Sainte Thérèse d’Avila
Docteur de l’Église

Le Château intérieur
OU LES DEMEURES

Ce traité, appelé Le Château Intérieur,
Thérèse de Jésus, moniale de Notre-Dame du Carmel,
l’a écrit pour ses sœurs et filles,
les religieuses Carmélites Déchaussées.

PREMIÈRE PARTIE

Jhs

1.      L’obéissance m’a ordonné peu de choses qui m’aient semblé plus difficiles que celle d’écrire maintenant sur l’oraison : en premier lieu, parce qu’il ne me semble pas que le Seigneur m’ait donne l’inspiration, ni le désir de le faire ; et puis, depuis trois mois, ma tête est si faible et si pleine de bruit que j’ai peine a écrire, même pour les affaires indispensables. Mais, sachant que la force de l’obéissance peut aplanir des choses qui semblent impossibles, ma volonté s’y décide de bien bon gré, malgré que la nature semble beaucoup s’en affliger ; car le Seigneur ne m’a pas douée d assez de vertu pour lutter contre des maladies continuelles et des occupations multiples.

          Plaise à Celui qui a accompli des choses plus difficiles en ma faveur de faire le nécessaire, je me fie à sa miséricorde.

2.      Je crois que Je ne saurai guère dire plus que je ne l’ai déjà fait en d’autres choses qu’on m’a commandé d’écrire, je crains plutôt de toujours me répéter ; car je suis, à la lettre, comme les oiseaux à qui on apprend à parler : ils ne savent que ce qu’on leur enseigne ou ce qu’ils entendent, et le répètent souvent. Si le Seigneur veut que je dise du nouveau, Sa Majesté me le donnera, ou Elle me rappellera ce que j’ai déjà dit, je m’en contenterai, car j’ai si mauvaise mémoire que je me réjouirais, au cas où elles se seraient perdues, de retrouver certaines choses qu’on estimait bonnes. Si le Seigneur ne me donnait même pas cela, je tirerais bénéfice du seul fait de me fatiguer et d’aggraver mon mal de tête par obéissance, même si ce que je dis n’est utile a personne.

3.      Je commence donc à tenir ma promesse aujourd’hui, fête de la Très Sainte Trinité, en l’an 1577 [1] en ce monastère de Saint-Joseph du Carmel de Tolède où je suis présentement, m’en rapportant pour tout ce que je dirai au jugement de ceux qui m’ont commandé d’écrire, personnes fort doctes. Si quoi que ce soit n’était pas conforme à ce qu’enseigne la sainte Église Catholique Romaine, ce sera, de ma part, ignorance, et non malignité. Cela, on peut le tenir pour certain, car je lui suis fidèle et le serai toujours, comme je l’ai toujours été, avec la grâce de Dieu. Qu’Il soit béni à jamais, amen, et glorifié !

4.      Celui qui m’a commandé d’écrire m’a dit que les religieuses de ces monastères de Notre-Dame du Carmel ont besoin qu’on leur explique quelques points indécis d’oraison : il lui semble qu’elles comprendront mieux le langage d’une autre femme, et que l’amour qu’elles me portent les rendra plus sensibles à ce que je leur dirai ; pour cette raison, il y attribue une certaine importance, si je parviens à dire quelque chose ; je m’adresserai donc à elles en écrivant, et puis, il semble insensé de songer que cela puisse convenir à d’autres personnes : Notre-Seigneur me fera déjà une grande grâce si cet écrit aide quelques-unes d’entre elles à le louer un petit peu plus. Sa Majesté sait bien que je ne prétends à rien d’autre, et il est clair que lorsque je réussirai à dire quelque chose elles comprendront que cela ne vient pas de moi, rien ne peut le leur faire croire, sauf si elles manquaient d’intelligence autant que je manque d’aptitudes pour des choses semblables, lorsque la miséricorde du Seigneur ne m’en donne point.

CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRES DEMEURES

De la beauté et de la dignité de nos âmes : une comparaison nous aide à le comprendre. Des avantage qu’il y a à reconnaître les faveurs que nous recevons de Dieu. De l’oraison, la porte de ce Château.

1.      Aujourd’hui, comme je suppliais le Seigneur de parler à ma place, puisque je ne trouvais rien à dire, ni comment entamer cet acte d’obéissance, s’offrit à moi ce qui sera, dès le début, la base de cet écrit est de considérer notre âme comme un château fait tout entier d’un seul diamant ou d’un très clair cristal, où il y a beaucoup de chambres, de même qu’il y a beaucoup de demeures au ciel [2]. Car à bien y songer, mes sœurs, l’âme du juste n’est rien d’autre qu’un paradis où Il dit trouver ses délices [3]. Donc, comment vous représentez-vous la chambre où un Roi si puissant, si sage, si pur, si empli de tous les biens, se délecte ? Je ne vois rien qu’on puisse comparer à la grande beauté d’une âme et à sa vaste capacité. Vraiment, c’est à peine si notre intelligence, si aiguë soit-elle, peut arriver a le comprendre, de même qu’elle ne peut arriver à considérer Dieu, puisqu’il dit lui-même qu’il nous a créés à son image et à sa ressemblance [4]. Or, s’il en est ainsi, et c’est un fait, nous n’avons aucune raison de nous fatiguer à chercher à comprendre la beauté de ce château ; il y a entre lui et Dieu la même différence qu’entre le Créateur et la créature, puisqu’il est sa créature ; il suffit donc que Sa Majesté dise que l’âme est faite à son image pour qu’il nous soit difficile de concevoir sa grande dignité et sa beauté.

2.      Il est bien regrettable et confondant que, par notre faute, nous ne nous comprenions pas nous-mêmes, et ne sachions pas qui nous sommes. Celui à qui on demanderait, mes filles, qui il est, et qui ne se connaîtrait point, qui ne saurait pas qui fut son père, ni sa mère, ni son pays, ne prouverait-il pas une grande ignorance ? Ce serait d’une grande bêtise, mais la nôtre est plus grande, sans comparaison, quand nous ne cherchons pas à savoir ce que nous sommes, nous bornant à notre corps, et, en gros, a savoir que nous avons une âme, parce que nous en avons entendu parler et que la foi nous le dit. Mais les biens que peut contenir cette âme ; qui habite en cette âme, ou quel est son grand prix, nous n y songeons que rarement ; c’est pourquoi on a si peu soin de lui conserver sa beauté. Nous faisons passer avant tout sa grossière sertissure, ou l’enceinte de ce château, qui est notre corps.

3.      Considérons donc que ce château a, comme je l’ai dit, nombre de demeures, les unes en haut, les autres en bas, les autres sur les côtés ; et au centre, au milieu de toutes, se trouve la principale, où se passent les choses les plus secrètes entre Dieu et l’âme. Il faut que vous soyez attentives à cette comparaison. Peut-être, par ce moyen, Dieu consentira-t-il à vous faire comprendre quelques-unes des faveurs que Dieu veut bien accorder aux âmes, et, dans la mesure du possible, les différences qu’il y a entre elles ; car personne ne peut les comprendre toutes, tant elles sont nombreuses : d’autant moins une misérable comme moi ! Si le Seigneur vous les accorde, vous aurez le grand réconfort de savoir que cela est possible ; sinon, vous louerez sa grande bonté. Car si la considération des choses qui sont au ciel, et dont jouissent les bienheureux, ne nous fait aucun tort et nous réjouit plutôt, de même, lorsque nous cherchons à obtenir ce dont ils jouissent, il ne peut nous nuire de voir qu’un si grand Dieu peut se communiquer en cet exil à des vers de terre si malodorants, et d’aimer une bonté si bonne, une miséricorde si démesurée. Je tiens pour certain que celui qui souffrirait de savoir que Dieu peut nous faire cette faveur en cet exil n’a guère d’humilité ni d’amour du prochain ; car si ce n’était de cela, comment ne pas nous réjouir que Dieu accorde ces grâces à l’un de nos frères sans que cela l’empêche de nous l’accorder à nous aussi, et de voir que Sa Majesté manifeste ses grandeurs en quiconque ? Ce sera, parfois, dans le seul but de les manifester, comme le Seigneur l’a dit lui-même à propos de l’aveugle à qui il à rendu la vue, lorsque les Apôtres lui ont demandé s’il était aveugle à cause de ses péchés ou par la faute de ses parents. Il arrive, ainsi, que celui à qui il fait ces faveurs ne soit pas plus saint que celui à qui il ne les fait point, il veut seulement qu’on reconnaisse sa grandeur, comme nous le voyons dans saint Paul et la Madeleine, et pour que nous le louions en ses créatures.

4.      On pourra dire que ces choses semblent impossibles, et qu’il est bon de ne pas scandaliser les faibles. Leur incrédulité est une moindre perte, si ceux à qui Dieu les accorde ne manquent pas d’en profiter ; ils s’en régaleront, un plus grand amour s’éveillera en eux pour Celui qui montre tant de miséricorde, et dont le pouvoir et la majesté sont si grands. D’autant plus que je sais que celles à qui je parle ne courent pas ce danger elles savent et croient que Dieu donne de bien plus grandes preuves d’amour. Je sais que ceux qui n’y croiraient point n’en auront pas l’expérience, car Dieu tient beaucoup à ce qu’on ne limite pas ses œuvres ; donc, mes sœurs, que ce ne soit jamais le cas de celles d’entre vous que le Seigneur ne conduirait pas par cette voie.

5.      Donc, pour revenir à notre bel et délicieux château, nous devons voir comment nous pourrons y pénétrer. J’ai l’air de dire une sottise : puisque ce château est l’âme, il est clair qu’elle n’a pas à y pénétrer, puisqu’il est elle-même ; tout comme il semblerait insensé de dire à quelqu’un d’entrer dans une pièce où il serait déjà. Mais vous devez comprendre qu’il y a bien des manières différentes d’y être ; de nombreuses âmes sont sur le chemin de ronde du château, où se tiennent ceux qui le gardent, peu leur importe de pénétrer l’intérieur, elles ne savent pas ce qu’on trouve en un lieu si précieux, ni qui l’habite, ni les salles qu’il comporte. Vous avez sans doute déjà vu certains livres d’oraison conseiller à l’âme d’entrer en elle-même [5] ; or, c’est précisément ce dont il s’agit.

6.      Un grand théologien [6] me disait récemment que les âmes qui ne font pas oraison sont semblables à un corps paralysé ou perclus, qui bien qu’il ait des pieds et des mains, ne peut les commander ; ainsi, il est des âmes si malades, si accoutumées à s’arrêter aux choses extérieures, que c’est sans remède, elle ne semblent pas pouvoir entrer en elles-mêmes ; elles ont une telle habitude de n’avoir de rapports qu’avec la vermine et les bêtes qui vivent autour du château qu’elles leur ressemblent déjà beaucoup ; et bien qu’elles soient, par nature, très riches, capables de converser avec rien de moins que Dieu, c’est sans remède. Si ces âmes ne cherchent pas à connaître leur grande misère et à y porter remède, elles resteront transformées en statues de sel faute de tourner la tête vers elles-mêmes, comme il advint de la femme de Loth pour l’avoir tournée [7].

7.      Car autant que je puis le comprendre, la porte d’entrée de ce château est l’oraison et la considération ; je ne dis pas mentale plutôt que vocale, car pour qu’il ait oraison, il doit y avoir considération. Celle qui ne considère pas à qui elle parle, et ce qu’elle demande, et qui est celle qui demande, et à qui, je n’appelle pas cela faire oraison, pour beaucoup qu’elle remue les lèvres. Il pourra pourtant y avoir oraison sans qu’on le recherche, mais dans ce cas on s’y sera exercé naguère. Quiconque aurait l’habitude de parler à la majesté de Dieu comme il parierait à son esclave, qui ne se demande pas s’il s’exprime mal, mais dit ce qui lui vient aux lèvres, ou qui l’apprend pour le répéter, je ne tiens pas cela pour de l’oraison, et plaise à Dieu que nul chrétien ne la pratique de cette façon. J’espère de la bonté de Sa Majesté, mes sœurs, que ce n’est le cas d’aucune de vous, vous êtes habituées à vous occuper des choses intérieures, ce qui est fort utile pour éviter de tomber dans une telle bestialité.

8.      Nous ne nous adressons donc pas à ces âmes percluses, car si le Seigneur lui-même ne vient pas leur commander de se lever, comme à celui qui attendait à la piscine depuis trente ans [8], elles sont bien mal en point, et en grand danger, mais aux autres âmes, à celles qui pénètrent enfin dans le château. Celles-là, forts mêlées au monde, ont de bons désirs, et parfois, ne serait-ce que de loin en loin, elles se recommandent à Notre-Seigneur et considèrent qui elles sont sans toutefois s’y attarder. De temps en temps, pendant le mois, elles prient, pleines des mille affaires qui occupent ordinairement leur pensée, et auxquelles elles sont si attachées que là où est leur trésor, là est leur cœur [9] ; elles songent parfois à s’en affranchir, et c’est déjà une grande chose pour elles que la connaissance d’elles-mêmes, constater qu’elles sont en mauvaise voie, pour trouver la porte d’entrée. Enfin, elles pénètrent dans les premières pièces, celles du bas, mais toute la vermine qui entre avec elles ne leur permet ni de voir la beauté du château, ni de s’apaiser ; elles ont déjà beaucoup fait en entrant.

9.      Ce que je dis, mes filles, va vous sembler déplacé, puisque, par la bonté de Dieu, vous n’êtes pas de celles-là. Il va vous falloir de la patience, sinon je ne saurais faire entendre comment j’ai compris certaines des choses intérieures de l’oraison, et encore plaise au Seigneur que j’arrive à parler de quelques-unes ; car ce que je voudrais vous faire entendre est bien difficile, lorsque l’expérience fait défaut. Si vous avez cette expérience ; vous verrez qu’on ne peut s’abstenir d’effleurer ce que plaise au Seigneur dans sa miséricorde, de vous épargner.

CHAPITRE II

De la laideur de l’âme en état de péché mortel, et comment Dieu voulut la faire voir à certaine personne. De la connaissance de soi. Toutes choses utiles, souvent dignes de remarque. De la manière de comprendre ces demeures.

1.      Avant d’aller plus loin, je tiens à vous demander de considérer ce qu’on peut éprouver à la vue de ce château si resplendissant et si beau, cette perle orientale, cet arbre de vie planté à même les eaux vives de la vie, qui est Dieu [10], lorsque l’âme tombe dans le péché mortel. Il n’est ténèbres si ténébreuses, chose si obscure et si noire qu’elle n’excède. Sachez seulement que bien que le soleil qui lui donnait tant d’éclat et de beauté soit encore au centre de cette âme, il semble n’y être point, elle ne participe point de Lui, et pourtant elle est aussi capable de jouir de Sa Majesté que le cristal de faire resplendir le soleil. Elle ne bénéficie de rien ; en conséquence, toutes les bonnes actions qu’elle accomplit ainsi, en état de péché mortel, ne portent aucun fruit qui mérite le ciel ; elles ne procèdent pas du principe qui est Dieu, par qui notre vertu est vertu, rien ne peut donc être agréable à ses yeux quand nous nous éloignons de Lui ; enfin, le but de celui qui commet un péché mortel n’est pas de Le satisfaire, mais de plaire au démon ; comme il n’est que ténèbres, la pauvre âme, elle aussi, se transforme en ténèbres.

2.      Je connais une personne à qui Notre-Seigneur voulut montrer l’état de l’âme qui pèche mortellement [11]. Cette personne dit qu’aucun de ceux qui le connaîtraient ne pourrait pécher, lui semble-t-il même s’il lui fallait fuir les occasions au prix des plus grandes peines imaginables. Elle eut donc bien envie que tous en soient informés ; vous, mes filles, ayez envie de beaucoup prier Dieu pour ceux qui sont réduits à cet état de totale obscurité, eux et leurs œuvres. Car de même que tous les ruisselets qui découlent d’une source très claire le sont aussi, lorsqu’une âme est en état de grâce, ses œuvres sont agréables aux yeux de Dieu et à ceux des hommes (elles procèdent de cette source de vie, l’âme y est planter comme un arbre qui ne donnerait ni fraîcheur ni fruits, s’ils ne lui venaient de cette source qui le nourrit, l’empêche de sécher, et lui fait produire de bons fruits), ainsi lorsque l’âme, par sa faute, s’éloigne de cette source pour se planter dans une autre aux eaux très noires et très malodorantes, tout ce qu’elle produit est l’infortune et la saleté mêmes.

3.      Il sied de considérer ici que la fontaine, ce soleil resplendissant qui est au centre de l’âme, ne perd ni son éclat ni sa beauté ; il est toujours en elle, rien ne peut lui ôter sa beauté. Mais si on jetait un drap très noir sur un cristal exposé au soleil, il est clair que si le soleil donne sur lui, sa clarté n’opérera point sur le cristal.

4.      O âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ ! Connaissez-vous vous-mêmes, et ayez pitié de vous ! Comment se peut-il que, sachant cela, vous ne cherchiez pas à retirer cette poix de ce cristal ? Considérez que si vous perdez la vie, jamais vous ne jouirez à nouveau de cette lumière. Ô Jésus ! quel spectacle que celui d’une âme qui s’en est éloigné ! Dans quel état sont les pauvres chambres du château ! Que les sens, ces gens qui les habitent, sont troublés ! Et les puissances, qui sont les alcades, majordomes, maîtres d’hôtels, qu’ils sont aveuglés, et gouvernent mal ! Enfin, puisque l’arbre est planté en un lieu qui est le démon, quel fruit peut-il donner ?

5.      J’ai entendu une fois un homme [12], grand spirituel, dire qu’il ne s’étonnait de rien de ce que faisait une âme en état de péché mortel, mais de ce qu’elle ne faisait pas. Plaise à Dieu, dans sa miséricorde, de nous délivrer d’un si grand malheur, car rien, tant que nous vivons, ne mérite le nom de malheur si ce n’est celui qui entraîne des maux éternels, à jamais. Voilà, mes filles, ce que nous devons craindre, et ce que nous devons demander à Dieu dans nos prières ; s’il ne garde point la cite, nous travaillerons en vain [13], car nous sommes la vanité même. Cette personne disait qu’elle avait tiré deux choses de la grâce que le Seigneur lui a faite : l’une, l’immense crainte de l’offenser : elle le suppliait donc sans cesse de ne pas la laisser tomber dans le péché, dont elle voyait les terribles effets ; la seconde, un miroir d’humilité, sachant que tout ce que nous pouvons faire de bon n’a pas son principe en nous, mais dans cette fontaine où est planté l’arbre de notre ; âme, dans ce soleil qui réchauffe nos œuvres. Elle a vu cela si clairement que dès qu’elle faisait ou voyait faire quelque chose de bien, elle ramenait cette action à son principe, et comprenait que sans cette aide nous sommes impuissants ; de là, elle était immédiatement portée à louer Dieu et à s’oublier d’ordinaire elle-même, quoi qu’elle fit de bien.

6.      Le temps que vous passerez, mes sœurs, à lire ceci, et moi à l’écrire, ne serait pas perdu si nous retenions ces deux choses, que les hommes doctes et entendus savent très bien, mais notre balourdise, à nous, femmes, a besoin de tout cela ; et, d’aventure, le Seigneur veut peut-être qu’on porte à notre connaissance cette sorte de comparaison. Plaise à sa bonté de nous accorder la grâce nécessaire.

7.      Ces choses intérieures sont si obscures pour l’entendement que quelqu’un de si peu instruit que moi, devra forcément dire beaucoup de choses superflues, et même insensées, avant de parler juste une seule fois. Il faudra donc de la patience à quiconque me lira, comme il m’en faut pour écrire ce que j’ignore ; car, vrai, il m’arrive de me sentir toute sotte en prenant le papier, je ne sans ni que dire, ni par quoi commencer. Je comprends bien qu’il est important pour vous que j’explique de mon mieux certaines choses intérieures, car nous entendons toujours dire combien l’oraison est bonne, et d’après la constitution nous devons la pratiquer pendant un grand nombre d’heures, mais on ne nous explique rien d’autre que ce qu’il nous est possible de faire de nous-mêmes ; on nous parle peu des choses que le Seigneur opère dans l’âme, c’est-à-dire le surnaturel. Le fait d’en parler et de nous l’expliquer de nombreuses façons nous apportera la grande consolation de contempler ce céleste artifice intérieur, si peu connu dés mortels, que toutefois nombre d’entre eux recherchent. Et bien que dans quelques-uns de mes écrits le Seigneur ait fait entendre certaines choses, je comprends que je ne les avais pas toutes comprises comme je le fais aujourd’hui, les plus difficiles, en particulier. L’ennui, c’est que pour les aborder, comme je l’ai dit, il faudra en répéter beaucoup de fort connues ; il ne saurait en être autrement, vu la rudesse de mon esprit.

8.      Revenons donc à notre château aux nombreuses demeures. Vous ne devez pas vous représenter ces demeures l’une après l’autre, comme en enfilade, mais fixer votre regard au centre ; là se situe la salle, le palais, où réside le roi ; considérez le palmiste ; avant qu’on atteigne sa partie comestible, plusieurs écorces entourent tout ce qu’il contient de savoureux. Ici, de même, de nombreuses salles sont autour de celle-là, et également au-dessus. Les choses de l’âme doivent toujours se considérer dans la plénitude, l’ampleur et la grandeur, on ne le dira jamais assez, elle est capable de beaucoup plus que ce que nous sommes capables de considérer, et le soleil qui est dans ce palais se communique à toutes ses parties. Il est très important que toute âme qui s’adonne à l’oraison, peu ou prou, ne soit ni traquer, ni opprimée. Laissez-la évoluer dans ces demeures, du haut en bas et sur les côtés, puisque Dieu l’a douée d’une si grande dignité ; qu’elle ne se contraigne point à rester longtemps seule dans une salle. Oh ! s’il s’agit de la connaissance de soi ! Car elle est si nécessaire, (cherchez à me comprendre), même pour celles d’entre vous que le Seigneur a introduites dans la demeure où il se trouve Lui-même, que jamais, malgré votre élévation, vous ne pouvez mieux faire, et vous ne le pourriez pas, même si vous le vouliez ; car l’humilité travaille toujours à la façon dont l’abeille fait le miel dans la ruche, sinon tout est perdu ; mais considérons que l’abeille ne manque pas de sortir pour rapporter des fleurs ; ainsi fait l’âme, par la connaissance de soi ; croyez-moi envolez-vous de temps en temps, pour considérer la grandeur et la majesté de Dieu. Ainsi, débarrassées de la vermine qui entre dans les premières salles, celles de la connaissance de soi, vous verrez votre bassesse mieux qu’en vous-mêmes, bien que, comme je l’ai dit, Dieu fasse à l’âme une grande miséricorde lorsqu’il lui permet de se connaître, mais qui peut le plus peut le moins, comme on dit. Et croyez-moi, avec la vertu de Dieu nous pratiquerons une vertu bien plus haute que si nous restons étroitement ligotées à notre terre.

9.      Je ne sais si je me suis bien fait comprendre, car cette connaissance de nous-mêmes est si importante que je voudrais que jamais vous ne vous relâchiez sur ce point, même si vous êtes fort élevées dans le ciel ; tant que nous sommes sur cette terre, rien ne doit avoir plus d’importance pour nous que l’humidité. Je répète donc qu’il est très bon, et meilleur encore, de chercher à pénétrer d’abord dans la salle qui la concerne plutôt que de s’envoler vers les autres : c’est le chemin pour y parvenir ; et puisque nous pouvons marcher en terrain sûr et uni, pourquoi voudrions-nous des ailes pour voler ? Cherchez à mieux progresser dans l’humilité ; et, ce me semble, jamais nous n’arriverons à nous connaître si nous ne cherchons pas à connaître Dieu ; en contemplant sa grandeurs penchons-nous sur notre bassesse ; en contemplant sa pureté, nous verrons notre saleté ; en considérant son humilité, nous verrons combien nous sommes loin d’être humbles.

