinte. Cette douleur n'est pas dans les sens, et cette plaie dont je parle n'est pas matérielle. On ne la sent qu'au fond de l'âme, sans qu'il en paraisse sur le corps aucune marque. Mais il faut bien que je me serve de ces sortes de comparaisons, puisque je ne pourrais me faire entendre autrement; à la vérité, elles sont fort grossières pour un sujet si relevé. Ce n'est point chose qu'on puisse dire ni écrire : il faut l'avoir éprouvée pour la comprendre, je veux dire pour comprendre jusqu'où va cette peine ; car les peines de l'esprit sont très différentes de celles d'ici-bas. Par là je conçois comment les âmes, dans l'enfer et dans le purgatoire, souffrent des douleurs supérieures à celles que peuvent nous faire entendre ici-bas ces douleurs corporelles.

          D'autres fois, il semble que cette blessure d'amour vient du fond le plus intime de l'âme. Les effets en sont grands. Quand il ne plaît pas à Dieu d'accorder à l'âme cette faveur, tous ses efforts ne sauraient la lui procurer ; de même, il lui est impossible de la refuser quand le Seigneur daigne la lui faire. Ce sont des désir de Dieu si vifs et délicats, qu’ils sont au-dessus de toute expression. Et comme l’âme voit dans son corps une chaîne qui l’empêche de jouir de Dieu au gré de ses désirs, elle conçoit une horreur extrême pour ce misérable corps.

          Elle le considère comme une haute muraille qui met obstacle au bonheur dont elle jouit déjà en partie au dedans d'elle-même. Elle voit alors le grand mal que nous a causé le péché d'Adam, en enlevant à l'âme cette liberté. Cette oraison précéda chez moi les ravissements et les transports impétueux dont j'ai parlé.

          J'ai oublié de dire que ces transports si grands se terminent presque toujours par un ravissement où Dieu, inondant l'âme de délices, la console et l'encourage à vivre pour lui.

          Tout ce que je viens d'exposer ne peut être illusion, et je pourrais en apporter plusieurs raisons, si je ne craignais d'être trop longue. Dieu sait si ces états sont bons ou s'ils ne le sont pas. Mais, autant que j'en puis juger, on ne peut s'empêcher de voir les effets qu'ils produisent et les grands avantages que l'âme en retire.

          Dans la vision de la très sainte Trinité, je vois que les trois Personnes sont distinctes l'une de l'autre, aussi clairement que je vous vis hier, mon père, vous entretenir avec le père provincial, excepté que ni des yeux, ni des oreilles du corps, je ne vois ni n'entends rien, comme je vous l'ai déjà dit ; mais quoique je ne voie point ces adorables Personnes, non pas même des yeux de l'âme, j'ai une certitude extraordinaire de leur présence ; et quand cette présence vient à manquer, mon âme s'en aperçoit aussitôt. Vous dire comment cela se fait, c'est ce qui m'est impossible ; mais je sais, à n'en point douter, que ce n'est pas une imagination ; et c'en est si peu une que, malgré tous mes efforts pour me représenter les divines Personnes, je ne puis y réussir J'en ai fait l'expérience ; et autant que j'en puis juger il en est de même de tout ce que je vous dis ici. Comme il y a tant d'années que ces choses m'arrivent j'ai eu le loisir de tout observer assez attentivement pour en parler avec cette assurance. Il est bien vrai, et veuillez remarquer ceci, mon père, que, quant à la Personne qui me, parle toujours, je puis dire affirmativement qui elle me parait être ; mais je ne pourrais pas parler des deux autres avec la même certitude. Il y en a une, je le sais très bien, qui ne m'a jamais parlé : la raison, je l'ignore ; je ne m'occupe jamais de demander plus que le Seigneur ne me donne, je craindrais trop que le démon ne me trompât ; et je ne le ferai pas non plus maintenant, à cause de cette crainte. Il me semble que la première Personne m'a quelquefois parlé ; mais comme je ne m'en souviens pas bien, ni de ce qu'elle m'a dit, je n'ose l'assurer. Tout cela est écrit où vous savez, et plus au long, mais en d'autres termes peut-être. Quoique les trois adorables Personnes se montrent distinctes à mon âme par une voie si extraordinaire, mon âme voit clairement que ce n'est qu'un seul Dieu. Je ne me souviens pas que le Verbe m'ait parlé autrement que par son humanité ; et, je le répète, je puis affirmer que ce n'est point une illusion.

          Je ne puis répondre à la question que vous me faites sur l'eau, et je n'ai point appris non plus où est situé le paradis terrestre. Je l'ai déjà dit, j'entends ce qu'il plaît au Seigneur de me faire entendre, parce que je ne puis faire autrement, et qu'il ne dépend pas de moi de ne pas l'entendre, mais quant à lui demander l'intelligence de telle ou telle chose, je ne l'ai jamais fait ; j'aurais eu trop peur, je le répète, de devenir la dupe de mon imagination, et d'être trompée par le démon. Jamais, grâce à Dieu, je n'ai été curieuse de connaître ce qui était au-dessus de moi ; je ne me soucie point de savoir plus que je ne sais. Certes, ce que j'ai appris sans le chercher, comme je viens de le dire, ne m'a que trop coûté. J'aime à croire que c'est un moyen dont le Seigneur s'est servi pour me sauver, me voyant si mauvaise ; car les bonnes âmes n'ont pas besoin de tant de secours pour servir sa Majesté.

          Je me souviens d'une autre oraison qui précède la première dont je vous ai parlé, et qui consiste en une certaine présence de Dieu : ce n'est nullement une vision, mais c'est l'état d'une personne qui, toutes les fois qu'elle veut se recommander à la divine Majesté, même par une prière vocale, la trouve aussitôt présente. Cela arrive du moins ainsi, quand il n'y a pas de sécheresse. Plaise à Dieu que je ne perde pas tant de faveurs par ma faute, et qu'il veuille bien me faire miséricorde !

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