de Ste Thérèse d’Avila,
manuscrit de l’Escorial
Traduction : Jeannine Poitrey

Première Partie

PROLOGUE

1       Les sœurs de ce monastère de Saint-Joseph ont su que le Père Présenté (titre que l’on donnait dans certains Ordres religieux aux théologiens consommés), Frère Dominique Banez, de l’Ordre de saint Dominique, actuellement mon confesseur, m’avait permis d’écrire sur l’oraison ; il semble en effet qu’ayant traité avec un grand nombre de personnes spirituelles et saintes, je pourrai y réussir. Elles n’ont donc cessé de m’importuner pour que je me mette à l’ouvrage, tant leur amour pour moi est grand. Il existe de nombreux livres sur la prière, écrits par des auteurs qui savent — et ont su — ce qu’ils disent, mais il semble que l’amour rende plus agréable des choses énoncées en un style imparfait et défectueux qu’en un autre absolument parfait. Et, je le répète, le désir que j’ai vu en elles était si fort et l’importunité si grande que je me suis décidée à écrire. Grâce à leur prière et à leur humilité, le Seigneur voudra peut-être que je parvienne à dire quelque chose qui leur soit profitable, et il me le donnera pour que je le leur donne. Si je n’y réussissais pas, le Père Présenté dont j’ai parlé et qui verra tout d’abord cet écrit, le brûlera ; moi, je n’aurai rien perdu en obéissant à ces servantes de Dieu, et elles verront ce que je peux par moi-même quand Sa Majesté ne m’aide pas.

2       Je pense indiquer quelques remèdes à des tentations de religieuses et exposer le dessein que j’ai eu en fondant cette maison. Je veux dire “fonder” sur la base de la perfection qui y règne (sans compter qu’il s’agit de choses ordonnées par notre Constitution) ; je parlerai aussi des choses que le Seigneur me fera le mieux comprendre, selon l’intelligence que j’en aurai et comme le souvenir s’en présentera ; mais comme je ne sais pas ce qu’il en sera, je ne peux le faire avec ordre, et mieux vaut d’ailleurs qu’il n’y en ait pas, tant il est peu dans l’ordre que je me mette à écrire sur ce sujet. Que le Seigneur dirige tout cet écrit afin qu’il soit conforme à sa volonté ; c’est là mon constant désir bien que mes œuvres soient aussi imparfaites que moi.

3       Je sais que l’amour et le désir ne me manquent pas pour aider, autant que je le pourrai, les âmes de mes sœurs à faire de grands progrès dans le service du Seigneur ; cet amour, joint à l’âge et à l’expérience que j’ai de quelques monastères, pourra faire que je réussisse à parler de menues choses mieux que les théologiens qui, pour avoir des occupations plus importantes et être des hommes forts, ne font pas autant cas de choses, qui en soi, ne semblent rien mais, pour nous femmes qui ne sommes que faiblesse, tout peut nous porter préjudice. En effet, les ruses du démon envers les femmes vivant en stricte clôture sont nombreuses, et il voit que des armes nouvelles lui sont nécessaires pour leur nuire. Moi, misérable, j’ai mal su me défendre ; aussi, je voudrais que mes sœurs tirent un profit de mes erreurs. Je ne dirai rien que je n’aie expérimenté personnellement, ou vu chez d’autres, ou bien que le Seigneur ne m’ait donné à comprendre dans l’oraison.

4       Il y a peu de jours j’ai écrit une relation de ma vie. Peut-être mon confesseur ne voudra-t-il pas que vous la lisiez ; aussi j’écrirai ici certaines choses sur l’oraison concordant avec celles que j’y ai dites, et j’en ajouterai d’autres si elles me paraissent nécessaires. Que la main du Seigneur supplée à la mienne dans cet écrit comme je l’en ai supplié, et le dirige à sa plus grande gloire, amen.

CHAPITRE 1

Du motif qui fit établir en ce monastère une si étroite observance. En quoi les sœurs qui y vivent doivent faire des progrès. Comment elles ne doivent pas se préoccuper des nécessités corporelles. Du bien de la pauvreté.

1       Quand j’ai commencé à fonder ce monastère (j’en ai déjà donné les raisons dans le livre dont j’ai parlé, et j’y ai aussi relaté quelques-unes des magnificences par lesquelles Dieu manifesta qu’il serait très bien servi dans cette maison), mon intention n’était pas qu’il y eût tant de rigueur extérieure, ni que ce fût sans revenus ; au contraire, j’aurais voulu que rien n’y manquât ; enfin, j’étais faible et imparfaite, bien que guidée par de bonnes intentions plutôt que par le souci de mon bien-être.

2       Ayant appris les dommages causés en France par ces luthériens, et comment cette secte malheureuse ne cessait de croître, je me désolai beaucoup et, comme si j’eusse pu ou eusse été quelque chose, je pleurai devant le Seigneur et je le suppliai de porter remède à un si grand mal. Il me semble que j’aurais donné mille vies pour sauver une seule âme parmi toutes celles que je voyais se perdre ; mais je n’étais qu’une pauvre femme, imparfaite et entourée d’entraves, pour servir le Seigneur en quoi que ce soit ; pourtant, il a tant d’ennemis et si peu d’amis que je n’aspirais et n’aspire encore qu’à ce que ces derniers fussent bons. Je me déterminai donc à faire le tout petit peu qui dépendait de moi et était à ma portée, c’est-à-dire : suivre les conseils évangéliques aussi parfaitement que possible et tenter que les quelques religieuses de ce monastère fissent de même, confiante en la grande bonté de Dieu qui ne manque jamais d’aider celui qui se détermine à tout quitter pour lui. Mes compagnes étant telles que mes désirs se les représentaient, parmi leurs vertus mes fautes passeraient inaperçues, et je pourrais ainsi contenter le Seigneur en quelque chose. Toutes occupées à prier pour les défenseurs de l’Église, pour les prédicateurs et les théologiens qui la soutiennent, nous aiderions, dans la mesure de nos forces, ce cher Seigneur qui se voit si harcelé par ceux-là mêmes à qui il a fait tant de bien que, dirait-on, ces traîtres voudraient le remettre en croix et ne pas lui laisser où reposer sa tête.

3       O mon Rédempteur, la peine ici alourdit mon cœur ! Qu’en est-il aujourd’hui des chrétiens ? Ce sont toujours eux qui vous offenseront le plus ! Ceux à qui vous faites le plus de dons, ceux qui vous doivent le plus, ceux que vous choisissez pour amis, ceux parmi lesquels vous vivez et auxquels vous vous communiquez par les sacrements, ne sont-ils pas rassasiés, Seigneur de mon âme, des tourments que les juifs vous infligèrent ?

4       En vérité, Seigneur, ceux qui s’éloignent du monde aujourd’hui ne font pas grand-chose ; dès lors qu’il vous est si peu fidèle, que pouvons-nous en attendre ? Est-ce que par hasard nous méritons mieux pour qu’il nous soit fidèle ? Est-ce que par hasard nous lui avons fait plus de bien que vous ne lui en avez fait pour que les chrétiens nous gardent leur amitié ? Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’en attendons-nous donc, nous que le Seigneur, dans sa bonté, a préservés de la malice pestilentielle du monde ? ceux qui y sont appartiennent déjà au démon. C’est un triste châtiment qu’ils ont gagné par leur fait ! leur plaisir les a amenés au feu éternel ! C’est leur affaire ! bien que mon cœur se brise en voyant tant d’âmes se perdre ; mais, pour que ce malheur soit moindre, je voudrais n’en pas voir se perdre chaque jour davantage.

5       O mes sœurs dans le Christ ! aidez-moi à l’en supplier, c’est dans ce but que le Seigneur nous a réunies ici ; c’est là votre vocation ; ce sont là vos affaires ; là doivent tendre vos désirs ; ici sont vos larmes ; voilà l’objet de vos demandes ; non, mes sœurs, vous n’êtes pas ici pour vous occuper des affaires du monde ; je ris vraiment, ou plutôt je m’afflige des choses que l’on vient ici nous recommander ; on vient nous demander jusqu’à prier Dieu pour des intérêts et des procès d’argent, quand je voudrais voir ces mêmes personnes supplier Dieu de leur accorder la grâce de fouler ces choses aux pieds. Leur intention est bonne et, pour dire vrai, je recommande leurs affaires à Dieu, mais je suis sûre qu’il ne m’écoute jamais. Le monde est en feu, on veut pour ainsi dire condamner à nouveau le Christ, on lève contre lui mille faux témoignages, on veut détruire son Église, et nous perdrions notre temps à présenter à Dieu des demandes qui, si elles venaient à être exaucées, feraient qu’il y ait une âme de moins au ciel ? Non, mes sœurs, les temps ne sont pas à traiter avec Dieu d’affaires de peu d’importance. En vérité, si ce n’était pour satisfaire la faiblesse des hommes qui se consolent d’être aidés en tout point, je me réjouirais que l’on comprit que ce ne sont pas là les choses pour lesquelles on doit supplier Dieu à Saint-Joseph.

CHAPITRE 2

Comment il ne faut pas se préoccuper des nécessités corporelles. Du bien de la pauvreté.

1       Ne pensez pas, mes sœurs, que vous n’aurez pas pour autant de quoi manger, je vous l’assure. Ne prétendez jamais vous nourrir par des artifices humains, sinon vous mourrez de faim et ce ne sera que juste. Gardez les yeux fixés sur votre Époux ! C’est lui qui doit vous nourrir ; s’il est content, ceux qui vous sont le moins dévoués vous donneront à manger malgré eux, comme l’expérience vous l’a montré. Et si en agissant ainsi vous veniez à mourir de faim : bienheureuses les religieuses de Saint-Joseph ! C’est alors, je vous l’affirme, que vos prières seront agréables à Dieu et que nous accomplirons quelque peu ce que nous nous sommes proposé. Pour l’amour du Seigneur, mes filles, n’oubliez pas ceci : puisque vous renoncez aux rentes, renoncez au souci de la nourriture, sinon tout est perdu. Que ceux qui, par la volonté du Seigneur, jouissent de rentes se perdent dans ces soucis, à la bonne heure ! c’est tout à fait juste, puisque telle est leur vocation mais pour vous, mes sœurs, c’est un non-sens.

2       Se soucier des revenus des autres serait, me semble-t-il, penser à ce dont ils jouissent ; soyez-en sûres, votre préoccupation ne les fera pas changer d’idée et ne leur inspirera pas le désir de vous faire l’aumône. Laissez ce soin à celui qui peut tous les mouvoir, au Seigneur des rentes et des rentiers ; c’est par son ordre que nous sommes venues ici : ses paroles sont vraies, elles ne passeront pas, le ciel et la terre passeraient plutôt. Ne lui manquez pas, et n’ayez crainte qu’il vous manque ; et si un jour il vous manquait, ce serait pour un plus grand bien ; c’est ainsi que les saints perdaient leur vie et qu’on leur coupait la tête, mais c’était pour leur donner davantage et en faire des martyrs. Quel heureux échange ce serait que d’en finir vite avec tout, et de jouir de la plénitude éternelle !

3       Attention, mes sœurs, ces conseils auront beaucoup d’importance après ma mort, et c’est pourquoi je vous les laisse par écrit ; tant que je vivrai, avec la grâce de Dieu, je vous les rappellerai, car je sais par expérience le grand profit qu’on en retire ; moins nous possédons, moins je suis préoccupée. Le Seigneur sait bien, ce me semble, que j’ai davantage de peine quand on nous donne beaucoup que lorsque nous n’avons rien ; peut-être est-ce le fait d’avoir vu que le Seigneur nous donne immédiatement ce qu’il nous faut. Nous tromperions le monde s’il en était autrement : passer pour pauvres sans l’être en esprit, mais seulement extérieurement. Je m’en ferais un cas de conscience. Il me semble, pour ainsi dire, que ce serait voler ce que l’on nous donne et être comme des riches demandant l’aumône ; plaise à Dieu qu’il n’en soit pas ainsi ; là où il y a — je veux dire : où il y aurait — ces soucis exagérés d’aumône, on viendra à en prendre l’habitude et, peut-être, à demander ce dont nous n’avons pas besoin à plus nécessiteux que nous ; bien que ces derniers ne puissent y perdre, mais au contraire y gagner, nous, nous y perdrions. Dieu nous en garde, mes filles ! si jamais il devait en être ainsi, je préférerais que vous eussiez des rentes.

4       Ne vous préoccupez en aucune façon de tout ceci. Je vous le demande, pour l’amour de Dieu, comme une aumône ; et que la plus petite d’entre vous, si elle voyait jamais un tel souci dans cette maison, crie au secours à Sa Majesté et le rappelle à la Supérieure ; qu’avec humilité elle lui montre son égarement : celui-ci est si grave que peu à peu il entraînera la perte de la vraie pauvreté. J’espère que le Seigneur ne le permettra pas et qu’il n’abandonnera pas ses servantes ; ainsi, puisque vous m’avez demandé cet écrit, que les avertissements de cette pauvre pécheresse vous tiennent en éveil.

5       Croyez-moi, mes filles, pour votre bien le Seigneur m’a quelque peu fait comprendre les bienfaits de la pauvreté d’esprit. Et vous, si vous y prêtez attention, vous les comprendrez, quoique pas autant que moi car j’ai été folle d’esprit et non pas pauvre comme ma profession m’y obligeait. La pauvreté d’esprit est un bien qui renferme en soi tous les biens du monde et, me semble-t-il, une grande partie des biens de toutes les vertus. Je ne l’affirme pas parce que je ne connais pas la valeur de chacune d’elles et, ce que je crois ne pas bien comprendre, je ne le dirai pas ; mon sentiment est pourtant que la pauvreté embrasse un grand nombre de vertus. Elle confère une souveraineté suprême, car c’est être le souverain de tous les biens du monde que de les mépriser et, si je disais que c’est devenir le maître absolu de tous les biens du monde, je ne mentirais pas. Que m’importent à moi les rois et les seigneurs ? Je ne veux ni profiter de leurs revenus ni chercher à leur plaire, pourvu qu’en échange je puisse tant soit peu contenter Dieu davantage. Nous perdrons tout car, à mon avis, les honneurs et l’argent vont presque toujours de pair : celui qui recherche les honneurs ne hait pas l’argent, et celui qui hait l’argent se soucie peu des honneurs.

6       Comprenez-moi bien : à mon sens, ce désir des honneurs entraîne toujours quelque intérêt caché de posséder revenus et richesses ; c’est merveille en effet qu’un pauvre soit honoré dans le monde, disons qu’il ne l’est jamais ! Au contraire, si honorable qu’il soit par lui-même, on en fait peu de cas. La vraie pauvreté porte en elle une telle dignité que personne n’y résiste, je parle de celle qu’on embrasse pour Dieu seul ; elle n’a besoin de contenter personne, si ce n’est lui ; or il est bien certain que si nous n’avons besoin de personne, nous aurons beaucoup d’amis, mon expérience personnelle me l’a prouvé.

7       On a tant écrit sur cette vertu que je ne saurais bien le comprendre, à plus forte raison en parler ; j’avoue que j’étais si absorbée que je ne m’étais pas encore aperçue de la bêtise que je faisais en en parlant. Maintenant que je m’en rends compte, je vais me taire ; pourtant, ce qui est dit restera dit pour le cas où ce serait bien dit. Pour l’amour du Seigneur n’oubliez pas ceci : nos armes sont la sainte pauvreté, si estimée si fidèlement gardée par nos saints Pères au début de l’ordre ; quelqu’un qui l’a lu, m’a dit qu’ils ne gardaient rien d’un jour à l’autre ; puisque nous ne la gardons pas avec autant de perfection à l’extérieur, essayons au moins de la garder parfaitement à l’intérieur. Notre vie dure deux heures, et ensuite la récompense est éternelle ; mais quand bien même il n’y en aurait aucune si ce n’est celle d’avoir suivi les conseils du Christ, le salaire serait déjà grand.

8       Voilà les armes que doivent porter nos étendards ; efforçons-nous de garder la pauvreté de toutes les façons possibles : dans nos maisons, sur nos vêtements, dans nos paroles et, beaucoup plus encore, dans nos pensées. Tant que vous vous y appliquerez, ne craignez pas, Dieu aidant, que tombe la perfection de cette maison car, comme disait sainte Claire, ce sont de hautes murailles que celles de la pauvreté. C’est de semblables murailles qu’elle voulait, disait-elle, entourer son monastère ; et assurément si la pauvreté est véritablement gardée, elle constitue de meilleures fortifications pour la modestie et le reste, que des édifices très somptueux. Gardez-vous de ces derniers, pour l’amour de Dieu, au nom de son Sang je vous le demande. Et si je peux le dire en bonne conscience, le jour où vous en désirerez de semblables : qu’ils s’écroulent, qu’ils vous anéantissent toutes ; c’est en bonne conscience que je le dis et j’en supplierai Dieu.

9       C’est d’un très mauvais effet, mes sœurs, qu’avec le bien des pauvres gens, alors que beaucoup n’ont presque rien, on fasse de grandes maisons. Que Dieu ne le permette pas ; au contraire, que notre maison soit bien pauvre en tout et petite. Ressemblons en quelque chose à notre Roi ; il n’a pas eu d’autre maison que l’étable de Bethléem où il est né. Ceux qui construisent de grandes maisons doivent avoir leurs raisons, je ne les condamne pas ; ils sont plus nombreux, ils ont d’autres intentions. Mais pour treize pauvres petites, le moindre coin suffit. Si à cause de leur étroite clôture, et de notre misérable nature, elles avaient un jardin et des ermitages pour y prier en solitude, à la bonne heure ; mais des édifices, des maisons grandes et ornementées, rien de tout cela. Que Dieu nous en préserve ! N’oubliez jamais que tout doit tomber au jour du Jugement ; et savons-nous si ce jour n’est pas proche ?

10     Il ne serait pas bien que la maison de douze pauvres petites fasse beaucoup de bruit en tombant, car les pauvres n’en font jamais ; les vrais pauvres doivent être des gens qui vivent sans bruit pour qu’on ait pitié d’eux. Et comme vous vous réjouiriez si vous voyiez quelqu’un se libérer de l’enfer à cause de l’aumône qu’il vous aurait faite ! En effet, tout est possible, car vous avez la constante obligation de prier continuellement pour l’âme de ceux qui vous donnent à manger. C’est de lui que nous recevons tout, mais le Seigneur veut aussi que nous le suppliions pour ceux qui, par amour pour lui, nous donnent le nécessaire ; ne négligez jamais de le faire. Je ne sais plus ce que j’avais commencé à dire, parce que je me suis éloignée de mon sujet ; je crois que Dieu l’a voulu ainsi car jamais je n’aurais pensé écrire ce que je viens de vous dire. Que Sa Majesté nous protège toujours, afin que nous ne manquions pas à cette perfection dans la pauvreté, amen.

CHAPITRE 3

Suite du chapitre précédent.

1       Je reviens à la raison principale pour laquelle le Seigneur nous a réunies dans cette maison, et à l’ardent désir que j’ai que nous soyons capables de contenter Sa Majesté ; comme je vois des maux si grands que les forces humaines ne suffisent pas à maîtriser cet incendie, bien qu’on ait essayé de lever des gens pour tenter par la force des armes de remédier à un mal si grand et qui ne cesse de croître, je dis qu’il m’a semblé nécessaire d’agir comme lorsqu’en temps de guerre les ennemis ont occupé tout le pays. Le Seigneur du pays, se voyant perdu, se retire dans une ville qu’il fait très bien fortifier et d’où il arrive de temps en temps qu’il charge l’ennemi ; comme ceux qui sont dans le château fort sont des hommes d’élite, ils peuvent plus à eux seuls que des soldats en grand nombre, mais lâches ; et souvent ils remportent ainsi la victoire ; du moins, s’ils ne gagnent pas, ils ne sont pas vaincus ; comme il n’y a pas de traîtres mais uniquement des hommes d’élite, on ne peut les vaincre que par la famine. Ici, il n’y a pas de famine qui puisse nous forcer à nous rendre ; à mourir : oui, mais à nous reconnaître vaincues : jamais.

2       Mais, pourquoi ai-je dit cela ? Pour que vous compreniez, mes sœurs, que ce que nous devons demander à Dieu est non seulement qu’aucun traître ne se lève parmi les bons chrétiens qui forment ce petit château fort, mais aussi que Dieu les protège ; que les capitaines de ce château fort ou de cette place forte, qui sont les prédicateurs et les théologiens, soient excellents à servir le Seigneur ; comme la plupart d’entre eux appartiennent à des ordres religieux, qu’il les élève très haut dans la perfection de leur état, car c’est très nécessaire ; comme je l’ai dit et redit, c’est le bras ecclésiastique et non le bras séculier qui doit nous secourir. Et puisque d’une façon ou d’une autre nous ne valons rien pour aider notre Roi, essayons d’être telles que nos prières puissent être utiles à ces serviteurs de Dieu qui, au prix de gros efforts, se sont fortifiés par l’étude, L’exercice des vertus et les épreuves pour aider aujourd’hui le Seigneur.

3       Peut-être vous demanderez-vous pourquoi je vous le recommande tant, et pourquoi je dis que nous devons aider ceux qui sont meilleurs que nous. Je vais vous l’expliquer, parce que je ne crois pas que vous compreniez bien tout ce que vous devez à Dieu pour vous avoir amenées en ce lieu où vous êtes à l’abri des affaires, des occasions dangereuses et du commerce du monde ; c’est une très grande faveur ; ceux dont je parle n’ont pas cette grâce, et il ne serait pas bon qu’ils l’eussent, en ces temps moins que jamais, car ce sont eux qui doivent soutenir les autres et donner du courage aux petits. Les soldats, que deviendraient ils sans leurs capitaines ! Ceux-ci doivent vivre parmi les hommes, converser avec les hommes, paraître dans les palais et même parfois se faire extérieurement semblables à ceux qui y vivent. Pensez- vous, mes filles, qu’il faille peu de courage pour traiter avec le monde, vivre au milieu du monde, s’occuper des affaires du monde et s’adapter, comme je viens de le dire, à la conversation du monde, mais en restant intérieurement étrangers au monde, ennemis du monde et vivant comme en plein désert ? enfin, ne pas être des hommes mais des anges. S’ils ne sont pas tels, ils ne méritent pas le nom de capitaines ; alors, plaise à Dieu qu’ils ne sortent pas de leurs cellules car ils feraient plus de mal que de bien ; ce n’est pas le moment de voir des imperfections chez ceux qui doivent enseigner.