10.    On y trouve deux avantages : premièrement, il est clair que quelque chose de blanc parait plus blanc auprès de quelque chose de noir, et, à l’opposé, le noir auprès du blanc ; deuxièmement, notre entendement et notre volonté s’ennoblissent, ils se disposent mieux à accomplir tout ce qui est bien lorsque notre regard, donc nous-même, nous tournons vers Dieu ; il- a de grands inconvénients à ne jamais sortir de notre boue et de notre misère. Nous parlions, à propos de ceux qui sont en état de péché mortel, des courants noirs et malodorants dans lesquels ils sont ; de même, ici, sans qu’il y ait toutefois d’analogie, Dieu nous en garde ! Car ceci n’est qu’une comparaison. Si nous vivons enfoncés dans les misères de notre terre, jamais nous ne sortirons du courant boueux des craintes, des pusillanimités, et de la lâcheté ; regarder si on me regarde ou si on ne me regarde pas ; me demander s’il y a du danger à suivre cette voie ; n’y aurait-il pas quelque orgueil à oser entreprendre cette action ? Est-il bon qu’une misérable comme moi s’occupe d’une chose aussi haute que l’oraison ? Me méprisera-t-on si je ne suis pas la voie de tout le monde ? Et puis, les extrêmes ne sont pas bons, même dans la vertu, grande pécheresse que je suis, ne serait-ce tomber de plus haut ? Je ne progresserai peut-être point, et je nuirai à de bonnes gens ; quelqu’un comme moi n’a pas besoin de se singulariser.

11.    Dieu secourable ! Mes filles, qu’elles sont nombreuses les âmes que le démon a dû beaucoup appauvrir par ce moyen ! Elles prennent tout cela pour de l’humilité, et bien des choses encore que je pourrais dire ; cela provient de ce que nous ne nous connaissons pas tout à fait ; la connaissance que nous avons de nous-même est déviée, et si nous ne sortons jamais de nous-même, je ne suis pas surprise que cela, et pis encore, soit à craindre. C’est pourquoi je dis, mes filles, que nous devons fixer nos regards sur le Christ, notre bien ; là, nous apprendrons la véritable humilité ; en Lui et en ses Saints, notre entendement s’ennoblira comme je l’ai dit, et la connaissance de nous-même n’engendrera pas de lâches voleurs ; car bien que ce ne soit encore que la première Demeure, elle est très riche et d’un si grand prix que celui qui échappe à la vermine qui s’y trouve ne manquera pas de progresser. Terribles sont les ruses et astuces du démon pour empêcher les âmes de se connaître et de discerner leur voie.

12.    De ces premières demeures, je puis vous donner un très bon signalement dont j’ai l’expérience. C’est pourquoi je vous demande de ne pas considérer un petit nombre de salles, mais un million ; car les âmes entrent ici de bien des manières, animées, les unes et les autres, de bonnes intentions. Mais comme celles du démon sont toujours mauvaises, il doit maintenir dans chacune d’elles de larges légions de démons pour empêcher les âmes de passer d’une demeure à l’autre ; la pauvre âme ne s’en rend pas compte, il use donc de mille sortes d’embûches et illusions il n’est plus aussi à l’aise lorsque les âmes se rapprochent du Roi. Mais, comme elles sont, ici, encore absorbées par le monde, plongées dans leurs plaisirs, grisées d’honneurs et de prétentions, les sens et les facultés, ces vassaux de l’âme que Dieu leur a donnés, ne sont pas assez forts ; elles sont donc facilement vaincues, malgré leur désir de ne pas offenser Dieu, et les bonnes actions qu’elles font. Celles qui se trouvent dans cette situation devront souvent, et de leur mieux, avoir recours à Sa Majesté, demander à sa bienheureuse Mère, à ses Saints, d’intercéder et de combattre pour elles ; leurs propres serviteurs n’ont guère la force de les défendre. A la vérité, quel que soit notre état, il faut que la force nous vienne de Dieu. Plaise à Sa Majesté de nous en donner, dans sa miséricorde. Amen.

13.    Quelle misérable vie nous vivons ! Mais je vous ai beaucoup dit ailleurs combien il nous est néfaste de ne pas bien comprendre ce qui touche l’humilité et la connaissance de soi (Autobiographie, chap. 13 ; Chemin de la Perfection, chap. 12 et 13), je n’insiste donc pas ici ; et encore, plaise au Seigneur que j’aie dit quelque chose qui vous soit profitable.

14.    Vous remarquerez que la lumière qui émane du Palais où est le Roi n’éclaire encore qu’à peine ces premières Demeures, car bien qu’elles ne soient pas obscurcies et noires, comme c’est le cas pour l’âme en état de péché, elles sont assez sombres pour que celui qui s’y trouve ne puisse voir de clarté ; ce n’est pas que la salle ne soit pas éclairée, (je ne sais m’expliquer), mais toutes ces mauvaises couleuvres, ces vipères et ces choses venimeuses qui sont entrées avec lui ne lui permettent pas d’apercevoir la lumière : comme celui qui, pénétrant en un lieu où le ciel entre abondamment, aurait, sur les yeux, de la boue qui l’empêcherait de les ouvrir. La pièce est claire, mais il n’en jouit pas, il est gêné, et dés choses comme ces fauves et ces bêtes l’obligent à fermer les yeux et à ne voir qu’elles. Telle me semble la situation d’une âme, qui, bien qu’elle ne soit pas en mauvais état, est si mêlée aux choses mondaines, si imbue de richesses, ou d’honneurs, ou d’affaires, comme je l’ai dit, que bien qu’elle souhaiterait, en fait, voir sa beauté et en jouir, elle n’y a pas accès, et il ne semble pas qu elle puisse se faufiler entre tant d’obstacles. Il est très utile, pour obtenir de pénétrer dans les secondes Demeures, que chacun, selon son état, tâche de se dégager des choses et des affaires qui ne sont pas nécessaires. C’est d’une importance telle que j’estime impossible qu’on accède jamais à la Demeure principale sans commencer par là ; il sera même difficile de rester sans danger dans celle où on se trouve, si on a pénétré dans le château ; car au milieu de choses si venimeuses, il est impossible de n’être pas mordu.

15.    Qu’adviendrait-il, mes filles, si nous qui avons déjà pénétré beaucoup plus avant, dans d’autres demeures secrètes du château, nous nous retrouvions, par notre faute, en plein tumulte, ce qui, du fait de nos péchés, est le cas de beaucoup de personnes à qui Dieu a accordé ses faveurs et qui, par leur faute, sont rejetées au sein de ces misères ? Ici, nous sommes libres extérieurement : intérieurement, plaise à Dieu que nous le soyons, et qu’il nous délivre. Gardez-vous, mes filles, des soucis qui vous sont étrangers. Considérez que rares sont les Demeures de ce château où les démons renoncent à combattre. Il est vrai qu’en certaines demeures, les gardes, je crois avoir dit que ce sont les puissances, ont la force de lutter ; mais il nous est bien nécessaire de ne point nous distraire pour comprendre leurs ruses et qu’ils ne nous trompent point, travestis en anges de lumière ; car ils peuvent nous nuire de multiples façons, en s’insinuant peu à peu et nous ne le comprenons que lorsque le mal est fait.

16.    Je vous ai déjà dit (Chemin de la Perfection, chap. 38 et 39) que le démon agit comme une lime sourde, nous devons le déceler dès le début. Je veux ajouter autre chose, pour me faire mieux comprendre : il insuffle à une soeur de si vifs désirs de pénitence qu’elle n’a de repos que lorsqu’elle se tourmente. Le principe est bon, mais lorsque la prieure a ordonné de ne pas faire pénitence sans autorisation, si le démon suggère à cette soeur qu’elle peut bien passer outre, à si bonnes fins, elle mène en cachette une telle vie qu’elle en perd la santé et se trouve empêchée d’accomplir ce qu’ordonne la Règle ; vous voyez où aboutit ce bien. Il en anime une autre d’un très grand zèle pour la perfection ; c’est très bon, mais il peut découler de là que la moindre petite faute de la part de ses soeurs lui semble un grave manquement, il s’ensuit la préoccupation de les surveiller et d’en appeler à la prieure. Elle peut même en venir à ne pas voir ses propres fautes, tant elle a de zèle pour l’Ordre. Quant aux autres, elles ne comprennent pas ce qui se passe en son for intérieur, et il peut arriver qu’elles ne s’accommodent pas si bien que cela de sa vigilance.

17.    Ce que recherche ici le démon, ce n’est rien de moins que refroidir la charité et l’amour des soeurs les unes pour les autres, ce qui serait fort dommage. Comprenons, mes filles, que la véritable perfection est dans l’amour de Dieu et du prochain ; plus nous observerons ces deux commandements, plus parfaites nous serons. Toute notre règle et nos Constitutions ne tendent à rien d’autre, elles ne font que nous donner le moyen de mieux les observer. Trêve de zèles indiscrets qui peuvent nous faire grand mal. Que chacune se considère elle-même. Je vous ai déjà longuement parlé de cela, je n’insisterai donc pas (Autobiographie, chap. 13 et Manière de visiter).

18.    Cet amour que vous devez avoir les unes pour les autres est si important que je voudrais que vous ne l’oubliez jamais, car à force de considérer chez les autres de petits riens, qui d’ailleurs ne sont peut-être pas des imperfections, mais que, dans notre ignorance, nous prenons en mauvaise part, notre âme peut perdre la paix, et même inquiéter celle des autres ; considérez que cette perfection-là coûterait cher. Le démon pourrait aussi éveiller cette tentation chez la prieure ; ce serait plus dangereux. C’est pourquoi une grande prudence est nécessaire ; car lorsqu’il s’agit de choses contraires à la Règle et aux Constitutions, il ne faut pas toujours les prendre en bonne part, mais l’avertir, et si elle ne s’amende point, en appeler au supérieur ; voilà la charité. De même vis-à-vis des soeurs, s’il s’agit d’une chose grave ; la vraie tentation serait de tout laisser faire de peur que ce soit une tentation. Il faut prendre bien garde, pour que le démon ne nous abuse point, de ne point parler de cela entre nous, il pourrait en tirer un grand avantage et introduire l’habitude de la médisance, mais uniquement à celle qui agira utilement, comme je l’ai dit. Cela ne nous concerne guère puisque ici, grâce à Dieu, nous observons un silence continuel, mais il est bon que nous soyons sur nos gardes.

CHAPITRE UNIQUE

DEUXIÈMES DEMEURES

De la valeur de la persévérance, pour atteindre aux dernières Demeures, du vif combat que livre le démon, et combien il est utile de ne pas se tromper de chemin au début. D’un moyen dont elle a fait l’expérience efficace.

1.      Venons-en maintenant à parler des âmes qui pénètrent dans les deuxièmes Demeures, et de ce qu’elles y font. Je voudrais le faire brièvement, car je m’en suis occupée bien longuement ailleurs (Autobiographie, chap. 11-13 ; Le Chemin de la Perfection, chap.20-29), il me serait impossible de ne pas me répéter, je ne me rappelle rien de ce que j’ai dit ; si je pouvais cuisiner cela de différentes façons, je sais bien que vous n’en seriez pas fâchées, puisque nous ne nous lassons jamais des livres qui traitent de ces sujets, si nombreux soient-ils.

2.      Il s’agit de ceux qui ont déjà commencé à faire oraison et compris l’importances pour eux, de ne pas en rester aux premières Demeures ; mais, souvent, ils ne sont pas encore assez déterminés à ne pas y rester, ils ne s’éloignent pas encore des occasions, ce qui est fort dangereux. Dieu leur fait une bien grande miséricorde lorsqu’ils cherchent par instants à fuir les couleuvres et choses venimeuses, et comprennent qu’il est bon de les fuir. Ceux-là, pour une part, peinent beaucoup plus que les premiers, mais ils sont beaucoup moins exposés ; ils semblent connaître le danger, et il y a grand espoir de les voir pénétrer plus avant. Je dis qu’ils peinent plus, parce que les premiers sont comme des muets qui entendraient rien ; ils supportent donc mieux l’épreuve de ne pas parler que ceux qui entendraient sans pouvoir parler : ce serait bien plus pénible. Mais on n’en désire pas pour autant ne pas entendre, car, enfin, c’est une grande chose que de comprendre ce qu’on nous dit. Donc, ceux-là entendent les appels du Seigneur ; ils se rapprochent du séjour de Sa Majesté, il est trés bon voisin, et sa miséricorde et sa bonté sont si grandes que même au milieu de nos passe-temps, de nos affaires, de nos plaisirs et des voleries du monde, même lorsque nous tombons dans le péché, et nous en relevons, (ces bêtes sont si venimeuses, leur compagnie est si dangereuse et si tapageuse qu’il serait merveilleux de ne trébucher ni tomber), ce Seigneur, malgré tout, apprécie tellement que nous l’aimions et recherchions sa compagnie qu’il ne manque pas, un Jour ou l’autre, de nous appeler, pour nous inviter à nous approcher de Lui ; et cette voix est si douce que la pauvre âme se consume de ne pouvoir faire immédiatement ce qu’il lui ordonne ; c’est pourquoi, comme je l’ai dit, elle est bien plus en peine que si elle ne l’entendait point.

3.      Je ne dis pas que cette voix et ces appels ressemblent à ceux dont je parlerai plus loin ; s’il s’agit de paroles de gens de bien, de sermons, de ce qu’on lit dans de bons livres, de beaucoup de choses que vous avez entendues, et qui sont un appel de Dieu, également des maladies, des épreuves, des vérités aussi qu’il nous enseigne dans ces moments que nous consacrons à l’oraison ; si paresseusement que vous vous y adonniez, Dieu prise cela très haut. Et vous, mes soeurs, ne méprisez point cette première faveur, sans toutefois vous désoler lorsque vous ne répondez pas immédiatement au Seigneur, Sa Majesté sait bien attendre de longs jours, des années, en particulier quand elle voit en nous de bons désirs, étude la persévérance. C’est ce qu’il y a de plus nécessaire ici ; avec la persévérance, on ne manque jamais de beaucoup gagner. Mais la batterie que fomentent sous mille formes les démons est terrible, et bien plus pénible à l’âme que dans la demeure antérieure ; là-bas, elle était muette et sourde, du moins elle n’entendait guère et résistait moins, comme ceux qui ont perdu en partie l’espérance de vaincre. Ici l’entendement est plus vif, les puissances plus habiles ; les coups et la canonnade sont tels que l’âme ne peut manquer de les entendre. Les démons proposent ces couleuvres que sont les choses du monde, ils présentent, comme éternelles, en quelque sorte, ses joies, l’estime dans laquelle il nous tient, les amis et parents, la santé par rapport aux choses de la pénitent (car toujours, l’âme qui entre dans cette demeure, se met à souhaiter de se mortifier un peu), et mille autres sortes d’obstacles.

4.      Ô Jésus ! quel train mènent ici les démons, quelle affliction est celle de la pauvre âme qui ne sait si elle doit avancer ou retourner à la première Demeure ! Car la raison, d’autre part, lui montre qu’elle se leurre beaucoup si elle s’imagine que tout cela n’est rien, comparé avec ce qu’elle recherche. La foi l’instruit de ce qui lui est réservé. La mémoire lui représente à quoi aboutit tout cela, elle lui rappelle la mort de ceux qui ont beaucoup joui de ces choses qu’elle a vues, dont quelques-uns, morts subitement, sont bientôt oubliés de tous ; elle a vu fouler aux pieds Ceux quelle avait connus en pleine prospérité, elle est passée elle-même sur leur sépulture, elle a songé que dans ce corps grouillaient beaucoup de vers, et tant d’autres choses que la mémoire peut lui rappeler. La volonté est portée à aimer, lorsqu’elle a vu tant de marques d’amour et de choses innombrables, elle voudrait les payer de retour ; en particulier, il lui apparaît que ce véritable amant ne la quitte jamais, il l’accompagne, il lui donne la vie et l’être. Aussitôt, l’entendement accourt lui faire entendre qu’elle ne peut se faire un meilleur ami, quand elle vivrait bien des années ; que le monde entier est plein de fausseté ; et ses plaisirs (ceux que lui procure le démon), pleins de peines, de soucis, et de contrariétés ; il lui dit qu’elle est certaine de ne trouver ni sécurité, ni paix hors de ce château ; qu’elle cesse donc d’aller dans des maisons étrangères puisque la sienne regorge de biens, si elle veut en jouir ; qui donc pourrait trouver comme elle tout ce dont elle a besoin dans sa maison, en particulier un pareil hôte, si elle ne veut pas se perdre comme l’enfant prodigue, et manger la nourriture des porcs.

5.      Ce sont là des raisons pour vaincre les détenons. Mais, ô Seigneur et mon Dieu ! Les habitudes de la vanité, où tout le monde est engagé, corrompent toutes choses ! La foi est si morte que nous préférons ce que nous voyons à ce qu’elle nous dit ; à la vérité, nous ne voyons pourtant qu’infortunes chez ceux qui poursuivent ces choses visibles. C’est le fait de ces choses venimeuses dont nous avons parlé ; comme celui que mord une vipère est tout entier empoisonné, enflé, il en est de même ici-bas, et nous ne nous en préservons pas. Évidemment, de nombreux traitements seront nécessaires pour guérir, et c’est déjà une fort grande faveur de Dieu que de n’en pas mourir. Vrai, l’âme souffre ici de grandes peines, en particulier si le démon comprend que son caractère et ses habitudes la prédisposent à aller très loin ; alors, tout l’enfer se conjuguera pour l’obliger à s’en retourner et à sortir du château.

6.      Ah, mon Seigneur ! Ici votre aide est nécessaire, sans elle on ne peut rien. Par votre miséricorde, ne permettez pas que cette âme soit dupée, et incitée à abandonner ce qu’elle a commencé. Éclairez-la, pour qu’elle voie que tout son bonheur en dépend, et qu’elle évite les mauvaises compagnies. Car c’est une chose immense que de fréquenter ceux qui parlent de tout cela, de rechercher, non seulement ceux qu’elle rencontre dans les mêmes salles qu’elle, mais ceux dont elle comprend qu’ils ont pénétré plus avant ; ils l’aideront beaucoup, et ces conversations peuvent les inciter à l’admettre en leur compagnie. Songez toujours à ne pas vous laisser vaincre, car si le démon vous voit bien déterminé à perdre la vie, le repos, tout ce qu’il vous offre, plutôt que de retourner à la première salle, il vous lâchera beaucoup plus vite. Soyez un homme, et pas de ceux qui se jetaient à plat ventre pour boire quand ils allaient au combat, je ne me rappelle plus avec qui (Gédéon), mais montrez votre résolution, vous allez vous battre contre tous les démons, et il n’est meilleures armes que celles de la croix.

7.      Ce qui va suivre est si important que, bien que je l’aie déjà dit d’autres fois (Autobiographie, chap. 11), je le répète ici. Voici : ne vous dites point qu’il y a des joies dans ce que vous entreprenez, ce serait une façon bien basse de commencer à bâtir un si vaste et si précieux édifice, et si vous fondez sur le sable, tout croulera : vous n’en finirez pas d’être mécontents et tentés. Car ce n’est pas dans ces Demeures que pleut la manne, mais plus loin, là où tout a la saveur de ce qu’aime l’âme, parce qu’elle ne veut que ce que Dieu veut. C’est du joli ! Nous sommes encore en proie à mille difficultés et imperfections, les vertus ne savent pas encore marcher, à peine commencent-elles à naître, et plaise même à Dieu qu’elles aient commencé, et nous n’avons pas honte de vouloir des douceurs dans l’oraison et te nous plaindre de nos sécheresses ! Que cela ne vous arrive jamais, mes soeurs ; embrassez la croix que votre Époux a portée, et comprenez que ce sont là vos hauts faits ; que la plus apte à souffrir souffre pour Lui davantage, et elle sera la mieux préservée. Le reste n’est qu’accessoire ; si le Seigneur vous l’accorde, remerciez-le bien.

8.      Vous vous croirez bien décidées à affronter les peines extérieures, à condition que Dieu vous dorlote intérieurement. Sa Majesté sait mieux que nous ce qui nous convient ; nous n’avons pas à lui conseiller ce qu’Elle doit nous donner, elle peut nous dire avec raison que nous ne savons pas ce que nous demandons (Mt 20,22). Quiconque débute dans l’oraison (n’oubliez pas cela, c’est très important), doit avoir l’unique prétention de peiner, de se déterminer, de se disposer, aussi diligemment que possible, à conformer sa volonté à celle de Dieu ; et comme je le dirai plus loin, soyez bien certaines que telle est la plus grande perfection qu’on puisse atteindre dans la voie spirituelle. Vous recevrez d’autant plus du Seigneur que vous observerez cela plus parfaitement, et vous avancerez d’autant mieux sur cette voie. Ne croyez pas qu’il y ait là des complications arabes, des choses ignorées et secrètes : tout notre bonheur consiste en cela. Mais si nous nous trompons au début, si nous voulons immédiatement que le Seigneur fasse notre volonté, qu’il nous conduise comme nous l’imaginons, quelle peut être la solidité de l’édifices ? Tâchons de faire ce qui dépend de nous, et gardons-nous de cette vermine venimeuse ; le Seigneur veut souvent que de mauvaises pensées nous poursuivent et nous affligent sans que Nous parvenions à les chasser, il permet les sécheresses, il consent même parfois à ce que nous soyons mordus pour mieux savoir nous garder à l’avenir, et mettre à l’épreuve notre profond regret de l’avoir offensé.

9.      S’il vous arrive de tomber, ne vous découragez pas, ne renoncez pas à vous efforcer d’avancer, Dieu tirera du bien de cette chute même, comme celui qui vend la thériaque commence par boire du poison, pour s’assurer de sa bonne qualité. Quand cela ne suffirait qu’à nous montrer notre misère, le grand tort que nous fait l’éparpillement où nous vivons, nos luttes, dans cette batterie, pour retrouver le recueillement, ce serait beaucoup. Est-il plus grand malheur que de ne pas nous retrouver nous-même dans notre propre maison ? Quel espoir de trouver le repos dans d’autres maisons, si nous ne pouvons nous reposer chez nous ? Car nos grands, nos vrais amis et parents, ceux avec lesquels, même malgré nous, nous devons vivre toujours, c’est-à-dire nos puissances, semblent nous faire la guerre, comme si elles nous gardaient rancune de celle que nos vices leur ont faite. La paix, la paix, mes soeurs, a dit bien souvent le Seigneur, en admonestant ses disciples (Jn 10,21). Croyez-moi donc : si nous ne la possédons pas, si nous ne la recherchons pas dans notre maison nous ne la trouverons pas chez des étrangers. Il faut mettre fin à cette guerre ; par le sang qu’il a versé, je le demande à ceux qui n’ont pas commencé à rentrer en eux-mêmes ; quant à ceux qui ont commence ; ce combat ne doit pas suffire a les faire retourner en arrière. Qu’ils considèrent que la rechute est pire que la chute ; déjà, il voient ce qu’ils ont perdu ; qu’ils se fient à la miséricorde de Dieu, nullement à eux-mêmes, et ils verront Sa Majesté les conduire de Demeures en Demeures, et les introduire en un pays où ces bêtes féroces ne pourront ni les touchers ni les épuiser ; ils les assujettiront toutes et se moqueront d’elles, et ils jouiront de beaucoup plus de biens qu’ils ne pourraient en désirer, je le dis, même dès cette vie.

