Vie de Tertullien
Quintus Septimus Florens
Tertullianus naquit à Carthage, vers l'an 150 de Jésus-Christ, selon les
conjectures les plus probables; car on ne sait rien de-positif sur ce.
point. Il était fils d'un centurion, qui servait dans la milice du proconsul
de l'Afrique. On croit que sa famille était patricienne. Ses propres
déclarations attestent qu'il avait reçu le jour dans le paganisme :
«Autrefois, dit-il, nous insultions à la religion du Christ, comme vous le
faites aujourd'hui. Nous avons été des vôtres; car on ne naît pas Chrétien:
on le devient.» Il avoue ailleurs qu'il avait été longtemps sans aucune
lumière et privé de la connaissance du vrai Dieu; qu'il avait pris plaisir
aux cruels divertissements de l'amphithéâtre; qu'il se reconnaissait
coupable de toute espèce de prévarications, sans même en excepter
l'adultère, et qu'il n'était au monde que pour pleurer ses fautes dans les
austérités de la pénitence.
Il faut savoir gré à Tertullien
des tristes confidences qu'il livre à la publicité. L'humilité du pécheur
repentant a voulu expier les souillures du vieil homme par ces aveux, et
glorifier la grâce qui avait fait de lui un homme nouveau. Mais, quand même
ces aveux ne fussent pas sortis, de sa bouche, il eût été facile de
conjecturer qu'une âme, ardente, comme la sienne, et sans frein pour la
retenir au milieu des désordres du paganisme, avait du faire plus d'un
naufrage. Ajoutez à cela le climat dévorant de l'Afrique, les passions qui
bouillonnent sous ce soleil, et l'àpre énergie de ses mœurs, qui, du temps
même de saint Augustin, n'avaient pas encore perdu leur fougue ni leur
rudesse. Aussi, quand Tertullien s'adresse à la volupté, on voit qu'il la
flétrit comme |ii un ennemi personnel qu'il faut tenir à la chaîne, si on ne
veut pas qu'il se venge de sa défaite.
Mais nous avons déjà anticipé
sur l'avenir. Tertullien, orphelin de bonne heure, trouva dans sa mère un
guide tendre et éclairé. Doué d'une imagination facile à s'enflammer, d'un
esprit pénétrant et naturellement droit, et enfin d'une grande puissance
d'élocution, il obtint des succès comme avocat et professeur de rhétorique.
Ces deux carrières conduisaient infailliblement aux honneurs. La beauté de
son génie les lui promettait s'il fût resté dans le paganisme. Mais à côté
de lui grandissait une religion sublime dans ses dogmes, pure dans sa
morale, passant des catacombes à l'échafaud et de l'échafaud au triomphe. Il
avait senti d'ailleurs le néant de la gloire humaine; les folles
dissipations dans lesquelles il avait précipité sa jeunesse ne lui
laissaient que dégoût et amertume. Le christianisme lui offrait de nobles
luttes pour y déployer toute l'étendue de ses forces, et un joug salutaire
pour comprimer des penchants qui l'avaient maîtrisé jusque-là. Il se sentit
donc attiré aux idées chrétiennes, d'abord par ce vide que laisse en nous le
désordre, et ensuite par le spectacle de la constance que déployaient les
martyrs, en mourant pour la défense de leur foi. La raison lui disait qu'il
fallait en croire des témoins, si héroïques et si sincères, et qu'il n'y a
qu'une conviction profonde qui souffre et meure pour des faits et des
principes.
Ce fut Agrippinus, évêque de
Carthage, qui acheva l'œuvre de la conversion de Tertullien, vers l'an 185.
Le nom de cet évêque méritait d'être rappelé, pour avoir conquis au
christianisme un homme qui en fut long-temps la gloire, avant de rompre si
malheureusement avec l'Eglise. Tertullien se maria l'année suivante à une
femme chrétienne. Il écrivit deux livres, qu'il lui adressa quelque temps
après son baptême. Le premier est une espèce de testament dans lequel il
l'engage, s'il venait à mourir le premier, à vivre dans la continence, et à
observer la viduité. Dans l'autre, néanmoins, il se relâche un peu de cette
rigueur. Il l'avertit que, dans le cas où elle voudrait se remarier, elle
était obligée d'épouser un Chrétien, puisque saint Paul ne permet les
secondes noces qu'à cette condition.