4       Et s’ils ne sont pas suffisamment forts intérieurement pour comprendre combien il importe de tout fouler aux pieds, d’être détachés des choses passagères et attachés aux choses éternelles, ils auront beau faire, on le remarquera. Car à qui ont-ils affaire si ce n’est au monde ? N’ayez crainte, il ne leur pardonnera rien, et la moindre imperfection ne lui échappera pas. Beaucoup de bonnes choses resteront ignorées, elles seront même, peut-être, jugées mauvaises, mais une faute ou une imperfection ne passera certainement pas inaperçue. Je me demande maintenant, tout étonnée, qui enseigne la perfection aux gens du monde ; non pour la pratiquer (ils ne s’y sentent pas plus obligés que s’ils n’avaient pas le devoir de contenter Dieu ; ils croient même faire beaucoup s’ils observent, sans plus, les commandements), mais pour condamner autrui ; ils peuvent même prendre pour complaisance ce qui est vertu. Ne pensez donc pas, mes filles, que pour la grande bataille où ils s’engagent, les hommes dont je vous parle n’aient besoin que d’une faible assistance de Dieu, il leur en faut au contraire une très grande.

5       C’est pourquoi je vous demande d’essayer d’être telles que nous méritions d’obtenir de Dieu deux choses. L’une, que parmi les innombrables théologiens et religieux qui nous entourent, beaucoup aient, comme je l’ai dit, les qualités nécessaires à leur état ; et s’ils ne les ont pas toutes, s’il leur en manque quelqu’une, que le Seigneur la leur donne, car un seul homme parfait sera plus efficace que plusieurs hommes imparfaits. L’autre, qu’une fois engagés dans cette mêlée — qui, je le répète, n’est pas petite mais très grande — le Seigneur les protège, afin qu’ils sachent se libérer des périls et boucher leurs oreilles au chant des sirènes sur cette mer périlleuse. Si sur ce point nous pouvons obtenir quelque chose de Dieu, dans notre clôture nous combattons pour lui ; et je tiendrai pour bien employées les grandes épreuves que j’ai endurées pour fonder ce petit coin, où j’ai aussi voulu que l’on gardât cette Règle de Notre-Dame telle qu’elle était à ses débuts dans sa perfection primitive.

6       Ne croyez pas qu’il soit inutile d’adresser sans cesse à Dieu cette requête, car il y a des personnes qui trouvent dur de ne pas prier beaucoup pour leur âme ; mais y a-t-il meilleure prière que celle dont je parle ? Si prier pour votre âme vous paraît nécessaire afin de diminuer les peines que vos péchés vous réservent au purgatoire, une si juste prière les diminuera également ; et s’il en reste, qu’il en reste ! Et que m’importe de rester au purgatoire jusqu’au jugement dernier, si par ma prière je sauve une seule âme ? à plus forte raison si je contribue au progrès de nombreuses âmes et à la gloire de Dieu ! Ne faites aucun cas des peines qui passent dés lors qu’il s’agit de servir davantage celui qui a tant souffert pour nous ; recherchez toujours ce qui est le plus parfait car, comme je ne cesserai de vous en prier (vous pouvez le supposer) et de vous en donner les raisons, vous devez toujours traiter avec des théologiens.

          Je vous demande maintenant — et moi, bien que misérable — j’implore avec vous Sa Majesté de supplier Dieu d’écouter la prière que nous lui adressons, puisque c’est pour sa gloire et le bien de son Église ; là tendent tous mes désirs.

CHAPITRE 4

Traite de trois choses très importantes pour la vie spirituelle.

1       Il semble audacieux d’imaginer que je puisse contribuer à atteindre ce but. Je mets ma confiance, ô mon Seigneur, en vos servantes ici rassemblées, car je sais qu’elles ne veulent ni ne prétendent rien d’autre que de vous contenter ; pour vous elles ont abandonné le peu qu’elles avaient, et elles auraient voulu avoir beaucoup plus pour vous en faire don. Car vous, ô mon Créateur, vous n’êtes pas ingrat, et je n’ai aucun motif de penser que vous donnerez moins qu’il ne vous est demandé, vous accorderez plutôt beaucoup plus ; vous n’avez pas non plus, Seigneur de mon âme, abhorré les femmes lorsque vous viviez dans ce monde, au contraire, vous les avez toujours favorisées et traitées avec beaucoup de miséricorde, et vous avez trouvé en elles autant d’amour et plus de foi que chez les hommes ; L’une d’entre elles — dont nous portons l’habit — fut votre Très Sainte Mère, et ses mérites nous valent de mériter ce que nous avons démérité par nos péchés. N’est-il pas suffisant, Seigneur, que le monde nous tienne à l’écart... [Les points de suspension indiquent quelques mots illisibles], que nous ne fassions rien qui vaille pour vous en public, et que nous n’osions parler de quelques vérités que nous pleurons en secret ? faudrait-il encore que vous n’écoutiez pas une aussi juste requête ? Je ne puis le croire, Seigneur, de votre bonté et de votre justice car vous êtes un juge juste, vous n’êtes pas comme les juges du monde qui, étant fils d’Adam et, enfin, tous des hommes, tiennent pour suspecte n’importe quelle vertu de femme. Oui, ô mon Roi, il arrivera un jour où tous seront connus. Je ne parle pas pour moi, car le monde connaît déjà ma misère — et je me réjouis qu’elle soit notoire — mais, je le vois, les temps sont tels qu’il me semble irraisonnable de rejeter des esprits vertueux et forts, même si ce sont des esprits de femmes, Quand nous vous demanderons des honneurs, des richesses ou quoi que ce soit qui sente le monde, ô mon Seigneur, ne nous écoutez pas ; mais lorsqu’il s’agit de l’honneur de votre Fils, pourquoi n’écouteriez-vous pas, Père Éternel, celles qui, pour vous, perdraient mille honneurs et mille vies ? Et non à cause de nos mérites, Seigneur, car nous n’en avons aucun, mais à cause du Sang et des mérites de votre Fils.

2       O Père Éternel, tant de coups de fouet, tant d’injures, tant de si terribles tourments ne peuvent être oubliés ! Comment donc, ô mon Créateur, des entrailles aussi aimantes que les vôtres peuvent-elles tolérer que ce que votre Fils a réalisé avec un si brûlant amour pour vous contenter davantage — ne lui aviez-vous pas ordonné de nous aimer ? — soit tellement méprisé ? Les hérétiques ne bafouent-ils pas aujourd’hui le Saint-Sacrement, ne le privent-ils pas de sa demeure et ne détruisent-ils pas ses églises ? Si encore il avait failli à quelque chose pour vous contenter ! mais il a tout accompli parfaitement. N’a-t-il pas suffi, ô Père Éternel, qu’il n’eût pas même où reposer sa tête durant sa vie sur la terre, et qu’il vécût dans un perpétuel tourment ? Faut-il, maintenant, qu’on le prive des refuges où il convie ses amis ? car il connaît leur faiblesse, et il sait que pour supporter leurs travaux ils ont besoin de se nourrir d’un tel mets. N’avait-il pas déjà payé suffisamment, trop même, pour le péché d’Adam ? Chaque fois que nous retombons dans le péché, est-ce encore à cet Agneau si doux à le payer pour nous ? Ne le permettez pas, ô mon Empereur, que Votre Majesté s’apaise ! Ne regardez pas nos péchés, mais considérez que votre Très Saint Fils nous a rachetés et songez à ses mérites, à ceux de votre Mère ainsi qu’à ceux de tant de saints martyrs morts pour vous.

3       Hélas, pauvre de moi, Seigneur ! comment ai-je osé vous adresser cette requête au nom de toutes ? Quelle mauvaise médiatrice vous avez choisie, mes filles, pour mériter d’être écoutées et pour présenter votre demande ! Ce souverain Juge, en la voyant si téméraire, ne va-t-il pas s’indigner davantage ? Ce serait avec raison et avec justice. Mais considérez, ô mon Empereur, que vous êtes un Dieu de miséricorde, exercez-la envers cette pauvre pécheresse, ce vermisseau qui s’enhardit tellement devant vous. Voyez, ô mon Seigneur, mes désirs et les larmes avec lesquelles je vous supplie ; pour l’amour de vous-même oubliez mes oeuvres, ayez pitié de tant d’âmes qui se perdent et protégez votre Église. Ne permettez plus, Seigneur, que la chrétienté pâtisse davantage ; faites la lumière au milieu de ces ténèbres.

4       Je vous demande à toutes, mes sœurs, pour l’amour de Dieu, de recommander à Sa Majesté cette pauvre créature si téméraire afin qu’il lui accorde l’humilité. Et si un jour vos prières, vos désirs, vos disciplines et vos jeûnes n’avaient pas pour fin ce que je viens de dire, croyez que vous ne faites ni n’accomplissez le but pour lequel vous avez été réunies ici. Que le Seigneur ne permette jamais que cela sorte de votre mémoire, pour l’amour de Sa Majesté.

CHAPITRE 5

Comment, pour une si grande entreprise, il faut se décider à mener une vie de grande perfection, et comment la prière en est le moyen.

1       Vous venez de voir la grande entreprise que vous allez mener à bien. Pour le Supérieur et l’évêque — qui est votre supérieur — et pour l’Ordre, je l’ai déjà dit antérieurement, car tout est pour le bien de l’Église, et ceci est une obligation. Donc, je le répète, celle qui s’est enhardie à mener à bien pareille entreprise, que ne devra-t-elle être, si elle ne veut pas passer pour très téméraire aux yeux de Dieu et du monde ? Il est clair que nous devrons beaucoup travailler, et ce sera pour nous une très grande aide que de maintenir très haut nos pensées, car nous pourrons ainsi nous efforcer à élever également nos œuvres. Du moment que nous essayons avec le plus grand soin de garder parfaitement notre Règle et nos Constitutions, j’espère que le Seigneur acceptera nos requêtes. Je ne vous demande rien de nouveau, mes filles, mais seulement d’être fidèles aux promesses de votre profession ; c’est cela notre vocation, et nous y sommes obligées, quoique de garder gardée il y ait de grandes différences.

2       Notre Règle primitive dit que nous devons prier sans cesse. Si nous le faisons avec tout le soin dont nous sommes capables — là est le point le plus important — les jeûnes, les disciplines et le silence qu’exige notre Ordre seront observés ; vous le savez : L’oraison, pour être véritable, doit s’aider de tout cela, car oraison et bien-être ne vont pas ensemble.

3       C’est de l’oraison que vous m’avez priée de vous dire ici quelque chose, et je vous demande, en retour de ce que je dirai, de mettre en pratique et de relire souvent, et de bon cœur, ce que j’ai dit jusqu’ici. Avant de parler de l’intérieur, c’est-à-dire de l’oraison elle-même, j’indiquerai certaines choses qui sont nécessaires à celles qui prétendent devenir des âmes de prière ; ces choses sont même si nécessaires que ces âmes, sans être très contemplatives, pourront, si elles les observent, se trouver très avancées dans le service du Seigneur ; mais sans elles, il leur sera impossible d’être de grandes contemplatives et, si elles croyaient l’être, elles se tromperaient. Daigne le Seigneur m’accorder sa faveur et me dire tout ce que je dois dire afin qu’il en retire gloire, amen.

CHAPITRE 6

Exhorte à trois choses et explique la première : l’amour du prochain et le danger de devenir partial dans ses rapports avec les autres.

1       Ne pensez pas, mes amies et mes sœurs, que je vais vous demander d’observer une multitude de choses ; plaise au Seigneur que nous observions parfaitement celles que nos Pères ordonnèrent dans la Règle et les Constitutions ; elles représentent la perfection même. Je me bornerai à vous expliquer trois points de la Constitution, car il importe beaucoup que nous comprenions combien il est indispensable que nous les gardions, si nous voulons posséder la paix intérieure et extérieure que le Seigneur nous a tant recommandée. Le premier est l’amour que nous devons avoir les unes pour les autres ; le second, le détachement de tout ce qui est créé ; le troisième, l’humilité véritable qui bien que je le cite en dernier, est le principal et embrasse toutes les vertus.

2       Le premier, qui est de vous aimer beaucoup les unes les autres, est extrêmement important, car chez ceux qui s’aiment il n’y a rien de fâcheux qui ne s’estompe rapidement, et il en faudrait beaucoup pour causer du courroux. Si ce commandement était observé dans le monde comme il doit l’être, je crois que cela aiderait beaucoup à ce que tous les autres fussent observés ; mais soit par excès, soit par manque, nous ne parvenons jamais à l’observer parfaitement. Il semble que l’excès parmi nous ne puisse être néfaste, et pourtant il entraîne un si grand préjudice et tant d’imperfections qu’il faut, à mon avis, que nos yeux en aient été témoins pour y croire. Le démon tend par là beaucoup de pièges qui sont imperceptibles pour les consciences qui essaient grossièrement de contenter Dieu ; L’excès leur parait même vertu, mais celles qui s’efforcent à la perfection y voient très clair, parce que peu à peu il affaiblit la volonté, et celle-ci ne peut plus s’employer entièrement à aimer Dieu.

3       Je crois que ce doit être encore plus fréquent chez les femmes que chez les hommes, et des dommages notoires en résultent pour la communauté : on s’aime moins les unes les autres, on ressent l’affront fait à une amie, on désire avoir quelque chose pour le lui donner, on cherche l’opportunité de lui parler (et bien plus souvent pour lui dire combien on l’aime plutôt que pour l’entretenir de l’amour qu’on a pour Dieu). Ces grandes amitiés, le démon ne les dirige jamais pour mieux servir le Seigneur mais pour donner naissance à des clans dans les Ordres religieux, car lorsqu’il s’agit de s’aider à servir le Seigneur, la volonté, c’est bien clair, n’est pas mue par la passion ; au contraire, elle aide à vaincre d’autres passions.

4       Je voudrais que ces amitiés-là soient nombreuses dans les grands monastères. A Saint-Joseph où vous n’êtes que treize et ne devez pas être davantage, je n’en veux aucune. Vous devez toutes être amies, vous aimer, vous témoigner de l’affection, vous entraider ; et pour l’amour de Dieu, gardez-vous de ces préférences, si saintes soient-elles, car même entre frères elles sont généralement un poison — regardez plutôt l’histoire de Joseph — et je n’y vois aucun profit ; entre membres de la même famille, c’est encore pire ; c’est une peste. Et, croyez-moi, mes sœurs, même si cela vous semble exagéré, dans cette exagération se trouve une grande perfection et une grande paix ; elle délivre celles qui ne sont pas très fortes de nombreuses tentations ; si l’amour nous porte vers l’une plus que vers l’autre (il ne pourra en être autrement car c’est un mouvement naturel, et souvent celui-ci nous porte à aimer la plus imparfaite si elle est plus favorisée par la nature), reprenons-nous afin de ne pas nous laisser dominer par cette affection. Aimons les vertus et les qualités intérieures, et veillons toujours soigneusement à ne faire aucun cas de ce qui est extérieur.

5       Ne consentons pas que notre cœur soit esclave de qui que ce soit, si ce n’est de Celui qui l’a acheté de son sang ; considérez que, sans savoir comment, vous vous trouverez attachées au point que vous ne pourrez plus vous dégager. Oh ! les enfantillages qui découlent de là me semblent innombrables ; et afin qu’on ne découvre pas chez les femmes tant de faiblesses, et que celles qui les ignorent ne les fassent pas leurs, je ne veux pas les citer par le menu. Mais en vérité, elles m’ont parfois jetée dans un grand étonnement car, quant à moi, je dois à la bonté de Dieu de ne m’être jamais beaucoup attachée de la sorte ; et peut-être était-ce parce que j’avais des attaches qui étaient pires ; mais, je le répète, j’ai souvent vu ces faiblesses ; je crains même qu’elles n’existent dans la plupart des monastères car je les ai vues dans plusieurs ; je sais donc qu’elles sont pour toutes les religieuses une considérable entrave à la garde de l’observance et à la perfection ; chez la Prieure, ce serait une peste ; ceci, je l’ai déjà dit.

6       Il faut avoir soin de supprimer ces partialités dés qu’on les voit poindre ; l’habileté et l’amour y réussiront mieux que la rigueur. Un excellent remède est de n’être ensemble et de ne se parler qu’aux heures permises, selon la coutume que nous avons prise maintenant (c’est-à-dire toutes ensemble) et conformément à la Constitution qui ordonne à chaque religieux d’être isolé dans sa cellule. Gardez-vous à Saint-Joseph d’avoir un ouvroir où vous seriez réunies car, pour louable que soit cet usage, on garde plus facilement le silence quand on est seule et, si l’on s’y accoutume, la solitude est une grande chose, et s’y habituer est un très grand bien pour des âmes d’oraison ; comme cette dernière doit être le fondement de cette maison et qu’elle est le but pour lequel nous nous sommes réunies ici, nous devons, plus que tout, nous efforcer d’aimer ce qui nous aide à bien faire oraison.

7       Revenant à l’amour que nous devons avoir les unes pour les autres, il semble impertinent de vous le recommander, car est-il possible qu’il y ait des personnes qui soient toujours ensemble, jouissent de la même compagnie, n’aient aucune relation ou diversion avec des gens de l’extérieur, croient que Dieu les aime et qu’elles l’aiment — puisque pour Sa Majesté elles abandonnent tout — et ne puissent s’aimer ? D’autant plus que la vertu incite toujours à l’amour et, avec la grâce de Dieu, j’espère en Sa Majesté qu’elle sera toujours l’apanage des religieuses de cette maison. Sur ce point donc, je ne pense pas qu’il faille insister beaucoup.

8       Comment vous devez vous aimer, qu’est-ce que l’amour vertueux que je désire voir ici, à quels signes reconnaîtrons-nous que nous possédons cette très grande vertu (elle est bien grande, en effet, puisque le Christ — notre Maître et Seigneur — nous l’a tant recommandée et la recommanda à ses Apôtres avec tant d’insistance), c’est ce dont, compte tenu de mes limites, je voudrais maintenant vous entretenir un peu ; si en d’autres livres vous le trouvez exposé aussi en détail, ne prêtez nulle attention à ce que je vous écris car, à moins que le Seigneur ne m’éclaire, je ne sais sans doute pas ce que je dis.

CHAPITRE 7

Traite de deux sortes d’amour et dit combien il importe de savoir lequel est spirituel ; parle des confesseurs.

1       Je veux maintenant parler de deux sortes d’amour : L’un est purement spirituel, parce qu’il semble dégagé de nos sens et des mouvements de notre nature ; L’autre est spirituel, mais nos sens et notre faiblesse y ont leur part. Ce qui importe, c’est qu’aucune passion n’entache ces deux manières de nous aimer, car dès que la passion intervient elle détruit toute harmonie ; mais si nous pratiquons l’amour dont j’ai parlé avec modération et discrétion, tout deviendra méritoire, car ce qui nous semble mouvement de nature se transformera en vertu ; pourtant, le spirituel et le naturel sont tellement entremêlés qu’il est parfois impossible de les distinguer, surtout si un confesseur est en jeu ; en effet, si les personnes qui s’adonnent à l’oraison voient en lui un homme saint, et si elles sentent qu’il comprend leur cheminement spirituel, elles s’attacheront beaucoup à lui.

2       C’est alors que le démon les harcèle d’une foule de scrupules qui troublent leur âme au plus haut point ; c’est ce à quoi il vise ; et si précisément le confesseur mène ces âmes vers une haute perfection, le démon les inquiète à un tel point qu’elles en viennent à quitter le confesseur. Mais cette tentation ne cesse pas de les tourmenter avec un deuxième confesseur, puis avec un troisième. Ce qu’elles peuvent faire dans un cas semblable, c’est essayer de ne pas se préoccuper de savoir si elles l’aiment ou si elles ne l’aiment pas ; mais si elles l’aiment, eh bien ! qu’elles l’aiment ! En effet, puisque nous éprouvons de l’affection pour celui qui fait du bien à notre corps, pourquoi n’aimerions nous pas ceux qui s’efforcent et travaillent sans cesse à faire du bien à notre âme ? Justement, si le confesseur est saint et spirituel, et si je vois qu’il s’efforce de faire progresser mon âme, il est à mon sens très bénéfique pour l’avancement de celle-ci d’avoir de l’affection pour lui ; car notre faiblesse est si grande que parfois une telle affection nous aide entreprendre de grandes choses pour le service de Dieu. Mais si le confesseur n’est pas tel que je l’ai dit, c’est dangereux et, s’il comprenait que vous avez de l’attachement pour lui, il pourrait en survenir un très grand préjudice, et dans les maisons où la clôture est très stricte, beaucoup plus que dans d’autres. Comme il est difficile de savoir quel confesseur est vraiment bon, il faut beaucoup de prudence et de circonspection. Le mieux serait qu’il ne comprenne pas qu’on lui est attaché et qu’on ne le lui dise pas ; mais le démon exerce sur l’âme une pression telle que vous n’avez pas cette possibilité ; il vous semblera au contraire que la seule chose que vous ayez à confesser est celle-là, et que vous y êtes obligées. C’est pourquoi je voudrais que vous soyez persuadées que tout cela n’est rien, et que vous n’en teniez aucun compte. Suivez ce conseil : si vous voyez que tous les discours du confesseur ont pour but le bien de votre âme, si vous ne voyez ni ne trouvez en lui trace de vanité (on s’en rend compte tout de suite, à moins de vouloir faire la sotte), et si vous remarquez qu’il craint Dieu, alors quelle que soit la tentation que vous ayez de lui être trop attachées, ne vous inquiétez nullement ; le démon se fatiguera et la tentation disparaîtra. Mais viendriez-vous à remarquer que quelque vanité guide les propos du confesseur, tenez alors tout pour suspect, et sous aucun prétexte n’ayez d’entretien avec lui, même sur l’oraison ou les choses de Dieu ; confessez-vous brièvement et arrêtez-vous-en là. Le mieux serait de dire à la Mère prieure que votre âme n’est pas à l’aise avec lui, et de le changer. C’est le mieux si la chose est possible, et j’espère en Dieu qu’elle le sera ; même si vous croyez en mourir, faites tout ce que vous pourrez pour ne plus avoir aucun rapport avec lui.