10.    Je vous ai dit au début que j’ai écrit comment vous devez affronter les troubles que le démon suscite ici (Autobiographie, chap. 11 et 19) et qu’il ne s’agit pas, quand on commence à se recueillir, de s’y employer à la force du poignet, mais avec douceur, afin de s’y tenir plus longuement, je n’en parlerai donc pas davantage ici ; je dirai seulement qu’à mon avis il est très important d’en conférer avec des personnes expérimentées, car lorsque vous aurez à vaquer à des occupations nécessaires, vous imaginerez faillir gravement au recueillement. Tant qu’on ne l’abandonnera point, le Seigneur dirigera tout pour notre bien, même si nous ne trouvons personne pour nous instruire ; mais contre ce mal, l’abandon, il n’y a d’autre remède que de recommencer, sinon l’âme se perd un peu plus chaque jour, et encore plaise à Dieu qu’elle le comprenne !

11.    Certaines pourront penser que puisqu’il est si grave de retourner en arrière, mieux vaudrait ne jamais commencer, et rester en dehors du château. Je vous l’ai dit au début, et le Seigneur lui-même le dit, celui qui vit dans le danger y périt (d’après Qo 3,27), et la porte d’entrée dans ce château est l’oraison. Songer que nous devons entrer dans ce château sans rentrer en nous-même, nous connaître, considérer cette misère, ce que nous devons à Dieu, et sans lui demander souvent miséricorde, c’est de la folie. Le Seigneur lui-même le dit : " Nul ne parviendra à mon Père si ce n’est par moi (Jn 14,6) " ; je ne sais s’il le dit en ces termes, je crois que oui ; et " Qui me voit, voit mon Père (Jn 14,9) ". Donc, si nous ne le regardons jamais, si nous ne considérons pas ce que nous lui devons et la mort qu’il a subie pour nous, je ne sais comment nous pouvons le connaître, ni agir à son service. Car la foi sans les oeuvres, et sans que ces oeuvres tirent leur valeur des mérite, de Jésus-Christ, notre bien, quelle valeur peut-elle avoir ? Et qui nous excitera à aimer ce Seigneur ? Plaise à Sa Majesté de nous faire comprendre tout ce que nous lui coûtons, que le serviteur n’est pas plus que son Seigneurs (Mt 10,24), que nous devons travailler pour jouir de sa gloire, et qu’il nous est nécessaire pour cela de prier, afin de ne pas vivre toujours en tentations (Mt 26,40).

CHAPITRE PREMIER

TROISIÈMES DEMEURES

Comme quoi nous ne sommes guère en sécurité tant que nous vivons dans cet exil, même si nous y avons atteint un degré élevé, et qu’il sied d’avoir crainte.

1.      « Bienheureux l’homme qui craint le Seigneur (Ps 61,1) » : que dirons-nous d’autre à ceux qui, par la miséricorde de Dieu, ont remporté la victoire dans ces combats, et sont entrés, par leur persévérance dans les Troisièmes Demeures ? Sa Majesté a beaucoup fait en m’aidant à comprendre en castillan, le sens de ce verset, tant j’y suis inhabile. Certes, nous avons raison d’appeler cet homme-là bienheureux, car s’il ne retourne pas en arrière, à ce que nous comprenons, il est sur le bon chemin du salut. Vous verrez ici, mes soeurs, combien il importe de remporter la victoire dans les batailles précédentes ; car je tiens pour certain que le Seigneur ne manque jamais de donner au vainqueur la sécurité de conscience, ce qui n’est pas un mince avantage. J’ai dit : la sécurité, et je me suis mal exprimée, car il n’en est pas en cette vie ; comprenons donc toujours que je sous-entends : si l’âme ne s’écarte pas à nouveau du chemin dans lequel elle s’est engagée.

2.      C’est une fort grande misère que cette vie où nous devons vivre toujours comme ceux qui, l’ennemi aux portes, ne peuvent ni dormir ni manger sans armes, toujours inquiets qu’ils n’ouvrent quelque brèche dans cette forteresse. Ô mon Seigneur et mon Bien ! Comment voulez-vous que nous désirions une vie si misérable alors qu’il nous est impossible de ne pas vouloir et demander que vous nous en sortiez, sauf si nous avons l’espérance de la donner pour Vous, de la dépenser vraiment à votre service, et, surtout, de comprendre que telle est votre volonté ? Si vous le voulez, mon Dieu, mourons avec Vous, comme l’a dit saint Thomas (Jn 11,16), car vivre sans Vous, en redoutant de vous perdre à jamais, c’est mourir plusieurs fois, et rien d’autre. C’est pourquoi je dis, mes filles, que la béatitude que nous devons demander c’est d’être en sécurité dès maintenant, avec les bienheureux, car au milieu de ces craintes, quelle satisfaction peut trouver celui dont la seule satisfaction est de satisfaire Dieu ? Considérez que certains saints qui avaient ce bonheur à un bien plus haut degré, sont tombés gravement dans le péché ; et nous n’avons pas l’assurance que Dieu nous tendra la main pour en sortir (je parle du secours personnel), et faire, comme eux, pénitence.

3.      Vraiment, mes filles, j’écris ceci dans un tel état de crainte que je ne sais comment je l’écris, ni comment je vis quand j’y songe, et c’est bien souvent. Demandez, mes filles, que Sa Majesté vive toujours en moi ; sinon, comment se sentir en sécurité dans une vie aussi mal employée que la mienne ? Ne vous affligez pas d’entendre qu’il en est ainsi, comme vous l’avez souvent fait lorsque je vous en ai parlé, car vous me voudriez très sainte, et vous avez raison, je le voudrais bien, moi aussi. Mais qu’y puis-je, puisque c’est uniquement par ma faute que j’ai tant perdu ! Je ne me plaindrai point de Dieu, dont l’aide n’a pas suffi pour que vos vœux s’accomplissent ; je ne puis parler ainsi sans larmes, et je suis dans une grande confusion d’écrire quoi que ce soit pour vous qui pourriez m’instruire, moi. Il me fut bien dur d’obéir ! Plaise au Seigneur, puisque je le fais pour Lui, que cela vous serve à quelque chose, et que vous lui demandiez de pardonner à cette misérable effrontée. Mais Sa Majesté sait bien que je ne puis me flatter que de sa miséricorde, et puisque je ne puis nier ce que j’ai été, je n’ai d’autre remède que de m’en remettre à Elle, de me fier aux mérites de son Fils et de la Vierge, sa mère, dont je porte indignement l’habit que vous portez aussi. Louez-le, mes filles, d’être vraiment les filles de cette mère ; vous n’avez donc pas sujet de rougir de ma misère, puisque vous avez une si bonne mère. Imitez-la, considérez quelle doit être la grandeur de cette Dame et le bonheur de l’avoir pour patronne puisque mes péchés et le fait que je sois celle que je suis n’ont nullement discrédité ce saint Ordre.

4.      Mais Je vous avertis d’une chose : bien que filles d’une telle mère, ne soyez pas sures de vous, car David était très saint, et vous voyez ce que fut Salomon. Ne vous prévalez pas de la clôture et de la pénitence où vous vivez ; Dieu est le seul sujet de vos entretiens, vous vous exercez continuellement à l’oraison vous êtes si éloignées des choses du monde que vous les avez, vous semble-t-il, en abomination, tout cela est bon, mais ne suffit point, comme je l’ai dit, à nous délivrer de toute crainte ; continuez donc ce verset, et rappelez-le souvent à votre mémoire : BEATUS VIR, QUI TIMET DOMINUM (Ps 61,1).

5.      Je ne sais plus ce que je disais, je me suis beaucoup écartée de mon sujet, dés que je pense à moi, mes ailes se brisent, je ne puis rien dire de bon ; je coupe donc court pour l’instant, et je reviens aux âmes qui sont entrées dans les Troisièmes Demeures : la faveur que le Seigneur leur a faite de passer outre aux premières difficultés n’est pas mince, mais très grande. Ces âmes, de par la bonté de Dieu, sont, je le crois, nombreuses en ce monde : vivement désireuses ne pas offenser Sa Majesté, elles se gardent même des péchés véniels et sont amies de la pénitence, elles réservent des heures au recueillement, emploient bien leur temps, s’appliquent aux oeuvres de charité envers le prochain, un ordre harmonieux règne dans leur langage, leurs vêtements, et dans le gouvernement de leur maison, si elles en ont. C’est, certes, un état souhaitable, il n’y a, semble-t-il, aucune raison de leur refuser l’entrée de la Dernière Demeure, le Seigneur ne la leur refusera point, si elles le veulent ; c’est une très belle disposition pour obtenir de lui toute grâce.

6.      Ô Jésus ! Laquelle d’entre vous prétendrait ne pas vouloir un si grand bien, surtout après être passée par ce qu’il y a de plus ardu ? Non, personne. Nous disons toutes que nous le voulons ; mais il faut bien davantage pour que le Seigneur possède l’âme tout entière, il ne suffit pas de le dire, comme cela n’a pas suffi au jeune homme à qui le Seigneur demanda s’il voulait être parfaits (Mt 19,16-22). J’y songe depuis que j’ai commence à parler de ces Demeures, car nous sommes ainsi, à la lettre, et les grandes sécheresses dans l’oraison viennent habituellement de là, bien qu’il y ait aussi d’autres causes. Je ne dis rien des épreuves intérieures, et elles sont intolérables, que bien des bonnes âmes subissent sans être moindrement coupables et dont le Seigneur les délivre toujours avec de grands bénéfices, ni de celles qui souffrent de mélancolie, ou d’autres maladies. Enfin, en toutes choses, nous devons faire la part du jugement de Dieu. Quant à moi, je crois que la cause la plus habituelle de la sécheresse est celle que j’ai dite ; car ces âmes, qui voient que pour rien au monde elles ne commettraient un péché mortel, ni même souvent un véniel de propos délibéré et qui emploient bien leur vie et leur fortune, s’impatientent pourtant de voir se fermer devant elles la porte qui conduit à l’appartement de notre Roi dont elles s’estiment les vassales, et elles le sont effectivement. Mais bien que le Roi de la terre ait de nombreux vassaux en ce lieu, ils ne pénètrent pas tous dans sa chambre. Entrez, entrez, mes filles, à l’intérieur ; dépassez vos oeuvres mesquines, car en tant que chrétiennes, vous devez tout cela et beaucoup plus ; il vous suffit d’être les vassales de Dieu : ne demandez pas trop, vous n’auriez plus rien. Regardez les saints qui sont entrés dans la chambre de ce roi, vous verrez quelle différence il y a entre eux et nous. Ne demandez pas ce que vous n’avez pas mérité ; nous avons beau Le servir, l’idée que nous, qui avons offensé Dieu, puissions mériter ce qu’il accorde aux saints, ne devrait même pas nous venir à la pensée.

7       Ô humilité, humilité ! Je ne sais pourquoi je suis tentée, dans ce cas, de ne pas me résoudre à croire que celles qui font un tel cas de ces sécheresses ne manquent pas un peu d’humilité. Je répète qu’il ne s’agit pas des grandes épreuves intérieures dont j’ai parlé, elles sont beaucoup plus pénibles qu’un manque de ferveur. Mettons-nous à l’épreuve nous-mêmes, mes soeurs, ou que le Seigneur nous éprouve, il s’en acquitte très bien, quoique souvent nous ne voulions pas le comprendre, et revenons à ces âmes si bien disposées ; voyons ce qu’elles font pour Dieu, et nous verrons aussitôt que nous n’avons nulle raison de nous plaindre de Sa Majesté. Si lui tournant le dos, nous nous en allons tristement, comme le jeune homme de l’Évangile, quand Elle nous dit ce que nous devons faire pour être parfaits, que voulez-vous que fasse Sa Majesté, qui doit mesurer sa récompense à l’amour que nous lui portons ? Et cet amour, mes filles, ne doit pas être fabriqué par notre imagination, mais prouvé par des oeuvres ; et ne croyez pas que le Seigneur ait besoin de nos oeuvres, mais de la décision de notre volonté.

8.      Nous qui portons l’habit d’un Ordre religieux, qui l’avons pris volontairement, et avons quitté toutes les choses du monde et ce que nous possédions pour Lui (n’aurions-nous quitté que les filets de saint Pierre, cela semble beaucoup à qui donne tout ce qu’il a), nous croyons avoir déjà tout accompli. C’est une fort bonne disposition si nous persévérons et si nous ne retournons pas nous fourrer à nouveau au milieu de la vermine des premières pièces, n’en aurions-nous que le désir, il n’y a pas de doute, si nous persévérons dans ce dénuement et cet abandon de tout, nous atteindrons notre but. Mais ce sera à une condition, que je vous demande de bien considérer : regardez-vous comme des serviteurs inutiles, selon l’expression de saint Paul ou du Christ (Lc 17,10), et croyez que rien n’oblige Notre-Seigneur à vous faire de telles faveurs ; votre dette est même d’autant plus forte que vous avez plus reçu. Que pouvons-nous faire pour un Dieu si généreux, qui est mort pour nous, qui nous a créés et nous donne l’être ? Ne pouvons-nous nous estimer très heureuses quand il se dédommage un peu de ce que nous lui devons pour tous les services qu’il nous a rendus, sans lui demander de nouvelles faveurs et de nouveaux régals ? (J’ai employé à contre coeur ce mot de service, mais c’est ainsi, il n’a fait que nous servir tout le temps qu’il a vécu sur la terre.)

9.      Considérez bien, mes filles, certaines des choses qui sont marquées ici, quoique confusément, car je ne sais m’expliquer mieux. Le Seigneur vous aidera à les comprendre pour que dans les sécheresses vous puisiez de l’humilité, et non de l’inquiétude, comme le voudrait le démon ; croyez qu’à celles qui sont vraiment humbles, même s’il ne leur accorde point ses délices, Dieu donnera une paix et une acceptation qui les rendront plus heureuses que certains de ceux qu’Il régale. Car souvent, comme vous l’avez lu, Sa Divine Majesté réserve ces douceurs aux plus faibles ; je crois toutefois qu’ils ne les échangeraient pas pour la force de ceux qui vivent dans la sécheresse. Nous sommes enclins à préférer les joies à la croix. Éprouve-nous, Seigneur, Toi qui sais la vérité, afin que nous nous connaissions.

CHAPITRE II

Suite du même sujet. Des sécheresses dans l’oraison, de ce qui peut s’ensuivre, de la nécessité de nous mettre à l’épreuve. De la manière dont le Seigneur éprouve ceux qui ont atteint ces Demeures.

1.      J’ai connu quelques âmes, je crois même pouvoir dire que j’en ai connu beaucoup, qui, parvenues à cet état, ont vécu de longues années dans cette droiture et cette harmonie, corps et âme, pour autant que l’on puisse en juger ; elles semblaient avoir déjà maîtrisé le monde, ou du moins être bien déçues par lui, mais lorsque Notre-Seigneur les soumit à des épreuves peu importantes, leur inquiétude fut telle, leur coeur fut si serré, que j’en fus éberluée et même fort effrayée. Il est vain de les conseiller, elles sont depuis si longtemps consacrées à la vertu qu’elles se croient capables de l’enseigner aux autres et n’avoir que trop de raisons de regretter ces épreuves.

2.      Enfin, pour consoler ces personnes, je n’ai trouvé d’autre remède que de beaucoup compatir à leur peine (c’est pitié, à la vérité, que de les voir asservies à toutes ces misères), sans contester leurs raisons ; elles imaginent toutes qu’elles souffrent pour Dieu, et n’arrivent donc pas à comprendre que c’est une imperfection. C’est une idée fausse de plus de la part de gens si avancés ; nous ne pouvons nous étonner qu’ils s’en affligent, bien qu’à mon avis, semblable affliction devrait être passagère. Dieu veut souvent que ses élus ressentent leur misère, Il détourne un peu sa faveur, et il n’en faut pas plus, on peut le dire hardiment, pour que nous ayons tôt fait de nous connaître. On comprend immédiatement que c’est une épreuve, car ils comprennent, eux, très clairement, leur faute ; il leur arrive d’être peinés de leur impuissance à maîtriser l’affliction que leur causent des choses terrestres de bien peu de poids plus que de l’épreuve elle- même. J’y vois une : grande miséricorde de Dieu, car bien que ce soit une faute, elle fait beaucoup gagner en humilité.

3.      Mais il n’en est pas ainsi des personnes dont je parlais, car, comme je l’ai dit, elles canonisent ces choses dans leur pensée, et elles voudraient que les autres les canonisent également. Je veux vous citer quelques cas, afin que nous nous connaissions et nous mettions nous-même à l’épreuve avant que le Seigneur ne nous éprouve ; nous aurions grand avantage à être lucides et les premières à nous connaître.

4.      Une personne riche, sans enfants, sans personne pour qui elle puisse désirer de la fortune, vient à perdre une partie de ses biens, mais ce qui en reste suffit à lui assurer le nécessaire pour elle, sa maison, et même au-delà. Si cet homme se montrait aussi trouble, aussi inquiet que s’il ne lui restait plus un pain à manger, comment Notre-Seigneur lui demanderait-il de tout quitter pour Lui ? Mais un autre s’afflige parce qu’il veut pouvoir donner aux pauvres. Je crois que Dieu préfère à cette charité que je me soumette à la volonté de Sa Majesté, et tout en cherchant à recouvrer mes biens, que je maintienne mon âme en paix. S’il n’y parvient pas, le Seigneur ne l’ayant pas élevé aussi haut, à la bonne heure, mais qu’il comprenne que cette liberté d’esprit lui manque ; il se disposera alors à la recevoir du Seigneur, car il la lui demandera. Une personne a largement de quoi manger, et même plus qu’il ne lui en faut ; un moyen s’offre à elle d’accroître sa fortune ; prendre ce qu’on lui donne, à la bonne heure, passons ; mais le rechercher, et lorsqu’elle l’a, en rechercher plus, et plus encore, quelles que soient ses bonnes intentions, (et elle doit en avoir, car, comme je l’ai dit, il s’agit de personnes d’oraison, et vertueuses), elle n’a pas à craindre de monter jusqu’aux demeures les plus proches du Roi.

5.      Il en est de même s’il leur arrive d’offrir quelque prise au mépris ou si on porte légèrement atteinte à leur honneur ; quoique Dieu leur fasse souvent la grâce de bien le prendre, (notre Bien est très bon, Il est enclin à favoriser publiquement la vertu, pour que l’estime dans laquelle on tient ceux qui l’ont servi ne souffre en rien) ils ne sortent pas de sitôt d’un état d’inquiétude insupportable. Dieu secourable ! Ne s’agit-il pas de gens qui considèrent depuis longtemps combien le Seigneur a souffert, qui savent que la souffrance est bonne, et même qui la désirent ? Ils voudraient que chacun organise sa vie aussi bien qu’ils le font, et encore plaise a Dieu qu ils ne s’imaginent pas qu’ils souffrent par la faute des autres et ne s’en octroient point, en pensée, le mérite.

6.      Il vous semblera, mes soeurs, que je parle mal à propos, et pas a votre adresse : on ne voit ici rien de semblable, puisque ne possédant aucun bien nous n’en voulons pas, nous n’en recherchons pas, et que nul non plus ne nous fait injure. Ces comparaisons ne se rapportent donc point à ce qui se passe ici, mais on en déduit beaucoup d’autres choses qui pourraient s’y passer et qu’il ne serait ni bon ni utile d’indiquer. Elles vous aideront à reconnaître si vous êtes bien dépouillées de tout ce que vous avez quitté ; car de petites choses s’offrent à vous, moins graves, certes, que tout cela, qui peuvent vous aider à vous éprouver et à comprendre si vous êtes maîtresses de vos passions. Et croyez-moi, l’affaire n’est pas de porter ou non un habit religieux, mais de chercher à nous exercer dans la vertu, de soumettre en toutes choses notre volonté à celle de Dieu, et de conformer notre vie à ce que Sa Majesté dispose ; ne désirons point que notre volonté se fasse, mais la siennes (Lc 22,42). Tant que nous n’en serons pas là, comme je l’ai dit, de l’humilité ! C’est l’onguent de nos plaies ; car si nous sommes vraiment humbles, même s’il tarde un peu, le chirurgien, qui est Dieu, viendra nous guérir.

7.      Les pénitences de ces âmes sont aussi bien organisées que leur existence. Elles aimaient beaucoup leur vie mise au service de Notre-Seigneur, et tout cela n’est point mauvais, mais elles ne se mortifient que très prudemment, pour que leur santé n’en pâtisse point. Ne craignez pas qu’elles se tuent, elles sont en possession de leur raison, l’amour ne les fait pas encore déraisonner. Mais je voudrais qu’elle nous incite, notre raison, à ne pas nous contenter toujours de cette manière de servir Dieu, à pas traînant, car nous n’arriverions jamais au bout du chemin. Et comme nous imaginons être toujours en marche, et que nous nous fatiguons, (car croyez-le, cette route est accablante), ce sera déjà bien que nous ne nous perdions point. Mais pensez-vous, mes filles, qu’il puisse être bon, lorsqu’il nous est loisible d’aller d’un pays à un autre en huit jours, de faire le trajet en un an, au hasard des auberges, de la neige, des pluies, et des mauvais chemins ? Ne vaudrait il pas mieux en finir une bonne fois ? Car à tout cela s’ajoute le danger des serpents. Oh ! les bons exemples que je pourrais en donner ! Plaise à Dieu que je sois sortie de là, il me semble bien souvent que non.

8.      Nous sommes de si grands cerveaux que tout nous offense, car nous avons peur de tout ; ainsi, nous n’osons pas aller de l’avant, tout comme si nous nous savions capables d’atteindre ces Demeures, et que d’autres fassent le chemin. Puisque c’est impossible, prenons courage, mes soeurs, pour l’amour du Seigneur ; remettons notre raison et nos craintes entre ses mains oublions cette faiblesse naturelle, dont il nous arrive de beaucoup tenir compte. Le soin de nos corps regarde nos supérieurs à eux d’y pourvoir ; le nôtre est de marcher à vive allure pour voir ce Seigneur ; car les aises dont vous jouissez ont beau être nulles, à peu de choses près, le souci que nous avons de notre santé pourrait nous induire en erreur. Nous ne nous en porterons d’ailleurs pas mieux, je le sais ; je sais aussi que ce qui concerne le corps n’est pas une affaire, c’est secondaire ; l’acheminement dont je parle s’accompagne d’une grande humilité ; si vous m’avez comprise, j estime que là est l’erreur de celles qui n’avancent point ; nous n’avons fait, nous semble-t-il que quelques pas, nous le croyons, tandis que l’allure à laquelle marchent nos soeurs doit nous paraître très rapide, et non seulement nous devons désirer qu’on nous tienne pour la plus misérable de toutes, mais faire ce qu’il faut pour cela.

9.      Alors, cet état sera excellent ; sinon, nous y vivrons dans mille peines et misères, car nous y subissons de lourdes épreuves tant que nous n’avons pas renoncé à nous-même et que nous portons la charge de cette terre de misère ; cela n’est pas le cas de ceux qui s’élèvent vers les autres Demeures. Là, le Seigneur ne manque pas de les récompenser ; juste comme il l’est, et même miséricordieux, il nous donne toujours beaucoup plus que nous ne méritons lorsqu’il nous accorde des joies bien supérieures à celles que nous pourrions trouver dans les régals et distractions de la vie ; mais ne pensez pas qu’il leur prodigue des douceurs spirituelles, sauf rare exception : il les invite à voir ce qui se passe dans les autres Demeures, pour qu’ils se disposent à y pénétrer.