Quoique Tertullien dise quelque
part qu'il n'avait point de |iii rang, et semble se compter parmi les
laïques, il est certain que, dans un autre traité, il se sépare du peuple.
Saint Jérôme, d'ailleurs, affirme positivement qu'il était prêtre de l'Eglise
catholique. A quelle Eglise appartenait-il spécialement? On l'ignore; mais
tous les écrivains s'accordent à reconnaître qu'il était prêtre de Rome ou
de Carthage. Tertullien était marié quand il fut élevé au sacerdoce, il
n'existait alors, comme on le sait, aucune constitution, qui empêchât de
conférer les ordres: aux hommes précédemment engagés dans les liens du
mariage.
Il est probable que ce fut à
Carthage plutôt qu'à Rome que, déjà Montaniste, il découvrit l'hérésie que
Praxéas semait contre la Trinité, vers la fin du pontificat de saint Victor.
Praxéas reconnut son erreur après le lumineux traité de Tertullien, et
scella sa réconciliation avec l'Eglise par un acte de rétractation. Le
vainqueur triompha modestement. Il dit que cette conversion s'accomplit par
celui que Dieu daigna employer à cette œuvre. Touchante modestie qui relève
la victoire et adoucit la défaite!
Soit hasard malheureux, soit
désir, de cacher sa vie à: tous les regards, Tertullien n'est guère connu
que par les ouvrages qu'il nous a laissés. Sur tout le reste, excepté sur
quelques points principaux, on en est réduit aux conjectures. On divise ses
ouvrages en deux parties: ceux qui ont précédé la chute, ceux qui l'ont
suivie.
Disons un mot des premiers.
Quoique le traité de la Pénitence incline déjà à une rigueur, quelquefois
désespérante, il fut écrit pendant que Tertullien était encore dans l'Eglise.
Il y reconnaît que celle-ci peut remettre les péchés commis après le
baptême; il semble même le déclarer particulièrement des péchés de la chair,
et du crime de l'apostasie. Plus tard, il affirma que ces prévarications
étaient irrémissibles. L'Oraison dominicale appartiendrait aussi à cette
époque de communion et de paix avec les catholiques; j'en dis autant du
Traité de la Patience, où il approuve la fuite pendant la persécution, qu'il
condamna, lorsqu'il fut tombé dans le schisme. Le traité sur le Baptême ne
porte d'autre trace de dissidence avec l'Eglise, sinon que le baptême
administré par les hérétiques n'était pas valide. Mais il serait injuste
d'imputer ce sentiment au prêtre de Carthage exclusivement. |iv Agrippinus,
évêque de cette cité , avait rendu un décret qui autorisait cette opinion,
pour laquelle s'était prononcé tout le littoral de l'Afrique. L'Eglise,
d'ailleurs, n'avait pas encore décidé cette question, puisque ce grand débat
ne fut plaidé et terminé qu'un demi-siècle plus tard. Il faut dire enfin,
pour l'honneur de Tertullien et de ceux qui avaient embrassé cette cause
dont il a été parlé à l'occasion de saint Cyprien, que les hérétiques
mêlaient à l'administration du sacrement une foule de pratiques, qui souvent
en détruisaient ou en dénaturaient la forme. Le traité du Baptême fut
destiné à réfuter une femme de la secte des Caïnistes, nommée Quintilla, qui
avait déjà trompé beaucoup de fidèles en combattant et en ruinant le
baptême. Il nous est précieux à plus d'un titre, comme renseignement
historique, et surtout comme monument de la tradition. On y voit que l'Eglise
pratiquait déjà ce qu'elle pratique aujourd'hui pour initier le néophyte à
la vie de la foi catholique.