3       Comprenez combien cela importe, car c’est un péril, un enfer et un dommage pour toutes. Je vous prie de ne pas attendre que le mal soit considérable ; enrayez-le tout à fait au début par tous les moyens que vous pourrez imaginer ; vous pouvez le faire avec bonne conscience. Mais j’espère que le Seigneur ne permettra pas que des personnes appelées à passer tant de temps en oraison puissent éprouver de l’amour pour quelqu’un qui n’en ressent pas lui-même pour Dieu, et n’est pas très vertueux. Cela est certain, ou bien il n’est pas moins certain qu’elles ne sont pas des âmes de prière ; et si elles en sont, et voient que le confesseur ne comprend pas leur langage et n’est pas porté à parler de Dieu, elles ne pourront l’aimer, car il n’est pas leur semblable ; s’il l’est, comme les opportunités qu’il y a ici sont rarissimes, ou il sera vraiment très simple, ou il ne voudra ni se troubler ni troubler les servantes de Dieu là où leurs désirs ont si peu de chance — ou même aucune — d’être satisfaits.

4       Puisque j’ai commencé à parler de ce sujet, je répète qu’il y a là le plus grand dommage que le démon peut causer dans des monastères dont la clôture est si stricte, et que c’est celui dont on tarde le plus à s’apercevoir ; ainsi, la perfection se dégrade peu à peu sans que l’on sache comment ni d’où cela provient ; en effet, si à cause de sa vanité le confesseur incite aux vanités, tout lui semblera rien, même chez les autres. Que Dieu nous garde, pour l’amour de Sa Majesté, de choses semblables ! Cela suffit à troubler toutes les sœurs, parce que leur conscience leur dit le contraire de ce que dit le confesseur ; et si on les oblige à n’en avoir qu’un seul, elles ne savent que faire ni comment retrouver le repos, parce que celui qui devrait leur donner la paix et le remède, est celui-là même qui cause le trouble. J’ai vu dans certains monastères — quoique pas dans le mien — de grandes afflictions de cette sorte qui m’ont inspiré beaucoup de compassion.

CHAPITRE 8

Traite encore des confesseurs : indique combien il importe qu’ils soient savants, et donne des conseils sur les rapports à établir avec eux.

1       Daigne le Seigneur — au nom de son amour — n’envoyer à personne de cette maison l’épreuve de se voir affligée dans son âme et dans son corps, ou de voir la Supérieure en si bons termes avec le confesseur que nulle n’ose rien dire à celui-ci de celle-là ni à celle-là de celui-ci. C’est ainsi que naît la tentation de ne pas confesser des péchés très graves parce que les malheureuses ont peur, ne se sentant pas en terrain sûr. O Dieu ! combien d’âmes le démon doit attraper de cette façon, et comme cette misérable pusillanimité et ce point d’honneur coûtent cher aux religieuses ! Si elles n’ont qu’un seul confesseur en effet, elles pensent agir dans l’intérêt de l’ordre et contribuer à une plus grande gloire du monastère ; or, c’est justement la voie que choisit le démon pour attraper des âmes quand il n’y parvient pas par une autre. Ces infortunées demandent-elles un autre confesseur ? aussitôt on donne pour perdue toute l’harmonie de la vie monastique ; ce confesseur est-il étranger à leur Ordre ? serait-il un saint Jérôme qu’un affront est fait à l’ordre tout entier !

2       Louez Dieu sans cesse, mes filles, pour cette liberté que vous avez, car, bien que vous ne puissiez consulter beaucoup de confesseurs, vous pourrez en trouver quelques-uns, capables de vous éclairer sur tout, autres que vos confesseurs habituels ; je demande, pour l’amour de Dieu, à celle qui sera Supérieure d’essayer toujours d’en consulter un qui soit savant, et que ses nonnes fassent de même. Dieu les préserve, pour spirituel que quelqu’un leur paraisse et le soit en vérité, de n’être gouvernées entièrement que par lui, s’il n’est pas savant ; plus le Seigneur vous accordera de faveurs dans l’oraison, plus vos dévotions, vos prières et toutes vos oeuvres devront être solidement fondées.

3       Vous le savez déjà, la première pierre de l’édifice est : avoir une bonne conscience, se libérer de toutes ses forces des péchés véniels, et suivre la plus grande perfection possible. Il vous semblera que tout confesseur sait cela. Eh bien, vous vous trompez beaucoup ; j’en ai consulté un qui avait suivi tout le cours de théologie, et il me fit beaucoup de mal en me laissant entendre que certaines choses n’étaient pas mauvaises. Je sais qu’il n’avait pas l’intention de me tromper — il n’en avait aucun motif, mais il n’en savait pas davantage.

4       Avoir la vraie lumière pour garder la loi de Dieu et la perfection, c’est tout notre bien. C’est sur cette base que s’assoit l’oraison ; sans cette fondation solide, tout l’édifice porte à faux. Vous devez donc consulter des personnes spirituelles et savantes. Si vous ne pouvez trouver un confesseur qui ait ces deux qualités, de temps en temps, cherchez-en d’autres ; et si jamais on vous ordonne de ne vous confesser qu’à un seul, sans confession communiquez votre âme à des personnes comme celles dont je parle. Et j’ose dire plus : alors même que le confesseur aurait toutes ces qualités, faites parfois ce que je viens de vous conseiller, car il peut se tromper, et il est souhaitable que vous ne vous trompiez pas toutes à cause de lui — mais veillez à ne pas aller contre l’obéissance, il y a pour tout des moyens légitimes —, une âme a trop de valeur pour ne pas essayer par tous les moyens possibles d’assurer son bien, à plus forte raison celui de nombreuses âmes.

5       Tout ce que je viens de dire s’adresse à la Supérieure ; qu’elle essaie, pour l’amour de Dieu, de ne pas désoler ses nonnes sur ce point puisqu’on ne recherche ici d’autre consolation que celle de l’âme. Dieu mène les âmes par des voies différentes, et un confesseur ne les connaît pas forcément toutes ; que la Supérieure s’efforce donc de les consoler en les mettant en rapport avec des personnes semblables. Elle n’a pas de crainte à avoir, celles-ci ne feront pas défaut si les religieuses sont ce qu’elles doivent être, même si elles sont pauvres. Dieu qui soutient et nourrit leur corps — et c’est le moins important — mettra sur leur chemin des personnes fort désireuses d’éclairer leur âme, et ainsi, il sera porté remède au mal dont j’ai parlé et que je redoute le plus. Le confesseur est-il tenté par le démon de tomber dans quelque vanité, s’il sait que vous en consultez d’autres, il se réfrénera ; cette porte une fois fermée au démon, j’espère en Dieu qu’il n’en trouvera pas d’autres pour entrer dans cette maison. Je demande donc, pour l’amour de Notre-Seigneur, à l’évêque en charge de laisser aux sœurs cette liberté ; il pourra alors être sûr, Dieu aidant, d’avoir de bons sujets ; qu’il ne les empoche jamais, quand les confesseurs seront des hommes instruits et vertueux (cela se voit tout de suite dans une ville si petite), qu’il ne les empêche pas, dis-je, de se confesser à eux de temps en temps et de leur parler de leur oraison, même si elles ont déjà d’autres confesseurs ; pour de nombreux motifs je sais que c’est une bonne chose, et que l’inconvénient qui pourrait en survenir est nul en comparaison du mal immense caché et presque irrémédiable, pour ainsi dire, qui résulterait de la décision contraire ; car voici ce qui caractérise les monastères : le bien y disparaît vite si on ne l’y préserve soigneusement ; et le mal, dés qu’il commence à s’installer, est extrêmement difficile à arracher car les imperfections deviennent très rapidement habitude et chose naturelle.

6       Ce que j’écris ici, je l’ai vu et compris dans de nombreux monastères, et j’en ai parlé à des personnes prudentes et spirituelles, pour voir ce qui convenait le mieux à cette maison afin que la perfection y aille croissant ; et de tous les dangers — il en existe partout en cette vie — nous avons trouvé que le moindre était d’agir ainsi : jamais un Supérieur ne doit entrer ou sortir à son gré et donner des ordres, aucun confesseur ne doit commander, mais ils doivent veiller à la tenue de la maison et à son recueillement intérieur et extérieur afin d’aviser le Supérieur s’il y avait relâchement ; mais eux-mêmes ne doivent pas être Supérieurs. Je le répète, toutes choses considérées, d’excellents motifs ont montré que cette dernière solution était la meilleure ; qu’un confesseur confesse régulièrement, que ce soit le chapelain lui-même, s’il en a les qualités requises ; mais, si le besoin se fait sentir dans une âme, que les sœurs puissent se confesser à des personnes comme celles dont je viens de parler ; elles seront nommées par le Supérieur ; ou bien, si la Mère prieure est telle que l’évêque en charge s’en remette à elle, qu’elle décide elle-même ; comme les religieuses sont peu nombreuses, elles ne prendront pas beaucoup de temps. Ainsi en a-t-il été décidé, après maintes prières d’un grand nombre de gens et de moi-même, toute misérable que je suis, par des hommes remarquables par leur science, leur jugement et leur oraison ; j’espère donc de la grâce du Seigneur que tout est pour le mieux.

7       Ainsi en a-t-il paru à notre présent évêque Don Alvaro de Mendoza, homme désireux de favoriser le bien spirituel et temporel de cette maison ; il examina les choses de très près, car il souhaite que l’esprit de perfection qui règne ici ne cesse de croître ; je ne pense donc pas que Dieu le laissera s’égarer puisqu’il est à Sa place et ne recherche que Sa plus grande gloire. Il me semble qu’avec la grâce de Notre-Seigneur, les futurs Supérieurs ne voudront pas aller à l’encontre d’une chose si dûment pesée et dont, pour maintes raisons, l’importance est si grande.

CHAPITRE 9

Il s’agit toujours de l’amour du prochain.

1       Je me suis beaucoup écartée de mon sujet, mais ce que j’ai dit est de la plus haute importance, à moins que le fait d’avoir été dit par moi ne perde tout. Revenons maintenant à l’amour qu’il est bon et licite, mes sœurs, que nous ayons les unes pour les autres. Je veux dire celui qui est totalement spirituel ; je ne suis pas sûre de savoir ce que je dis ; tout au moins, je ne crois pas nécessaire d’en parler beaucoup, car je crains que peu ne l’aient, et si quelqu’une le possède, qu’elle chante les louanges de Dieu, et ce ne sera que juste. C’est l’indice d’une extrême perfection et, comme nous pourrions en tirer quelque profit, parlons-en un peu.

2       Mais c’est cet autre amour que nous ressentons le plus souvent, et quand je dis qu’il s’y mêle un élément sensible, il ne doit pas en être ainsi ; c’est moi qui ne sais ni quel amour est sensible ni quel amour est spirituel, ni comment j’ose me mettre à vous en entretenir. Je suis comme une personne qui entend parler de loin et qui, bien qu’elle entende qu’on parle, ne comprend pas ce qu’on dit ; c’est exactement ce qui m’arrive, car parfois je ne dois pas comprendre ce que je dis, et le Seigneur veut que ce soit bien dit ; si à d’autres moments tout est sottise, il n’y a pas à s’étonner, car ce qui m’est le plus naturel, c’est de ne réussir en rien.

3       Il me semble maintenant que lorsque Dieu a donné à quelqu’un une claire connaissance du monde et de sa nature, et lui a montré l’existence d’un autre monde, ou plutôt d’un autre royaume, et la différence qui existe entre les deux, l’un étant éternel, l’autre n’étant qu’un songe, et ce qu’est aimer le Créateur ou la créature, ce que l’on gagne avec l’un et ce que l’on perd avec l’autre, ce qu’est le Créateur et ce qu’est la créature, et bien d’autres choses que le Seigneur enseigne avec vérité et clarté à ceux que Sa Majesté veut instruire, alors celui-là aimera bien différemment de ceux qui, comme nous, ne sont pas arrivés aussi loin.

CHAPITRE 10

Combien il faut estimer être aimés de cet amour.

1       Il se peut, mes sœurs, que vous pensiez que je suis stupide de vous parler de la sorte, et que vous disiez que vous savez tout cela. Plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, que vous le sachiez comme il faut le savoir, que ce soit imprimé dans vos entrailles et que jamais vous ne vous en écartiez un seul moment. Si donc vous le savez, vous verrez que je ne mens pas quand je dis que celui qui a cette connaissance possède cet amour. Les âmes que Dieu élève à cet état sont, me semble-t-il, des âmes généreuses, des âmes royales ; elles ne se contentent pas d’aimer quelque chose d’aussi méprisable que nos corps, quelles que soient leur beauté et leurs grâces sans nombre ; si la vue du corps leur fait plaisir, elles louent celui qui l’a créé ; quant à s’y arrêter plus d’un instant — je veux dire au point de s’énamourer de tels attraits — non. Elles auraient l’impression d’aimer une chose sans substance et d’affectionner une ombre ; elles auraient honte d’elles-mêmes, et n’auraient pas l’impudence de dire à Dieu qu’elles l’aiment sans être remplies de confusion.

2       Mais, me direz-vous, ces personnes ne doivent pas savoir aimer ; car, à quoi s’attachent-elles si ce n’est à ce qu’elles voient ? Et bien, elles aiment beaucoup plus et avec une passion plus grande, avec un amour plus vrai et un amour plus profitable ; enfin, c’est de l’amour, et ces autres affections basses en ont usurpé le nom.

3       Il est vrai qu’elles aiment ce qu’elles voient et s’affectionnent à ce qu’elles entendent ; mais les choses qu’elles voient sont stables. Si donc elles aiment un ami, elles passent outre le corps — car, je le répète, elles ne peuvent s’y arrêter —, fixent les yeux sur l’âme et considèrent s’il s’y trouve quelque chose à aimer ; s’il n’y a rien, et si elles perçoivent quelque indice ou disposition leur permettant de soupçonner qu’en creusant cette mine elles trouveront de l’or, leur amour fait qu’elles comptent leur peine pour rien ; il n’y a aucun obstacle qu’elles ne soient prêtes à surmonter volontiers pour le bien de cette âme ; elles désirent l’aimer, et elles savent très bien que ce sera impossible si cette âme n’est pas riche en biens spirituels et animée d’un grand amour de Dieu. Et je dis « impossible », alors même que cette âme mourrait pour elles, leur rendrait tous les services possibles et posséderait toutes les grâces de la nature réunies ; elles ne sauraient l’aimer avec force, car l’amour qu’elles dispensent est un amour empreint de sagesse et connaissant par expérience la valeur de toute chose ; on ne les prendra pas au jeu avec des dés pipés, car elles voient qu’elles ne sont pas en unisson avec cette âme et savent que leur amour mutuel ne pourrait durer ; elles craignent que ce bonheur ne finisse avec la vie si l’autre ne semble pas garder la loi de Dieu, et elles voient qu’elles devront se séparer.

4       L’amour qui ne dure que le temps de cette vie n’est pas estimé pour plus qu’il ne vaut, plutôt même pour moins, par ceux à qui Dieu a infusé la vraie sagesse. Ceux qui aiment à goûter les choses de ce monde, à jouir des plaisirs, des honneurs ou des richesses l’apprécieront quelque peu si l’objet de leur amour est riche et en mesure de leur procurer passe-temps, plaisirs et divertissements ; mais ceux qui méprisent ces choses resteront bien indifférents. Si donc ces âmes aiment, ce sera passionnément et afin que l’objet de leur amour aime Dieu et en soit aimé car, comme je l’ai dit, s’il n’en est pas ainsi, elles savent qu’elles devront renoncer à cet amour ; c’est un amour qui leur coûte cher, car elles ne cessent de faire tout ce qu’elles peuvent pour le progrès de leur ami ; elles donneraient mille vies pour lui procurer le plus petit bien.

CHAPITRE 11

Suite du même sujet ; quelques conseils pour parvenir à cet amour.

1       Il est étrange de voir combien cet amour est passionné ; que de larmes il coûte, que de pénitences, que de prières, quelle diligence pour recommander l’âme aimée à tous ceux que l’on estime puissants auprès du Seigneur ; c’est un souci constant, une insatisfaction continuelle ; car si celui qui aime voit que l’âme aimée et en voie de progrès retourne quelque peu en arrière, il n’aura plus, semble-t-il, de plaisir en cette vie ; il ne mange ni ne dort, habité par cette préoccupation, craignant toujours que se perde une âme qu’il aime tant, et qu’il doive s’en séparer pour toujours (la mort d’ici-bas, il ne l’estime pas deux maravédis) ; il ne veut pas s’attacher à une chose qui peut s’envoler en une seconde sans qu’il puisse la retenir. C’est un amour sans la moindre parcelle d’intérêt ; tout son intérêt consiste à voir cette âme riche des biens du ciel ; enfin, c’est un amour qui ressemble quelque peu à celui que le Christ a eu pour nous ; il mérite le nom d’amour et n’a rien à voir avec les malheureuses et frivoles amourettes terrestres ; et encore, je ne parle pas des amours défendus. Dieu nous en préserve !

2       C’est l’enfer, et il est inutile que nous nous fatiguions à en dire du mal car on ne saurait exagérer le moindre de ses maux. Nous n’avons pas, mes sœurs, à mettre ce nom sur nos lèvres, à plus forte raison dans notre esprit, ni à nous souvenir qu’il existe dans le monde ; nous ne devons pas consentir qu’on parle devant nous de tels attachements, soit pour plaisanter, soit sérieusement ; cela ne sert à rien, il n’y a aucune raison de le faire, et cela pourrait nous nuire. Je fais allusion ici aux affections légitimes que nous avons les unes pour les autres, pour nos proches ou nos amis. Nous craignons sans cesse qu’ils meurent : s’ils ont mal à la tête, nous avons mal à l’âme, semble-t-il ; si nous les voyons dans l’épreuve, nous sommes à bout de patience ; et ainsi de suite.

3       L’amour spirituel n’est pas ainsi ; et si la faiblesse de notre nature nous fait tout d’abord éprouver quelque sentiment sensible, immédiatement la raison considère si les épreuves de l’âme aimée ne sont pas bénéfiques pour elle, si elles ne vont pas la faire grandir davantage en vertu ; supporte-t-elle bien ces maux ? L’on prie Dieu de la rendre patiente afin qu’elle gagne des mérites. En est-il ainsi ? On n’éprouve aucune peine, au contraire on se réjouit et on se console, tout en souhaitant de tout cœur souffrir, plutôt que de voir souffrir cette âme, si l’on pouvait également lui accorder les mérites et les bénéfices de la souffrance ; mais on ne s’inquiète pas, on ne se tourmente pas.

4       Je le répète, c’est un amour aussi désintéressé que celui que le Christ a eu pour nous ; c’est pourquoi ceux qui parviennent à le posséder font tant de bien, car ils n’ont qu’un désir : prendre en charge toute espèce de souffrances. et que ces autres en reçoivent les bienfaits en se réjouissant de ces souffrances ; ainsi font-ils beaucoup de bien à ceux qui ont leur amitié, car on voit, même s’ils ne le font pas, qu’ils préféreraient enseigner par des œuvres plutôt que par des paroles. Je dis : « même s’ils ne le font pas », s’il s’agit de choses qu’ils ne peuvent pas faire ; mais s’ils le peuvent, ils ne pensent qu’à travailler sans cesse pour ceux qu’ils aiment, et à leur procurer toutes sortes de biens ; leur cœur ne supporte pas d’user envers eux de la moindre duplicité, ni de leur voir la moindre faute sans le leur dire — animés qu’ils sont du désir de les voir riches en vertu —, s’ils pensent que cela peut leur être profitable ; et même très souvent ils ne songent pas à cela. Que de détours ne prennent-ils pas pour arriver à leur fin ! Ils sont indifférents au monde entier, ne prêtent nulle attention si les autres servent Dieu ou non — car ils ne se font de souci que pour eux —, et leurs amis ne peuvent rien leur cacher : ils voient leurs moindres fautes. Oh ! heureuses les âmes qui sont aimées de la sorte ! Heureux le jour où elles connurent de tels amis ! O mon Seigneur ! ne m’accorderez-vous pas la grâce de m’en donner beaucoup qui puissent m’aimer ainsi ? En vérité, Seigneur, je rechercherais plutôt cette faveur que celle d’être aimée par tous les rois et les grands de ce monde, et à juste titre ; car de tels amis essaient par tous les moyens possibles de nous rendre capables de dominer le monde entier et de nous assujettir ce qu’il renferme. Lorsque vous connaîtrez une de ces personnes, mes sœurs, que la Mère prieure use de tous ses moyens pour essayer de vous mettre en rapport avec elle. Aimez de telles personnes autant que vous voudrez. Elles ne doivent pas être très nombreuses, mais le Seigneur ne manque pas de faire en sorte qu’on les trouve. Quand une personne sera arrivée à la perfection, on lui dira immédiatement qu’il n’est pas nécessaire qu’elle se noue d’amitié avec de telles personnes, et que Dieu lui suffit. Mais un excellent moyen pour posséder Dieu est de lier connaissance avec ses amis ; on en retire toujours un grand profit, je le sais par expérience et, si je ne suis pas en enfer, je le dois, après le Seigneur, à de semblables personnes, car j’ai toujours beaucoup désiré les voir me recommander à Dieu, et ainsi, je l’ai recherché.

5       Revenons maintenant à ce que nous disions. Cette manière d’aimer est celle que je voudrais que nous ayons les unes pour les autres, mais au début, cela ne sera pas possible. Examinons les moyens d’acquérir cet amour et, s’il venait à s’y mêler quelque trace de tendresse, cela ne serait pas nuisible pourvu que ce soit envers toutes en général.