10.    Vous allez imaginer que contentements et plaisirs spirituels sont une seule et même chose, et vous demander pourquoi j’emploie des mots différents. A moi, il me semble que la différence est très grande, mais je puis me tromper. Je dirai ce que j’entends ainsi lorsque je parlerai des quatrièmes Demeures qui vont suivre ; ce sera plus opportun, puisqu’il faudra, alors expliquer certains des plaisirs que le Seigneur y procure. Même si cela semble inutile, vous aurez l’avantage de comprendre ce que sont ces deux choses, et vous pourrez rechercher ce qu’il y a de mieux ; les âmes que Dieu élève à cet état y trouveront un grand réconfort, et celles qui croient tout avoir une grande confusion ; si elles sont humbles, elles seront portées à l’action de grâces. Mais si elles manquent quelque peu d’humilité, leur affliction intérieure sera sans objet, car la perfection ne consiste pas dans des plaisirs intérieurs, elle est l’apanage de celui qui aime le plus ; à lui, la récompense, comme à celui qui agit avec justice et vérité.

11 Vous vous direz peut-être : à quoi bon parler de ces faveurs intérieures, en donner l’explication, puisque c’est, en fait, la vérité ? Je l’ignore, demandez-le à celui qui me commande d’en écrire, je ne suis pas obligée à discuter avec les supérieurs, mais à leur obéir, sous peine de mal agir. Ce que je puis vous dire en toute sincérité, c’est que lorsque je n’avais pas l’expérience de ces faveurs, ni même l’idée que je l’aurais de ma vie, (à juste titre, mais j’eusse été bien heureuse de savoir, ou, à l’occasion ; de comprendre, que j’étais un peu agréable à Dieu), quand je lisais dans les livres les faveurs et les consolations que le Seigneur accorde aux âmes qui le servent, j’en avais une grande joie, et mon âme y trouvait le sujet de vives louanges à Dieu. S’il en était ainsi d’une âme aussi misérable que la mienne, celles qui sont bonnes et humbles le loueront bien davantage ; et quand il n’y en aurait qu’une seule pour le louer une seule fois, il est très bon de le dire, ce me semble, et que nous comprenions le contentement et les délices que nous perdons par notre faute. D’autant mieux que si ces faveurs viennent de Dieu, elles sont chargées d’amour et de courage, on peut donc continuer à marcher sans peine, et croître en bonnes actions et en vertu. Ne penser pas que peu importe de nous y disposer ; lorsque nous ne sommes pas en faute, le Seigneur est juste, et Sa Majesté vous donnera par d’autres voies ce qu’Elle vous ôte par celle-là ; Sa Majesté a ses raisons, et ses secrets sont bien cachés ; du moins nous donnera-t-elle ce qui nous convient le mieux, sans aucun doute.

12 Celles qui, par la bonté du Seigneur, sont parvenues à cet état, (ce n’est pas une petite miséricorde, comme je l’ai dit, car elles sont bien près de monter plus haut), auraient grand intérêt à beaucoup s’exercer à la prompte obéissance ; même pour ceux qui n’appartiennent pas à un Ordre Religieux, il serait fort utile, comme le font de nombreuses personnes, d’avoir quelqu’un à qui recourir pour ne faire en aucun cas notre volonté propre, car c’est ordinairement ce qui nous nuit ; ne le choisissons pas d’humeur analogue à la notre comme on dit, aussi prudent que nous le sommes, mais recherchons-en un qui soit bien désabusé de toutes les choses du monde. Il est extrêmement profitable d’être en rapports avec quelqu’un qui le connaît, pour mieux nous connaître ; et puis, lorsque des choses qui nous paraissent impossibles se révèlent possibles pour d’autres, et même douces, nous prenons courage ; leur envol, semble-t-il, nous enhardit à voler, comme les petits des oiseaux qui font leur apprentissage, et si, dans l’immédiat, ils ne volent pas très loin, ils imitent, peu à peu, leurs parents ; on fait ainsi de grands progrès, je le sais. Quelle que soit leur détermination de ne pas offenser le Seigneur, ces personnes feront bien de ne pas s’exposer à l’offenser : elles sont tout près des premières Demeures, et pourraient facilement y retourner. Leur force n’est pas fondée sur un terrain solide, comme c’est le cas des personnes qui, déjà exercées à souffrir, connaissent les tempêtes du monde et ont des raisons de ne guère les redouter, ni de désirer ses joies une grande persécution comme celles que le démon sait très bien agencer pour nous nuire pourrait les y ramener ; promptes à éviter le péché à autrui, ces âmes seraient incapables de résister à ce qui pourrait leur arriver en cette occurrence.

13 Considérons nos fautes, et laissons là celles des autres, car le fait de ces personnes si bien organisées est souvent de s’offusquer de tout, et, d’aventure, ceux dont nous nous offusquons pourraient bien avoir beaucoup à nous apprendre d’essentiel. Il se peut que dans l’attitude extérieure, la manière d’être, nous les surpassions, mais le principal n’est pas là, bien que ce soit important, mais il n’y a pas de quoi vouloir que tout le monde suive immédiatement le même chemin que nous, ni de nous mettre à les instruire des voies spirituelles, alors que, d’aventure, nous les ignorons ; car nous pouvons faire un usage fort erroné, mes soeurs, de ce désir que nous donne Dieu d’aider les âmes. Il vaut donc mieux nous en tenir à notre Règle ; " Chercher à vivre toujours dans le silence et l’espérance (Is 30,15) ) ", et le Seigneur prendra soin de des âmes. Tant que nous ne négligerons pas de supplier pour elles la Majesté, nous serons fort utiles, avec Sa grâce. Qu’Elle soit bénie à Jamais.

CHAPITRE PREMIER

QUATRIÈMES DEMEURES

De la différence qu’il y a entre les contentements et tendresses dans l’oraison, et les plaisirs qu’on y trouve. En quoi la pensée diffère de l’entendement. Choses utiles à ceux qui sont distraits dans l’oraison.

1       Pour commencer à parler des Quatrièmes Demeures, j’avais grand besoin de me recommander au Saint-Esprit comme je l’ai fait ; je l’ai supplié de dire désormais à ma place quelque chose des Demeures suivantes afin que vous le compreniez, car nous commençons à entrer dans les choses surnaturelles, et il est extrêmement difficile de les faire entendre si Sa Majesté ne s’en charge point, comme elle le fit, d’ailleurs, quand j’écrivis tout ce qui m’avait été donné de comprendre jusqu’alors, il y a plus ou moins quatorze ans. Il me semble avoir un peu plus de lumières sur les faveurs que le Seigneur accorde à quelques âmes, mais il est bien différent de savoir en parler : plaise à Sa Majesté de le faire, s’il doit s’ensuivre un certain bien, et sinon, non.

2       Ces Demeures étant déjà plus proches de celle qu’habite le Roi, elles sont d’une grande beauté, on y voit et on y entend des choses si délicates que l’intelligence est incapable d’en donner une idée si juste qu’elle ne soit encore bien obscure pour ceux qui n’en ont pas l’expérience ; ceux-là comprendront très bien, spécialement ceux dont l’expérience est grande. On croira que pour atteindre ces Demeures il faut avoir vécu très longtemps dans les autres, mais bien qu’à l’ordinaire il faille être passé par celles dont nous venons de parler, cette règle n’est pas absolue, comme vous l’avez sans doute entendu dire souvent ; car ces biens qui Lui appartiennent, le Seigneur les donne quand il veut, comme il veut, et à qui il veut, sans faire tort à personne.

3       Il est rare que les bêtes venimeuses pénètrent dans ces Demeures, et si elles y entrent, elles ne font pas de mal, l’âme y gagne plutôt. J’estime bien préférable qu’elles entrent et nous fassent la guerre à ce degré l’oraison ; s’il n’y avait point de tentations le démon pourrait se servir, pour nous leurrer, des plaisirs que Dieu accorde, et nuire plus grièvement à l’âme qui a moins à gagner lorsqu’elle n’est pas tentée ; le moins qu’il puisse faire est d’écarter de cette âme tout ce qui peut lui acquérir des mérites, et la laisser dans un ravissement continuel. Or, quand il est continuel, je ne crois pas qu’il soit sûr, il me semble impossible que l’esprit du Seigneur soit toujours en nous, durant cet exil.

4       Mais je vous ai dit que je parlerais ici de la différence entre les contentements qu’on trouve dans l’oraison, ou les plaisirs. Je crois qu’on peut appeler contentement ce que nous obtenons nous-même par la méditation et nos prières à Notre-Seigneur, cela procède de notre nature, avec, tout de même, l’aide de Dieu, car dans tout ce que je dis il faut comprendre que nous ne pouvons rien sans Lui ; mais le contentement procède de l’acte vertueux même que nous accomplissons, il nous semble l’avoir gagné par notre travail, et nous sommes contents, à juste titre, de nous être appliqués à ces choses. Mais tout bien considéré, bien des choses qui peuvent advenir sur terre peuvent nous causer le même contentement. Ainsi, une grande fortune qui nous échoit soudain, voir soudain une personne que nous aimons beaucoup, réussir une affaire importante, une grande chose, que tout le monde approuve ; la femme, aussi, à qui on a annoncé la mort de son mari, de son frère, ou de son fils, et qui le voit arriver, vivant. J’ai vu de grands contentements faire verser des larmes, cela m’est même arrivé quelquefois. Ces contentements sont naturels et il me semble qu’il en est de même de ceux que nous inspirent les choses de Dieu ; ils sont seulement de plus noble lignée, sans toutefois que les autres soient mauvais. Enfin, ils partent de notre nature elle-même et s’achèvent en Dieu. Les plaisirs partent de Dieu, notre nature les ressent, et elle en jouit autant que peuvent jouir les personnes dont j’ai parlé, et beaucoup plus. Ô Jésus ! Que je voudrais pouvoir m’expliquer à ce sujet ! Il me semble entendre qu’il y a là des différences certaines, et je n’ai pas la science de me faire comprendre ; plaise au Seigneur d’y pourvoir.

5       Je me rappelle soudain un verset que nous récitons à Prime à la fin du premier psaume ; la fin du verset dit : Cum dilatasti cor meum (Ps 118,32). Cela suffira à ceux qui ont une grande expérience de ces faveurs pour comprendre quelle différence il y a entre les unes et les autres ; mais un plus ample exposé est nécessaire à ceux qui ne l’ont point. Les contentements dont j’ai parlé ne dilatent pas le coeur, ils semblent même à l’ordinaire, le serrer un peu, bien qu’il soit tout content de voir ce qui se fait pour Dieu ; mais des larmes angoissées jaillissent, qui semblent en quelque sorte causées par la passion. Je ne sais pas grand- chose de ces passions de l’âme, ma gaucherie est grande, sinon je me ferais peut-être comprendre, je montrerais ce qui procède de la sensualité et de notre nature ; je saurais m’expliquer, moi qui suis passer par là, si je comprenais. A toutes fins, le savoir et l’instruction sont de grandes choses.

6       Je dis ce que je sais par expérience de cet état, de ces régals et contentements dans la méditation ; si la Passion commençait à me faire pleurer, j’étais incapable de m’arrêter jusqu’à ce que j’en eusse la tête cassée ; de même, si je pleurais mes péchés Notre-Seigneur me faisait ainsi une fort grande faveur, mais je ne veux pas examiner pour le moment ce qui vaut le mieux, des contentements ou des plaisirs ; je voudrais seulement pouvoir dire quelle différence il y a entre eux. Ces larmes et ces désirs sont souvent favorisés par la nature et la disposition du moment ; mais, enfin, comme je l’ai dit, quoi qu’il en soit, ils aboutissent à Dieu. C’est hautement appréciable, si l’humilité est là pour nous faire comprendre que nous ne sommes pas meilleurs pour cela ; nous ne pouvons pas comprendre si tous ces effets sont causés par l’amour, mais s’il en est ainsi, c’est un don de Dieu. La plupart des âmes éprouvent cette sorte de ferveur dans les Demeures précédentes, car leur entendement est presque toujours en action, elles l’emploient à réfléchir, à méditer : elles sont en bonne voie, car on ne leur a pas accordé davantage, mais elles feraient bien de se consacrer par moments à accomplir des actes, à louer Dieu, à se réjouir de sa bonté, à le voir semblable à Lui-même, à souhaiter son honneur et sa gloire : cela, de leur mieux, car c’est un excellent moyen d’éveiller la volonté. Et qu’elles veillent bien, lorsque le Seigneur leur donnera ces sentiments, à ne pas les faire taire pour achever leur méditation ordinaire.

7       Comme je me suis longuement étendue, ailleurs, sur ce sujet (Autobiographie, chap.12), je n’en parlerai pas ici. Je veux absolument que vous sachiez que pour beaucoup avancer sur ce chemin et monter aux Demeures que nous désirons atteindre, il ne s’agit pas de beaucoup penser, mais de beaucoup aimer ; donc, tout ce qui vous incitera à aimer davantage, faites-le. Nous ne savons peut-être pas ce que c’est qu’aimer, je n’en serais pas très étonnée ; or il ne s’agit pas de goûter le plus grand plaisir, mais d’avoir la plus forte détermination de désirer toujours contenter Dieu, de chercher, autant que possible, à ne pas l’offenser, de le prier de faire toujours progresser l’honneur et la gloire de son Fils, et grandir l’Église Catholique. Telles sont les marques de l’amour, mais ne croyez pas qu’il s’agisse de ne pas penser à autre chose, et que si vous êtes un peu distraite, tout est perdu.

8       Ces tumultes de la pensée m’ont parfois bien oppressée ; depuis un peu plus de quatre ans, j’ai enfin compris, par expérience, que la pensée, ou, pour mieux me faire comprendre, l’imagination, n’est pas l’entendement ; je l’ai demandé à un homme docte, il m’a dit qu’il en était ainsi, pour ma plus grande satisfaction. Comme l’entendement est l’une des facultés de l’âme, il m’était dur de le voir parfois si papillonnant ; il est habituel que la pensée s’envole soudain, Dieu seul peut la lier ; quand il nous lie ainsi, nous avons l’impression d’être, en quelque sorte, déliés de notre corps. Je voyais, quant à moi, les facultés de l’âme occupées en Dieu, recueillies en Lui, tandis que d’autre part là pensée s’agitait : j’en était tout hébétée.

9       Ô Seigneur ! Tenez-nous compte de tout ce que nous endurons sur ce chemin, par manque de connaissance ! Le malheur, c’est que faute de songer qu’il faille savoir autre chose que de penser à vous, nous ne savons même pas interroger ceux qui le savent, nous n’avons pas idée de ce qu’il faut leur demander, et nous subissons de terribles épreuves, faute de nous comprendre ; et ce qui n’est pas mauvais, mais bon, nous le jugeons très coupable. De là proviennent les afflictions de bien des gens qui pratiquent l’oraison et se plaignent d’épreuves intérieures, du moins, souvent, ceux qui manquent d’instruction ; et viennent les mélancolies, et la ruine de la santé ; ils en arrivent à tout abandonner et ne considèrent pas qu’il existe un monde intérieur ici-bas. De même que nous ne pouvons pas retenir le mouvement du ciel qui va vite, à toute vélocité, nous ne pouvons pas davantage retenir notre pensée, nous lui adjoignons toutes les facultés de notre âme, nous croyons que nous sommes perdues et que nous faisons mauvais usage du temps que nous passons devant Dieu. Mais l’âme, d’aventure, est tout unie à Lui dans les très proches Demeures tandis que la pensée, encore aux alentours du château, en proie à mille bêtes féroces et venimeuses, acquiert des mérites par ces souffrances ; cela ne doit donc pas nous troubler, ni nous inciter à abandonner ; car c’est ce que prétend le démon Pour la plupart, toutes nos inquiétudes et nos épreuves viennent de ce que nous ne nous comprenons pas.

10     En écrivant ceci, je considère ce qui se passe dans ma tête, ce grand bruit dont j’ai parlé au début et qui me rendait à peu prés incapable d’obéir à l’ordre d’écrire qui me fut donné. J’ai l’impression d’avoir dans la tête beaucoup de fleuves torrentueux qui s’écroulent en cataractes, beaucoup de petits oiseaux et de sifflements, et cela, non pas dans les oreilles, mais dans la partie supérieure de la tête, où, dit-on, se trouve la partie supérieure de l’âme. J’ai insisté là-dessus, car il m’a semblé que le grand mouvement de l’esprit vers le haut montait avec vélocité. Plaise à Dieu que je me rappelle d’en dire la cause quand je parlerai des Demeures suivantes, il ne sied pas de le faire ici, et il ne serait pas surprenant que le Seigneur ait voulu me donner ce mal de tête pour me le faire mieux comprendre ; car malgré le tumulte qui y règne, cela ne me gêne ni dans l’oraison, ni pour m’exprimer mais l’âme est tout entière dans sa quiétude, dans son amour dans ses désirs, et dans la claire connaissance.

11     Mais si la partie supérieure de l’âme est dans la partie supérieure de la tête, comment se fait-il qu’elle ne soit pas troublée ? Je l’ignore, mais je sais que ce que je dis est vrai. On en souffre quand l’oraison ne s’accompagne pas de suspension des sens, car alors, tant que la suspension ne cesse point, on ne ressens aucun mal, mais c’eût été un fort grand mal de tout abandonner à cause de cet inconvénient. Il n’est donc pas bon de nous laisser troubler par nos pensées, ni d’y accorder la moindre importance ; ainsi si elles nous viennent du démon, il y renoncera ; et si cela provient, comme c’est le cas, ainsi que d’autre conséquences, de la misère : où nous a laissées péché d’Adam, prenons patience, soufrons tout pour l’amour de Dieu ; car nous sommes également assujetties à manger et à dormir, nous ne pouvons l’éviter, et c’est une fort grande épreuve.

12     Reconnaissons notre misère, et souhaitons aller là où personne ne nous méprisera (Ct 8,1). Je me rappelle parfois avoir entendu l’Épouse du Cantique le dire, je ne trouve vraiment rien dans toute notre vie qui justifie mieux ces paroles, car tous les mépris et épreuves de la vie me semblent peu de chose comparés à ces combats intérieurs. Nous pouvons supporter n’importe quel trouble et n’importe quelle guerre à condition de trouver la paix chez nous, comme je l’ai déjà dit ; mais lorsque nous voulons nous reposer des mille épreuves du monde, lorsque le Seigneur veut nous préparer ce lieu de repos, il est fort pénible, presque intolérable, que l’obstacle soit en nous-mêmes. C’est pourquoi, Seigneur, conduis-nous là où ces misères ne nous méprisent point, car elles semblent parfois se moquer de l’âme ! Le Seigneur l’en délivre dés cette vie lorsqu’elle a atteint la dernière Demeure, comme nous le : dirons si Dieu veut.

13     Ces misères ne vous causeront pas à vous toutes autant de peine qu’à moi, elles ne s’attaqueront pas à vous comme à moi, qui suis vile, car on eût pu croire que je voulais moi-même me venger de moi. Songeant qu’il est possible que vous subissiez vous aussi ce qui me fut si pénible, je vous en parle sans cesse, partout, avec l’espoir de parvenir une seule fois à vous faire comprendre que c’est inévitable et que vous ne devez ni vous en inquiéter ni vous en affliger ; laissons aller ce traquer de moulin, contentons-nous de moudre notre farine sans que cessent d’agir la volonté et l’entendement.

14     Cette gêne est plus ou moins importante, selon notre état de santé et le moment. Qu’elle souffre donc la pauvre âme, bien qu’elle n’ait pas commis de faute ; elle en commettra d’autres, il est donc juste que nous prenions patience. Et puisque ce que nous lisons, ce qu’on nous conseille, ne suffit pas à nous persuader de ne pas faire cas de ces pensées, nous qui savons peu de chose, il ne me semble pas que tout le temps que je passe à mieux vous expliquer tout cela et à vous consoler, si tel est votre cas, soit du temps perdu. Cela ne servira toutefois pas à grand-chose jusqu’à ce que le Seigneur veuille nous éclairer. Mais il est nécessaire, Sa Majesté le veut, que nous prenions des mesures et que nous nous connaissions, pour ne pas accuser notre pauvre âme de ce que font notre faible imagination, notre nature, et le démon.

CHAPITRE II

Suite du même sujet. Des plaisirs spirituels, et comment on doit les obtenir sans les rechercher : une comparaison aide à comprendre.

1       Dieu secourable, dans quoi me suis-je fourrée ! J’avais déjà oublié ce dont je parlais, car les affaires et ma santé m’obligent à m’interrompre au meilleur moment ; et comme je n’ai guère de mémoire, tout doit être en désordre, faute de pouvoir me relire. Il se peut d’ailleurs que tout ce que je dis ne soit que désordre ; du moins est-ce mon impression. Il me semble avoir déjà parlé des consolations spirituelles, qui parfois, quand s’y mêlent nos passions, provoquent une frénésie de sanglots ; certaines personnes m’ont même dit que leur coeur se serre, qu’il s’ensuit même des mouvements extérieurs auxquels elles ne peuvent résister, si forts que le sang leur sort par les narines, et autres choses aussi pénibles. Je ne puis rien dire faute d’être passée par là, mais il doit s’ensuivre de la consolation ; car, comme e le dis, tout aboutit au désir de contenter Dieu et de jouir de Sa Majesté.

2       Il en va tout autrement de ce que j’appelle les plaisirs de Dieu, et que j’ai nommé ailleurs oraison de quiétude, comme le comprendront celles d’entre vous qui y ont goûté, par la miséricorde de Dieu. Pour mieux comprendre, supposons que nous voyions deux fontaines qui emplissent d’eau deux bassins : je ne trouve rien qui se prête mieux que l’eau à l’explication de certaines choses spirituelles, pour une raison : je sais peu de choses, nul talent ne me vient en aide, mais j’aime tant cet élément que je l’ai considéré avec plus d’attention que toute autre chose. Car dans tout ce qu’un si grand Dieu, si savant, a créé, il doit y avoir de nombreux secrets dont nous ne pouvons tirer le même profit que ceux qui les comprennent ; je crois pourtant qu’il y a plus qu’on ne peut comprendre dans chaque petite chose que Dieu a créée, ne serait-ce qu’une petite fourmi.

3       Ces deux bassins s’emplissent d’eau par des moyens différents ; pour l’un elle est amenée artificiellement de loin par de nombreux aqueducs, l’autre a été creusé à la source même de l’eau, et il s’emplit sans bruit. Si la source est aussi abondante que celle dont nous parlons, lorsque le bassin est plein, il en déborde un grand ruisseau ; il n’y a pas besoin d’artifices, peu importerait la ruine de l’aqueduc, l’eau jaillit toujours du même point. Telle est la différence : celle qui vient par les aqueducs s’assimile, ce me semble, aux contentements qu’on obtient par la méditation ; nos pensées nous les procurent, en nous aidant des choses créées pour méditer par un effort de l’entendement, et comme elle vient, enfin, de notre industrie, c’est avec bruit qu’elle répand quelque chose de profitable dans l’âme, comme je l’ai dit.

4       Dans l’autre bassin, l’eau naît de la source même, qui est Dieu ; donc, comme Sa Majesté le veut quand Sa volonté est d’accorder une faveur surnaturelle, elle émane avec une quiétude immense et paisible du plus intime de nous-même, je ne sais où, ni comment il se fait que ce contentement et cette délectation ne se ressentent pas dans le coeur comme les joies d’ici-bas, du moins au début, car ils finissent par tout inonder ; cette eau se répand dans toutes les Demeures et toutes les puissances, elle atteint enfin le corps ; c’est pourquoi j’ai dit qu’elle commence en Dieu et finit en nous ; car vraiment, comme le verra quiconque l’éprouvera, l’homme extérieur tout entier jouit de ce plaisir et de cette douceur.

5       Tout en écrivant, je considérais tout à l’heure que le verset que j’ai cité : Dilatasti cor meum, dit que le coeur s’est dilaté ; il ne me semble pourtant pas que cela prenne naissance dans le coeur, mais en un point encore plus intérieur, comme en quelque chose de très profond. Je pense que ce doit être le centre de l’âme, comme je l’ai compris depuis et le dirai pour finir ; car vrai, je vois en nous des mystères qui m’émerveillent souvent. Combien d’autres doit-il y en avoir ! Ô mon Seigneur et mon Dieu, que vos grandeurs sont grandes ! Nous nous conduisons ici-bas comme de naïfs petits bergers, nous croyons saisir quelque chose de vous, et ce doit être moins que rien, puisqu’il y a déjà en nous-même de grands mystères que nous ne comprenons pas. Moins que rien, par rapport à l’immensité qui est en Vous : je ne dis pas que vos grandeurs que nous voyons ne soient pas grandes même ce que nous pouvons saisir de vos oeuvres.