Le traité des Prescriptions
avait été composé antérieurement à tous ses autres traités particuliers
contre l'erreur; il l'indique lui-même à la fin, par ces paroles: «Nous
avons employé généralement contre toutes les hérésies l'argument solide et
invincible des prescriptions; dans la suite, avec la grâce de Dieu, nous
répondrons encore en particulier à quelques-unes.» Les traités contre
Marcion, Valentin, Praxéas et Apelles ne sont venus qu'après. Quoique la
date assignée ordinairement à cet admirable traité, ne soit qu'une
conjecture, il n'est guère permis de supposer que Tertullien ait écrit dans
le schisme et l'hérésie un ouvrage qui détruit par un argument irrécusable
toutes les hérésies et tous les schismes. Tout en reconnaissant que le cœur
humain renferme les contradictions les plus étonnantes, nous aimons à croire
que Tertullien n'était pas assez aveugle pour se réfuter lui-même par ses
propres paroles. Toujours est-il qu'il se fait gloire d'être en communion
avec les Eglises , mères et apostoliques , comme il les appelle. Il cite en
particulier celles de Corinthe, de Thessalonique, de Philippes , d'Ephèse ,
et principalement celle de Rome, dont il fait un magnifique éloge. Lui
eût-il accordé ces louanges, s'il eût cessé d'être en communion avec elle ?
Le terme de Prescription est, comme tout le monde sait, |v emprunté à la
jurisprudence, et signifie une fin de non-recevoir, une exception
péremptoire que le défendeur oppose au demandeur, et en vertu de laquelle
celui-ci est déclaré non-recevable à intenter cette action sans qu'il soit
besoin d'entrer dans le fond et les détails de la cause. Tertullien écarte
donc à la fois et par un seul mot, toutes les sectes de l'Eglise. «Vous êtes
d'hier; vois venez de naître; avant-hier, on ne vous connaissait pas.»
Hesternus es,hodiernus. Magnifique idées, qui, annoncée d'avance dans
l'Apologétique, avait eu son origine peut-être dans l'ouvrage de saint
Irénée, et reçut un sublime commentaire dans les Variations de l'évêque de
Meaux.
Le plus célèbre et le plus
important des ouvrages que Tertullien écrivit pendant qu'il appartenait à la
grande famille catholique, c'est son Apologetique, qu'il composa vers l'an
199, la septième année de Sévère, et quelque temps après la défaite de Niger
et d'Albinus. Tous les écrivains sont d'accord pour mettre cet ouvrage au
rang des chefs-d'œuvre que l'antiquité chrétienne nous a transmis. Sa
réputation s'étendit bientôt aussi loin que l'Eglise elle-même,
c'est-à-dire, aux rapports d'Eusèbe, jusqu'aux extrémités de l'univers.
Quant à la conduite de l'ouvrage, suivant un écrivain moderne, elle est sans
reproche; la méthode en est régulière, la marche vive et pressante, les
matières savamment graduées. Les conséquences les plus décisives viennent
toujours s'y enchaîner aux principes les plus lumineux. L'esprit, le bon
sens et l'érudition y brillent également. Il jaillit de l'imagination de
l'auteur des expressions éclatantes, créations du génie africain, qui font
le désespoir du traducteur, et ne peuvent passer dans aucune langue,
qu'affaiblies par la périphrase ou l'équivalent. La plaisanterie y est
souvent mordante et descend jusqu'au sarcasme. Au reste, c'est là un des
caractères de Tertullien; à la gravité du raisonnement, il mêle volontiers
le sel de l'ironie. Ce n'est point un homme qui demande grâce, mais qui se
rit de ses bourreaux.
Cette magnifique apologie de la
religion chrétienne, la plus belle de toutes celles qu'ont entreprises les
écrivains sacrés de l'antiquité, est adressée «aux magistrats de l'empire
romain, qui rendaient leurs jugements dans le lieu le plus éminent de la
Cité.» Il paraît qu'il entend parler des magistrats de Carthage sa patrie,
plutôt que de Rome. C'est le sentiment de Dupin, de Tillemont et de l'abbé
de Gourcy. Il parle à des |vi magistrats persécuteurs; or, la persécution
était alors allumée à Carthage et non à Rome. Il ne nomme jamais le sénat ni
les dignités de Rome. Il se sert des termes de praesides et de proconsul qui
distinguaient les magistrats ou gouverneurs de provinces. Le mot civitas,,
qu'il emploie plusieurs fois pour désigner la ville où il demeurait,
convient encore à Carthage, mais point du tout à Rome, pour laquelle était
consacré celui d'urbs, la ville par excellence.