6       C’est très bon, et dans une certaine mesure nécessaire, de faire preuve de tendresse dans l’amour que vous portez aux autres, de la ressentir même, et d’être touchée par toute maladie ou épreuve d’une de vos sœurs, car il arrive parfois que certaines personnes sont peinées par des riens qui en feraient rire d’autres. Et ne vous en étonnez pas ; le démon peut avoir usé là de tout son pouvoir, et avoir déployé beaucoup plus de force qu’il n’en manifesta pour vous désoler lors de peines et de grandes épreuves ; récréez-vous avec vos sœurs des choses qui les distraient, même si vous ne vous récréez pas : c’est cela la charité car, si vos rapports avec elles sont empreints de considération, tout se transformera en amour parfait. Et c’est ainsi que voulant dire quelque chose de l’amour qui est moins parfait, je ne trouve aucune raison d’imaginer qu’il puisse être bien pour nous de l’éprouver dans cette maison car, je le répète, s’il s’agit du bien des autres, tout retournera à la source qui est l’amour que je viens de décrire.

7       J’avais pensé parler beaucoup de cet autre amour et, tout bien réfléchi, je ne crois pas qu’il ait quelque chance d’exister ici vu le genre de vie que nous menons ; c’est pourquoi je n’ajouterai rien à ce qui a été dit, et j’espère en la bonté de Dieu — même si vous n’êtes pas toujours parfaites — qu’il n’y aura pour vous dans cette maison que la possibilité de vous aimer parfaitement. C’est très bien que les unes s’apitoient sur les besoins des autres, mais il ne faut pas manquer à la juste mesure. Je dis « manquer », en songeant à ce qui pourrait aller contre l’obéissance, c’est-à-dire contre ce qu’ordonne la Prieure ; même si en votre for intérieur les ordres de la Prieure vous semblent rudes, n’en laissez rien voir à personne si ce n’est à la Prieure elle-même, et ceci avec humilité, sinon vous feriez beaucoup de mal ; sachez discerner quelles sont les choses qui doivent vous faire peine à voir chez vos sœurs, et soyez toujours très chagrinées par toute faute, quelle qu’elle soit, que vous verrez chez elles. Là se montrera votre amour, dans la patience dont vous ferez preuve pour supporter cette faute chez votre sœur sans vous en étonner ; et ainsi les sœurs feront de même pour celles que vous pourrez commettre et dont vous ne vous rendez pas compte (et elles doivent être bien plus nombreuses que les leurs) ; recommandez instamment cette sœur à Dieu, et essayez de pratiquer avec grande perfection la vertu opposée à la faute que vous verrez chez elle ; efforcez-vous-y, afin qu’elle ne puisse manquer — puisque vous êtes ensemble — de comprendre peu à peu ses erreurs mieux que par tous les châtiments et réprimandes que vous auriez pu lui infliger.

8       Oh ! qu’il est bon et véritable l’amour de la sœur qui, oubliant son propre intérêt pour le bien des autres, s’efforcera d’aller très en avant dans toutes les vertus, et gardera sa Règle avec grande perfection ! Voilà une amitié meilleure que toutes les paroles de tendresse que l’on peut dire ; celles-ci (telles que : « ma vie », « mon âme », et autres choses de ce genre qu’on adresse soit à l’une soit à l’autre) ne sont pas employées ni ne doivent l’être dans cette maison. Ces paroles empreintes d’affection, gardez-les pour le Seigneur puisque vous êtes avec lui si souvent dans la journée — et parfois dans une très grande solitude — et que vous pourrez vous servir de ces mots-là puisque Sa Majesté le permet ; si vous vous en servez couramment entre vous, elles n’auront plus la même puissance de tendresse quand vous parlerez au Seigneur ; et, si ce n’est pour lui, il n’y a aucun motif de les prononcer. Elles sont le propre des femmes, et je voudrais que mes sœurs ne leur ressemblent en rien mais, tout au contraire, soient des hommes forts ; si vous faites ce qui dépend de vous, le Seigneur vous rendra si viriles que vous étonnerez les hommes. Et quoi de plus facile pour Sa Majesté, puisqu’elle nous a faites de rien !

9       Une autre preuve d’amour est aussi comme il a été dit, d’essayer d’enlever tout travail aux sœurs, de l’assumer à leur place et de se réjouir de leurs progrès dans la vertu comme des siens propres ; il y a bien d’autres choses qui vous feront comprendre si vous avez cette vertu ; elle est très grande, car d’elle dépend la paix que vous aurez les unes avec les autres, et cette paix est fort nécessaire dans les monastères ; mais j’espère en la bonté de Dieu qu’elle régnera toujours dans celui-ci car, si le contraire arrivait, qu’y aurait-il de plus terrible pour un petit nombre de religieuses vivant ensemble que d’être en désaccord ? Que Dieu ne le permette pas ! mais ou tout le bien commencé ici par la main du Seigneur devrait être perdu, ou une si grande infortune ne surviendra pas.

10     Et si par hasard vous vous lanciez quelque mot vif, portez-y remède immédiatement ; sinon, et si vous constatiez que le malaise grandit, priez ardemment ; et si un état de choses de ce genre devait durer, que ce soit un esprit de clan, un désir d’être plus que l’autre, quelque point d’honneur (j’ai l’impression que mon sang se glace, comme on dit, en écrivant ceci, car je sais que c’est le principal fléau des monastères), tenez-vous pour perdues ; sachez que vous avez chassé le Seigneur de sa maison : criez au secours à Sa Majesté ; cherchez un remède, car si des confessions et des communions aussi fréquentes n’en apportent pas un, craignez qu’il n’y ait parmi vous quelque judas.

11     Que la Prieure, pour l’amour de Dieu, veille soigneusement à enrayer ce mal rapidement, et si l’amour ne suffit pas, qu’elle use des corrections les plus sévères. Si quelqu’une d’entre vous jette le trouble, faites en sorte qu’elle aille dans un autre monastère, et Dieu vous viendra en aide pour la doter. Jetez cette peste loin de vous, coupez les branches comme vous pourrez, et si cela ne suffit pas, arrachez la racine ; mais si vous n’aviez pas d’autre solution, enfermez la fautive pour toujours dans une prison : cela vaut beaucoup mieux que de contaminer toutes les autres par un mal aussi incurable. Oh, que ce mal est grand ! Dieu nous délivre du monastère où il s’infiltre ! Je préférerais y voir entrer un feu qui vous consumât toutes. Comme je reparlerai ailleurs de ce sujet, je n’en dis pas plus, si ce n’est que je préférerais que vous vous aimiez avec tendresse et vous prodiguiez des marques d’affection sensibles — même si votre amour n’atteint pas la perfection de celui dont nous avons parlé, du moment qu’il s’adresse à toutes en général —, plutôt qu’une seule note de discorde existe parmi vous. Que le Seigneur ne le permette pas pour l’amour de lui-même, amen.

CHAPITRE 12

Commence à traiter du grand bien qui existe à essayer de se détacher de toutes choses intérieurement et extérieurement.

1       Venons-en maintenant au détachement que nous devons avoir, car de sa perfection dépend tout le reste. Je dis que tout le reste en dépend, parce que si nous embrassons le seul Créateur et n’attachons aucune importance à toutes les choses créées, Sa Majesté nous infuse les vertus de telle sorte que, si nous ne cessons de travailler à faire tous les efforts qui sont en notre pouvoir, nous n’aurons plus beaucoup à combattre ; le Seigneur se chargera de nous défendre contre le démon et contre le monde tout entier. Pensez-vous, mes sœurs, que ce soit pour nous un maigre bénéfice que d’obtenir celui de nous livrer entièrement au Tout sans aucune réserve ? En lui sont tous les biens, je le répète, c’est pourquoi nous devons remercier sans cesse le Seigneur de nous avoir réunies en ce lieu où nous ne recherchons que le détachement. Mais je ne sais pas pourquoi je vous parle puisque, dans une certaine mesure, vous toutes qui êtes ici maintenant êtes aptes à m’enseigner là- dessus ; je confesse être la plus imparfaite sur ce point si important ; pourtant, puisque vous me l’ordonnez, j’effleurerai certaines choses qui se présentent à mon esprit.

2       Quant à l’extérieur, on voit fort bien que nous sommes complètement détachées ; il semble qu’en nous amenant ici, la volonté du Seigneur ait été de nous dégager de toutes choses, afin que Sa Majesté puisse nous approcher sans obstacle. O mon Créateur et mon Seigneur ! Quand ai-je mérité un si grand honneur ? Il semble que vous n’ayez cessé de chercher mille moyens pour vous approcher plus prés de nous. Plaise à votre bonté que nous ne le perdions pas par notre faute ! O mes sœurs ! essayez, pour l’amour de Dieu, de comprendre pleinement combien cette grâce est grande, et que chacune y réfléchisse en son for intérieur puisque nous ne sommes que douze, et que Sa Majesté a voulu que vous fussiez l’une d’elles. Combien d’autres meilleures que moi — une multitude d’autres ! — auraient, je le sais, pris cette place de bon cœur, et c’est à moi, si incapable de la mériter, que le Seigneur l’a donnée ! Béni soyez-vous, Seigneur, et que les anges et toutes les choses créées chantent vos louanges, car je ne saurai pas plus payer cette grâce de retour que je n’ai été capable de le faire pour tant d’autres que vous m’avez octroyées ; immense fut celle de m’appeler à l’état religieux. Comme j’ai été une si piètre religieuse, vous ne vous êtes pas fié à moi Seigneur ; je suis entrée là où il y avait tant de bonnes religieuses que ma misère y serait sans doute passée inaperçue jusqu’à la fin de ma vie (moi, je l’aurais cachée comme je l’ai fait durant des années), si vous ne m’aviez amenée, Seigneur, à ce monastère où nous sommes si peu nombreuses qu’il semble impossible qu’on ne la voie pas ; ceci, afin que je me surveille davantage. Vous m’enlevez toutes les occasions de chute, afin qu’au jour du jugement je n’aie aucun motif me permettant de me disculper si je n’ai pas fait ce que je devais.

3       Considérez, mes sœurs, que si nous ne sommes pas bonnes, nous sommes beaucoup plus à blâmer que les autres, et ainsi j’exhorte fortement celle qui, après l’avoir tenté, ne verra pas en elle la force spirituelle suffisante pour observer ce qu’on observe ici, à le dire ; il existe d’autres monastères où, peut-être, le Seigneur est beaucoup mieux servi. Qu’elle ne trouble pas les quelques religieuses que Sa Majesté a réunies ici pour son service ; ailleurs, elle aura la liberté de se consoler prés de ses proches ; ici, si l’on revoit quelques parents, c’est pour leur consolation à eux. Mais la sœur qui a besoin de voir ses proches pour son propre réconfort, et ne se lasse pas après leur seconde visite — à moins qu’ils ne soient spirituels ou qu’elle ne fasse du bien à leur âme —, qu’elle se considère imparfaite ; qu’elle comprenne qu’elle n’est pas détachée, qu’elle n’est pas saine, et qu’elle ne peut jouir de la liberté de l’esprit ni posséder une paix absolue ; elle a besoin d’un médecin.

4       Je ne connais pas de meilleur remède que celui de ne jamais revoir ses proches jusqu’à ce qu’elle se sente libre en esprit et ait fait des progrès ; alors, à la bonne heure, qu’elle les voie de temps en temps — quand leurs visites lui seront devenues une croix — pour leur faire du bien, comme il n’est pas douteux qu’elle leur en fera ; mais si elle a pour ses proches un amour trop sensible, si leurs peines la touchent démesurément, si elle écoute de bon gré leurs histoires mondaines, qu’elle soit bien persuadée qu’elle se portera préjudice et ne leur sera d’aucune utilité.

CHAPITRE 13

Combien il est bénéfique pour ceux qui ont quitté le monde de fuir leur proches, et quels amis plus sincères ils trouvent alors.

1       Oh ! si nous, religieuses, comprenions le grand préjudice qui nous vient de tout cela, comme nous les fuirions ! Je ne comprends pas quelle consolation peuvent nous apporter nos proches (car si je laisse de côté le tort qu’ils nous causent pour servir Dieu, reste encore qu’ils troublent notre paix et notre repos) puisque nous ne pouvons jouir de leurs passe-temps, et ne manquons pas de pleurer sur une seule de leurs peines, souvent même plus qu’ils ne le font eux-mêmes. En vérité, s’ils procurent au corps quelque soulagement, l’esprit le paie cher, et la pauvre âme aussi. Ici, mes sœurs, vous êtes à l’abri de ce danger car, comme tout est en commun et que vous ne possédez rien en particulier ni les unes ni les autres, vous n’avez pas besoin des présents de votre famille.

2       Je suis effrayée du mal que nous causent les rapports avec des proches, et je ne le croirais pas si je ne l’avais expérimenté. Comme cette perfection est oubliée dans les Ordres religieux ! — tout au moins dans la plupart — sauf chez tous les saints, ou bon nombre d’entre eux, qui écrivirent sur ce sujet. Je ne saurais dire ce que nous laissons du monde, nous qui disons tout quitter pour Dieu, si nous ne laissons pas le principal, c’est-à-dire la famille. Les choses en sont arrivées à tel point que les religieux tiennent pour un manque de vertu le fait de ne pas aimer beaucoup leurs proches, et ils le proclament bien haut en alléguant leurs raisons.

3       Dans cette maison, mes filles, ayons grand soin de les recommander à Dieu, après ce qui a été dit quant à nos devoirs envers son Église, comme c’est raisonnable ; pour le reste éloignons-les le plus possible de notre mémoire. En ce qui me concerne, j’ai été beaucoup aimée des miens — à ce qu’ils disaient —, et j’ai appris par ma propre expérience et par celle des autres, qu’excepté père et mère (car il est rare que les enfants ne puissent compter sur eux et c’est pourquoi, quand ils ont besoin d’être consolés, il est juste que nous ne les tenions pas à distance s’il ne doit pas en résulter de préjudice pour notre âme, et cela peut se faire avec détachement), mes autres parents ne m’ont pas secourue dans mes épreuves ; l’aide m’est venue des serviteurs de Dieu.

4       Croyez, mes amies, que si vous servez Notre-Seigneur comme vous le devez, vous ne trouverez pas de meilleurs amis que ceux que Sa Majesté vous enverra. Et si vous continuez à vous comporter comme vous le faites ici — et agir autrement serait manquer à votre véritable ami le Christ — vous gagnerez très vite la liberté dont je parle. Si quelqu’un vous dit que le reste est vertu, ne le croyez pas ; car si je contais tous les maux qu’entraînent les affections du monde, je devrais m’étendre beaucoup, surtout vu mon ignorance et mon imperfection ; comment ceux qui ont plus de talent que moi ne sauraient-ils pas l’expliquer ? Vous le trouverez écrit en de nombreux endroits, comme je vous l’ai dit ; la plupart des livres ne traitent que d’une chose, à savoir : combien il est bénéfique de fuir le monde.

5       Croyez-moi donc, le monde qui s’attache le plus à nous et dont nous avons le plus de mal à nous détacher, c’est la famille. C’est pourquoi ceux qui fuient leur pays font bien si, je précise, cela les aide vraiment car je ne donne pas créance au corps qui fuit, mais à l’âme qui embrasse résolument le bon Jésus, Notre Seigneur (comme en lui l’âme trouve tout, elle oublie tout) ; toutefois, jusqu’à ce que nous soyons empreintes de cette vérité, s’éloigner est une très grande aide ; peut-être le Seigneur voudra-t-il par la suite, pour nous charger de sa croix, que nous ayons des rapports avec nos proches.

CHAPITRE 14

Ce qui vient d’être dit ne suffit pas si l’on ne se détache pas de soi-même.

1       Une fois détachées de cela, et après avoir fait de grands efforts pour y parvenir, parce que la chose était de grande importance — ne perdez jamais de vue son importance —, enfermées ici sans rien posséder, il semble que tout soit accompli et que nous n’ayons plus de sujet de lutte. Oh mes filles ! ne vous croyez pas en sécurité et ne vous endormez pas, car vous seriez comme celui qui reste bien tranquille chez lui parce qu’il a fort soigneusement fermé ses portes par crainte des voleurs, mais les a laissés dans sa maison. N’avez-vous pas entendu dire qu’il n’y a pire voleur que celui qui vit dans la maison ? Or, c’est nous-mêmes qui demeurons dedans ; si donc nous ne sommes pas extrêmement vigilantes, et si chacune de nous (comme s’il s’agissait de l’affaire la plus importante) ne se surveille pas de très prés, il y aura beaucoup de choses pour nous priver de cette sainte liberté d’esprit que nous cherchons, et empêcher l’âme de voler vers son Créateur sans être chargée de terre et de plomb.

2       Un grand remède pour l’acquérir est de ne jamais oublier que tout est vanité, et que tout passe très vite ; nous détournons ainsi notre affection de toute chose, et la fixons sur ce qui doit durer éternellement ; ce moyen, tout faible qu’il paraisse, finit par grandement fortifier l’âme ; veillons très soigneusement à ne pas nous attacher à une chose, pour insignifiante qu’elle soit ; dés que nous nous sentons attirées par elle, détournons-en notre esprit et dirigeons-le vers Dieu : Sa Majesté nous y aidera. Elle nous a déjà accordé une grande faveur en nous appelant dans cette maison ; le principal est fait ; mais il reste à nous détacher de nous-mêmes. Cette mise à l’écart de notre « moi » est chose ardue, car nous sommes très unies à nous-mêmes et nous nous aimons beaucoup.

CHAPITRE 15

Combien l’humilité est près de ces deux autres vertus : le détachement et le mode d’aimer dont on a parlé.

1       C’est ici que la véritable humilité peut entrer en jeu, car il me semble que cette vertu et celle du détachement font un tout et marchent toujours de pair ; ce sont deux sœurs qu’il ne faut pas séparer. Elles ne sont pas les proches dont je dis qu’il faut s’éloigner, au contraire : embrassez-les, aimez-les et ne vivez jamais sans elles. O vertus souveraines, maîtresses de tout le créé, impératrices du monde, libératrices de tous les pièges et de toutes les ruses du démon, si aimées de notre Maître qu’il ne se vit jamais sans elles un seul instant. Celui qui les possède peut s’avancer sans crainte et lutter contre toutes les forces de l’enfer, contre le monde entier et ses tentations, et contre la chair. Qu’il ne craigne personne, car sien est le royaume des cieux ; personne ne peut lui faire peur, mais qu’il supplie Dieu de nourrir en lui ces vertus afin qu’il ne les perde pas par sa faute.

2       Mais quelle folie est la mienne ! Voici que je chante les louanges de la mortification et de l’humilité — ou de l’humilité et la mortification —, quand le Roi de gloire les a tant louées et tant confirmées par ses nombreuses souffrances. Eh bien, mes sœurs ! c’est le moment de travailler à sortir de la terre d’Égypte, car en trouvant ces vertus vous trouverez la manne ; toutes les choses auront pour vous un goût exquis ; quelque mauvaises qu’elles soient aux yeux du monde, elles vous paraîtront douces.

3       Maintenant, donc, la première chose que nous devons immédiatement tenter, c’est de nous débarrasser de l’amour de ce corps, car certaines d’entre nous sont par nature tellement amies de leurs aises qu’elles n’ont pas peu à faire ici ; il en est de même pour d’autres que l’on voit constamment préoccupées par leur santé. Chose étonnante est la guerre qu’il faut soutenir sur ce point (et en particulier, nous, pauvres religieuses, mais aussi, je crois, les personnes qui ne le sont pas). En ce qui nous concerne, nous les religieuses, on dirait que nous ne sommes venues au monastère que pour servir notre corps et en avoir cure chacune comme elle peut ; là, dirait-on, réside tout notre bonheur. Dans cette maison, il y a peu de chance, en vérité, de pouvoir mettre ceci en pratique, mais je voudrais que vous n’en ayez pas même le désir. Prenez la ferme résolution, mes filles, de venir ici afin de mourir pour le Christ, et non pas afin de vivre dans le bien-être pour le Christ ; le démon vous fera entendre qu’il faut veiller sur sa santé pour suivre et garder la Règle de notre Ordre ; et l’on prend si bien soin de soi pour la garder, que l’on meurt sans l’avoir respectée un mois ni peut-être un seul jour. Je ne sais donc pas ce que nous sommes venues faire ici.

4       Ne craignez pas, par extraordinaire, que les religieuses manquent de discrétion sur ce point ; que les confesseurs n’aient aucune crainte, eux qui s’imaginent tout de suite que nous allons nous tuer à force de pénitences. Nous avons une telle horreur de ce manque de discrétion qu’il serait souhaitable que nous en usions pour tout ! Que celles qui tendent vers l’extrême opposé ne soient pas offensées par mes paroles, de même que je ne le serai pas si l’on dit que je juge les autres par moi-même. Je crois — en fait, j’en suis sure — qu’il y a un plus grand nombre de compagnes de mon côté que de religieuses outragées pour avoir la conduite inverse. A mon avis, le Seigneur nous rend d’autant plus malades que nous nous soignons davantage ; il fit preuve envers moi d’une grande miséricorde en m’envoyant la maladie car, comme de toutes façons j’aurais pris de moi un soin exagéré, il a voulu que ce fût pour quelque chose. Voilà qui est plaisant ! des religieuses qui sont la proie du tourment qu’elles se donnent ! Elles sont parfois prises d’une frénésie de s’imposer des pénitences sans rime ni raison, et qui ne durent que deux jours, comme on dit, car le démon leur met aussitôt dans la tête qu’elles ont nui à leur santé ; alors, jamais plus de pénitence, pas même celles que l’Ordre exige, elles les ont déjà essayées ! Elles ne gardent pas des points très faciles de la Règle — tel que le silence qui ne peut nous faire de mal — et à peine nous imaginons-nous souffrir de la tête que nous cessons d’aller au chœur — ce qui ne nous tuerait pas non plus — un jour parce que nous en avons souffert, un autre jour parce que nous venons d’en souffrir, et les trois jours suivants de peur d’en souffrir à nouveau.

5       Vous allez dire, mes amies, que la Prieure ne devrait pas le permettre. Si elle savait notre intérieur elle n’y consentirait pas ; mais elle vous voit gémir au sujet d’une vétille comme si vous alliez rendre l’âme ; vous allez lui demander la permission de ne garder la Règle en rien alléguant qu’il s’agit d’un cas d’extrême nécessité et — si ce que vous dites a quelque fondement — il y a toujours un médecin qui confirme le récit que vous faites, et une amie ou une parente qui pleure à vos côtés. Parfois, la pauvre Prieure se rend compte que tout cela est exagéré, mais que peut-elle faire ? elle a scrupule de manquer à la charité ; elle préfère que ce soit vous qui y manquiez, et non pas elle, et il lui semble injuste de vous juger durement.