6       Pour en revenir au verset, s’il peut éclairer, ce me semble, ce que j’écris ici, c’est à propos de cette dilatation ; car il apparaît que lorsque cette eau céleste commence à couler de la source dont je parle au plus profond de nous, on dirait que tout notre intérieur se dilate et s’élargit, et on ne saurait exprimer tout le bien qui en résulte, l’âme elle-même ne peut comprendre ce qui lui est donné. Elle respire un parfum, disons-le maintenant, comme s’il y avait dans cette profondeur intérieure un brasero sur lequel on jetterait des parfums embaumés : on ne voit pas la braise, on ne sait où elle est, mais sa chaleur et la fumée odorante pénètrent l’âme tout entière, et même, comme je l’ai dit, le corps en a fort souvent sa part. Attention, comprenez-moi, on ne sent pas de chaleur, on ne respire pas une odeur, c’est chose plus délicate que ces choses-là, mais cela peut vous aider à comprendre, et les personnes qui n’en ont pas l’expérience sauront que cela se produit vraiment ainsi, qu’on le comprend plus clairement que je ne l’exprime. Ce n’est pas un de ces cas où l’on puisse se faire illusion, puisque nos plus grands efforts ne pourraient rien obtenir ; cela même nous prouve que ça n’est pas d’un métal courant, mais l’or infiniment pur de la sagesse divine. Ici, ce me semble, les puissances ne sont pas unies, mais ravies, et comme étonnées, elles considèrent tout cela.

7       Il se peut qu’à propos de ces choses intérieures je sois en contradiction avec ce que j’ai déjà dit ailleurs. Il n’y a rien de surprenant, car depuis prés de quinze ans que je les ai écrites, il se peut que le Seigneur m’ait donné plus de lumières sur ces choses que je n’en avais alors, mais aujourd’hui comme alors, je puis me tromper en tout, mais je ne saurais mentir ; par la miséricorde de Dieu, je souffrirais plutôt mille morts ; je dis ce que je comprends.

8       Il me semble bien que la volonté doive être unie avec celle de Dieu d’une façon ou d’une autre, mais c’est aux effets et aux oeuvres qui s’ensuivent qu’on reconnaît la vérité de cette oraison ; il n’est meilleur creuset pour l’éprouver. C’est une fort grande faveur de Dieu que de la reconnaître quand on la reçoit, c’en est une très grande si on ne retourne pas en arrière. Vous voudrez donc, mes filles, chercher à obtenir cette oraison, et vous avez raison, car, comme je l’ai dit, l’âme ne pourra jamais mesurer les grâces que le Seigneur lui accorde alors, et l’amour avec lequel il la rapproche encore de Lui ; vrai, vous voudriez bien savoir comment nous obtiendrons cette faveur. Je vais vous dire ce que j’ai compris à ce sujet.

9       Ne parlons pas de l’heure où le Seigneur consent à l’accorder : c’est au gré de Sa Majesté, uniquement. Elle a ses raisons, nous n’avons pas à nous en mêler. Lorsque vous aurez fait tout ce qu’on accomplit dans les précédentes Demeures, de l’humilité, de l’humilité ! C’est elle qui persuade le Seigneur de nous accorder tout ce que nous attendons de lui ; vous reconnaîtrez en tout premier lieu que vous la possédez à ce que vous ne croirez pas mériter ces faveurs et saveurs du Seigneur, ni jamais les connaître de votre vie. En ce cas, objecterez-vous, comment les obtient-on sans les chercher ? Je réponds que le meilleur moyen est celui que je vous ai dit, ne pas les rechercher, pour les raisons suivantes. La première, c’est qu’il faut d’abord, pour cela, aimer Dieu sans intérêt. La seconde, c’est qu’il y aurait certain manque d’humilité à penser que nos misérables services pourraient nous valoir quelque chose d’aussi grand. La troisième, c’est que la vraie manière de nous y préparer est le désir de souffrir et d’imiter le Seigneur. La quatrième, c’est que Sa Majesté n’est pas obligée de nous l’accorder, comme elle l’est de nous accorder le ciel si nous observons ses commandements, car nous pouvons nous sauver sans cela, Dieu sait mieux que nous ce qui nous convient, et qui l’aime vraiment ; c’est vrai, je le sais, je connais des gens qui suivent la voie de l’amour comme ils le doivent, uniquement pour servir leur Christ crucifié, et non seulement ils ne lui demandent pas de plaisirs spirituels et n’en désirent pas, mais ils le supplient de ne pas leur en donner en cette vie ; c’est la vérité. La cinquième, c’est que nous travaillerions en vain, car cette eau ne peut être amenée par les aqueducs comme la précédente, et si elle ne peut couler de source, il ne nous sert pas à grand-chose de nous fatiguer. Je veux dire que pour beaucoup que nous méditions, pour beaucoup que nous nous pressurions jusqu’à nous tirer des larmes cette eau ne vient pas de là. Dieu ne la donne qu’à qui il veut et souvent au moment où l’âme y pense le moins.

10     Nous sommes à Lui, mes soeurs, qu’il fasse de nous ce qu’il voudra, qu’il nous conduise par la voie qui lui plaira. Je crois bien que si nous nous humilions et détachons vraiment, (je dis vraiment, il ne suffit pas que ce soit en pensée, nos pensées nous trompent souvent, mais nous devons être entièrement détachées), le Seigneur ne manquera pas de nous accorder cette faveur, et bien d’autres encore que nous ne saurions désirer. Qu’il soit loué et béni à jamais. Amen.

CHAPITRE III

De l’oraison de recueillement que le Seigneur accorde la plupart du temps avant celle dont il vient d’être parlé. De ses effets, et de ce qui reste à dire de l’oraison précédente.

1       Les effets de cette oraison sont nombreux ; j’en dirai quelques-uns. En premier lieu, je parlerai d’une autre forme d’oraison qui la précède presque toujours, mais, comme je l’ai déjà fait ailleurs (Autobiographie, chap.16 ; Le chemin de la Perfection, chap. 28 et 29) je serai brève : il s’agit d’un recueillement qui me semble, lui aussi, surnaturel, car il ne consiste pas à rester dans l’obscurité, ni à fermer les yeux, ni en quoi que ce soit d’extérieur, puisque sans le vouloir, on ferme les yeux et on désire la solitude ; il semble qu’on construise sans artifice l’édifice de l’oraison dont j’ai parlé ; car ces sens et ces choses extérieures paraissent perdre peu à peu leurs droits et l’âme reprendre les siens, qu’elle avait perdus.

2       On dit que l’âme entre en elle-même : on dit aussi qu’elle monte au-dessus d’elle-même. Je ne saurais éclairer moindrement ce langage, j’ai le tort de penser que vous devez comprendre celui dans lequel je m’exprime alors que je ne parle peut-être que pour moi. Estimons que ces sens et ces puissances dont j’ai déjà dit qu’ils sont les habitants de ce château, comparaison qui m’aide à m’expliquer, sont sortis, et vivent depuis des jours et des années avec des étrangers, ennemis de ce château ; ils se voient perdus et ils s’en rapprochent, mais sans arriver à s’y introduire, car l’habitude qu’ils ont prise est forte, mais ils ne sont plus des traîtres, et rôdent aux alentours. Lorsqu’il voit leur bonne volonté, le grand Roi qui habite ce château veut les ramener à Lui, dans sa grande miséricorde, en bon pasteur ; par un sifflement si doux que c’est à peine s’ils l’entendent, il cherche à leur faire reconnaître sa voix afin qu’ils ne se croient plus perdus, mais retournent à leur demeure. Et ce sifflement du pasteur a une telle puissance qu’ils abandonnent les choses extérieures qui aliénaient leur raison, et rentrent dans le château.

3       Il semble ne l’avoir jamais mieux fait comprendre : quand nous cherchons Dieu en nous-même, (on l’y trouve mieux et plus efficacement que dans les créatures, comme le dit saint Augustin qui l’a trouvé là, après l’avoir cherché en beaucoup d’endroits), cette grâce, si Dieu nous la fait, nous est d’un grand secours. Ne songez pas que nous y parvenions à l’aide de l’entendement, en nous appliquant à penser que Dieu est en nous, ni à l’aide de l’imagination, en l’imaginant en nous. C’est là une bonne, une excellente manière de méditation, basée sur la vérité, puisqu’il est vrai que Dieu est en nous-même ; cela, chacun de nous peut le faire, (bien entendu, comme toutes choses, avec la faveur du Seigneur), mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce dont je parle est différent ; parfois, avant de commencer à penser à Dieu, ces gens sont déjà dans le Château ; sans que je sache où ni comment, ils ont entendu le sifflement de leur Pasteur ; ce ne fut pas par l’ouïe, car on n’entend rien, mais on ressent très manifestement un doux recueillement intérieur ; ceux qui en ont l’expérience le sauront, mais je ne puis l’expliquer plus clairement. Je crois avoir lu que le hérisson ou la tortue rentrent ainsi en eux-mêmes ; celui qui l’a écrit devait bien comprendre ce dont il est question. Toutefois ces animaux rentrent quand ils le veulent, tandis que ce recueillement ne s’obtient pas à volonté, mais lorsque Dieu veut nous accorder cette grâce. M’est avis que si Sa Majesté l’accorde, c’est à des personnes qui renoncent déjà aux choses du monde. Je ne dis pas que ceux que leur état retient dans le monde s’en éloignent effectivement, ils ne le peuvent point, mais leur désir, qui les invite particulièrement à être attentifs aux choses intérieures, s’en écarte ; je crois donc que si nous voulons faire place à Sa Majesté, elle ne donnera pas que cela à ceux qu’Elle appelle à monter plus haut.

4       Ceux qui découvriront cela en eux loueront Dieu avec ardeur, et leurs actions de grâces les disposeront à recevoir de plus grandes faveurs. Cela les disposera à écouter, comme le conseillent certains livres, en s’efforçant de ne point réfléchir, mais à être attentifs à ce que le Seigneur opère dans l’âme ; toutefois, si Sa Majesté n’a pas commencé à nous absorber en Elle, je n’arrive pas à comprendre comment la pensée peut s’arrêter sans plus de dommage que de profit ; ce fut toutefois un sujet de querelle fort discuté entre quelques spirituels ; quant à moi, je confesse mon manque d’humilité, car jamais je ne me suis ralliée aux raisons qu’ils m’ont données. L’un d’eux m’a allégué certain livre du saint Fr. Pierre d’Alcantara, dont je crois qu’il est un saint, et à qui je me soumettrais, car je sais qu’il savait ce dont il parlait ; nous l’avons lu, et il dit la même chose que moi, néanmoins pas dans les mêmes termes ; mais d’après ce qu’il dit on comprend que l’amour doit être déjà éveillé. Il se peut que je me trompe, mais voici mes raisons.

5       La première : dans ce travail spirituel, celui qui pense le moins et veut le moins obtient plus ; ce que nous devons faire, c’est demander comme le font de pauvres nécessiteux devant un grand et riche empereur ; ensuite, baisser les yeux et attendre humblement. Quand par ses voies secrètes il semble nous faire comprendre qu’il nous écoute, alors, il convient de nous taire dès lors qu’il nous permet de rester prés de Lui, il n’est pas mauvais de tâcher de ne pas agir avec l’entendement, si nous le pouvons, dis-Je. Mais si nous n’avons pas encore le sentiment que ce Roi nous écoute, qu’il nous voit, nous n’allons pas rester là, tout nigauds, ce qui arrive souvent à l’âme forte quand elle s’est efforcée à faire taire l’entendement ; elle se trouve dans une bien plus grande sécheresse, et d’aventure, l’imagination est plus inquiète quand elle s’est fait violence pour ne penser à rien ce que veut le Seigneur, c’est que nous le priions et que nous considérions que nous sommes en sa présence, il sait, lui, ce qui nous convient. Je ne puis me résoudre à user de moyens humains en des choses où Sa Majesté semble avoir imposé des limites et qu’Elle semble vouloir se réserver ; il en est toutefois beaucoup d’autres que nous pouvons pratiquer avec son aide, qu’il s’agisse de pénitences, d’oeuvres, d’oraison, autant que notre misère nous le permet.

6       Seconde raison : toutes ces oeuvres intérieures sont douces et pacifiques, et faire quelque chose de pénible fait plus de tort que cela ne cause de profit. J’appelle pénible toute violence que nous voudrions nous faire, comme ce le serait de retenir notre souffle ; que l’âme s’abandonne donc dans les mains de Dieu, pour qu’il fasse d’elle ce qu’il veut, avec le moindre souci possible de ses intérêts, et le plus grand abandon à la volonté de Dieu. La troisième raison est que le soin même que nous avons de ne penser à rien excitera peut-être la pensée à beaucoup penser. La quatrième est que Dieu, essentiellement, tient pour agréable que nous nous souvenions de son honneur et de sa gloire, et que nous nous oubliions nous-mêmes, notre profit, notre bien-être, notre bon plaisir. S’oublie-t-il lui- même, celui qui, fort soucieux, n’ose remuer, qui ne permet même pas à son entendement ni à ses désirs d’être mus du désir d’une plus grande gloire de Dieu, ni de se réjouir de la gloire qui est la sienne ? Quand Sa Majesté veut que l’entendement se taise, Elle l’occupe autrement, et projette sur nos connaissances des lumières tellement au-dessus de ce que nous pouvons atteindre qu’il en est tout absorbé, et, sans savoir comment, il se trouve bien mieux instruit que par tous les efforts que nous faisons pour l’anéantir. Dieu nous a donné les puissances pour nous en servir, elles ont leur prix, nous n’avons pas à les enchanter, mais à les laisser faire leur office, jusqu’à ce que Dieu leur en donne un autre, plus important.

7       A ma connaissance, ce qui convient mieux à l’âme que le Seigneur a bien voulu introduire en cette Demeure, c’est de faire ce que j’ai dit ; sans violence et sans bruit, qu’elle cherche à empêcher l’entendement de discourir, mais non à le suspendre, et ainsi de la pensée ; sauf qu’il lui est bon de se rappeler qu’elle est devant Dieu, et qui est ce Dieu. Si ce qu’elle sent en elle la ravit, à la bonne heure ; mais que l’entendement ne cherche pas à comprendre ce qui se passe : c’est accordé à la volonté. Qu’il laisse donc l’âme en jouir sans autre activité que quelques paroles amoureuses, car bien que dans cet état nous ne cherchions pas à ne penser à rien, cela arrive souvent, mais brièvement.

8       J’ai :dit ailleurs (Chemin de la Perfection, chap. 31) la raison pour laquelle dans cette forme d’oraison dont j’ai parlé au commencement de cette Demeure, (j’ai parlé de l’oraison de recueillement en même temps que de celle dont je devais parler en premier, bien qu’elle soit fort inférieure à celle des plaisirs spirituels que donne Dieu, mais seulement le premier pas pour y atteindre ; car dans l’oraison de recueillement il ne faut pas abandonner la méditation, ni l’action de l’entendement lorsque l’eau coule de source, sans que les aqueducs l’amènent), l’entendement se modère ou est contraint te se modérer, lorsqu’il voit qu’il ne comprend pas ce qu’il voudrait, et qu’il va de-ci de-là comme un insensé qui n’à ses assises nulle part. La volonté est si bien établie en son Dieu quelle s’afflige fort de ce tapage ; l’âme n’a donc pas besoin d’en faire cas, elle y perdrait beaucoup de ses jouissances : elle n’a qu’à abandonner, et s’abandonner, elle, dans les bras de l’amour ; Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en cet état où elle n’a guère qu’à se juger indigne d’un si grand bien, et à se confondre en actions de grâce.

9       Pour traiter de l’oraison de recueillement, j’ai omis les effets, ou signes, qui caractérisent les âmes auxquelles Dieu Notre-Seigneur accorde cette oraison. Ainsi, on y perçoit clairement une dilatation ou élargissement de l’âme, comme si l’eau qui coule d’une source ne pouvant s’écouler, le réservoir lui même était fabriqué d’un matériau tel que l’édifice s’agrandirait à mesure qu’il jaillirait plus d’eau ; c’est ce qu’on remarque dans cette oraison, avec bien d’autres merveilles que Dieu accomplit dans l’âme : il l’habilite et la dispose pour que tout tienne en elle. Ainsi, cette suavité et cet élargissement intérieurs sont perceptibles à ceci que l’âme n’est plus aussi liée que naguère par les choses du service de Dieu, mais beaucoup plus au large. Ainsi, elle n’est plus oppressée par la frayeur de l’enfer, car tout en ayant un plus grand désir de ne point offenser Dieu (ici, elle perd sa peur servile), elle a grande confiance de jouir de lui un jour. La crainte qu’elle eut de détruire sa santé en faisant pénitence, elle la rejette entièrement en Dieu ; ses désirs de se mortifier s’accroissent. Son appréhension des épreuves diminue car sa foi est plus vive, et elle comprend que si elle les endure pour Dieu, Sa Majesté lui accordera la grâce de les supporter patiemment ; elle les désire même parfois, car elle a aussi la ferme volonté de faire quelque chose pour Dieu. Comme elle connaît mieux sa grandeur, elle se juge d’autant plus misérable ; comme elle a déjà goûté aux délices de Dieu, elle voit que celles du monde ne sont qu’ordure ; elle s’en éloigne peu à peu, et, pour le faire, elle a plus d’empire sur elle- même. Enfin, elle se perfectionne dans toutes les vertus, et elle ne cessera de grandir si elle ne retourne en arrière en offensant Dieu, car c’est ainsi qu’une âme peut se perdre, si élevée qu’elle soit au sommet. Il ne faut pas croire, non plus, que si Dieu a accordé cette faveur à une âme une fois ou deux, toutes ces grâces demeurent acquises si elle n’a pas de persévérance pour les recevoir : tout notre bonheur dépend de cette persévérance.

10     Je mets vivement en garde ceux qui seraient dans cet état : qu’ils évitent avec la plus grande vigilance de s’exposer à offenser Dieu. L’âme n’est pas encore adulte, mais comparable au petit enfant qui commence à téter ; s’il s’éloigne du sein de sa mère, que peut-on attendre pour lui, sinon la mort ? J’ai grand peur que ce soit le sort de ceux à qui Dieu a accordé cette faveur s’ils s’éloignent de l’oraison, sauf en une circonstance pressante, ou s’ils n’y reviennent pas au plus vite, sous peine d’aller de mal en pis. Je sais qu’il y a beaucoup à craindre dans ce cas, et je connais certaines personnes qui m’affligent fort, je dis ce que j’ai vu, parce qu’elles se sont écartées de celui qui avec tant d’amour voulait se donner à elles en ami, et le leur prouver par des oeuvres. Je les mets vivement en garde contre les occasions, parce que le démon s’acharne beaucoup plus sur l’une de ces âmes que sur les autres, très nombreuses, à qui le Seigneur n’accorde pas ces faveurs ; elles peuvent, en effet, lui faire grand tort en entraînant d’autres à leur suite, et être éventuellement très utiles à l’Église de Dieu. N’y verrait-il que l’amour particulier que leur témoigne Sa Majesté, cela suffit pour qu’il s’acharne à les perdre ; elles sont donc très combattues, et même, si elles se perdent, beaucoup plus perdues que les autres. Vous, mes Soeurs, vous êtes à l’abri de ces dangers, selon ce que nous pouvons en juger ; que Dieu vous garde de l’orgueil et de la vaine gloire ; si le démon contrefait ces faveurs, on le reconnaîtra à ce que les effets ne seront pas ceux dont nous avons parlé, mais tout à l’opposé.

11     Je veux vous avertir d’un danger dont j’ai parlé ailleurs ; j’y ai vu tomber des personnes d’oraison, spécialement des femmes, car nous sommes plus faibles, donc plus exposées à ce que je vais dire. Voici : certaines, à force de pénitences, d’oraison, de veilles, et même sans cela, sont faibles de constitution. Lorsqu’elles ressentent quelques plaisirs spirituels, leur nature les entrave ; si elles éprouvent une joie intérieure, et, extérieurement, une défaillance, ainsi que la faiblesse qui accompagne un sommeil qu’on appelle spirituel, un peu plus élevé que ce dont j’ai parlé, il leur semble que c’est tout un, et elles s’abandonnent à une sorte d’ivresse. Et plus elles s’abandonnent, plus elles sont enivrées, car leur nature cède de plus en plus, et dans leur cervelle, elles croient qu’il s’agit d’un ravissement. Moi, j’appelle cela abêtissement, car elles ne font rien d’autre que de perdre leur temps et gâcher leur santé.

12     Certaine personne restait ainsi huit heures, sans perde les sens et sans rien éprouver des choses de Dieu. Elle s’en guérit en mangeant, en dormant, et en modérant ses pénitences, parce que quelqu’un comprit ce dont il s’agissait ; son confesseur se trompait à son sujet, d’autres personnes aussi, et elle-même, car elle ne cherchait pas à tromper. Je crois bien que le démon s’affairait pour en profiter, et déjà les avantages qu’il en tirait n’étaient pas minces.

13     Il faut comprendre que lorsqu’il s’agit vraiment de Dieu, même s’il y a défaillance intérieure et extérieure, il n’y en a point dans l’âme, qui sent très vivement qu’elle est tout prés de Dieu ; cela ne dure pas aussi longtemps, mais passe très vite. Bien que l’âme soit à nouveau enivrée, et dans cet état d’oraison, sauf en un cas de faiblesse comme celui que j’ai décrit, ça n’est pas au point de démolir le corps, qui n’est pas non plus sensible extérieurement. Ainsi, soyez sur vos gardes ; quand vous éprouverez quelque chose de cette sorte, dites-le à la supérieure, et distrayez-vous comme vous le pourrez. Qu’on ne laisse pas ces soeurs passer de si longues heures en oraison, mais fort peu de temps, qu’on les incite à bien dormir et à manger, jusqu’à ce qu’elles retrouvent leurs forces naturelles, si le manque de sommeil et de nourriture les leur a fait perdre. Celle dont la faiblesse naturelle est telle que cela ne suffise point, croyez-moi, Dieu ne l’appelle qu’à la vie active, et il faut de tout dans un monastère ; qu’on l’occupe à divers offices, en veillant à ce qu’elle ne vive pas trop dans la solitude car elle en viendrait à détruire entièrement sa santé. Ce sera pour elle une fort grande mortification, mais le Seigneur soumet son amour pour Lui à une épreuve : voir comment elle supporte cette absence ; au bout d’un certain temps peut-être consentira-t-il à lui rendre ses forces ; sinon, elle gagnera en oraison vocale et en obéissance et obtiendra ainsi, et d’aventure avec surcroît, les mérites qu’elle aurait mérités autrement.

14     Il s’en trouver aussi, comme j’en ai connu, dont la tête et l’imagination sont si faibles qu’elles croient voir tout ce qu’elles pensent ; c’est fort dangereux. Je n’en dis pas davantage ici parce que je m’en occuperai peut-être plus avant ; je me suis beaucoup étendue sur cette Demeure, parce que, me semble-t-il, c’est celle où les âmes pénètrent en plus grand nombre. Comme le naturel s’y trouve mêlé au surnaturel, le démon peut y faire plus de mal ; mais, dans les Demeures dont je vais parler, le Seigneur lui en laisse moins souvent l’occasion.