6       Oh, mon Dieu ! Dire que des religieuses gémissent de cette façon ! qu’il me pardonne de le dire, mais je crains que ce ne soit devenu une habitude. Il m’arriva une fois d’être témoin d’un fait : une religieuse avait coutume de se plaindre de maux de tête et s’en plaignit à moi très longtemps ; je fis une enquête et trouvai qu’elle ne souffrait d’aucun mal de tête, mais avait quelque autre mal ailleurs.

CHAPITRE 16

Continue à traiter de la mortification qu’il faut acquérir dans les maladies.

1       Ces hurlements, ces plaintes continuelles, ce parler défaillant comme si vous étiez malades me semblent, mes sœurs, une très grande imperfection. Pour l’amour de Dieu, même si vous êtes malades, ne faites pas cela si vous pouvez l’éviter. Quand le mal est grave, il se plaint lui-même ; c’est une autre sorte de plainte et on l’identifie immédiatement. Vous êtes peu nombreuses, et si l’une de vous prend cette habitude, elle va inquiéter toutes les autres, dés lors que vous vous aimez et avez de la charité les unes pour les autres ; mais celle qui serait vraiment malade devra le dire et prendre ce qui est nécessaire, car si vous êtes dégagées de l’amour de vous-mêmes, vous serez tellement peinées des attentions superflues qu’il n’y a pas à craindre que vous vous les octroyiez — je veux dire que vous vous plaigniez sans nécessité —, ni que vous les réclamiez ; lorsqu’il y a nécessité, ce serait très mal de ne pas la faire connaître, et pire encore si personne n’avait pitié de vous.

2       Mais il est bien certain que là où il y a prière et charité et où vous êtes si peu nombreuses, vous verrez vos besoins réciproques, et les attentions ne vous manqueront pas. Oubliez alors ces petits malaises et faiblesses propres aux femmes, car le démon nous fait parfois imaginer ces maux ; ils vont et viennent. Perdez l’habitude de tout dire et de vous plaindre de tout — si ce n’est à Dieu — sinon vous n’en finirez jamais. J’insiste beaucoup sur ce point parce que je le considère comme très important, et l’une des causes de relâchement des monastères. Notre corps a cela de fâcheux : plus on y fait attention, plus il montre d’exigences. C’est étrange comme il aime être bien traité ! Comme il y trouve quelques bons prétextes de tromper la pauvre âme pour l’empêcher de progresser, il ne néglige rien.

3       Songez à tant de pauvres malades qui n’ont pas même à qui se plaindre. Être pauvres et choyées, cela ne va pas ensemble. Songez aussi à tant de femmes mariées. Je sais qu’il en existe, et de bon rang qui, malgré des maux graves et de cruelles épreuves, n’osent pas se plaindre de peur de fâcher leur mari. Mais, pécheresse que je suis ! nous ne sommes assurément pas venues ici pour être plus à notre aise qu’elles. Oh ! vous qui êtes à l’abri des grandes épreuves de ce monde, sachez souffrir un petit peu pour l’amour de Dieu sans que tout le monde le sache ! Voici une femme très mal mariée et, afin que son mari ne sache pas qu’elle en parle ou qu’elle s’en plaint, elle supporte sa grande infortune et ses pénibles épreuves sans s’épancher auprès de personne ; et nous ne supporterions pas entre Dieu et nous quelques-uns des maux qu’il nous envoie pour nos péchés ? D’autant plus que les plaintes ne servent à rien pour soulager notre douleur.

4       Dans tout ce que je viens de dire je ne fais pas allusion aux maladies sérieuses accompagnées de fortes fièvres — bien que dans ce cas aussi, je demande modération et patience —, mais de ces légères indispositions que l’on peut supporter debout sans tuer tout le monde à cause d’elles. Qu’arriverait-il si ces lignes venaient à être lues hors de cette maison ? Que ne diraient pas de moi tous les monastères ? Ah ! comme je le supporterais de bon gré si cela pouvait en corriger quelqu’une ! Finalement, on en arrive à un tel état de choses que les unes pâtissent à cause des autres ; et si l’une d’entre vous montre de la patience, les médecins eux-mêmes ne la croient pas tant ils en ont vu d’autres ne cesser de se plaindre pour presque rien (comme ce livre n’est destiné qu’à mes filles, je peux tout dire). Rappelez-vous nos saints pères du passé, ces saints ermites dont nous prétendons imiter la vie, que de souffrances n’ont-ils pas supportées, et dans quelle solitude ! le froid, la faim, les ardeurs du soleil, sans avoir personne à qui se plaindre, excepté Dieu ! Pensez-vous qu’ils étaient en fer ? Non ! ils étaient faits de chair, tout comme nous. Et quand vous commencerez, mes filles, à vaincre ce misérable corps, il ne vous molestera pas tant. Il n’y aura que trop de religieuses pour veiller à vos besoins ; détournez l’attention de vous-mêmes, à moins que la nécessité ne soit manifeste. Si vous ne vous déterminez pas à accepter une bonne fois pour toutes la mort et le manque de santé, vous ne ferez jamais rien.

5       Efforcez-vous de ne pas craindre la mort, abandonnez-vous tout entières à Dieu et advienne que pourra. Votre corps s’est moqué de vous si souvent, moquez-vous donc de lui une bonne fois pour toutes ; soyez sûres que pour insignifiant que ceci puisse paraître comparé à d’autres choses, il en importe plus que vous ne pouvez le comprendre ; mettez-le en pratique de façon que cela devienne une habitude, et vous verrez que je ne mens pas. Plaise au Seigneur, dont l’aide nous est nécessaire pour tout, de nous accorder la grâce d’agir ainsi, et que Sa Majesté y consente pour sa propre gloire.

CHAPITRE 17

Comment celui qui aime Dieu véritablement doit faire peu de cas de la vie.

1       Passons à d’autres petites choses qui sont aussi très importantes, bien qu’elles soient mineures. Tout semble une tâche ardue, mais dés qu’on commence à se mettre à l’œuvre, Dieu agit si puissamment dans l’âme et lui accorde tant de grâces que tout ce qu’elle peut faire en cette vie lui semble peu.

          Et puisque nous, les religieuses, faisons le plus difficile et donnons à Dieu le principal, soit : notre volonté — la remettant au pouvoir d’autrui —, pourquoi hésitons-nous lorsqu’il s’agit de faire un effort intérieur tout à fait insignifiant ? Nous nous soumettons à tant de mortifications : jeûnes, silence, fréquents offices au chœur, que, voudrions-nous nous entourer de bien-être, nous ne le pourrions que de rares fois, et pas toutes les fois escomptées — mais en tant de monastères que j’ai vus, peut-être suis-je la seule à l’avoir recherché — ; pourquoi hésitons-nous donc à mortifier nos corps à propos de bagatelles, telle celle de ne leur faire plaisir en rien, et que n’avons-nous soin de les conduire là où ils ne veulent pas aller jusqu’à ce qu’ils soient assujettis à l’esprit ?

2       Il me semble que celui qui commence à servir Dieu véritablement, le moins qu’il puisse lui offrir — après le don de sa volonté — c’est sa vie, soit : rien du tout. Il est évident que le vrai religieux ou l’authentique homme d’oraison qui prétend jouir des consolations divines, ne doit pas renoncer à l’idée de mourir pour lui et d’endurer le martyre. Ne savez-vous pas, mes sœurs, que la vie du vrai religieux ou de celui qui veut être parmi les amis intimes de Dieu est un long martyre ? Je dis « long », car comparé à la rapidité du martyre de la décapitation, on peut le qualifier de long ; mais toute vie n’est-elle pas courte, et celle de quelques-uns extrêmement courte ? Ainsi donc, ne faites aucun cas de ce qui passe, et encore beaucoup moins de la vie, car aucun jour n’est assuré ; si nous pensions que chaque jour est le dernier, qui d’entre nous, voyant qu’il n’en a pas d’autre à vivre, ne déploierait tous ses efforts pour le bien employer ?

3       Écoutez-moi, mes sœurs, le plus sûr est de croire qu’il en est ainsi. Travaillez donc à contredire en tout votre volonté. Même si vous n’y parvenez pas immédiatement, petit à petit, et en peu de temps, si vous vous appliquez et vous aidez de l’oraison, vous vous trouverez au sommet. Mais comme il semble âpre de dire que nous ne devons nous faire plaisir en rien, si on ne parle pas de la consolation et du plaisir qu’amène cette contradiction, ni des joies et de la sécurité qu’elle procure dés cette vie ! Ici, comme vous vous y exercez toutes, le plus important est fait. Vous vous le rappelez les unes aux autres et vous vous aidez. Voici ce que chacune doit essayer : dépasser les autres sur ce point.

4       Faites très attention à vos mouvements intérieurs, particulièrement ceux qui concernent les prééminences. Dieu nous préserve, par sa Passion, de dire : « je suis la plus ancienne », « je suis la plus âgée », « j’ai travaillé davantage », « cette autre sœur est mieux traitée que moi ». Il faut promptement réfréner ces premiers mouvements, car si vous vous y arrêtez ou commencez à en parler, c’est une peste et la source de grands maux dans les monastères. N’oubliez pas que j’en ai une grande expériences. Quand vous aurez une Prieure qui tolérera tant soit peu ce genre de choses, croyez que Dieu a permis que vous l’ayez en punition de vos péchés et pour qu’elle soit le commencement de votre perte. Criez-lui au secours, et que toutes vos prières n’aient d’autre but que de lui demander de vous venir en aide en vous envoyant un religieux ou une personne d’oraison ; car si quelqu’un prie avec la détermination de jouir des grâces et des consolations que Dieu accorde dans l’oraison, il est bien qu’il soit très détaché.

CHAPITRE 18

Comment celui qui veut faire des progrès doit faire peu de cas de l’honneur.

1       Ne me dites pas : Dieu accorde des consolations à des personnes qui ne sont pas aussi détachées. C’est vrai, mais c’est parce qu’il voit, dans sa sagesse infinie, que cela convient pour les amener à tout quitter pour lui. Je n’appelle pas « tout quitter », entrer en religion, car il peut y avoir des obstacles et l’âme parfaite peut être détachée et humble n’importe où. Mais croyez ce que je vous dis : là où il existe un point d’honneur ou un désir des biens temporels (et cela peut se rencontrer dans les monastères comme ailleurs, bien que la faute serait plus grande parce que vous y êtes davantage éloignées des occasions), vous aurez beau vous être adonnées à l’oraison pendant des années (ou plutôt : à la méditation, car l’oraison parfaite finit par faire disparaître ces séquelles), vous ne ferez jamais de grands progrès et vous n’arriverez jamais à jouir du véritable fruit de l’oraison.

2       Voyez, mes sœurs, l’importance qu’ont pour vous ces choses qui semblent si insignifiantes, puisque vous n’êtes ici que pour vous en détacher. Si vous n’y travaillez pas, vous ne serez pas plus, honorées et, comme on dit, le profit sera perdu. Ainsi donc, déshonneur et perte vont ici de pair Que chacune d’entre vous considère ce qu’elle a d’humilité, et elle verra quels progrès elle a faits. Je suis certaine que le diable, même par un premier mouvement, n’osera pas tenter le vrai humble en matière de prééminence, car il est si sagace qu’il craint le coup qu’il recevrait. Et il est impossible à l’âme humble de ne pas se fortifier dans cette vertu et de ne pas y faire de très grands progrès si le démon la tente par là ; comme cette âme repensera obligatoirement à ses péchés et comparera ce qu’elle a fait pour le Christ avec ce qu’il a fait pour elle, et comment il s’est prodigieusement abaissé pour nous donner un exemple d’humilité, elle en sortira si victorieuse que le démon n’osera plus revenir la tenter de peur d’avoir la tête brisée.

3       Suivez ce conseil que je vous donne — et ne l’oubliez pas — : vous devez grandir en humilité non seulement intérieurement (il a déjà été dit qu’il serait fâcheux pour vous de ne pas sortir de l’épreuve avec profit), mais extérieurement tâchez que votre tentation tourne au bénéfice de vos sœurs. Si vous voulez vous venger du démon et vous délivrer de la tentation, dès que celle-ci se manifeste confiez-vous à la Supérieure, suppliez-la et demandez-lui de vous donner un office très bas ; et comme vous le pourrez, étudiez la manière d’y briser votre volonté (le Seigneur vous en offrira bien des opportunités) : il vous sera également possible de vous livrer à des mortifications publiques, puisqu’elles sont autorisées dans cette maison. Fuyez de semblables tentations du diable comme la peste, et faites en sorte de n’être pas longtemps tentées. Dieu nous préserve des personnes qui veulent le servir en se souvenant de leur honneur ou en craignant le déshonneur ! croyez-moi, il y a là un mauvais calcul et, comme je l’ai dit, on perd l’honneur lui-même dès lors qu’on le recherche, en particulier dans les Ordres religieux. Ainsi donc il n’y a pas de toxique au monde capable de tuer les hommes, qui soit plus fort que ces choses-là pour tuer la perfection.

4       Vous allez dire que ce sont là des bagatelles, et qu’il ne faut pas en faire cas dès lors qu’elles ne sont rien. Ne jouez pas avec elles, car dans les monastères elles montent comme l’écume, et rien n’est petit quand le danger est aussi notoire. Savez-vous pourquoi ? Chez vous cela commence peut-être par peu de chose, un rien ; mais voici que le démon suggère à l’une de vous que l’affaire est grave, elle va même jusqu’à penser faire acte de charité en vous demandant comment vous acceptez pareil affront ! « Je prie Dieu de vous donner de la patience, dit-elle, vous devez lui offrir cette épreuve, un saint n’en supporterait pas plus » ; enfin, le démon met sur la langue de cette sœur tant de raisonnements spécieux qu’obligée de supporter l’épreuve, vous voici tentée de vaine gloire, car vous vous imaginez beaucoup endurer.

5       Et notre nature est si lamentablement faible que, même si nous ignorons le fait et nous disons que cela n’est rien, nous y restons sensibles ; à plus forte raison si nous voyons que d’autres y sont sensibles pour nous. L’idée que nous avons raison augmente notre peine, et l’âme perd ainsi toutes les opportunités qu’elle avait de mériter ; elle reste affaiblie, de sorte que le démon reviendra la tenter le lendemain avec plus de force. Voici même ce qui arrive très souvent : vous êtes préparée à ne pas vous laisser affecter par l’injure, mais des compagnes accourent et vous disent que vous n’êtes qu’une brute insensée, que vous devriez sentir les choses davantage. Oh là là, si vous avez une amie !

CHAPITRE 19

Comment il faut fuir les points d’honneur et les raisonnements du monde pour arriver à la véritable raison.

1       Oh, pour l’amour de Dieu, mes sœurs, faites très attention à cela ! qu’aucune d’entre vous ne se laisse toucher par une charité indiscrète et ne s’apitoie sur sa sœur pour des insultes imaginaires. Je vous le répète souvent, mes sœurs, et maintenant je vous le mets par écrit : que toutes les religieuses de cette maison, et les personnes qui aspirent à la perfection, fuient de mille lieues des paroles de ce genre : « j’avais raison », « on m’a fait tort », « la sœur n’avait pas raison ». Dieu nous garde des mauvaises raisons ! Y avait-il une raison pour que le Christ notre Bien subisse et reçoive tant d’injures ? Y en avait-il une pour qu’il supportât tant d’injustices ? Je ne sais vraiment pas ce qu’est venue faire dans un monastère celle qui ne veut porter que la croix qu’elle est en parfait droit d’attendre ; qu’elle retourne dans le monde où son prétendu bon droit ne sera pas davantage sauvegardé. Pourriez-vous, par hasard, souffrir tellement que vous ne méritiez de souffrir davantage ? Quelle raison avez-vous là ? En vérité, je ne la comprends pas.

2       Lorsque vous recevez quelque honneur ou êtes l’objet d’égards ou d’attentions, exposez alors ces raisons ! car, assurément, n’est-il pas contre toute raison que vous soyez ainsi traitées en cette vie ? Mais s’il s’agit d’offenses — puisqu’on appelle ainsi ce qui ne nous offense pas — je ne vois pas ce que nous pouvons dire. Ou nous sommes les épouses d’un si grand Roi ou nous ne le sommes pas : si nous le sommes, y a-t-il une femme d’honneur qui ne ressente jusqu’au fond de l’âme le déshonneur infligé à son époux ? d’ailleurs, ne le voulût-elle pas, tous deux partagent honneur et déshonneur. Or, vouloir participer au royaume de notre Époux, être ses compagnes dans le bonheur et refuser de partager ses affronts et ses souffrances, c’est une absurdité.

3       Dieu veuille ne pas nous laisser nourrir pareil désir ! au contraire, que celle qui parmi vous se croira la moins estimée se considère comme la plus heureuse ; à dire vrai, elle l’est réellement si elle supporte cet état de choses consume elle le doit ; et croyez-moi (car je l’ai expérimentée) il est certain qu’elle ne manquera d’honneur ni en cette vie ni en l’autre. Mais quelle folie de vous dire : « croyez-moi », quand celui qui est la véritable Sagesse, la Vérité même, nous l’affirme, ainsi que la Reine des Anges ! Ressemblons un tout petit peu, mes filles, à cette Vierge très sainte dont nous portons l’habit ; nous devrions être confuses d’être appelées « ses » religieuses. Imitons au moins son humilité en quelque chose ; je dis en « quelque chose », car nous aurons beau nous abaisser et nous humilier beaucoup, ce ne sera rien encore pour quelqu’un comme moi qui, à cause de ses péchés mérite d’ère abaissée et méprisée par les démons, bien qu’elle ne le veuille pas ; et même si vous n’avez pas commis autant de péchés que moi, il serait bien extraordinaire que l’une d’entre vous n’en ait pas commis au moins un qui lui fasse mériter l’enfer. Et je vous le répète, ne considérez pas ces choses comme négligeables, car si vous ne faites pas diligence pour les déraciner, ce qui n’est rien aujourd’hui sera peut-être demain un péché véniel, et c’est une pente si dangereuse que si vous laissez les choses aller, le péché ne restera pas seul ; il n’y a rien de plus néfaste pour une communauté.

4       Voilà ce à quoi nous devrions faire très attention, nous qui vivons en communauté : à ne pas nuire à celles qui travaillent à nous faire du bien et à nous donner le bon exemple. Si nous comprenions l’immense préjudice causé par l’enracinement d’une mauvaise habitude comme celle de nous montrer susceptibles au sujet de notre honneur, nous préférerions passer par mille morts plutôt que d’en être la cause ; et ce ne serait jamais que la mort du corps, tandis que la ruine de l’âme est une grande perte, et il semble que cette perte n’ait pas de fin, car lorsque les unes sont mortes, d’autres leur succèdent, et qui sait si toutes ne suivront pas davantage une mauvaise habitude que nous avons introduite plutôt que de nombreux exemples de vertus ? Le démon ne laisse pas tomber la mauvaise habitude, mais la faiblesse de notre nature fait perdre les vertus.

5       Oh ! quelle immense charité ferait, et quel grand service rendrait à Dieu, la religieuse qui, voyant qu’elle ne peut soutenir les perfections et suivre les usages de cette maison, le reconnaîtrait d’elle-même, s’en irait et laisserait les autres en paix ! Et j’ajoute : aucun couvent (tout au moins si l’on veut bien me croire), ne l’admettra ou lui permettra de faire profession, jusqu’à ce que plusieurs années de probation aient démontré qu’elle s’est corrigée. Je ne fais pas allusion à des manques concernant la pénitence ou les jeûnes car — bien qu’ils soient preuves d’imperfection — ce ne sont pas là des choses qui causent un aussi grand préjudice ; je parle de certaines natures qui aiment à être estimées et considérées, qui voient les fautes d’autrui et ne reconnaissent jamais les leurs, avec d’autres travers du même genre qui, sans aucun doute, proviennent d’un manque d’humilité. Si Dieu ne favorise pas ces personnes d’une grande ferveur, qu’il vous préserve de les voir s’installer parmi vous avant que de longues années n’aient ratifié leur amendement. Veuillez comprendre qu’elles ne trouveront jamais de repos et n’en laisseront pas aux autres.

CHAPITRE 20

Combien il importe que toutes celles dont l’esprit va à l’encontre de ce qui a été dit ne soient admises à faire profession.

1       Comme vous n’acceptez pas de dot, vous êtes, par la grâce de Dieu, libres de congédier les sujets ; ce qui me navre, ce sont les monastères qui, très souvent pour ne pas rendre l’argent ou par crainte de flétrir l’honneur de la famille, gardent le voleur qui dérobe leur trésor. Dans cette maison vous avez déjà risqué et perdu l’honneur du monde, car les pauvres ne sont pas honorés. Ne désirez donc pas que les autres le soient à vos dépens. Notre honneur, mes sœurs, doit consister à servir Dieu, et celle qui songerait à vous entraver sur ce point peut rester chez elle avec son honneur. C’est pour cela que nos Pères ordonnèrent une année de probation et, dans notre Ordre, nous sommes libres de n’accorder la profession qu’au bout de quatre ans. Personnellement, j’aimerais qu’on attendît dix ans. Une religieuse humble se souciera peu de n’être pas professe, car elle sait qu’on ne la renverra pas si sa conduite est bonne ; et si elle est mauvaise, pourquoi voudrait-elle nuire aux disciples du Christ réunies en cette maison ? Par « conduite mauvaise », je ne veux pas dire être portée aux vanités car, avec l’aide de Dieu, je crois que ce défaut ne s’infiltrera jamais dans cette maison ; par « conduite mauvaise », je veux dire n’être pas mortifiée, être attachée aux choses du monde ou à soi-même sur les points que j’ai signalés. Que celle qui ne verra pas en elle un grand esprit de mortification suive mon conseil et ne fasse pas profession [Ici reprend le Ms V après suppression de ce premier paragraphe. Le thème de la dot reviendra cependant un peu plus loin dans ce Ms V], si elle ne veut pas trouver un enfer ici-bas, et plaise à Dieu qu’elle n’en trouve pas un autre dans l’au-delà, car bien des choses en elle le font craindre ; et pas plus celles qui vivent dans le monastère qu’elle-même ne le comprendront sans doute comme je le comprends.

          Croyez ce que je vous dis — et sinon je prends le temps à témoin — car le genre de vie que nous voulons mener n’est pas seulement celui de religieuses, mais celui d’ermites ; détachez-vous donc de toutes les choses créées. Je vois qu’Il accorde cette grâce à toutes celles qu’Il a tout particulièrement choisies pour cette maison. Leur détachement n’a peut-être pas encore atteint toute la perfection possible, mais au grand contentement et à la joie qu’elles éprouvent à l’idée de ne plus avoir à s’occuper des choses de cette vie, il est clair qu’elles y tendent.

2       Je le dis encore : si quelqu’une a de l’inclination pour le commerce du monde, si elle voit qu’elle ne fait pas de progrès, qu’elle s’efforce de prendre congé de ses compagnes et qu’elle aille dans un autre monastère ; sinon, elle verra ce qui lui arrivera, et qu’elle ne se plaigne pas à moi- fondatrice de ce monastère — de ne pas l’avoir prévenue. Cette maison est un ciel, si tant est qu’il en existe un sur terre, pour celle qui ne fait aucun cas de son propre contentement, et dont tout le plaisir est de contenter Dieu ; on y mène une vie très agréable. Mais si on désire quelque chose de plus, on perdra tout car il est impossible de l’obtenir ; et une âme mécontente est comme une personne qui souffre d’un grand dégoût : les mets, si bons soient-ils, l’écœurent ; et les aliments que les bien-portants mangent avec grand plaisir lui donnent des nausées. Ces personnes feront mieux leur salut ailleurs, ou dans un monastère moins austère ; peut-être même y atteindront-elles peu à peu la perfection qu’elles n’ont pu supporter ici, où l’on exigeait tout d’un coup. Certes, l’on accorde du temps pour que l’intérieur soit totalement détaché et mortifié, mais l’extérieur doit l’être très vite à cause du préjudice qui peut en résulter pour les autres ; et si celle qui voit ce que font les autres se trouve toujours en si excellente compagnie et ne progresse pas en un an ou en six mois, je crains qu’elle n’avance pas davantage en plusieurs années, et qu’au contraire elle ne recule. Je ne dis pas qu’elle doive être aussi parfaite que les autres, mais encore faut-il comprendre que son âme se fortifie peu à peu, et d’ailleurs si le mal est mortel, on le voit tout de suite.

CHAPITRE 21

Continue à parler de l’importance de tout cela.

1       Je suis certaine que le Seigneur favorise les âmes fermement résolues, et c’est pourquoi il est très important d’examiner les qualités de celle qui entre chez nous ; il faut s’assurer qu’elle ne cherche pas uniquement à se sortir d’affaire (cela arrivera à nombre d’entre elles, mais le Seigneur pourra perfectionner leur intention si elles sont douées d’un bon jugement ; si elles manquent de jugement, qu’on ne les reçoive à aucun prix, car elles ne comprendront pas les motifs qui les ont amenées au monastère, ni les sœurs qui voudront les guider vers la perfection). Généralement, les personnes de cette sorte pensent toujours mieux savoir ce qui leur convient que les plus sages ; c’est là un mal que je tiens pour incurable, car il est bien rare qu’il ne soit accompagné de malice ; dans un couvent où il y a un grand nombre de religieuses, on pourra le tolérer, mais là où vous êtes si peu nombreuses, on ne pourra le supporter.

2       Si une personne de bon jugement commence à s’affectionner au bien, elle s’y attache fortement parce qu’elle voit que c’est le plus sûr ; et même si elle n’est pas d’un grand secours pour faire progresser dans la perfection, du moins sera-t-elle de bon conseil et utile pour une foule de choses ; elle n’ennuiera personne ; au contraire, sa compagnie sera un délassement. Mais si elle manque de jugement, je ne vois pas à quoi elle pourra servir dans une communauté ; elle pourrait plutôt y nuire beaucoup. Ce manque de jugement, comme les autres défauts, ne se voit pas immédiatement, car quelques personnes s’expriment bien et comprennent mal, et d’autres s’expriment avec difficulté — et leur expression manque quelque peu de raffinement — mais elles ont une grande intelligence du bien. Il y a en effet des simplicités saintes qui s’entendent peu aux affaires et aux conventions du monde, mais qui connaissent l’art de traiter avec Dieu. C’est pourquoi il faut beaucoup s’informer avant de les recevoir, et les réprouver longtemps avant de les admettre à la profession. Que le monde comprenne une fois pour toutes que vous avez la liberté de les renvoyer, et que dans ce monastère où règne une grande austérité, les motifs pour vous y obliger ne manqueront pas ; lorsqu’on verra que c’est en usage chez vous, on ne s’en offensera plus.

3       Je dis « comprenne », parce que ces temps sont si infortunés, et la faiblesse des religieuses est si grande (c’est ma propre expérience qui me le fait dire), que les prescriptions laissées par nos prédécesseurs ne suffisent plus et, pour ne déplaire à personne ou éviter que les gens ne jasent — ce qui n’a aucune importance — nous laissons tomber dans l’oubli les vertueuses coutumes ; Dieu veuille que nous n’ayons pas à payer dans l’autre vie l’admission de telles personnes ! Nous ne manquons jamais de motifs pour nous persuader de les accepter. Pourtant, dans une affaire aussi importante, aucun prétexte n’est admissible, car si le Supérieur n’est influencé ni par ses préférences personnelles ni par un mouvement passionné, et ne considère que le bien du monastère, je ne crois pas que Dieu permette jamais qu’il se trompe ; mais si l’on se laisse toucher par de fausses pitiés, et si l’on prête attention à ces sots points d’honneur, je suis sûre qu’on ne manquera pas de se tromper.

4       C’est là une affaire que chacun d’entre nous doit considérer en son particulier et recommander à Dieu ; nous devons aussi encourager la Prieure à ne pas manquer de fermeté en cette affaire, car elle est de grande importance pour toutes ; et ainsi je supplie Dieu de vous donner sa lumière.

CHAPITRE 22

Du grand bien qu’il y a à ne pas se disculper même si on se voit condamné sans être coupable.

1       Mais comme je vous écris de façon décousue ! tout comme une personne qui ne sait pas ce qu’elle fait. C’est de votre faute, mes sœurs, puisque c’est vous qui me le demandez. Lisez-le comme vous le pourrez — puisque moi aussi je l’écris comme je le peux — et, si c’est trop mauvais, brûlez-le. J’aurais besoin de tranquillité mais, comme vous le voyez, j’ai si peu de temps libre que huit jours se passent sans que je puisse écrire, et ainsi j’oublie ce que j’ai dit et même ce que je vais dire. Et maintenant il paraîtra très mal de ma part de vous prier de ne pas faire ce que je viens de faire, soit : m’excuser ; je vois en effet que souffrir sans se disculper est une habitude de haute perfection, très édifiante et méritoire ; et bien que je vous l’enseigne très souvent et que, par la bonté de Dieu, vous le mettiez en pratique, Sa Majesté ne m’a jamais accordé cette faveur. Puisse-t-il me la concéder avant que je ne meure ! Jamais une raison ne me manque pour qu’il me paraisse plus vertueux de me disculper. Comme c’est quelquefois permis, et qu’il serait mal de ne pas le faire, je n’ai pas la discrétion — ou pour mieux dire l’humilité — de le faire quand il convient. C’est vraiment faire preuve de grande humilité que de se laisser condamner sans être coupable, et c’est grandement imiter le Seigneur qui prit à son compte toutes nos fautes. Je voudrais fortement vous persuader de vous y efforcer sérieusement, car vous en retirerez de grands bénéfices ; je n’en vois au contraire aucun, absolument aucun, à nous disculper nous-mêmes d’une faute sauf, je le répète, en certains cas où ne pas dire la vérité susciterait courroux ou scandale. Quiconque aura plus de discrétion que moi comprendra ces nuances.

2       Je crois qu’il est très important de s’habituer à pratiquer cette vertu, ou de travailler à obtenir du Seigneur la véritable humilité qui en est l’origine ; le vrai humble, en effet, doit sincèrement désirer être méprisé, persécuté et condamné sans motif, même pour des choses graves. S’il veut imiter le Seigneur, en quoi peut-il mieux le faire ? Il ne faut pour cela ni forces corporelles ni aide de personne si ce n’est de Dieu.

3       Je voudrais, mes sœurs, que ces grandes vertus soient l’objet de notre étude et de notre pénitence car, vous le savez, pour ce qui est des autres mortifications, même louables, je vous modère lorsqu’elles sont excessives. De grandes vertus intérieures ne peuvent être l’objet d’excès : elles ne débilitent pas le corps des forces nécessaires pour pratiquer l’observance ; au contraire, elles fortifient l’âme ; et en s’exerçant à vaincre de très petites choses, on peut parvenir à remporter la victoire dans les grandes.

4       Mais comme c’est facile d’écrire ceci, et comme je le mets mal en pratique ! En vérité je n’ai jamais pu faire cette preuve dans les choses importantes, car je n’ai jamais entendu dire du mal de moi que je n’aie réalisé clairement qu’on était en reste. Si quelquefois — ou plutôt souvent — je n’avais pas offensé Dieu de la façon dont on vient de parler, je l’avais fait de bien d’autres manières, et il me semblait que c’était beaucoup qu’on le passât sous silence ; j’ajoute avoir toujours préféré qu’on me blâmât pour des fautes que je n’avais pas commises, plutôt que d’entendre dire mes vérités ; cela me déplaisait ; ces autres choses, même si elles étaient graves, ne m’affectaient pas ; mais dans les petites choses je suivais ma nature — et je la suis encore — sans faire attention à ce qui était le plus parfait. C’est pourquoi je voudrais que vous commenciez de bonne heure à comprendre cela, et que chacune d’entre vous considère tout ce qu’elle a à gagner sous tous les rapports en pratiquant cette vertu, et comment, à mon sens, elle n’a rien à y perdre. La principale chose qu’on y gagne c’est d’imiter tant soit peu le Seigneur. Je dis « tant soit peu » car, je le répète, on ne nous accuse jamais sans que nous ayons quelque faute à nous reprocher puisque nous en sommes toujours remplies. Le juste tombe sept fois par jour, et ce serait mentir que d’affirmer que nous sommes sans péché. Ainsi donc, même si on nous accuse à tort, nous ne sommes jamais complètement exemptes de fautes, comme l’était le bon Jésus.

5       O mon Seigneur ! quand je songe à toutes les souffrances que vous avez endurées et combien vous étiez loin de les avoir méritées, je ne sais pas que penser de moi, ni où j’avais l’esprit quand je désirais ne pas souffrir, ni où j’en suis quand je me disculpe de quelque chose. Vous savez, vous, ô mon Bien, que s’il y a en moi quelque chose de bon, je ne l’ai pas reçu d’autres mains que des vôtres ; eh bien ! vous en coûte-t-il plus, Seigneur, de donner beaucoup que de donner peu ? Si je ne mérite pas d’être exaucée, je ne méritais pas non plus les grâces que vous m’avez faites. Est-il possible que je veuille qu’on pense du bien de quelqu’un d’aussi mauvais que moi ? Comment serait-ce imaginable, alors qu’on a dit tant de mal de vous qui êtes le Bien au-dessus de tous les biens ? C’est intolérable, c’est intolérable, ô mon Dieu, et je ne voudrais pas que vous souffriez chez votre servante quoi que ce soit qui déplaise à vos yeux. Considérez, Seigneur, que les miens sont aveugles et qu’ils se contentent de très peu de chose. O Vous ! donnez-moi la lumière, et faites que je désire être haïe de tous, puisque tant de fois je vous ai abandonné alors que vous ne cessiez de m’aimer si fidèlement ! Qu’est ceci, ô mon Dieu ? quel profit pensons-nous retirer à contenter les créatures ? qu’importe qu’elles nous imputent toutes des fautes graves, si devant mon Créateur je suis sans faute ? O mes sœurs, jamais nous n’arriverons à comprendre cette vérité ! et ainsi jamais nous n’arriverons au sommet de la perfection si nous n’appliquons notre esprit à considérer cette vérité, et à méditer ce qui est et ce qui n’est pas.

CHAPITRE 23

Suite du chapitre précédent.

1       Quand bien même vous ne verriez d’autre avantage que la confusion qu’éprouvera la sœur qui est en défaut en constatant que vous vous laissez condamner injustement, ce serait énorme. Une chose de ce genre élève parfois l’âme plus que dix sermons. Vous devez donc toutes vous efforcer de prêcher par les oeuvres, puisque l’Apôtre et notre inhabileté nous empêchent de le faire par la parole.

2       Ne vous imaginez jamais, bien que vous soyez cloîtrées, que le mal ou le bien que vous ferez demeurera secret — je crois vous l’avoir déjà dit une fois et je voudrais vous le redire maintes fois encore. Croyez-vous donc, mes filles, que si vous ne vous disculpez pas, il n’y aura personne pour prendre votre défense ? Voyez comment le Christ a pris la défense de Madeleine quand sainte Marthe l’accusait. Quand ce sera nécessaire Sa Majesté inspirera à quelqu’un l’idée d’élever la voix en votre faveur. J’ai une grande expérience de ceci, mais je préférerais que vous n’y songiez pas, et que vous vous réjouissiez plutôt de vous voir accusées. Je prends le temps à témoin du profit que vous verrez dans votre âme, car il est grand. En premier lieu, celle-ci commence à acquérir la liberté, et vous ne vous souciez pas plus qu’on dise du mal de vous que du bien ; il vous semble même que vous n’êtes pas en cause ; c’est comme si des personnes parlaient devant vous sans s’adresser à vous ; vous ne vous préoccuperiez pas de leur répondre. Ainsi en est-il ici : une fois que vous aurez pris l’habitude de ne pas répondre, il vous semblera que ce n’est pas à vous que l’on parle. Ceci paraîtra impossible parce que nous sommes susceptibles et peu mortifiées — et au début, c’est difficile- mais je sais que peu à peu on peut arriver à cette liberté d’esprit, à cette abnégation et à ce détachement de soi-même, avec la grâce de Dieu.

CHAPITRE 24

Ce qui a été dit était tout à fait indispensable pour commencer à traiter d’oraison.

1       Ne vous imaginez pas que tout cela soit beaucoup car, comme on dit, je n’ai fait que disposer les pions pour le jeu. Vous m’avez demandé de vous parler des premiers degrés de l’oraison ; bien que Dieu, mes filles, ne m’ait pas menée par ce chemin — puisque je ne dois pas encore posséder le début de ces vertus —, je n’en connais pas d’autre. Eh bien, sachez que celui qui ne sait pas disposer les pièces du jeu d’échecs ne saura pas jouer ; et s’il ne sait pas faire échec. il ne saura pas faire mat. Mais vous allez me blâmer parce que je parle de jeu, alors qu’on ne joue pas dans cette maison et qu’il est défendu d’y jouer. Voyez par là quelle mère Dieu vous a donnée ! elle est même au courant d’une vanité comme celle-ci. Néanmoins, on dit que le jeu est quelquefois licite. Licite ? Certes ! comme le sera pour nous cette façon de jouer dont je parle, et avec quelle promptitude — si nous nous y exerçons souvent — ferons-nous mat au Roi divin ! Il ne pourra plus s’échapper de nos mains, ni ne le voudra.

2       C’est la dame qui, dans ce jeu, donne le plus de mal au roi, d’autant plus que toutes les autres pièces la soutiennent. Mais aucune dame ne peut obliger le roi à se rendre comme l’humilité ; c’est elle qui le fit descendre du ciel dans les entrailles de la Vierge, et c’est par l’humilité que nous pourrons l’amener dans notre âme d’un seul de nos cheveux. Croyez-le : plus vous serez humble, plus vous le posséderez ; je ne peux en effet concevoir qu’il y ait, ou puisse y avoir, d’humilité sans amour, ni d’amour sans humilité ; de même qu’il est impossible que ces deux vertus puissent exister sans un grand détachement de toutes les choses créées.

3       Vous me demanderez, mes filles, pourquoi je vous parle des vertus alors que vous avez tant de livres pour vous les enseigner, et que vous désirez seulement que je vous parle de contemplation. Voici ma réponse : si vous m’aviez interrogée sur la méditation, j’aurais pu vous en parler et la conseiller à tous, même à ceux qui n’auraient pas possédé les vertus, parce qu’elle est le premier pas pour les acquérir toutes et qu’il est vital pour tout chrétien de s’y exercer ; nul, si égaré soit-il, ne doit abandonner un si grand bien dès lors que Dieu l’invite à en user ; je l’ai déjà écrit ailleurs, et beaucoup d’autres qui savent ce qu’ils écrivent (ce qui, assurément, n’est pas mon cas, Dieu le sait), l’ont fait également.

4       Mais la contemplation, mes filles, c’est autre chose ! et voici l’erreur où nous tombons tous : voyons-nous quelqu’un consacrer chaque jour un moment à penser à ses péchés — ce qui est une obligation sous peine de n’être chrétien que de nom — et aussitôt nous disons : c’est un grand contemplatif ; sur-le-champ on s’attend à voir en lui les vertus suprêmes que doivent posséder ceux qui sont élevés à une haute contemplation. Lui-même, d’ailleurs, se veut d’en être un, mais il se trompe. Au début il n’a pas su disposer ses pions pour jouer ; il a cru qu’il suffisait de connaître les pièces du jeu pour faire mat, mais il n’en est rien ! car ce Roi ne se livre qu’à celui qui se livre entièrement à lui.

CHAPITRE 25

Différence qu’il doit y avoir entre la vie parfaite des contemplatifs et ceux qui se contentent de l’oraison mentale.

1       Ainsi donc, mes filles, si vous voulez que je vous parle du chemin qui vous mènera à la contemplation, souffrez que je m’étende un peu sur des choses qui ne vous paraîtront pas très importantes (parce que toutes celles que j’ai dites ici sont importantes) ; et si vous ne voulez ni les entendre ni les mettre pratique, restez avec votre oraison mentale toute votre vie ; je vous assure alors, ainsi qu’à tout le monde (peut-être que je me trompe et juge selon moi qui, pendant vingt ans, me suis efforcée de parvenir à la contemplation), que vous ne parviendrez pas — à mon sens — à la vraie contemplation.

2       Je veux maintenant vous expliquer ce qu’est l’oraison mentale (car quelques-unes d’entre vous ne doivent pas bien comprendre en quoi elle consiste), et plaise à Dieu que nous possédions cette oraison comme nous le devons. Je crains pourtant qu’on y arrive difficilement si on ne s’efforce de pratiquer les vertus, bien qu’il ne soit pas nécessaire de les posséder à un aussi haut degré que pour cet autre (la contemplation) exercice. Afin de ne pas oublier que je vous ai dit de ne pas avoir peur de la venue du roi, je vais m’expliquer ; car si vous me surpreniez à dire un mensonge, vous ne me croiriez plus du tout ; et vous auriez raison si je vous mentais sciemment ; mais que Dieu m’en préserve ! si cela arrivait, ce serait par ignorance ou faute de bien comprendre les choses. Il arrive très souvent que le Seigneur concède la grâce de la contemplation à une âme très misérable. Comprenons : à condition que cette âme — c’est mon avis — ne se trouve pas en état de péché mortel, le Seigneur pourra permettre qu’une âme en mauvais état ait une vision — une très bonne vision, même — pour la ramener à lui ; mais je ne peux croire qu’il lui accorde la grâce de la contemplation, car il s’agit là d’une union divine où le Seigneur se récrée avec l’âme et où l’âme se récrée avec lui ; et il n’est pas possible que la Pureté des Cieux puisse se délecter avec une âme souillée, et que le Régal des anges puisse se réjouir avec une âme qui n’est pas sienne (ne savons-nous pas qu’en péchant mortellement, une âme devient propriété du démon ? qu’elle se récrée donc avec lui puisqu’elle l’a contenté et nous savons que ses délices sont dès cette vie un perpétuel tourment) ; mon cher Seigneur a suffisamment d’enfants à Lui avec qui se réjouir, sans qu’il aille prendre ceux des autres. Sa Majesté fera ce qu’Elle fait très souvent : Elle les arrachera des mains du démon.

3       O mon Seigneur, que de fois nous vous faisons lutter corps à corps avec le démon ! N’est-ce pas suffisant que vous vous soyez laissé porter dans ses bras sur le pinacle du temple pour nous apprendre à le vaincre ? Quel spectacle, mes filles, que de voir ce Soleil à côté des ténèbres, et quelle frayeur dut éprouver cette malheureuse créature sans en connaître la cause, parce que Dieu ne permit pas qu’elle la connût ! Comme il mériterait, pour prix d’une si grande audace, que Dieu créât un nouvel enfer pour lui ! Bénies soient une telle pitié et une telle miséricorde ! Quelle ne devrait pas être notre honte, à nous chrétiens, de le mettre tous les jours aux prises avec une bête aussi immonde ! Il était bien nécessaire, mon Seigneur, que vos bras fussent si puissants ! mais comment ne sont-ils pas demeurés affaiblis après les tourments que vous avez endurés sur la croix ? Oh ! comme tout ce qu’on endure par amour finit par se guérir ! Et ainsi, je crois que si vous aviez conservé la vie, l’amour même que vous avez pour nous aurait suffi à guérir vos plaies, sans qu’il fût besoin d’autre médecine. Il semble que je déraisonne, mais il n’en est rien, car l’amour divin fait de plus grandes choses que cela et, afin de ne pas paraître indiscrète — ce que je suis — et vous donner le mauvais exemple, je n’en citerai aucune.

CHAPITRE 26

Comment il est parfois possible que Dieu élève une âme distraite à la contemplation parfaite, et quelle en est la raison. Ce chapitre est très important.