CINQUIÈMES DEMEURES

CHAPITRE PREMIER

De la manière dont l’âme s’unit à Dieux dans l’oraison. A quoi on reconnaîtra que ce n’est pas un leurre.

1       Ô mes soeurs, comment vous dire les richesses, et les trésors, et les délices qui se trouvent dans les cinquièmes Demeures ? Je crois qu’il vaudrait mieux ne rien dire de celles dont je n’ai pas encore parlé, car on ne saurait les décrire, l’entendement ne saurait les comprendre, ni les comparaisons servir à les expliquer ; car les choses terrestres sont trop basses pour nous y aider. Envoyez, mon Seigneur, de la lumière du ciel pour que je puisse éclairer quelque peu vos servantes, (puisque vous consentez à ce que certaines d’entre elles jouissent ordinairement de ces délices), afin qu’elles ne soient pas induites en erreur au cas où le démon se transfigurerait en ange de lumière ; elles n’ont d’autre désir que celui de vous contenter.

2       J’ai parlé de certaines d’entre elles, mais rares sont celles qui n’entrent pas dans cette Demeure dont je vais m’occuper. Il y a le plus et le moins, c’est pourquoi je dis que la plupart y entrent. Je crois bien que certaines des choses qu’on trouve dans cette Demeure ne sont données qu’à un petit nombre, mais ne feraient-elles qu’arriver à la porte, c’est déjà une fort grande miséricorde, car si les appelés sont nombreux, rares sont les élus. Je dis donc maintenant que bien que nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel soyons appelles à l’oraison et à la contemplation, car telle fut notre origine, nous descendons de cette caste, celle de nos saints Pères du Mont Carmel qui dans une si grande solitude et un si profond mépris du monde recherchaient ce trésor, rares sont celles d’entre nous qui se disposent à mériter que le Seigneur leur découvre la perle précieuse dont nous parlons. Extérieurement, tout se prête à ce que nous obtenions ce qui nous est nécessaire ; quant aux vertus pour y atteindre, il nous en faut beaucoup, beaucoup, et ne jamais rien négliger, ni peu, ni prou. Donc, mes soeurs, puisque en quelque sorte nous pouvons jouir du ciel sur la terre, prions bien haut le Seigneur de nous aider de sa grâce pour que nous n’y manquions point par notre faute, qu’il nous montre le chemin, et nous donne de la force d’âme, jusqu’à ce que nous découvrions ce trésor caché, puisqu’il est vrai qu’il est en nous : c’est ce que je voudrais vous faire comprendre, si le Seigneur veut que j’en sois capable.

3       J’ai dit " de la force d’âme ", pour que vous compreniez que celle du corps n’est pas nécessaire lorsque Dieu Notre-Seigneur ne nous la donne point ; il ne met personne dans l’impossibilité d’acheter ses richesses ; si chacun donne ce qu’il a, il s’en contente. Béni soit un si grand Dieu. Mais considérez, mes filles, qu’en ce qui nous occupe, il n’entend pas que vous vous réserviez quoi que ce soit ; peu ou beaucoup, il veut tout pour lui, et les faveurs que vous recevrez seront plus ou moins grandes, conformément à ce que vous constaterez avoir donné. Il n’est meilleure manière de nous prouver si, oui ou non, notre oraison atteint à l’union. Ne pensez pas que ce soit chose rêvée, comme dans la Demeure précédente : je dis rêvée, parce que l’âme semble comme assoupie, sans toutefois paraître endormie, ni se sentir éveillée. Ici, bien que toutes nos puissances soient endormies, et bien endormies aux choses du monde et à nous-mêmes, (car, en fait, on se trouve comme privée de sens pendant le peu de temps que dure cette union, dans l’incapacité de penser, quand même on le voudrait), ici, donc, il n’est pas nécessaire d’user d’artifices pour suspendre la pensée.

4       Et même aimer ; car si elle aime, elle ne sait comment, ni qui elle aime, ni ce qu’elle aimerait ; enfin, elle est comme tout entière morte au monde pour mieux vivre en Dieu. Et c’est une mort savoureuse, l’âme s’arrache à toutes les opérations qu’elle peut avoir, tout en restant dans le corps : délectable, car l’âme semble vraiment se séparer du corps pour mieux se trouver en Dieu, de telle sorte que je ne sais même pas s’il lui reste assez de vie pour respirer. J’y pensais à l’instant, et il m’a semblé que non ; du moins, si on respire, on ne s’en rend pas compte. L’entendement voudrait s’employer tout entier à comprendre quelque chose de ce qu’éprouve l’âme, et comme ses forces n’y suffisent point, il reste ébahi de telle façon que s’il n’est pas complètement annulé, il ne bouge ni pied, ni main, comme on le dit d’une personne évanouie si profondément qu’elle nous parait morte. Ô secrets de Dieu ! Jamais je me lasserais de chercher à vous les faire comprendre, si je pensais avoir quelque chance d’y réussir ; je dirai donc mille folies dans l’espoir de tomber juste une fois ou l’autre, afin que nous louions vivement le Seigneur.

5       J’ai dit que ce n’était pas une chose rêvée, parce que dans la Demeure dont j’ai parlé, tant qu’on n’a pas une grande expérience, l’âme reste dans le doute sur ce qui s’est passé : s’est-elle illusionnée, était-elle endormie, était-ce un don de Dieu, ou le démon s’est-il transfiguré en ange de lumières ? Elle a mille soupçons, et il est bon qu’il en soit ainsi ; car, comme je l’ai dit notre nature elle-même peut parfois nous tromper dans cette Demeure ; les bêtes venimeuses n’y ont pas aussi facilement accès que dans les précédentes, sauf, toutefois, de petits lézards, si subtils qu’ils se fourrent partout, et bien qu’ils ne fassent point de mal, en particulier si, comme je l’ai dit, on n’en fait aucun cas, ce sont de petites pensées nées de l’imagination et d’autres causes déjà indiquées, qui, souvent, importunent. Ici, dans cette Demeure, si subtils que soient les lézards, ils ne peuvent entrer ; car il n’est imagination, ni mémoire, ni entendement qui puisse s’opposer à notre bonheur. Et j’ose affirmer que c’est vraiment une union avec Dieu, le démon ne peut entrer, ni faire aucun mal ; car Sa Majesté est si étroitement unie à l’essence de l’âme qu’il n’ose approcher, et qu’il ne doit même pas connaître ce secret. C’est clair : puisqu’on dit qu’il ne comprend pas nos pensées, il comprendra moins encore quelque chose d’aussi secret que Dieu ne confie même pas à notre entendement. Ô bonheur d’un état où ce maudit ne nous fait pas de mal ! C’est ainsi que l’âme obtient de précieux avantages, Dieu agit en elle sans que nul n’y fasse obstacle, pas même nous. Que ne donnera donc pas celui qui aime tant à donner, lorsqu’il peut donner tout ce qu’il veut ?

6       Je vous troubles ce me semble, lorsque je dis " si c’est vraiment une union avec Dieu " ; comme s’il y avait d’autres unions. Il y en a, et comment ! Ne s’agirait-il que des choses vaines, si on les aime beaucoup, le démon peut s’en servir pour nous transporter, mais pas à la façon de Dieu, ni dans la délectation et la satisfaction de l’âme, sa paix, sa joie. Cette joie-là surpasse toutes celles de la terre, elle surpasse toutes les délices, tous les contentements, plus encore, ce qui engendre ces contentements, et la cause de ceux de la terre n’ont rien de commun, le sentiment qu’on éprouve est bien différent, comme vous le savez peut-être d’expérience. J’ai dit un jour (Le Chemin de la Perfection, chap. 31) qu’on peut de même comparer ce que ressent notre corps grossier avec ce qu’on éprouve au plus profond de soi-même, c’est exact, je ne sais comment je pourrais mieux dire.

7       Mais, me semble-t-il, je vous devine encore insatisfaites, vous allez croire que vous pouvez vous tromper, car l’examen de ces choses intérieures est difficile ; ce que j’ai dit suffira à celles qui ont de l’expérience, car la différence est grande, mais je veux vous donner un signe clair qui vous évitera de vous tromper et de douter que cela vienne de Dieu ; Sa Majesté me l’a rappelé aujourd’hui, et, à mon avis, c’est la vraie preuve. Dans les choses difficiles, même lorsque je crois les comprendre, j’emploie toujours l’expression, " il me semble ", car si je me tronquais, je suis toute disposée à croire ce que diraient les hommes très doctes, car même s’ils ne sont pas passés par ces choses, les grands clercs ont un je ne sais quoi de particulier : comme Dieu fait d’eux la lumière de son Église, quand il y a une vérité, il là leur communique pour qu’ils la fassent admettre ; et s’ils ne se dissipent point, mais sont les serviteurs de Dieu, jamais ils ne s’étonnent de ses grandeurs, car ils comprennent bien qu’il peut beaucoup plus, et plus encore. Enfin, si certaines choses n’ont pas été si bien définies, ils doivent, dans les livres, en trouver d’autres qui leur montrent que celles-là peuvent se produire.

8       J’ai de cela la très grande expérience, j’ai aussi celle de ces moitiés de clercs qu’un rien effarouche ici, car ils me coûtent très cher. Je pense, du moins, que ceux qui ne croient pas que Dieu peut faire bien davantage, qu’il a jugé, et juge bon d’en disposer pour ses créatures, se ferment la porte par laquelle ils pourraient recevoir ses faveurs. Que cela ne vous arrive jamais, mes soeurs, mais, croyez que tout est possible à Dieu et beaucoup plus encore, ne vous demandez pas si ceux à qui il accorde ses grâces sont bons, ou s’ils sont vils, Sa Majesté le sait, comme je vous l’ai dit. Nous n’avons pas à nous en mêler, mais à servir Sa Majesté avec simplicité de coeur, humilité, et à la louer de ses oeuvres et de ses merveilles.

9       Donc, pour en revenir au signe dont je dis qu’il est le vrai, vous voyez cette âme que Dieu a rendue toute bête, pour mieux graver en elle la vraie science ; elle ne voit rien, n’entend ni ne comprend rien le temps que dure cet état ; temps bref, mais il lui semble, à elle, plus bref encore qu’il ne l’est. Dieu se fixe dans cette âme de telle façon que lorsqu’elle revient à elle, elle ne peut absolument pas douter qu’elle fut en Dieu, et Dieu en elle. Cette vérité s’affirme si fortement que même si des années se passent sans que Dieu lui fasse à nouveau cette faveur, elle ne peut l’oublier, ni douter de l’avoir reçue. C’est ce qu’il y a de plus important, laissons donc de côté pour le moment les effets durables qui s’ensuivent, nous en parlerons plus avant.

10     Vous me direz donc : " Comment l’a-t-elle vu ou compris, puisqu’elle ne voit ni ne comprend ? " Je ne dis pas qu’elle l’ait vu dans l’instant, mais qu’elle le voit clairement après coup ; ce n’est pourtant pas une vision, mais une certitude que Dieu seul peut donner à l’âme. Je connais une personne qui n’avait jamais appris que Dieu était en toutes choses par présence, et puissance, et essence, et qui, après une faveur de cette sorte que lui fit le Seigneur, en vint à le croire si fermement (Autobiographie, chap. 18) que lorsqu’elle demanda à l’un de ces demi-clercs dont j’ai parlé comment Dieu est en nous, (il n’en savait pas plus qu’elle-même avant que Dieu le lui ai fait comprendre), et qu’il lui répondit qu’il n’y était que par sa grâcé, elle était si affermie dans la vérité qu’elle ne le crut point ; elle en interrogea d’autres, qui lui dirent la vérité, et ce fut pour elle un grand réconfort.

11     Ne vous y trompez point, n’allez pas croire que cette présence dont vous avez la certitude soit une forme corporelle comme l’est le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans le Saint-Sacrement, malgré que nous ne le voyions point ; il n’est pas ici sous cette forme, mais sa Divinité seule. Comment se fait-il que nous soyons certains de ce que nous ne voyons pas ? Je l’ignore, c’est une oeuvre de Dieu, mais je sais que je dis la vérité, et je dirais de quiconque n’aurait pas cette certitude que son âme n’est pas unie à Dieu tout entière, mais seulement par l’une de ses puissances, ou par l’une des nombreuses sortes de faveurs que Dieu accorde à l’âme. Nous devons renoncer à chercher pour quelles raisons cela se passe ; alors que notre entendement n’arrive pas à le comprendre, de quoi voulons-nous nous enorgueillir ? Il suffit de voir que celui qui agit est tout-puissant ; puisque tous nos efforts sont incapables à nous obtenir cette faveur, mais que Dieu fait tout, ne faisons pas l’effort de chercher à comprendre.

12     A propos de ce que je dis, de notre impuissance, je me rappelle ce que vous avez entendu dire à l’épouse du CANTIQUE : LE ROI MA INTRODUITE DANS SES CELLIERS (Ct 1,3), je crois même qu’il dit : IL M’Y A FOURRÉE. Et il ne dit pas que c’est elle qui y est allée. Il dit aussi qu’elle allait de part et d’autre à la recherche de son Aimé. Je comprends qu’il s’agit là du cellier où le Seigneur veut nous fourrer quand il veut, et comme il veut ; mais pour beaucoup d’efforts que nous fassions nous-même, nous ne pouvons y entrer. Sa Majesté Elle-même doit nous y fourrer, et pénétrer, Elle, au centre de notre âme, pour mieux montrer ses merveilles. Elle veut que nous n’y soyons pour rien, sauf par la soumission totale de notre volonté, et qu’on n’ouvre point la porte aux puissances et aux sens, qui sont tous endormis ; Dieu entre donc au centre de l’âme sans passer par aucune de ces portes, comme il entra chez ses disciples, lorsqu’il dit : " PAR VOBIS " (Jn 20,19), et comme il sortit du sépulcre sans soulever la pierre. Vous verrez plus avant comment Sa Majesté veut que l’âme jouisse d’Elle dans son centre même, et beaucoup plus encore dans la dernière Demeure que dans celle-ci.

13     Ô mes filles, nous verrons beaucoup de choses si nous consentons à ne voir que notre bassesse et notre misère, et à comprendre que nous ne sommes pas dignes d’être les servantes d’un Seigneur si grand que nous ne pouvons concevoir ses merveilles ! Qu’il soit loué à jamais. Amen.

CHAPITRE II

Suite du même sujet. De l’oraison d’union : une délicate comparaison l’illustre. Des effets dans l’âme de cette forme d’oraison.

1       Sans doute vous semble-t-il que tout ce qu’il y a à voir dans cette Demeure a déjà été décrit, mais il reste encore beaucoup à dire, car, je le répète, on y trouve du plus et du moins De l’union, je ne crois pas savoir en dire davantage ; mais il y a beaucoup à dire au sujet des âmes à qui Dieu accorde ces faveurs et des oeuvres qu’accomplit en elles le Seigneur lorsqu’elles se disposent à les recevoir. Je parlerai de quelques-unes, et de leur effet sur l’âme. Pour aider à le comprendre, je veux me servir d’une comparaison qui s’y prête ; nous verrons aussi comment, bien que nous soyons impuissants à susciter cette oeuvre du Seigneur nous pouvons toutefois faire beaucoup, si nous nous disposons à ce que Sa Majesté nous accorde cette faveur.

2       Vous avez sans doute entendu dire de quelle façon merveilleuse se produit la soie, Lui seul put inventer choses semblables, une semence, pas plus grosse qu’un petit grain de poivre, (je ne l’ai jamais vue, mais j’en ai entendu parler, et si je dis quelque chose d’inexact, ce n’est donc pas de ma faute), mais sous l’action de la chaleur, lorsque apparaissent sur les mûriers les premières feuilles, cette semence se met à vivre ; car elle est morte jusqu’au jour où naît l’aliment dont elle se sustente. De ces feuilles de mûrier elle se nourrit, jusqu’au jour où déjà grande, on dispose pour elle de petites branches ; et là, de sa petite bouche, elle file elle- même la soie, et fait un petit cocon très serré où elle s’enferme : ce ver, qui est gros et laid, meurt là, et il sort de ce même cocon un petit papillon blanc, très gracieux. Qui pourrait y croire, sans le Voir ? Cela semblerait plutôt un conte du temps jadis. Quel raisonnement pourrait nous faire admettre qu’une chose dénuée de raison comme peuvent l’être un ver, ou une abeille, travaillent à notre profit avec une telle diligence, qu’ils soient si industrieux, à tel point qu’il en coûte la vie au pauvre vermisseau ? Cela peut suffire à un moment de méditation, mes soeurs, même si je ne vous en disais pas davantage ; car vous pouvez considérer ici les merveilles et la sagesse de notre Dieu. Qu’adviendrait-il donc si nous connaissions les propriétés de toutes choses ? Il nous est bien profitable de nous occuper à méditer sur ces grandeurs, et de nous réjouir d’être les épouses d’un Roi si sage et si puissant.

3       Revenons à mon propos. Ce ver commence à vivre lorsque, à la chaleur du Saint-Esprit, nous commençons à profiter de l’aide générale que Dieu nous donne à tous, et quand nous commençons à user des remèdes qu’il a confiés à son Église, comme la pratique de la confession, les bonnes lectures, les sermons, remèdes qui s’offrent à l’âme qui est morte des suites de sa négligence, de ses péchés, et qui demeure au milieu des tentations. Elle commence alors à vivre, elle se nourrit de tout cela et de bonnes méditations jusqu’à ce qu’elle ait grandi, et voilà ce qui nous intéresse, peu importe le reste.

4       Lorsque ce ver est grand, comme je l’ai dit au début de ce que j’ai écrit, il commence à élaborer la soie et à édifier la maison où il doit mourir. Je voudrais faire comprendre ici que cette maison, c’est le Christ. Je crois avoir lu ou entendu quelque part que notre vie est cachée dans le Christ, ou en Dieu, c’est tout un, ou que le Christ est notre vie (Col 3,3). Que je l’aie lu ou non, n’ajoute pas grand-chose à mon propos.

5       Vous voyez donc ici, mes filles, ce que nous pouvons faire avec la faveur de Dieu : Sa Majesté elle-même peut être notre demeure, comme Elle l’est dans cette oraison d’union, et nous pouvons construire cette demeuré ! J’ai l’air de vouloir dire que nous pouvons enlever et ajouter quelque chose à Dieu, lorsque je dis qu’il est la Demeure, et que nous pouvons la fabriquer pour nous y installer. Eh oui, nous le pouvons ! Non pas enlever ni ajouter quelque chose à Dieu, mais enlever de nous quelque chose et y ajouter, comme le font ces vermisseaux ; car à peine aurons-nous fini de faire tout notre possible que Dieu unira à sa grandeur ce petit travail, qui n’est rien, et il lui donnera une si grande valeur que la récompense de cet ouvrage sera le Seigneur lui-même. Et comme c’est Lui qui a assumé la plus grosse part des frais, il veut unir nos petites peines aux grandes que Sa Majesté a souffertes, et que tout soit un.

6       Or, donc, mes filles, vite à l’oeuvre, hâtons-nous de tisser ce petit cocon, renonçant à notre amour propre et à notre volonté à l’attachement à toute chose terrestre, faisons oeuvre de pénitence, oraison, mortification, obéissance, et de tout ce que vous savez déjà ; plaise à Dieu que nous accomplissions ce que nous savons, ce qu’on nous a enseigné à faire ! Meure, meure ce ver, comme il le fait lorsqu’il a achevé l’oeuvre pour laquelle il fut créé, et vous verrez comment nous voyons Dieu, et comment nous nous voyons aussi incluses dans sa grandeur que le petit ver l’est dans le cocon. Considérez que lorsque je dis voir Dieu, c’est à la façon dont il nous signifie sa présence dans cette forme d’union.

7       Voyons donc ce qu’il advient de ce ver, c’est à quoi tend tout ce que j’ai dit jusqu’ici ; car lorsqu’il a atteint à ce degré d’oraison, bien mort au monde, il se transforme en petit papillon blanc. Ô grandeur de Dieu, que devient l’âme ici, du seul fait d’avoir été un petit peu mêlée à la grandeur de Dieu et si proche de Lui ; car, ce me semble, elle n’y reste pas plus d’une demi-heure ! Je vous dis en vérité que l’âme elle-même ne se connaît pas, considérez quelle différence il y a entre un vilain ver et un petit papillon blanc ; il en est de même pour l’âme. Elle ne sait comment elle a pu mériter un si grand bienfait : je veux dire qu’elle ignore d’où il a pu lui venir, sachant bien qu’elle ne le mérite point ; elle éprouve un tel désir de louer Dieu qu’elle voudrait s’anéantir et mourir pour Lui mille morts. Et elle se prend aussitôt à souhaiter subir de grandes épreuves, sans qu’elle puisse rien faire d’autre. Immense désir de pénitence, de solitude, et que tous au monde connaissent Dieu ; et de là naît un grand chagrin de voir qu’on l’offense. Il sera traité en détail de tout cela dans la Demeure suivante, car si les choses se passent dans cette Demeure-ci à très peu de chose près comme dans la suivante, la puissance des effets est fort différente ; car, comme je l’ai dit si l’âme que Dieu a amenée ici s’efforce à aller de l’avant, elle verra de grandes choses.

8       Oh ! Voir l’inquiétude de ce petit papillon, qui pourtant n’a jamais été aussi calme et paisible de sa vie ! C’est chose digne d’en louer Dieu, car s’il ne sait où se poser pour s’y fixer, c’est qu’il n’a jamais connu une telle paix, il est mécontent de tout ce qu’il voit sur la terre, en particulier si Dieu lui donne souvent de ce vin ; il y gagne quelque chose à peu près chaque fois. Il méprise désormais les oeuvres qu’il accomplissait lorsqu’il était vermisseau et filait peu à peu son cocon ; il lui est poussé des ailes : comment se contenterait-il, maintenant qu’il peut voler, d’aller pas à pas ? Tout ce qu’il peut faire pour Dieu lui semble peu de chose, si vif est son désir. Il ne prise pas beaucoup ce qu’ont souffert les Saints, connaissant maintenant d’expérience l’aide que peut donner le Seigneur et qu’il transforme l’âme dont on ne reconnaît plus rien, pas même son visage. Car de faible pour faire pénitence, la voici forte ; son attachement aux parents, aux amis, à ses biens, (auxquels tous ses efforts, ses déterminations, sa volonté de s’en dégager, semblaient l’assujettir davantage), ne l’entrave plus, il lui pèse même de se contraindre à ce qu’elle est obligée de faire sous peine d’offenser Dieu. Tout la fatigue, depuis qu’elle a la preuve que les créatures ne peuvent lui donner le vrai repos.

9       J’ai l’air de trop m’étendre, : alors que je pourrais en dire beaucoup plus long ; ceux à qui Dieu aura fait cette faveur verront que je suis loin de compte ; il ne faut donc pas s’étonner si ce petit papillon cherche à nouveau où se poser, tant il se découvre étranger aux choses de cette terre. Où donc ira-t-il, le pauvret ? Revenir à ce qu’il a quitté, il ne le peut, car, comme je l’ai dit, cela ne dépend pas de nous, quels que soient nos efforts, jusqu’à ce que Dieu consente à réitérer cette faveur. Ô Seigneur ! Que de nouvelles épreuves commencent pour cette âme ! Qui l’eût cru, après une si haute faveur ? A la fin des fins, d’une manière ou d’une autre, nous devons porter la croix tant que nous vivons. Si quelqu’un disait qu’une fois arrivé là il n’a plus vécu que dans le repos et les régals, je dirais, moi, que jamais il n’y est parvenu, que s’il est arrivé, d’aventure, à la Demeure précédente, il y a connu quelques joies dues à sa faiblesse naturelle, et même, d’aventure, au démon, qui lui donne la paix pour mieux lui faire la guerre plus tard.