1       Donc, quand le Seigneur le veut, il ramène une âme à lui et — bien qu’elle ne possède pas encore ces vertus — il lui accorde parfois la grâce de la contemplation ; ceci, rarement, et pour peu de temps ; il agit ainsi, je le répète, afin d’éprouver si, grâce à cette faveur, les âmes voudront se disposer à jouir de sa présence. Mais si elles ne le font pas, qu’elles me pardonnent (ou plutôt vous, Seigneur, pardonnez-nous) car il est très regrettable que vous vous approchiez ainsi d’une âme, et qu’elle se tourne ensuite vers les choses de la terre pour s’y attacher.

2       Je suis persuadée qu’il y en a beaucoup que Dieu, Notre Seigneur, éprouve de cette manière, et qu’il y en a peu qui se disposent à jouir toujours de cette faveur ; car lorsque le Seigneur l’accorde, et que de notre côté nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir, je tiens pour certain qu’il ne cesse pas de nous donner jusqu’à ce qu’il nous ait élevées à un très haut degré. Si nous ne nous donnons pas à Sa Majesté aussi résolument qu’Elle se donne à nous, Elle nous accorde déjà une grande grâce en nous laissant dans l’oraison mentale et en nous rendant visite de temps en temps — comme à des ouvriers de sa vigne — ; quant aux autres, ce sont des enfants chéris que le Seigneur voudrait toujours avoir à ses côtés, et il ne s’en éloigne pas parce qu’eux-mêmes ne veulent plus se séparer de lui ; il les fait asseoir à sa table, il partage avec eux sa nourriture et va jusqu’à ôter de morceau de sa bouche pour le leur donner.

3       O bienheureuse sollicitude, mes filles ! ô bienheureux abandon de choses si viles et si vaines qui nous élève à un si haut état ! Et de fait, une fois dans les bras de Dieu, que vous importera que le monde entier vous condamne et même vous assourdisse de ses cris ? Le Seigneur n’a eu qu’à commander — ou qu’à penser — une seule fois que le monde fût, et le monde a été fait. Pour lui, vouloir, c’est faire. Ne craignez donc pas qu’il consente à ce qu’on parle mal de vous, moins que ce ne soit pour votre plus grand bien ; il n’aime pas si peu ceux dont il est aimé. Il montre son amour par tous les moyens possibles. Eh bien, mes filles, pourquoi ne lui montrerions-nous pas le nôtre autant qu’il dépend de nous ? Voyez quel bel échange : son amour en retour du nôtre ! Sachez qu’il peut tout et que nous, ici-bas, nous ne pouvons que ce qu’il nous accorde de pouvoir. Or, que faisons-nous, pour vous, ô Seigneur qui nous avez créés ? Pratiquement rien : nous prenons une pauvre petite résolution. Mais si Sa Majesté veut qu’avec ce qui n’est rien nous méritions le tout, ne nous montrons pas insensées.

4       O Seigneur ! tout notre mal vient de ce que nous n’avons pas les yeux fixés sur vous, car si nous ne regardions que le chemin nous arriverions rapidement ; mais nous faisons mille chutes, mille faux pas, et nous perdons le chemin parce que nous ne fixons pas notre regard sur le vrai chemin. On dirait que ce chemin n’a jamais été parcouru, tant il nous semble nouveau. C’est chose déplorable en vérité ; je dis que nous ne semblons pas être chrétiens, ni ne paraissons avoir lu de toute notre vie le récit de la Passion. Grand Dieu ! Vient-on à chatouiller notre point d’honneur ? C’est celui qui nous dira de ne pas y prêter attention qui passera pour non chrétien. J’ai ri bien souvent, ou plutôt je me suis affligée de ce que j’ai pu voir dans le monde et même, pour mes péchés, dans les Ordres religieux : nous montre-t-on un peu moins d’estime ? nous ne le supportons pas ; nous disons aussitôt que nous ne sommes pas des saints ; tout au moins, moi, je le disais.

5       Dieu nous préserve, mes filles, quand nous ferons quelque chose d’imparfait, de dire : « nous ne sommes pas des anges », « nous ne sommes pas des saintes » ! Considérez, bien que nous ne le soyons pas, comme il est bon pour nous de penser que, si nous faisons des efforts, Dieu nous aidera à le devenir ; ne craignez pas qu’il nous manque si, de notre côté, nous faisons ce que nous pouvons ; et puisque nous ne sommes venues ici que dans ce but : la main à l’œuvre, comme on dit ! qu’il n’y ait rien où nous ne pensions pouvoir servir davantage le Seigneur que nous ne présumions, avec son aide, de mener à terme. Voilà la présomption que je voudrais voir dans cette maison ; elle fait croître l’humilité : nous devons toujours être téméraires, car Dieu aide les forts et il ne fait pas acception des personnes ; et à vous et à moi, il donnera du courage.

6       Je me suis beaucoup éloignée de mon sujet ; je veux revenir à ce que je disais, c’est-à-dire, je crois, à l’explication de l’oraison mentale et de la contemplation. Cela peut sembler impertinent, mais avec vous tout m’est permis, et peut-être comprendrez-vous mieux mon style grossier que le langage élégant d’autres personnes.

CHAPITRE 27

Comment toutes les âmes ne sont pas appelées à la contemplation, comment quelques-unes y arrivent tard, et comment le vrai humble doit marcher avec joie dans le chemin sur lequel le Seigneur le conduit.

1       Il semble que je vais enfin traiter de l’oraison, mais j’ai encore à vous parler quelque peu d’une chose qui importe beaucoup, puisqu’il s’agit de l’humilité et qu’elle est nécessaire dans cette maison ; comme vous devez toutes pratiquer l’oraison, et la pratiquez, il est nécessaire, comme je l’ai dit, que vous essayiez de comprendre comment vous exercer à l’humilité de toutes les façons possibles. Or voici un point important quant à cette vertu, et indispensable à toutes les personnes qui s’adonnent à l’oraison : comment celui qui est vraiment humble pourra-t-il penser qu’il est aussi bon que ceux qui atteignent cet état ? Dieu, il est vrai, par les mérites du Christ, peut le rendre vertueux et le lui faire mériter ; mais — s’il veut m’en croire — qu’il s’assoie toujours à la dernière place ; qu’il se tienne prêt pour le cas où Dieu voudrait le mener par le chemin de la contemplation ; et si tel n’est pas le bon vouloir divin, la vraie humilité intervient ici, et l’âme s’estimera heureuse d’être la servante des servantes du Seigneur, et elle le louera de l’avoir appelée en leur compagnie alors qu’elle méritait l’enfer.

2       Je ne dis pas cela sans raison sérieuse car, je le répète, il est très important de comprendre que Dieu ne nous conduit pas tous par le même chemin, et celui qui croit marcher par le chemin le plus bas est peut-être le plus haut aux yeux du Seigneur. Ce n’est pas parce que dans cette maison la coutume et la pratique de l’oraison sont observées, que vous devez obligatoirement être toutes contemplatives. C’est impossible, et celle qui ne le sera pas éprouvera une vive contrariété si elle ne comprend pas cette vérité. La contemplation est un don de Dieu. Et puisqu’elle n’est pas nécessaire au salut et que Dieu ne nous la demande pas comme condition de la récompense future, que cette religieuse ne s’imagine pas que quelqu’un d’autre l’exigera, ni qu’elle cessera pour autant d’être très parfaite si elle met en pratique ce que j’ai écrit ; au contraire, elle aura peut-être beaucoup plus de mérite, parce qu’elle devra fournir davantage d’efforts ; le Seigneur la traite en âme forte et lui réserve, pour les lui donner toutes à la fois, les consolations dont elle n’aura pas joui sur la terre. Qu’elle ne se décourage donc pas, n’abandonne pas l’oraison et n’omette pas de faire comme les autres, car parfois le Seigneur vient très tard ; et, même tard, il paye bien, et donne d’un seul coup autant qu’il a donné peu à peu à d’autres en plusieurs années.

3       J’ai passé quatorze ans sans pouvoir jamais méditer autrement qu’avec un livre. Il doit y avoir beaucoup de personnes dans ce cas, et d’autres qui, même avec un livre, sont incapables de méditer ; elles ne peuvent que prier vocalement ; cela les absorbe davantage et elles y trouvent une certaine satisfaction. Quelques-unes ont l’esprit si léger qu’elles ne peuvent se fixer sur quoi que ce soit ; elles sont toujours dans une telle inquiétude que si elles veulent arrêter leur pensée sur Dieu, elles se perdent en mille vanités, scrupules et doutes sur la foi. Je connais une religieuse fort âgée — plût à Dieu que ma vie fût comme la sienne — très sainte, pénitente, en tout excellente religieuse et qui s’adonne régulièrement à l’oraison vocale, mais pour qui l’oraison mentale est impossible ; tout au plus peut-elle s’arrêter un peu sur chacun de ses Ave Maria et de ses Pater Noster — et c’est un saint exercice. Il y a beaucoup d’autres personnes qui sont dans ce cas et, si elles sont humbles, je ne pense pas qu’elles soient à la fin de l’année plus mal partagées que celles qui ont de nombreuses consolations dans l’oraison ; elles recevront tout autant et, en un sens, elles se sentiront plus sûres, car comment savons nous si ces consolations viennent de Dieu ou sont envoyées par le démon ? Si elles ne viennent pas de Dieu, elles sont très dangereuses, car l’œuvre du démon est de nous inspirer de l’orgueil ; si elles viennent de Dieu, il n’y a aucune raison de craindre, comme je l’ai écrit dans un autre livre.

4       Les âmes qui sont privées de telles consolations marchent dans l’humilité, elles craignent toujours qu’il n’y ait de leur faute, elles sont toujours soucieuses d’aller de l’avant ; en voient-elles d’autres verser une larme ? elles s’imaginent aussitôt, n’en répandant pas elles-mêmes, qu’elles sont très en retard dans le service de Dieu alors qu’elles devancent les autres de beaucoup ; les larmes, en effet — quoique bonnes — ne sont pas toutes parfaites, tandis que l’humilité, la mortification, le détachement et autres vertus sont toujours sûres. Ne craignez pas, vous ne pouvez manquer d’atteindre la perfection comme ceux qui sont de grands contemplatifs.

5       Sainte Marthe était sainte, bien qu’on ne nous la présente pas comme une contemplative ; que prétendez-vous de plus que de ressembler à cette bienheureuse femme qui mérita tant de fois de recevoir le Christ Notre-Seigneur dans sa maison, de lui donner à manger, de le servir, de manger à sa table, et peut-être même de son plat ? Si toutes deux étaient demeurées absorbées comme Madeleine, il n’y aurait eu personne pour donner à manger à l’hôte céleste. Eh bien ! représentez-vous que cette petite communauté est la maison de sainte Marthe et qu’il doit y avoir de tout. Et celles qui sont menées par la voie active ne doivent pas trouver à redire à celles qui resteront tout abîmées dans l’oraison car, généralement, cet état ôte tout souci de soi-même et de toutes choses.

6       Qu’elles se souviennent que si elles se taisent, le Seigneur répondra pour elles, et qu’elles s’estiment heureuses d’aller lui préparer ses repas. Qu’elles considèrent que la véritable humilité consiste surtout, j’en suis sûre, à répondre promptement et joyeusement à ce qu’il plaira au Seigneur de faire de nous, et à se considérer indignes d’être appelées ses servantes. Si donc contempler, faire oraison mentale ou vocale, soigner les malades, s’occuper de la maison, s’efforcer de désirer que ce soit aux plus bas offices, n’est autre chose que servir l’Hôte qui vient loger, manger et se délasser chez nous, que nous importe de faire une chose plutôt qu’une autre ?

CHAPITRE 28

On gagne beaucoup en s’y efforçant et ce serait mal de ne pas faire tout ce que nous pouvons.

1       Je ne vous dis pas de vous abstenir de faire tout ce qu’il faut pour arriver à la contemplation, mais de vous exercer à tous les offices, car ce n’est pas vous qui pouvez choisir, mais le Seigneur ; et si, après de longues années, il laisse chacune de nous dans l’office où elle est, ce serait une bien curieuse humilité que de vouloir en choisir un autre ! Laissez faire le Seigneur de la maison : il est sage, il est puissant, il sait ce qui vous convient et aussi ce qui lui convient. Soyez sûres que si vous faites ce qui est en votre pouvoir, et vous disposez pour une haute contemplation avec la perfection dont il a été parlé, si le Seigneur ne vous l’accorde pas ici-bas (mais je crois qu’il ne manquera pas de vous en faire don si votre détachement est sincère), c’est qu’il vous réserve cette marque d’amour, et — comme je vous l’ai déjà dit — veut vous traiter en âmes fortes et vous donner sur la terre la croix que Sa Majesté a toujours portée. Quelle meilleure marque d’amitié que de vouloir pour vous ce qu’il a voulu pour lui ? Peut-être n’auriez-vous pas mérité une aussi grande récompense si vous aviez été élevées à la contemplation. Ses jugements lui appartiennent, et nous n’avons pas à nous en mêler ; c’est une très bonne chose que le choix ne dépende pas de nous, car, comme nous nous imaginons que la contemplation est plus reposante, nous serions tous, sur-le-champ, de grands contemplatifs.

2       Je vous dis donc, mes filles, à vous que Dieu ne conduit pas par ce chemin, que les contemplatifs ne portent pas une croix plus légère que la vôtre, et que vous seriez fort étonnées si vous saviez par quelles voies et de quelles manières Dieu leur envoie des croix. Je connais l’un et l’autre état, et je sais très bien que les souffrances que Dieu envoie aux contemplatifs sont intolérables ; elles sont de telle sorte qu’ils ne pourraient les supporter si Dieu ne les nourrissait de consolations célestes. Et puisque Dieu mène ceux qu’il aime par la voie des épreuves, il est clair que plus il les aime plus elles sont grandes, et il n’y a nulle raison de croire qu’il éprouve de la haine pour les contemplatifs, puisqu’il les loue de sa propre bouche et qu’ils sont ses amis.

3       Il est donc absurde de croire que Dieu admet dans son intimité des personnes amies de leurs aises et libres d’épreuves. Je suis certaine que Dieu leur envoie de plus grandes souffrances qu’aux autres, et comme il les mène par un chemin abrupt et rude — ils s’imaginent parfois qu’ils s’égarent et doivent revenir sur leurs pas pour recommencer le chemin —, le Seigneur doit les sustenter non avec de l’eau mais avec du vin, afin qu’enivrés, ils ne réalisent pas ce qu’ils endurent et puissent le supporter ; aussi, je vois peu de vrais contemplatifs que je ne les trouve pleins de courage. La première chose que fait le Seigneur, s’ils sont faibles, est de leur infuser de la force, afin qu’ils ne craignent pas les épreuves qui peuvent leur arriver.

CHAPITRE 29

Suite du même sujet. Combien les épreuves des contemplatifs surpassent celles des personnes qui sont dans la vie active ; c’est un grand sujet de consolation pour ces dernières.

1       Je crois que ceux qui sont dans la vie active s’imaginent. dés qu’ils voient les contemplatifs recevoir quelque consolation, que la vie de ces derniers n’est remplie que de joies. Et moi je vous dis que vous ne pourriez peut-être pas souffrir un seul jour ce qu’ils endurent. Mais comme le Seigneur nous connaît parfaitement, il donne à chacun de nous l’office qu’il juge le plus convenable à l’âme, à Sa gloire et au bien du prochain ; et pourvu que de votre côté vous n’ayez rien omis pour vous préparer, soyez sûres que votre travail ne sera pas perdu. Considérez bien ce que je dis : nous devons toutes tendre à cette fin — nous ne sommes pas ici pour autre chose — et y tendre non seulement un an ou dix ans afin que nous ne semblions pas abandonner par lâcheté, mais jusqu’à ce que le Seigneur comprenne que nous faisons tout ce qui est en notre pouvoir. Soyons comme les soldats qui ont beaucoup servi : pour que leur capitaine puisse disposer d’eux, ils doivent toujours être prêts, car quel que soit le poste où ils serviront, il leur donnera leur solde et les paiera généreusement. Mais comme notre Roi paye plus largement encore ceux qui le servent ! car ces infortunés soldats meurent, et Dieu sait ensuite qui les paiera !

2       Voyant donc ses soldats présents et désireux de le servir, le capitaine, qui connaît les aptitudes de chacun d’eux (pas aussi bien toutefois que notre céleste Capitaine), distribue les emplois selon leurs forces respectives ; mais s’ils étaient absents, il ne leur donnerait rien, et ne les enverrait pas en service auprès du roi. Ainsi, mes sœurs, oraison mentale ! et pour celle qui n’y parviendra pas, oraison vocale, lecture et colloques avec Dieu, comme je le dirai plus loin. Ne négligez jamais les heures d’oraison observées par les autres, vous ne savez pas à quel moment le Capitaine vous appellera et voudra vous envoyer de nouvelles épreuves dissimulées sous d’apparentes consolations. S’il ne vous appelle pas, comprenez que vous n’y êtes pas aptes et que la prière vocale est ce qui vous convient ; voilà en quoi consiste la véritable humilité : à croire sincèrement que vous n’êtes pas même capables de faire ce que vous faites, et à vous montrer joyeuses d’accomplir ce qui vous est commandé.

3       Si cette humilité est vraie, bienheureuse telle servante de la vie active qui ne se plaindra que d’elle-même. J’aimerais beaucoup mieux être à sa place qu’à celle de certaines contemplatives. Laissez donc les autres avec leur combat : il n’est pas petit. Ne savez-vous pas que dans les batailles, les porte-drapeaux et les capitaines ont l’obligation de se battre farouchement ?

4       Un pauvre soldat avance pas à pas, et si parfois il se cache pour ne pas entrer au plus rude de la mêlée, personne ne s’en aperçoit et il ne perd ni son honneur ni sa vie. Le porte-drapeau, bien qu’il ne combatte pas, porte le drapeau, et il doit se laisser mettre en pièces plutôt que de le lâcher ; tous ont les yeux fixés sur lui. Pensez-vous que ceux à qui le roi confie ces offices ont une tâche légère ? Pour un petit peu plus d’honneur ils s’engagent à souffrir beaucoup plus, et s’ils trahissent la moindre faiblesse, tout est perdu. Ainsi, mes amies, nous ne nous comprenons pas et ne savons pas ce que nous demandons ; laissons faire le Seigneur, il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes, et la vraie humilité consiste à être satisfaits de ce qu’on nous donne ; il y a des personnes qui semblent vouloir demander à Dieu des faveurs comme si c’était un droit. Étrange humilité vraiment ! aussi celui qui nous connaît tous a-t-il raison de ne leur en accorder que très rarement ; il voit clairement qu’elles sont incapables de boire son calice.

5       Voulez-vous, mes filles, savoir si vous avez fait des progrès ? Que chacune d’entre vous examine si elle se tient pour la plus misérable de toutes (et qu’elle montre qu’elle l’entend ainsi en agissant pour le profit et le bien des autres) ; la plus parfaite n’est pas celle qui goûte le plus de consolations dans la prière et a des extases, des visions ou d’autres choses de ce genre, car il faut attendre l’autre vie pour connaître la valeur de ces faveurs. La monnaie qui a cours, le revenu assuré, la rente perpétuelle et non la redevance remboursable à volonté (comme ces faveurs qu’on nous donne et qu’on peut nous retirer) se trouvent dans une grande vertu d’humilité, de mortification et dans une obéissance telle qu’on ne déroge pas d’un iota aux ordres du Supérieur (ce sont ceux de Dieu, vous le savez bien, puisque le Supérieur le représente). C’est surtout l’obéissance que je devrais recommander, car il me semble que sans elle il n’y a pas de religieuses ; mais je n’en parlerai pas puisque je m’adresse à des religieuses et, je le crois, à de bonnes religieuses — ou tout au moins désirant l’être. Sur un point aussi important je ne dirai qu’un mot et vous demande de ne pas l’oublier.

6       Je veux dire que si une personne a fait vœu d’obéissance et y manque en n’apportant pas tout le soin possible à l’observer avec là plus grande perfection, je ne sais pourquoi elle se trouve dans un monastère ; je puis au moins lui assurer qu’elle n’arrivera jamais à être contemplative, ni même à bien mener une vie active ; j’en suis absolument sûre. S’agirait-il d’une personne non tenue à l’obéissance, si elle veut ou prétend arriver à la contemplation, elle doit — pour marcher en toute sécurité — remettre totalement sa volonté à un confesseur expérimenté qui la comprenne. C’est un fait bien connu, et beaucoup ont écrit là-dessus ; mais comme cet avis n’est pas pour vous, je n’ai pas à en parler.

7       Je conclus, mes filles, en disant que telles sont les vertus que je désire vous voir posséder, rechercher et saintement envier. Quant à ces autres sentiments de dévotion, ne vous en occupez en aucune manière ; tout cela est incertain. Peut-être seront-ils un don de Dieu chez telle ou telle personne, et en vous Sa Majesté pourra permettre qu’ils soient une illusion du démon qui vous trompera, comme il en a trompés beaucoup d’autres ; il y a là un danger pour les femmes. Et si vous pouvez servir aussi bien le Seigneur par des chemins sûrs, comme je l’ai dit, qui vous oblige à vous exposer à un pareil péril ? Je me suis beaucoup étendue sur ce sujet parce que j’en connais l’utilité vu la faiblesse de notre nature ; pourtant, Sa Majesté sait la fortifier quand Elle juge bon d’élever une âme à la contemplation ; quant aux autres, j’ai pris plaisir à leur donner ces avis dont les contemplatifs tireront aussi profit pour s’humilier. Si vous dites, mes filles, que vous n’en avez pas besoin, je vous répondrai que l’une d’entre vous y trouvera peut-être de quoi se consoler. Plaise au Seigneur, dans sa bonté, de vous donner sa lumière pour suivre en tout sa volonté, et vous n’aurez rien à craindre.

CHAPITRE 30

Commence à traiter de l’oraison. S’adresse aux âmes qui ne peuvent discourir avec l’entendement.

1       Il y a tant de jours que j’ai écrit ce qui précède, sans que j’aie eu le loisir de m’y remettre, que si je voulais savoir où j’en suis, il faudrait me relire. Pour ne pas perdre de temps, je vais dire ce qui se présentera à mon esprit, sans me préoccuper d’y mettre de l’ordre. Les personnes qui ont un esprit ordonné, les âmes exercées et capables d’être face à elles-mêmes, ont à leur disposition des livres excellents écrits par des gens de talent ; elles se tromperaient donc en tenant compte de ce que je pourrais dire sur l’oraison ; je le répète, elles ont des livres où sont répartis pour chaque jour de la semaine les scènes de la sainte Passion, ainsi que d’autres méditations sur le jugement, l’enfer, notre néant et les grâces que Dieu nous accorde ; tous contiennent une doctrine excellente et des indications précises pour le commencement et la fin de l’oraison. A celles qui peuvent suivre ce mode d’oraison et y sont déjà habituées, je n’ai rien à dire : par un si bon chemin le Seigneur les conduira au port de la lumière, et avec de tels débuts, la fin sera excellente. Tous ceux qui pourront suivre ce chemin marcheront dans la paix et la sécurité, car l’entendement une fois fixé, on éprouve un sentiment de repos.

2       Mais il est un autre point dont je voudrais parler, afin de proposer un remède, si Dieu m’accorde d’y réussir (et sinon, je voudrais du moins que vous compreniez que beaucoup d’âmes passent par cette épreuve, et que vous ne vous affligiez pas si, au début, vous en traversez, mais au contraire y puisiez quelque réconfort) ; il y a des âmes et des esprits si déréglés qu’ils ressemblent à des chevaux emballés que personne ne peut arrêter : ils vont tantôt par ici, tantôt par là, dans une agitation continuelle. Et si un cavalier habile monté sur un tel cheval ne met pas toujours sa vie en danger, cela arrive quelquefois ; en admettant qu’il soit sûr de ne pas exposer sa vie, il ne l’est pas d’avoir bonne grâce sur sa monture, aussi va-t-il toujours avec beaucoup de difficulté. J’éprouve la plus vive compassion pour les âmes qui, soit que cela provienne de leur nature, soit que Dieu le permette ainsi, procèdent ainsi ; elles me font l’effet de personnes qui ont une grande soif et voient l’eau de très loin, mais quand elles veulent en approcher, elles trouvent quelqu’un qui leur barre le chemin à l’entrée, au milieu et à la fin. Il arrive qu’après avoir vaincu avec beaucoup de peine — une très grande peine — les premiers ennemis, elles se laissent vaincre par les seconds, et préfèrent mourir de soif plutôt que de boire une eau qui doit leur coûter si cher. L’énergie leur manque, le courage les abandonne. Si quelques-unes en ont assez pour vaincre les seconds ennemis, la force leur fait défaut devant les troisièmes ; et peut-être n’étaient-elles qu’à deux pas de la source d’eau vive dont le Seigneur a dit à la Samaritaine que « celui qui en boira n’aura plus jamais soif ». Oh ! comme ces paroles sont justes et vraies — ne sortent-elles pas de la bouche de la Vérité même ? — car l’âme qui boit de cette eau n’a plus jamais soif des choses de cette vie ! (quoique sa soif pour les choses de l’autre vie croisse bien au-delà de ce que la soif naturelle nous permet d’imaginer). Mais comme l’âme désire brûler de cette soif ! C’est qu’elle en comprend tout le prix, car pour terrible et épuisante que soit cette soif, elle apporte avec elle un soulagement qui l’apaise, de sorte qu’elle éteint seulement le désir des choses terrestres ; elle rassasie l’âme, et lorsque Dieu étanche cette soif, la plus grande grâce qu’il puisse faire à l’âme, c’est de la laisser encore tout altérée ; ainsi, elle éprouve un désir toujours plus grand de redemander de cette eau.

CHAPITRE 31

Expose une comparaison qui fait quelque peu comprendre ce qu’est la contemplation parfaite.

1       L’eau a trois propriétés qui, maintenant, se présentent à mon esprit et se rapportent à mon sujet (mais elle en a sûrement beaucoup plus). L’une, c’est de rafraîchir. Quelle que soit la chaleur que nous ayons, elle disparaît dès que nous entrons dans une rivière ; l’eau éteint aussi un grand feu, sauf le feu de goudron qu’elle avive, dit-on, davantage. O mon Dieu, quelle merveille ! un feu qui s’enflamme davantage par l’eau, quand il est fort, puissant, non à la merci des éléments ; l’eau — bien que lui étant opposée — loin de l’étouffer, l’active encore. Comme je voudrais être philosophe pour connaître les propriétés des choses et savoir m’expliquer ! il m’est agréable de penser à tout cela, mais je ne sais pas exprimer ce que je conçois, et peut-être ne sais-je pas le comprendre.

2       Quand Dieu, mes sœurs, vous appellera à boire de cette eau — et il y en a parmi vous qui en boivent déjà — vous goûterez ce que je dis, et vous comprendrez comment le véritable amour de Dieu (s’il est dans sa force, s’il est complètement libre des choses de la terre et s’il vole au-dessus d’elle) est maître de tous les éléments et du monde. Et comme l’eau procède de la terre, ne craignez pas qu’elle éteigne ce feu-là ; bien que ces éléments soient opposés, elle n’a pas de pouvoir sur lui ; le feu d’amour est maître absolu, il ne lui est soumis en rien. Vous ne vous étonnerez pas, mes sœurs, si j’ai tant insisté dans ce livre pour que vous vous efforciez d’acquérir cette liberté. N’est-ce pas charmant qu’une pauvre petite nonne de Saint-Joseph puisse parvenir à dominer sur toute la terre et sur les éléments ? Quoi d’étonnant que les saints, avec la grâce de Dieu, en aient fait ce que bon leur semblait ? Saint Martin ? le feu et les eaux lui obéissaient ; saint François ? il commandait aux poissons. Avec l’aide de Dieu, et faisant pour leur part ce qui était en leur pouvoir, ils auraient presque pu le lui demander comme un droit. Que pensez-vous que le psalmiste veuille signifier lorsqu’il dit que toutes les choses sont assujetties aux hommes et placées sous leurs pieds ? Vous imaginez-vous qu’il parle de tous les hommes ? N’ayez crainte ! c’est l’inverse : je vois les hommes assujettis aux choses placées sous leurs pieds ; j’ai même connu un homme qui s’est fait tuer alors qu’il soutenait une violente discussion au sujet d’un demi-real : voyez comme il était devenu l’esclave d’une misérable somme ! Vous verrez chaque jour beaucoup d’autres choses qui vous montreront que je dis la vérité. Il est clair que le psalmiste n’a pas pu mentir — ses mots ne sont-ils pas ceux de l’Esprit-Saint ? — et que par conséquent (il se peut pourtant que ce soit moi qui ne comprenne pas et que je dise une bêtise, bien que je l’ai lu) il fait allusion aux hommes parfaits, maîtres de toutes les choses de la terre.

3       Si cette eau vient du ciel, soyez sans crainte : elle ne tuera pas plus ce feu que cette autre eau ne l’avive ; ils ne sont pas opposés, ils sont du même pays ; ne craignez pas que l’un nuise à l’autre ; chacun, au contraire, favorise l’effet de l’autre, car l’eau enflamme davantage le feu et contribue à l’alimenter, et le feu aide l’eau à rafraîchir. O mon Dieu ! comme c’est beau et merveilleux un feu qui rafraîchit ! Eh oui ! un feu qui glace même toutes les affections du monde ! Quand l’eau vive du ciel se joint à lui, ne craignez pas qu’elle lui communique la moindre force pour l’une d’elles.

4       La seconde propriété de l’eau est de purifier les choses qui ne sont pas pures. S’il n’y avait pas d’eau pour laver, que deviendrait le monde ? Savez-vous que cette eau vive, cette eau céleste, cette eau claire (quand rien ne la trouble ou ne la rend fangeuse, quand elle est prise à la source même), purifie tellement qu’il suffit d’en boire une seule fois pour qu’elle laisse, j’en suis certaine, l’âme nette et pure de toute faute. Car, comme je l’ai écrit, si Dieu permet que l’on boive de cette eau (cela ne dépend pas de nous) de contemplation parfaite, d’union vraie, c’est pour purifier l’âme, et la laisser nette et dégagée de la fange où ses fautes l’avaient plongée. D’autres consolations, procurées par l’entremise de l’entendement, pour excellentes qu’elles soient, apportent une eau qui a coulé sur la terre ; on ne la boit pas à la source même, et il ne peut manquer d’y avoir sur son chemin de la fange qui fasse obstacle ; elle n’est donc pas aussi pure, aussi limpide. Le nom d’eau vive, à mon sens tout au moins, ne lui convient pas.

5       La troisième propriété de l’eau est de désaltérer et de faire disparaître la soif ; car la soif, me semble-t-il, est le désir d’une chose dont nous avons tellement besoin que nous mourons si nous en sommes privés. Chose étrange, le manque d’eau nous tue, et sa surabondance nous ôte la vie ; c’est ainsi que meurent beaucoup de noyés. O mon Seigneur ! puissé-je être engloutie dans cette eau vive et y perdre la vie ! Mais ce n’est pas possible. Certes ! le désir qu’on a d’elle est capable de nous ôter la vie, car l’amour et le désir de Dieu peuvent croître à tel point que la nature ne soit plus capable de les supporter ; aussi y a-t-il des personnes qui en sont mortes. J’en connais une à qui ce serait arrivé, si Dieu ne l’avait rapidement secourue avec cette eau vive en si grande abondance qu’elle entrait en extase ; sa soif était si ardente, son désir de Dieu se faisait si intense qu’elle se voyait clairement mourir de soif si on ne lui portait pas secours. Béni soit celui qui nous invite à aller boire à son Évangile !

CHAPITRE 32

Comment il faut parfois modérer les transports surnaturels.

1       De même qu’en notre bien et Seigneur il n’y a rien qui ne soit parfait, et que lui seul peut nous donner cette eau, il nous la donne selon nos besoins et, pour abondante qu’elle soit, venant de sa main elle ne peut excéder la mesure. S’il en donne beaucoup, il rend l’âme capable de boire beaucoup, semblable à un verrier qui donne au vase la dimension nécessaire pour contenir ce qu’il doit y verser. Quant au désir — comme il vient de nous — il n’est jamais sans quelque imperfection ; s’il contient quelque chose de bon, c’est que le Seigneur l’y met. Mais comme nous manquons de discrétion, et que la peine approuvée est suave et agréable, nous pensons ne jamais nous rassasier de cette peine ; nous mangeons sans mesure, nous avivons ce désir autant que nous le pouvons, si bien que parfois il nous tue. Quelle heureuse mort ! seulement, si nous avions vécu, peut-être aurions-nous pu en aider d’autres à mourir du désir d’une telle mort. A mon avis, c’est l’œuvre du démon : il comprend le tort que nous lui ferions si nous continuions à vivre ; aussi, il nous pousse à des pénitences indiscrètes afin de ruiner notre santé, et il y a grand intérêt.

2       Je le répète : l’âme qui arrive à avoir une soif aussi violente doit prendre bien garde, parce qu’elle ne manquera pas d’avoir cette tentation ; et si elle ne meurt pas de soif, elle ruinera sa santé ; quand l’accroissement de ce désir est si grand, elle doit essayer de ne pas l’exciter, mais au contraire de couper court doucement à cette impétuosité par quelque autre considération, car notre propre nature pourrait y jouer un rôle aussi grand que l’amour. Il existe des personnes de ce genre : elles désirent tout avec une grande véhémence — même si c’est mauvais. Il semble absurde de vouloir mettre un frein à une telle chose, il n’en est rien ; je ne dis pas en effet qu’il faille étouffer ce désir, mais le refréner par un autre qui, peut-être, sera pour nous d’un égal mérite.

3       Je vais encore vous dire quelque chose afin de me faire mieux comprendre. Il nous vient un grand désir, comme à saint Paul, de nous voir déjà avec Dieu et délivrés de cette prison du corps. Des personnes impétueuses, sans s’en rendre compte, vont donner de grandes marques extérieures de leur désir (alors qu’il faudrait tout faire pour les éviter).

4       Changez votre désir, et persuadez-vous qu’en vivant vous servirez Dieu davantage, et que peut-être vous donnerez la lumière à une âme qui allait se perdre. Ce sont des pensées très consolantes dans une si grande épreuve ; elles apaiseront votre peine, et vous, vous grandirez en charité puisque vous acceptez de souffrir plus longtemps ici-bas pour la gloire du Seigneur. C’est comme si une personne était la proie d’une grande épreuve ou d’un chagrin profond, et que vous la consoliez en lui disant de prendre patience.

5       Et si le démon contribua de quelque manière à la véhémence d’un tel désir (comme ce dut être le cas pour la personne à qui il suggéra de se jeter dans un puits afin d’aller voir Dieu), c’est signe qu’il n’était pas loin de faire croître ce désir. Si ce désir était venu du Seigneur, il n’aurait pas eu une conséquence néfaste (c’est impossible, car un tel désir apporte avec lui la lumière, la discrétion et la mesure) ; mais le démon, notre adversaire, cherche à nous nuire par tous les moyens et, puisqu’il ne néglige rien pour nous faire du mal, soyons sur nos gardes. C’est un point important pour beaucoup de choses, et il est parfois absolument nécessaire de ne pas l’oublier.

6       Pourquoi ai-je voulu, mes filles, vous exposer, comme on dit, la fin de la bataille avant qu’elle n’ait commencé, et vous montrer la récompense en vous parlant des biens que l’on gagne à boire aux eaux vives de cette fontaine céleste ? C’est afin que vous ne vous affligiez ni des épreuves ni des contradictions du chemin, mais que vous marchiez avec courage et ne vous lassiez pas ; car, ainsi que je l’ai dit, il pourrait arriver que n’ayant plus qu’à vous baisser pour boire, vous laissiez tout et perdiez un bien si précieux en vous imaginant que vous n’avez pas la force d’y parvenir, et que vous n’y êtes pas appelées.

7       Considérez que le Seigneur invite tout le monde ; et, comme il est la Vérité, nous n’avons pas à en douter. Si ce banquet n’était pas pour tous, Dieu ne nous appellerait pas tous, ou s’il nous appelait, il ne dirait pas : « Je vous donnerai à boire ». Il dirait : venez tous, car enfin vous n’y perdrez rien, et je donnerai à boire à ceux qu’il me plaira. Mais comme il a dit sans restriction : « venez tous », je suis certaine que tous ceux qui ne resteront pas en chemin boiront de cette eau vive.

CHAPITRE 33

Comment, bien que les voies soient différentes, la consolation ne manque jamais dans le chemin de l’oraison.

1       Il semble que je me contredise car, lorsque j’ai voulu consoler celles qui n’arrivaient pas à la contemplation, j’ai dit que Dieu, notre Bien, avait différents chemins, qu’on pouvait aller à lui par différentes voies, et qu’ainsi il y avait beaucoup de demeures. Je l’affirme à nouveau, et ajoute que Sa Majesté, connaissant notre faiblesse, y porta remède comme Elle seule pouvait le faire. Car Elle n’a pas dit : que les uns viennent par ce chemin et les autres par cet autre ; bien au contraire, si grande est la miséricorde du Seigneur, qu’il n’empêcha personne d’aller boire à cette source de vie.

2       Qu’il en soit béni ! à quel juste titre il eût pu m’en empêcher ! Mais puisqu’il ne m’ordonna pas de m’en éloigner, et ne me précipita pas dans l’abîme quand je commençai à m’y abreuver, il est bien certain qu’il n’en éloignera personne ; au contraire, c’est publiquement, c’est à grands cris qu’il nous appelle. Toutefois, il est si bon qu’il ne nous force pas ; bien au contraire, il donne à boire de plusieurs manières à ceux qui le suivent, afin que nul ne soit privé de consolation ou ne meure de soif. De cette source abondante coulent des ruisseaux, les uns grands, les autres petits, parfois même ce sont de toutes petites flaques ; elles sont destinées aux enfants, soit à ceux qui commencent le chemin de la vertu. Ainsi donc, mes sœurs, ne craignez pas de mourir de soif en chemin ; l’eau des consolations n’y manque jamais au point qu’on ne le puisse souffrir. Dés lors qu’il en est ainsi, suivez mon conseil et ne restez pas en chemin ; combattez au contraire comme des hommes forts ; mourez, s’il le faut, à la poursuite de cette eau ; vous n’êtes d’ailleurs ici que pour combattre. Avancez toujours avec la résolution de mourir, plutôt que de renoncer à atteindre cette source, et si le Seigneur fait en sorte que vous ne l’atteigniez pas en cette vie, dans l’autre il vous donnera de cette eau en grande abondance ; vous boirez sans crainte que, par votre faute, elle ne vienne à vous manquer. Plaise au Seigneur que sa miséricorde ne nous manque pas, amen.

CHAPITRE 34

Persuade les sœurs d’éveiller à l’oraison les personnes qu’elles traiteront.

1       Maintenant, voyons un peu comment, pour entreprendre le chemin dont j’ai parlé et ne pas s’égarer dès le début, il faut commencer ce chemin, car c’est là ce qui importe le plus : tout dépend de là. Je ne dis pas que celui qui n’aura pas la détermination dont je vais parler renonce à se mettre en route, car Dieu le fortifiera peu à peu et, ne ferait-il qu’un pas, le chemin lui-même renferme en soi une telle vertu que, loin de lui la crainte d’avoir fait ce pas en vain ou de rester sans récompense ! Ce chemin porte en soi de grandes indulgences, et on en gagne plus ou moins. Imaginez quelqu’un qui aurait un chapelet indulgencié, s’il le récite une fois, il gagne une fois les indulgences, et plus il le récite, plus il gagne d’indulgences ; mais s’il ne le touche jamais et le garde dans son coffre, mieux vaudrait pour lui ne pas l’avoir. Ainsi, celui qui ne poursuivrait pas ce chemin de la contemplation recevra, pour le peu qu’il y aura marché, la lumière pour bien suivre les autres ; et plus il y aura marché, plus il aura de lumière. Enfin, il doit être assuré qu’aucun préjudice ne lui viendra d’avoir commencé ce chemin, même s’il vient à l’abandonner, car jamais le bien n’engendre de mal. C’est pourquoi, mes sœurs, efforcez-vous d’enlever à toutes les personnes qui s’entretiendront avec vous la crainte de se mettre à la recherche d’un si grand bien, si toutefois leurs dispositions ou l’amitié vous le permettent ; et pour l’amour de Dieu, je vous demande que vos entretiens aient toujours pour but le profit de ceux à qui vous parlez ; l’objet de vos prières n’est-il pas en effet le progrès des âmes ? dès lors que vous devez sans cesse le demander au Seigneur, il semblerait mal, mes sœurs, de ne pas le rechercher par tous les moyens possibles.

2       Voulez-vous être une bonne parente ? voici la manière d’aimer les vôtres ; voulez-vous être une bonne amie ? comprenez que vous ne pouvez l’être que par cette voie. Que la vérité règne en vos cœurs comme la méditation doit l’y faire régner, et vous verrez clairement quel amour nous devons avoir pour le prochain. Ce n’est plus le temps, mes sœurs, des jeux d’enfants, et ces amitiés du monde, pour bonnes qu’elles soient, ne me semblent pas être autre chose ; je veux dire : « M’aimez-vous ? » — « Ne m’aimez-vous pas ? » que de telles phrases ne soient jamais échangées parmi vous, ni avec vos frères et sœurs, ni avec personne à moins que vous ne visiez un noble dessein et ne travailliez au profit de cette âme. Il peut arriver en effet que, pour faire entendre et accepter une vérité à un parent, à un frère ou à une personne semblable, vous deviez l’y disposer par des phrases de ce genre et des démonstrations d’affection — ce qui flatte toujours notre nature ; peut-être estimera-t-il plus une bonne parole, comme on les appelle, que beaucoup de paroles de Dieu ; peut-être, aussi, celle-ci le disposera-t-il à bien recevoir celle-là ? Si donc vous recherchez le bien d’autrui, je ne les interdis pas ; mais en dehors de là, elles ne peuvent être d’aucun profit et pourraient vous nuire à votre insu. Les gens savent que vous êtes religieuses et que votre commerce est l’oraison. N’allez pas dire : « Je ne veux pas que l’on me croie bonne », car le bien ou le mal que l’on verra en vous rejaillira sur la communauté. Il serait très regrettable que des personnes comme vous, tellement tenues à ne parler que de Dieu, croient bon de dissimuler dans ce cas, à moins que ce ne soit en vue d’un plus grand bien. Telle est la conversation, tel est le langage que vous devez avoir ; que ceux qui désirent parler avec vous l’apprennent ; et sinon, gardez-vous d’apprendre le leur ; ce serait l’enfer.

3       Vient-on alors à vous regarder comme des personnes grossières ? peu importe ; comme des hypocrites ? cela importe encore moins : vous y gagnerez de ne recevoir la visite que de ceux qui comprennent votre langue ; celui qui ne sait pas l’arabe ne peut s’entretenir souvent avec quelqu’un qui ne connaît que ce langage, ce serait absurde ! Ainsi, nul ne viendra vous fatiguer ni vous porter préjudice, car ce ne serait pas un petit dommage pour vous, de commencer à parler et à étudier une nouvelle langue ; vous passeriez tout votre temps à l’apprendre. Vous ne pouvez savoir — comme moi qui en ai fait l’expérience — le grand tourment qui en découle pour l’âme : en voulant apprendre une langue, on oublie l’autre, d’où une inquiétude perpétuelle ; or c’est ce que vous devez fuir à tout prix, car ce qu’il faut avant tout pour entreprendre le chemin dont nous commençons à parler, c’est la paix et le calme de l’âme.

4       Si ceux qui viendront vous voir voulaient apprendre votre langue, vous devez leur dire, bien qu’il ne vous appartienne pas d’enseigner, les richesses que l’on gagne à essayer de l’apprendre ; ne vous lassez pas de le leur répéter, et faites-le avec piété, avec charité et en y joignant vos prières, afin qu’ils en tirent profit, comprennent les grands bienfaits qu’elle entraîne, et aillent chercher un maître qui la leur enseigne ; ce ne serait pas une petite grâce que vous accorderait le Seigneur, si vous éveilliez une âme à poursuivre un si grand bien. Mais que de choses se présentent à l’esprit lorsqu’on commence à parler de ce chemin ! Oh ! comme je voudrais pouvoir écrire avec les deux mains afin de ne pas oublier une chose quand je suis en train d’en dire une autre.

   

 

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