10     Je ne veux pas dire que ceux qui atteignent à cet état ne sont pas en paix, oui, ils y sont, et bien ; car leurs épreuves mêmes sont de si haut prix et de si bonne souche que, si sévères elles soient, elles engendrent la paix et la joie. Du déplaisir qu’ils trouvent aux choses du monde naît un si douloureux désir d’en sortir que leur seul soulagement est de penser que la volonté de Dieu leur impose cet exil, et cela ne suffit même pas, car malgré tout ce que l’âme a gagné, elle n’est pas encore aussi abandonnée à la volonté de Dieu qu’elle le sera dans l’avenir, sans toutefois qu’elle manque à se résigner ; mais elle ne le fait qu’avec un vif regret, avec beaucoup de larmes ; on ne lui a pas donné plus, elle ne peut donc mieux faire, et chaque fois qu’elle fait oraison, c’est là sa peine. Cette peine provient en quelque sorte de celle, très vive, qu’elle éprouve de voir Dieu offensé en ce monde, peu honoré, et le grand nombre d’âmes qui s’y perdent, celles des hérétiques comme celles des Maures ; mais elle a encore plus pitié de celles des chrétiens ; elle a beau voir la miséricorde de Dieu, si grande que ceux qui vivent mal peuvent toutefois s’amender et se sauver, elle craint que nombre d’entre eux ne se damnent.

11     Ô grandeur de Dieu ! Il y a bien peu d’années, peut-être même bien peu de jours, cette âme ne pensait qu’à elle. Qui donc l’a jetée dans de si pénibles soucis ? En de longues années de méditation, nous ne pourrions les ressentir aussi douloureusement que les éprouve cette âme. Mais, Dieu secourable, si je m’exerçais pendant des jours et des années à songer combien il est mal, et grave d’offenser Dieu, à considérer que ceux qui se damnent sont ses enfants, mes frères, les dangers au milieu desquels nous vivons, et combien il serait bon de sortir de cette misérable vie, cela ne suffirait-il point ? Que non, mes filles ; la peine qu’on éprouve à ce degré d’oraison n’a rien de commun avec celle-ci ; nous pourrions bien, certes, la ressentir, Dieu aidant, à force de méditer, mais elle n’atteint pas le fond de nos entrailles comme il en est ici, où elle semble déchiqueter l’âme et la broyer, sans qu’elle le cherche, et même parfois sans qu’elle le veuille. Qu’est-ce donc ? D’où cela vient-il ? Je vais vous le dire.

12     N’avez-vous pas entendu parler de l’Épouse (je l’ai fait plus haut, mais pas à ce sujet), que Dieu a introduite dans le cellier du vin, ordonnant en elle la charité ? C’est cela même, car déjà cette âme s’abandonne dans ses mains ; elle est si vaincue par son grand amour qu’elle demande à Dieu de faire d’elle ce qu’il veut, elle ne sait et ne veut rien d’autre, (à ce que je crois, jamais Dieu ne fera cette grâce qu’à l’âme qu’il tient entièrement pour sienne) et Dieu veut que sans qu’elle sache comment, elle sorte de là scellée de son sceau. Car, vraiment, ici, l’âme n’est pas plus active que la cire sur laquelle on imprime un sceau, la cire ne se scelle pas elle-même, elle est seulement disposée, c’est-à-dire molle ; et elle ne s’amollit pas elle-même pour se disposer, mais elle se tient tranquille, et consent. Ô bonté de Dieu, qui faites toujours les frais de tout ! Vous ne demandez que notre bonne volonté, et que la cire ne fasse pas obstacle.

13     Vous voyez, mes soeurs, ce que notre Dieu accomplit ici pour que cette âme reconnaisse qu’elle est à lui ; Il lui donne une part de ses biens, et son Fils en cette vie a eu la même chose : il ne peut nous faire une plus grande faveur. Qui donc plus que lui devait vouloir sortir de cette vie ? Sa Majesté l’a dit ainsi à la Cène : " J’ai désiré avec ardeur " (Lc 22,15). Comment, Seigneur, n’avez-vous pas envisagé la douloureuse mort dont vous alliez mourir, si pénible, si effrayante ? Non, car mon grand amour, mon désir du salut des âmes, surpassent incomparablement ces peines ; celles, immenses, que j’ai endurées et que j’endure depuis que je suis sur terre sont assez grandes pour que les autres soient néant en comparaison.

14     C’est ainsi que j’ai souvent médité cela ; sachant le tourment qu’endure, et a enduré, certaine âme que je connais (la sainte elle-même) devant les offenses faites à Notre-Seigneur, pensée si intolérable qu’elle eût préféré la mort à cette souffrance, alors que la charité de cette âme était infime, on peut même dire à peu près nulle, comparée avec celle du Christ, or donc, puisqu’elle ressentait une souffrance si insupportable, quelle affliction dut ressentir Notre-Seigneur Jésus- Christ ? Quelle vie dut être la sienne, lui qui voyait toutes choses, et qui avait toujours devant les yeux les grandes offenses faites à son-Père ? Je ne doute pas que ces souffrances-là n’aient été bien pires que celles de sa très sainte Passion, car il touchait alors à la fin de ses épreuves, et, joint à la joie de faire notre salut par sa mort, à celle de témoigner de son amour pour son-Père en souffrant pour lui si cruellement, cela put modérer ses douleurs, comme il en est ici-bas pour ceux qui, fortifiés par l’amour, font de grandes pénitences ; ils ne les sentent qu’à peine, ils voudraient plutôt en faire de plus en plus, tout leur semble léger. Que devait-il en être pour Sa Majesté, en une si grave conjoncture, alors qu’Elle montrait au Père avec quelle perfection Elle lui obéissait, avec quel amour du prochain ? Oh ! grandes délices, souffrir en accomplissant la volonté de Dieu ! Mais j’estime si rude la vue continuelle de tant d’offenses faites à Sa Majesté, celle de tant d’âmes qui vont en enfer, que s’il n’eût été plus qu’un homme, un seul jour de cette peine eût suffi, je le crois, à anéantir de nombreuses vies, et, d’autant mieux, une seule !

CHAPITRE III

Suite du même sujet. D’une autre forme d’union que l’âme peut atteindre avec la faveur de Dieu, et de l’importance, dans ce but, de l’amour du prochain. C’est fort substantiel.

1       Revenons donc à notre petit papillon et voyons certaines choses que Dieu lui accorde en cet état. Il est toujours bien entendu qu’il doit chercher à progresser dans le service de Notre-Seigneur et dans la propre connaissance ; car s’il ne fait que recevoir cette faveur, s’il la tient pour assurée désormais, il en vient à moins se surveiller dans la vie et à se fourvoyer sur le chemin du ciel, c’est-à-dire dans l’observation des commandements, et il en sera de lui comme de celui qui sort du ver à soie : il jette la semence d’où naîtront d’autres papillons, et meurt à jamais. Je dis qu’il jette la semence, car je crois personnellement que Dieu veut qu’une si grande faveur n’ait pas été accordée en vain, et que puisqu’il vit avec les désirs et les vertus dont j’ai parlé, tant qu’il persévère dans le bien, il est toujours utile à d’autres âmes, sa chaleur les réchauffe ; et même s’il a perdu tout cela, il lui arrive de garder cette envie d’aider les autres, et de se plaire à faire connaître les faveurs que Dieu accorde à ceux qui l’aiment et le servent.

2       J’ai connu une personne dont ce fut le cas (la sainte parle d’elle) ; alors qu’elle se trouvait dans un grand égarement, elle aimait que d’autres profitent des faveurs que Dieu lui avait faites, elle montrait le chemin de l’oraison à celles qui ne le connaissaient pas, et elle leur fut très, très utile. Plus tard le Seigneur lui rendit la lumière. Il est vrai qu’elle n’avait pas encore obtenu les effets de l’oraison dont j’ai parlé. Mais combien doit-il y en avoir que le Seigneur appelle à l’apostolat, comme Judas, à qui il se communique, combien il en appelle, pour les faire rois, comme Saül, qui se perdent ensuite par leur faute ! Nous devons en déduire, mes soeurs, que pour acquérir de plus en plus de mérites et ne pas nous perdre comme ces gens-là, il est un moyen-sûr, l’obéissance, et ne point dévier de la loi de Dieu : je parle pour ceux à qui Dieu accorde de telles faveurs, et même pour tout le monde.

3       Malgré tout ce que j’ai dit, il m’apparaît que cette Demeure reste encore quelque peu obscure. Puisqu’il y a tant d’avantages à y pénétrer, il est bon de ne pas avoir l’impression que ceux à qui le Seigneur n’accorde pas des choses aussi surnaturelles n’ont aucune espérance : on peut très bien atteindre à la véritable union, avec la faveur de Notre-Seigneur, si on s’efforce de l’obtenir en n’ayant d’autre volonté que celle de nous attacher en tout à la volonté de Dieu. Oh ! que nous devons être nombreux à parler ainsi, à croire que nous ne voulons rien d’autre, et que nous sommes prêts à mourir pour cette vérité, comme je crois l’avoir dit ! Mais je dis ici, et je le répéterai souvent, que si vous pensez ainsi, cette faveur du Seigneur vous est acquise ; ne soyez donc nullement en peine des régals de l’autre union dont j’ai parlé, son intérêt majeur est de découler de celle dont je parle ici, et du fait qu’il soit impossible d’y atteindre si l’union qui asservit notre volonté à celle de Dieu n’est pas bien affirmée. Oh ! quelle union à désirer ! Heureuse l’âme qui l’a obtenue, elle vivra en paix en cette vie, et également dans l’autre, car aucun des événements de la terre ne l’affligera, sauf de se trouver en quelque danger de perdre Dieu, ou de voir qu’on l’offense, mais ni la maladie, ni la pauvreté, ni mille morts, s’il ne s’agit de quelqu’un de nécessaire au service de Dieu ; car cette âme voit bien qu’il sait ce qu’il fait mieux qu’elle ne sait ce qu’elle désire.

4       Remarquez qu’il y a peines et peines ; des peines proviennent spontanément de la nature, de même des joies, et aussi certains mouvements de pitié charitable pour les autres, comme celui qu’éprouva Notre-Seigneur quand Il ressuscita Lazare (Jn 11,35) ; elles ne nous empêchent pas d’être unis à la volonté de Dieu, elles ne troublent pas non plus l’âme d’une passion inquiète, turbulente, et qui dure. Ces peines-là passent vite ; comme je l’ai dit des plaisirs dans l’oraison, elles ne semblent pas pénétrer au fond de l’âme, elles ne touchent que les sens et les puissances. Elles vont et viennent dans les Demeures précédentes, mais n’entrent pas dans celle dont il reste à parler, la dernière, (car alors la suspension des puissances déjà évoquer est nécessaire), toutefois le Seigneur est assez puissant pour enrichir les âmes et les amener à ces Demeures par bien des chemins, sans passer par le raccourci dont nous avons parlé.

5       Mais notez bien, mes filles, qu’il faut que le ver à soie meure, et il vous en coûtera beaucoup ; car là-bas (c’est-à-dire l’union de délices) la découverte d’une vie si nouvelle l’aide beaucoup à mourir ; ici (c’est-à-dire l’union sans délices) il faut que, vivant sur terre, nous le tuions. Je confesse que l’effort sera bien plus pénible, mais il a son prix ; la récompense sera plus forte, si vous obtenez la victoire. Il ne faut pas douter que ce soit possible, à condition que nous soyons vraiment unies à la volonté de Dieu. Telle est l’union que j’ai désirée toute ma vie, celle que je ne cesse de demander au Seigneur, celle qui est la plus claire et la plus sûre.

6       Mais, infortunés que nous sommes, rares sont ceux qui doivent y parvenir ! Cependant, celui qui se garde d’offenser Dieu et qui est entré en religion croit avoir tout fait. Oh ! que de vers sont restés inaperçus, comme celui qui rongea le lierre de Jonas (Jn 4,6-7) ! Ils ont rongé nos vertus par l’amour-propre, l’estime personnelle, nos jugements sur le prochain, par de petites choses aussi, le manque de charité envers les autres faute de les aimer comme nous-même ; car si nous arrivons, à la traîne, à remplir nos obligations pour ne pas commettre un péché, nous sommes encore bien loin de l’union totale à la volonté de Dieu.

7       D’après vous, mes filles, quelle est sa volonté ? Que nous soyons absolument parfaites, pour que chacune de nous soit une avec Lui et le Père, comme Sa Majesté l’a demandé (Jn 17,22). Que nous sommes loin d’en arriver là ! Je vous le dis, je suis, en écrivant ceci, fort en peine de m’en voir si éloignée, et tout cela par ma faute ; il n’est pas nécessaire que le Seigneur nous régale de ses faveurs pour cela ; il suffit qu’il nous ait donné son Fil pour nous montrer le chemin. Ne croyez pas qu’il s’agisse, si mon père ou mon frère meurent, d’être si résigner à la volonté de Dieu que je n’en aie pas de regret, et si surviennent épreuves et maladies, de les supporter avec joie. Cela est bon et prudent à la fois, car nous n’y pouvons rien, et nous faisons de nécessité vertu. Que de choses comme celles-là faisaient les philosophes ! Celles-là ou d’autres, pour lesquelles leur grand savoir suffisait. Ici, le Seigneur ne nous demande que deux sciences : celles de l’amour de Sa Majesté et du prochain, voilà à quoi nous devons travailler. Si nous les observons parfaitement, nous faisons sa volonté, et ainsi nous lui serons unis. Mais, je l’ai déjà dit, que nous sommes loin d’observer ces deux choses comme nous le devons à un si grand Dieu ! Plaise à Sa Majesté de nous donner la grâce de mériter de parvenir à cet état ; il est à notre portée, si nous le voulons.

8       Nous reconnaîtrons, ce me semble, que nous observons bien ces deux choses, si nous observons bien celle d’aimer notre prochain : ce sera le signe le plus certain ; nous ne pouvons savoir si nous aimons Dieu, bien que d’importants indices nous fassent entendre que nous l’aimons, mais nous pouvons savoir, oui, si nous avons l’amour du prochain. Et soyez certaines que plus vous ferez de progrès dans cet amour-là, plus vous en ferez dans l’amour de Dieu ; car l’amour de Sa Majesté pour nous est si grand qu’en retour de celui que nous avons pour notre prochain il augmentera de mille manières celui que nous avons pour Sa Majesté : je ne puis en douter.

9       Il est de prime importance que nous soyons très attentives sur ce point, et si nous nous y attachons à la perfection, tout est fait ; je crois, en effet, vu notre mauvais naturel, que si notre amour du prochain ne s’enracine pas dans l’amour de Dieu, nous n’y atteindrons jamais parfaitement. C’est pourquoi il est important pour nous, mes soeurs, de chercher à voir clair en nous dans les choses les plus menues sans tenir compte des très grandes qui s’offrent à nous toutes ensemble dans l’oraison, quand nous préjugeons de ce que nous ferons et entreprendrons pour notre prochain et pour le salut d’une seule âme ; car si les oeuvres qui suivent ne sont pas conformes, nous n’avons aucune raison de croire que nous y parviendrons. J’en dis autant de l’humilité et de toutes les vertus. Les ruses du démon sont grandes, et pour nous faire croire, à tort, que nous possédons l’une d’elles, il retournera tout l’enfer. Et il a raison, c’est fort nuisible, fausses vertus s’accompagnent toujours de vaine gloire, c’est donc là qu’elles prennent racine ; de même, celles que donne Dieu sont exemptes de vaine gloire et d’orgueil.

10     Je m’amuse souvent de voir des âmes, en oraison, désirer qu’on les abaisse, qu’on les insulte publiquement et pour Dieu, mais prêtes a cachez ensuite, une petite faute, si elles le pouvaient. Oh ! Que dire si on les accuse d’une faute qu’elles n’ont pas commise ! Dieu nous en garde ! Celle qui ne supporte pas cela doit bien s’examiner pour ne pas tenir compte de la décision qu’elle pense avoir prise ; à vrai dire, ce ne fut pas une décision de la volonté, quand la volonté est sincère, c’est autre chose, mais le fait de l’imagination : c’est elle que le démon utilise pour nous leurrer et nous précipiter ; il peut beaucoup sur les femmes et les illettrés, nous ne savons pas distinguer les puissances de l’imagination, et mille autre choses intérieures. Ô mes soeurs ! comme on distingue clairement en certaines d’entre vous l’amour vrai du prochain, alors que chez d’autres il n’atteint pas à la même perfection ! Si vous compreniez l’importance pour nous de cette vertu, vous ne vous appliqueriez à rien d’autre.

11     Quand je vois des âmes s’adonner diligemment à examiner leur oraison, si encapuchonnées qu’elles n’osent ni bouger ni détourner leur pensée pour éviter qu’un peu de leur plaisir et de leur ferveur ne se dérobe, j’en conclus qu’elles comprennent bien mal par quel chemin on atteint à l’union, et qu’elles pensent que toute l’affaire se réduit à cela. Mais non, mes soeurs, non : le Seigneur veut des oeuvres ; si tu vois une malade à qui tu puisses apporter certain soulagement, peu doit t’importer de perdre cette ferveur, aie pitié d’elle ; si elle souffre, souffre toi aussi ; et si c’est nécessaire, jeûne pour qu’elle mange à ta place : moins pour elle que parce que tu sais que le Seigneur veut qu’il en soit ainsi. Telle est la vraie union avec Sa volonté ; et si tu entends vivement louer une personne, réjouis-toi beaucoup plus que si on te louais toi-même. C’est facile, à la vérité, car l’humilité, si elle existe, serait plutôt peinée de s’entendre louer. Mais nous réjouir qu’on reconnaisse les vertus de nos soeurs est une grande chose, de même que, si l’on voit en l’une d’elles un défaut, le déplorer comme s’il s’agissait de nous-même, et le cacher.

12     J’ai beaucoup insisté ailleurs (Le Chemin de la Perfection, chap. 7) sur tout cela, sachant, mes soeurs, que s’il y a ici une faille, nous sommes perdues. Plaise au Seigneur que ce ne soit jamais le cas. Si vous avez cet amour du prochain, je vous affirme que vous ne manquerez pas d’obtenir de Sa Majesté l’union dont j’ai parlé. Si vous constatiez qu’il vous fait défaut, même si vous avez de la ferveur et des joies spirituelles, même si vous croyez être parvenues à l’union, avoir eu une quelconque petite extase dans l’oraison de quiétude, (certaines imagineront immédiatement que tout est fait), croyez-moi quand je vous dis que vous n’avez pas obtenu l’union, demandez à Notre-Seigneur de vous donner, à la perfection, cet amour du prochain, et laissez faire Sa Majesté : Elle vous donnera plus que vous ne sauriez désirer, à condition que vous fassiez des efforts et que vous recherchiez, tant que vous le pourrez, cet amour-là ; contraignez votre volonté à être en tout conforme à celle de vos soeurs ; même si vous perdez vos droits, oubliez-vous pour elles, pour beaucoup que cela révolte votre nature ; et cherchez à assumer des tâches pour en délivrer votre prochain, lorsque vous en aurez l’occasion. Ne pensez pas que cela ne vous coûtera guère, et que c’est déjà chose faite. Considérez ce que Son amour pour nous a coûté à notre l’époux, lui qui pour vous délivrer de la mort mourut de la mort si douloureuse qu’est la mort sur la croix.

CHAPITRE IV

De ce même sujet de l’oraison. Combien il importe d’être sur nos gardes le démon s’employant activement à faire reculer ceux qui se sont engagés dans cette voie.

1       Vous désirez, ce me semble, savoir ce qu’il advient de ce petit papillon, où il se pose, puisqu’il est bien entendu que ni les plaisirs spirituels ni les joies de la terre ne le retiennent ; son vol est plus élevé. Je ne pourrai satisfaire votre désir qu’à la dernière Demeure, et encore plaise à Dieu que je m’en souvienne, et que j’aie le temps de l’écrire ; près de cinq mois se sont écoules depuis que j’ai commencé ceci, et comme ma tête n’est pas en si bon état que je puisse me relire, tout doit être en désordre ; même, d’aventure, je dis peut-être dix fois la même chose. Comme c’est pour mes soeurs, ça n’a guère d’importance.

2       Je veux développer davantage ce que je crois savoir de cette oraison d’union. A mon habitude, – c’est ma tournure d’esprit,– j’userai d’une comparaison : nous reparlerons plus tard de ce petit papillon qui ne s’arrête nulle part, (tout en continuant à fructifier dans le bien, pour lui et pour les autres), faute de trouver son véritable repos.

3       Vous avez, c’est probable, souvent entendu dire que Dieu épouse les âmes spirituellement. Bénie soit sa miséricorde, qui consent à une telle humiliation ! Et bien que la comparaison soit grossière, je ne trouve rien de mieux que le sacrement du mariage pour me faire comprendre. C’est fort différent, dans ce dont nous parlons tout est spirituel, (l’union corporelle en est bien éloignée, les contentements et plaisirs spirituels que donne le Seigneur sont à mille lieues de ceux des époux), car tout est amour avec amour, et ses opérations si pures, d’une si extrême délicatesse, si douces, qu’on ne peut les exprimer ; mais le Seigneur sait très bien les faire sentir.

4       Il me semble, à moi, que l’union n’est pas encore les fiançailles spirituelles ; mais ce qui se produit ici-bas lorsqu’un couple doit se marier, s’inquiéter de leur bonne entente, de leur volonté mutuelle, cherchant même à ce qu’ils se voient pour mieux se plaire l’un à l’autre, nous le retrouvons ici : mais l’accord est déjà fait, l’âme est fort bien informée de son bonheur et déterminée à faire en tout la volonté de son Époux, à le complaire de toutes les manières, et l’Époux, qui comprend bien qu’il en est ainsi, se complaît en elle, il consent, dans sa miséricorde, à ce qu’elle le comprenne mieux encore, qu’ils en viennent, comme on dit, à l’entrevue, où il l’unit à Lui. Nous pouvons dire que cela se passe ainsi, et en un temps très bref. Là il n’y a plus d’hésitation, mais l’âme, par une secrète approche, voit qui est cet Époux qu’elle doit prendre ; par les sens et puissances elle ne pourrait, en mille ans, comprendre ce qu’elle comprend ici en un instant. Mais l’Époux est tel que sa seule vue la rend plus digne de lui accorder sa main, comme on dit ; l’âme s’éprend d’un tel amour qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour que ne se rompent point ces divines épousailles. Mais si cette âme égare son affection sur quelque chose qui ne soit pas Lui, elle perd tout, et c’est une immense perte, aussi grande que le sont les grâces qu’elle recevait, et bien plus grande qu’on ne saurait le dire.

5       Aussi, âmes chrétiennes que le Seigneur a amenées à ce terme, je vous demande pour l’amour de Lui de ne pas vous laisser distraire, mais de vous éloigner des tentations ; l’âme, même dans cet état, n’est pas aussi forte pour s’y exposer qu’elle le sera après les fiançailles ; elles auront lieu dans la Demeure dont nous parlerons par la suite. Car il n’y eut d’autre communication qu’une entrevue, comme on dit, et le démon s’acharnera fort à combattre et à faire rompre ces fiançailles ; plus tard lorsqu’il voit l’âme toute soumise à l’Époux, il a moins d’audace, il a peur d’elle, et il sait par expérience que lorsqu’il s’y hasarde, il perd d’autant plus qu’elle y gagne beaucoup.

6       Je vous le dis, mes filles, j’ai connu des personnes très élevées qui parvinrent à cet état, mais le démon les a regagnées à force de subtilités et de ruses : tout l’enfer doit se liguer dans ce but, sachant, comme je l’ai souvent dit, qu’une âme n’est pas seule à se perdre, mais un grand nombre avec elle. Il le sait par expérience ; et si nous considérons la multitude des âmes que Dieu ramène à Lui au moyen d’une seule, nous pouvons beaucoup le louer des milliers de conversions que faisaient les martyrs. Une jeune fille comme sainte Ursule ! Et celles qui ont échappé au démon du fait d’un saint Dominique, d’un saint François, et autres fondateurs d’ordres ! Celles que lui fait perdre actuellement le P. Ignace, qui fonda la Compagnie, puisque eux tous, comme nous le lisons, ont reçu de Dieu des faveurs semblables ! Comment cela, si ce n’est parce qu’ils ont tout fait pour ne pas rompre par leur faute de si divines fiançailles ? Ô mes filles ! le Seigneur est aussi disposé à nous accorder ses faveurs aujourd’hui qu’il le fut alors, et peut-être même a-t-il plus besoin que jamais de gens qui veuillent les recevoir, car ceux qui considèrent son honneur sont plus rares qu’en ce temps-là. Nous nous aimons beaucoup nous-mêmes, nous usons de prudence, pour ne pas perdre nos droits. Oh ! la grande erreur que voilà ! Plaise à la miséricorde du Seigneur de nous éclairer, pour que nous ne tombions pas dans ces ténèbres !

7       Peut-être m’interrogeriez-vous sur deux points, dont vous pouvez douter : d’abord, comment une âme aussi soumise à la volonté de Dieu qu’on vous l’a montré peut-elle être trompée, puisqu’elle ne veut suivre en rien sa propre volonté, Ensuite : par quelles voies le démon peut-il pénétrer dans votre âme si dangereusement qu’elle se perde, alors qu’éloignées du monde vous approchez si fréquemment les sacrements, et que vous vivez, nous pouvons le dire, en compagnie des anges ? Toutes, ici, en effet, par la bonté du Seigneur, n’ont d’autre désir que de le servir et lui plaire en toutes choses, mais il n’est pas surprenant qu’il en soit ainsi pour ceux qui vivent au milieu des tentations du monde. Je dis que vous avez raison en cela, Dieu témoigne à notre égard d’une grande miséricorde ; mais quand je vois, comme je l’ai dit, que Judas vivait au milieu des Apôtres, qu’il était en rapports continuels avec Dieu lui-même, écoutant ses paroles, je comprends que ça n’est pas une assurance.

8       A la première question, je réponds que si cette âme était toujours cramponnée à la volonté de Dieu, il est clair qu’elle ne se perdrait pas ; mais arrive le démon, avec sa grande subtilité, et sous couleur de bien, il l’en éloigne par de toutes petites choses, il l’engage dans d’autres dont il lui insinue qu’elles ne sont pas mauvaises, et peu à peu, en obscurcissant son entendement, en tiédissant sa volonté, en accroissant en elle l’amour-propre, il l’écarte, chaque chose aidant, de la volonté de Dieu, et il l’incline a faire la sienne. De là découle la réponse à la seconde question il n’est clôture si bien close qu’il ne puisse y entrer, ni désert si écarté où il manque d’aller. Et j’ajoute autre chose : le Seigneur permet peut-être qu’il en soit ainsi pour voir comment se comporte cette âme qu’il destine à en éclairer d’autres ; car si elle se montre vile, mieux vaut que ce soit au début plutôt que lorsqu’elle pourrait nuire à beaucoup d’autres.

9       La démarche la plus sûre, ce me semble, (après la prière, la demande constante à Dieu de son soutien, la pensée continuelle de l’abîme profond où nous sombrerons s’il nous abandonne, le refus de nous fier à nous-mêmes, ce qui serait de la folie), c’est d’être particulièrement avisées, sur nos gardes, et de considérer où en sont nos vertus : si nous progressons ou rétrocédons quelque peu, en particulier dans l’amour réciproque, dans le désir d’être, entre toutes, la moindre, et dans les choses de la vie ordinaire ; car si nous les observons en demandant au Seigneur de nous éclairer, nous jugerons aussitôt de nos profits ou de nos pertes. Mais ne pensez pas que Dieu abandonne si promptement l’âme qu’il a élevée si haut, le démon doit se donner beaucoup de mal, sa perte serait si sensible à Sa Majesté qu’Elle lui donne mille avis intérieurs de multiples façons ; ainsi, elle ne pourra se cacher qu’elle est en danger.

10     Enfin, pour conclure, tâchons d’aller toujours de l’avant, et si nous ne faisons pas de progrès, vivons dans la crainte, car le démon, sans nul doute, ouvre devant nous un précipice ; lorsqu’on est arrivé aussi haut, il est impossible de cesser de grandir, l’amour n’est jamais oisif, et ce serait fort mauvais signe. L’âme qui a prétendu épouser Dieu lui-même, qui s’est déjà entretenue avec Sa Majesté, qui a été avec Elle dans les termes décrits, ne peut s’endormir. Et pour que vous voyiez, mes filles, ce que Dieu fait pour celles qu’il a déjà prises pour épouses, commençons à parler des sixièmes Demeures ; et vous verrez combien tout ce que nous pouvons faire, servir, souffrir, est peu de chose lorsqu’il s’agit de nous disposer à recevoir de si grandes faveurs. C’est peut-être la raison pour laquelle Notre- Seigneur a ordonné qu’on me commande d’écrire : pour que les yeux fixés sur la récompense, devant sa miséricorde sans bornes, puisqu’il veut bien se manifester à des vers de terre et se montrer à eux, nous oubliions nos minuscules satisfactions terrestres, et, contemplant sa grandeur, nous courrions, enflammées par son amour.

11     Plaise à Lui que je parvienne à expliquer quelques-unes de ces choses si difficiles ; je sais que cela me sera impossible si Sa Majesté et l’Esprit Saint ne dirigent ma plume. Si vous ne devez pas en tirer profit, je supplie Dieu de me rendre incapable de rien dire, car Sa Majesté sait que si je me connais bien, je ne désire rien d’autre que la gloire de son nom, et que nous nous efforcions de servir un Seigneur qui déjà sur cette terre nous récompense ainsi ; nous pouvons comprendre par là ce qu’il nous donnera au ciel, sans les atermoiements, les épreuves, les dangers de cette mer des tempêtes. Car si nous n’étions pas en danger de le perdre et de l’offenser, ce serait un repos que de ne pas cesser de vivre jusqu’à la fin du monde afin de travailler pour un si grand Dieu, notre Seigneur et notre Époux. Plaise à Sa Majesté que nous méritions de lui rendre quelques services, sans toutes les fautes que nous commettons toujours, même dans nos bonnes oeuvres. Amen.

SIXIÈMES DEMEURES

CHAPITRE PREMIER

De l’accroissement des épreuves, lorsque le Seigneur commence à accroître ses faveurs. De ces épreuves, et comment ceux qui ont atteint cette Demeure les supportent. Bon chapitre pour ceux qui subissent des épreuves intérieures.

1       Venons-en donc, avec la faveur de l’Esprit Saint, à parler des Sixièmes Demeures, où l’âme, déjà blessée de l’amour de l’Époux, recherche davantage la solitude, et, autant que son état le lui permet, évite tout ce qui peut l’en sortir. L’entrevue avec son Époux est si présente à son âme que son unique désir est d’en jouir à nouveau. J’ai déjà dit que dans cette forme d’oraison elle ne voit rien, – ce qu’on peut appeler voir, – pas même en imagination : je parle d’entrevue parce que je me suis déjà servie de cette comparaisons. L’âme est désormais bien décider à ne pas prendre d’autre époux, mais l’époux ne tient pas compte de son vif désir de célébrer immédiatement les fiançailles, il veut qu’elle le désire encore plus vivement et que le plus grand des biens lui coûte un peu de son bien. Elle paie ainsi d’un prix insignifiant un gain immense, mais je déclare, mes filles, que l’avant-goût qu’elle en a, le signe qu’elle a reçu, lui sont bien nécessaires pour la soutenir. Ô Dieu secourable ! que d’épreuves intérieures et extérieures elle endure, jusqu’à ce qu’elle pénètre dans la septième Demeure !

2       Vraiment, je songe parfois que si on les connaissait d’avance, il serait, je le crains, extrêmement difficile de persuader notre faiblesse naturelle de les souffrir et de les vivre, si grands soient les biens qui lui sont proposés, à l’exception des âmes qui ont atteint la septième Demeure ; car là, il n’est rien que l’âme redoute et ne décide d’affronter, de tout son être, pour Dieu. Elle est presque toujours si étroitement unie à Sa Majesté, que sa force vient de là. Je crois que je ferai bien de vous décrire quelques-unes des épreuves que je suis certaine de connaître. Il se peut que toutes les âmes ne soient pas conduites par ce chemin, je doute toutefois beaucoup que celles qui jouissent parfois bien réellement des choses du ciel soient quittes d’épreuves terrestres d’une manière ou d’une autre.

3       Je n’avais pas l’intention d’en parler, mais j’ai pensé que ce sera une consolation pour l’âme qui les subit de savoir ce qu’il advient de celles à qui Dieu accorde de semblables faveurs, car, vraiment, alors, tout paraît perdu. Je ne les exposerai pas dans l’ordre, mais au fur et à mesure qu’elles me reviendront en mémoire. Je veux commencer par les plus petites épreuves, les criailleries des personnes de ses relations, et même de celles avec lesquelles elle n’a point de rapports, dont jamais elle n’aurait imaginé qu’elles pourraient s’occuper d’elle : " Elle fait la sainte ", " Elle exagère, pour tromper le monde et abaisser les autres, qui sont meilleurs chrétiens sans ces cérémonies ". II sied de remarquer qu’elle n’a aucune pratique particulière ; elle cherche seulement à bien accomplir ses devoirs d’état. ; Ceux qu’elle croyait ses amis s’éloignent, ce sont eux qui ne font d’elle qu’une bouchée, et montrent de vifs regrets : " Cette âme se perd, elle vit notoirement dans l’illusion. ; " Ce sont là choses du démon " ; " Il en sera d’elle comme de telle et telle qui se sont perdues, et qui contribuent à ruiner la vertu " ; " Elle trompe ses confesseurs ". Et de s’adresser à eux, et de le leur dire, en invoquant l’exemple de ce qui est arrivé à certaines personnes qui se sont perdues de cette façon-là : enfin, mille sortes de moqueries et de sarcasmes.

4       J’ai connu une personne (La sainte, voir chap. 28 de l’Autobiographie) qui eut grand peur de ne plus trouver à qui confesser, au point où en étaient les choses : je ne puis m’y arrêter, il y aurait trop à dire. Le pis est que cela n’est point passager, mais dure toute une vie ; ils s’avisent les uns les autres de se garder de voir des personnes semblables. Vous me direz qu’il est aussi des gens qui disent du bien d’elles. Ô mes filles, qu’ils sont rares, ceux qui ajoutent foi à ce bien, comparé au nombre de ceux qui les abominent ! D’autant plus que cette épreuve-là est pire que les moqueries ! L’âme voit clairement que si elle possède quelque bien, c’est un don de Dieu, il ne lui appartient nullement, elle s’est vue naguère très pauvre, engloutie dans le péché, et c’est pour elle un tourment intolérable, du moins au début ; elle en souffre moins plus tard, pour plusieurs raisons : premièrement l’expérience lui montre clairement que les gens sont aussi prompts à dire du mal qu’à dire du bien, elle ne fait donc pas plus cas de l’un que de l’autre ; deuxièmement, le Seigneur lui a fait mieux comprendre que rien de bon ne lui appartient, mais procède de Sa Majesté, et oubliant qu’elle y est pour quelque chose, comme s’il s’agissait d’une tierce personne, elle se tourne vers Dieu pour le louer ; troisièmement, si elle voit quelques âmes tirer avantage des faveurs que Dieu lui accorde elle pense que, dans leur intérêt, Sa Majesté permet qu’on la croie bonne sans qu’il n’en soit rien ; quatrièmement, plus occupée de l’honneur et de la gloire de Dieu que de son propre renom, elle n’est plus tentée de croire, comme au début, que ces louanges ont pour but de l’abattre, comme ce fut le cas pour certaines d’entre elles, et peu lui importe qu’on la déshonore, si, en échange, Dieu est loué ne serait-ce qu’une fois et advienne que pourra.

5       Ces raisons et autres apaisent la vive peine que lui causent ces louanges, non sans regrets, toutefois, sauf si elle n’y prête aucune attention ; mais l’épreuve de bénéficier sans raison de l’estime publique est incomparablement plus pénible que les sarcasmes. Quand l’âme en vient à moins s’affliger des louanges, elle ressent beaucoup moins les moqueries ; elle s’en réjouit plutôt, c’est pour elle une musique très douce. A la vérité, elles fortifient l’âme bien plus qu’elles ne l’effraient. Elle sait déjà d’expérience les grands avantages qu’elle trouve sur cette voie, elle ne croit même pas que ceux qui la persécutent offensent Dieu : Sa Majesté les y autorise pour son plus grand bien ; comme elle en est clairement persuadée, elle s’éprend pour eux d’un amour particulièrement tendre et les tient pour ses meilleurs amis, puisqu’ils lui font gagner plus que ceux qui disent du bien d’elle.

6       Le Seigneur envoie aussi parfois de très graves maladies. C’est là une épreuve bien pire, en particulier lorsqu’elles s’accompagnent de souffrances aiguës ; si les douleurs sont vives, c’est, me semble-t-il, ce que nous pouvons endurer de pire sur terre : je précise qu’il s’agit de douleurs extérieures, mais elles pénètrent à l’intérieur quand elles le veulent, je dis bien les douleurs très vives. Cela décompose l’intérieur et l’extérieur de telle façon que l’âme oppresser ne sait que devenir, elle préférerait de beaucoup un prompt martyre à ces souffrances-là ; toutefois, lorsque leur acuité est extrême, elles ne se prolongent pas trop longtemps, car, enfin, Dieu ne nous donne rien que nous ne puissions supporter, Sa Majesté commence par nous donner la patience, avec d’ordinaire d’autres grandes douleurs, et toutes sortes de maladies.

7       Je connais une personne (la sainte elle-même) qui depuis que le Seigneur a commencé à lui accorder la faveur dont j’ai parlé, il y a quarante ans, ne peut dire sincèrement avoir vécu un jour sans douleurs, ou toute autre forme de souffrance ; par manque de santé corporelle, dis-je, sans parler d’autres pénibles épreuves. Il est vrai qu’elle avait été bien vile, et ce qu’elle subissait était peu de chose, puisqu’elle méritait l’enfer. Notre-Seigneur doit en user autrement avec celles qui ne l’ont pas offensé, mais je choisirais quant à moi la souffrance, ne serait-ce que pour imiter Notre-Seigneur Jésus-Christ, même s’il n’y avait pas d’autre avantage ; or, ils sont toujours très nombreux. Oh ! Que dire alors des souffrances intérieures ! S’il était possible de les décrire, les souffrances extérieures sembleraient infimes, mais elles sont incommunicables.

8       Commençons par le tourment de tomber sur un confesseur si raisonnable et si peu expérimenté qu’il n’est chose qui ne lui semble dangereuse : il a peur de tout, il doute de tout, lorsque ce qu’il voit sort de l’ordinaire. En particulier, s’il remarque quelque imperfection dans l’âme à qui ces choses arrivent, alors qu’il lui semble que Dieu ne doit accorder ces faveurs qu’à des anges, ce qui est impossible tant qu’elle habite ce corps : immédiatement, il condamne tout, c’est le démon, ou la mélancolie. Cette maladie pullule en ce monde à tel point que cela ne m’étonne point, elle est si fréquente, le démon, par ce moyen, fait tant de dégâts, que les confesseurs ont de fortes raisons de la craindre et d’y regarder de très prés. Mais la pauvre âme qui vit elle-même dans cette crainte s’adresse au confesseur comme à un juge ; s’il la condamne elle ne peut éprouver qu’un trouble si profond et de si grands tourments que seuls ceux qui sont passés par là comprendront quelle rude épreuve elle endure. Voilà encore l’une des grandes épreuves que subiront ces âmes, spécialement si elles ont été coupables : songer que Dieu permet qu’elles soient induites en erreur, en punition de leurs péchés ; même lorsque Sa Majesté leur accorde une faveur, elles ne peuvent croire qu’il s’agisse d’un autre esprit, mais de Dieu, elles en sont certaines ; toutefois, comme cela passe vite et que le souvenir de leurs péchés est toujours présent, elles voient leurs fautes, il y en a toujours, et ce tourment s’ensuit. Quand le confesseur les rassure, elles s’apaisent, mais momentanément ; s’il enchérit sur les craintes, c’est chose presque intolérable, en particulier quand s’ensuit une période de sécheresse où elles imaginent qu’elles n’ont jamais pensé à Dieu, que jamais elles n’y pensent ; et elles entendent parler de Sa Majesté comme d’une personne qu’elles ne connaissent que de loin.

9       Tout cela n’est rien ; s’il ne s’y ajoute l’idée qu’elles ne savent pas informer leurs confesseurs, et qu’elles les trompent elles ont beau y réfléchir et voir qu’il n’est premier mouvement qu’elles ne lui avouent, tout est inutile ; leur entendement obscurci est incapable de voir la vérité ; il ne croit que ce que l’imagination lui suggère, (elle est alors souveraine), et toutes les folies que le démon veut leur suggérer, avec, semble-t-il, l’autorisation de Notre-Seigneur qui lui permet de les éprouver, et même de leur faire croire qu’elles sont réprouvées de Dieu. Car tant de choses combattent cette âme, elles l’oppressent intérieurement d’une façon si sensible, si intolérable, que l’on ne pourrait comparer ses souffrances à rien d’autre qu’à celles de l’enfer ; et il n’y a aucune consolation dans cette tempête. Si elle veut en trouver auprès de son confesseur, les démons, lui semble-t-il, l’ont persuadé de la tourmenter plus encore. L’un d’eux, qui dirigeait une âme dont l’angoisse lui semblait d’autant plus dangereuse qu’elle était faite de l’accumulation de choses multiples, lui demanda, la crise passée, de le prévenir lorsqu’elle se sentirait à nouveau menacée. Comme son état empirait toujours, il finit par comprendre qu’il ne lui appartenait pas de se dominer. Lorsque cette personne, qui savait bien lire, prenait un livre en castillan, il lui arrivait de n’y rien comprendre, comme si elle eut ignoré le b-a-ba : son entendement en était incapable.

10     Enfin, il n’est sauvegarde au milieu de cette tempête, sauf d’attendre la miséricorde de Dieu qui au moment le plus inattendu, par un seul mot, ou au hasard d’un événement, dissipe tout si promptement qu’il semble n’y avoir jamais eu de nuages en cette âme qui se retrouve ensoleiller et plus consoler que jamais. Et comme ceux que la victoire a soustraits aux dangers d’une bataille, elle rend grâces à Notre-Seigneur qui a combattu et vaincu ; elle voit clairement qu’elle n’a pas combattu elle-même, elle croit voir aux mains de ses ennemis les armes avec lesquelles elle aurait pu se défendre ; elle perçoit donc clairement sa misère et le peu que nous pouvons faire nous-même si le Seigneur nous abandonne.

11     On pourrait croire qu’elle n’a plus besoin de ces considérations pour le comprendre, elle est passée par là, l’expérience lui a montré sa totale impuissance, elle a compris notre néant et la misérable chose que nous sommes ; mais la grâce dont elle n’est probablement pas privée, puisqu’elle n’offense pas Dieu dans ces orages et qu’elle ne l’offenserait pour rien au monde, est si cachée, qu’elle ne perçoit pas la plus petite étincelle d’amour de Dieu en elle, et qu’elle n’imagine pas l’avoir jamais aimé ; le bien qu’elle a pu faire, une faveur que Sa Majesté a pu lui accorder, tout lui semble songe, ou imagination ; mais elle est certaine des péchés qu’elle a commis.

12     Ô Jésus ! quelle vision que celle d’une âme ainsi délaissée, pour qui, comme je l’ai dit, toute consolation terrestre est si peu de chose ! Ne pensez donc point, mes soeurs, s’il vous arrive de vous trouver dans cet état, que les riches, et ceux qui sont libres doivent y remédier mieux que vous. Non, non, je crois, quant à moi, qu’il en est d’eux comme de condamnés à mort à qui on offrirait tout ce qu’il y a de délicieux au monde, cela ne les soulage point, et tendrait plutôt à accroître leur tourment ; il vient d’en haut, et les choses de la terre sont impuissantes. Ce grand Dieu veut que nous voyions en Lui le Roi, et en nous notre misère. C’est très important pour ce qui va suivre.

13     Que fera donc cette pauvre âme, quand elle passera de longs jours dans cet état ? Si elle prie, c’est comme si elle ne priait point ; quant à la consolation, je le précise : toute consolation extérieure est exclue, elle ne comprend pas le sens de sa prière, rien qu’une prière vocale, puisque ce n’est absolument pas le moment de la prière mentale, les puissances en sont incapables ; la solitude accroît plutôt son mal, d’où un autre tourment, celui de vivre en compagnie, et qu’on lui parle. Ainsi, malgré ses efforts, elle extériorise son dégoût, sa mauvaise humeur, très ostensiblement. Saura-t-elle vraiment dire ce qu’elle a ? C’est indicible, il s’agit d’oppressions et de peines spirituelles auxquelles on ne saurait donner un nom. Le meilleur remède, je ne dis pas pour guérir, car je n’en trouve pas, mais pour supporter ce mal, c’est de s’occuper à des oeuvres de charité extérieures et d’espérer en la miséricorde de Dieu, qui ne fait jamais défaut à ceux qui espèrent en Lui. Qu’il soit béni à jamais. Amen.

14     D’autres épreuves que nous infligent les démons sont extérieures, et doivent être moins fréquentes ; il n’y a donc pas lieu d’en parler, elle sont d’ailleurs beaucoup moins pénibles, les démons, pour beaucoup qu’ils fassent, n’arrivent pas ainsi à inhiber les puissances, ce me semble, ni à troubler l’âme de cette manière ; enfin, il reste assez de raison pour penser qu’ils ne peuvent outrepasser ce que le Seigneur leur permet, et quand on n’a pas perdu la raison, tout ce qu’on endure n’est pas grand-chose, comparé à ce que je viens de dire.

15     Nous parlerons d’autres peines intérieures de cette Demeure en traitant des différences qu’il y a dans l’oraison et dans les faveurs du Seigneur. Bien que certaines de ces souffrances soient encore plus cruelles que ces dernières, comme on le verra par l’état où elles laissent le corps, elles ne méritent pas le nom d’épreuves nous aurions tort de le leur donner, tant ces faveurs du Seigneur sont grandes ; l’âme qui les reçoit le comprend, et conçoit qu’elles sont disproportionnées à ses mérites. Cette grande peine précède l’entrée dans la Septième Demeure, avec beaucoup d’autres ; je parlerai de quelques-unes, il serait impossible de toutes les décrire ni même de les définir, car elles sont d’une tout autre lignée que les précédentes et beaucoup plus élevées ; et si je n’ai pu exposer mieux que je ne l’ai fait celles qui sont de plus basse catégorie, je pourrai d’autant moins expliquer celles-là. Plaise au Seigneur de me donner sa faveur en toutes choses, par les mérites de son Fils. Amen.


 

[1] Le 2 juin 1577.

[2] Cf. Jn. 14, 2.

[3] Cf. Pr. 8, 31.

[4] Cf. Gn. 1, 26.

[5] Allusion probable au Troisième Abécédaire d’Osuna, de même qu’à Bernardino de Laredo, Subida del Monte Sión.

[6] On ne sait pas de qui il s’agit.

[7] Cf. Gn. 19, 26.

[8] Cf. Jn. 5, 5.

[9] Cf. Mt. 6, 21.

[10] Cf. Ps. 1, 3.

[11] Dans ce passage, comme en plusieurs autres, la sainte parle d’elle-même. Voir (Autobiographie, chap. 40 et Relation, chap. 25.

[12] Non précisé.

[13] Cf. Ps. 126, 1.

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