Les deux Livres aux Nations ne
sont guère que l'esquisse de l'Apologetique; c'est dire qu'ils n'ont ni
l'élévation, ni la grandeur de ce beau monument. Ils nous sont parvenus, le
dernier livre surtout, mutilés et incomplets. Mais, quoique défectueux, ils
sont d'un grand secours aux traducteurs et aux commentateurs, pour réformer
un grand nombre de, passages corrompus. Quelle autorité peut inspirer autant
de confiance que Tertullien, se corrigeant ou s'expliquant lui-même dans cet
ouvrage.
Le Témoignage de l'ame, l'Epître
aux Confesseurs, le Scorpiaque, dirigés contre les Gnostiques, les
Valentiniens et les Caïnistes; le livre contre les Spectacles; les deux qui
sont intitulés, le, premier, du Vêtement des femmes, et le second, de
l'Ornement des femmes, et enfin le traité sur l'Idolâtrie, sont le dernier
anneau qui rattache Tertullien à la communion de l'Eglise catholique. Encore
ne l'assurons-nous que bien timidement du traité, de l'Idolâtrie. Tertullien
s'y exprime avec une rigueur inexorable et y parle en maître, comme s'il
était à lui seul l'arbitre de l'Eglise. Il n'était pas Montaniste quand il
le composa; mais peut-être faut-il le reporter à l'époque où il abandonna la
secte qu'il avait embrassée, pour créer une secte plus exaltée encore.
Le prêtre de Carthage avait
mérité les bénédictions et la reconnaissance de toutes les Eglises, par la
profondeur de son génie et la solidité de ses raisonnements. Ses ouvrages
étaient dans toutes les mains, lus, médités, encourageant les forts et
soutenant les faibles. Son nom se confondait avec celui d'Apologiste du
christianisme. Par quelle fatalité le docteur de la foi aima-t-il mieux
perdre sa couronne que de persévérer jusqu'au terme du pèlerinage? Lorsque
les Pères de l'Eglise, ses contemporains ou ses successeurs, interrogent les
causes de cette lamentable chute, ils insinuent que la Religion n'a pas
besoin |vii du génie pour se défendre, ou pour subsister. Ensuite, dans leur
langage figuré, ils avertissent les humbles arbrisseaux de prendre garde de
se laisser déraciner par le vent de l'hérésie, puisque les cèdres du Liban
sont emportés par la tempête. On a voulu expliquer la rupture de Tertullien
par le refus qu'il avait éprouvé, quand il brigua l'honneur de s'asseoir
dans la chaire épiscopale d'Agrippinus, à Carthage, ou même de devenir
évêque de Rome. Rien ne justifie cette conjecture. Saint Jérôme dit
positivement que la jalousie et des paroles imprudentes du clergé romain
précipitèrent, l'illustre docteur dans l'hérésie. Il faudrait à jamais
regretter que des sévérités hors de saison eussent contribué à ce fatal
divorce; mais, tout en respectant le témoignage du solitaire de Bethléem,
qu'il nous soit permis d'entrer un peu plus profondément dans le caractère
que nous étudions.
Tertullien n'était pas un de
ces hommes qui pussent rester long-temps soumis à une marche régulière et
méthodique. Arrivé à l'adolescence, il s'était jeté tête baissée dans les
voluptés du paganisme. Une fois qu'il eut ouvert son cœur aux croyances
nouvelles, il ne garda pas plus de mesure dans la foi catholique qu'il n'en
avait gardé dans les désordres de sa jeunesse. Le spectacle de l'héroïsme
chrétien aux prisés avec les chevalets, les bûchers et les échafauds, avait
produit sur lui une vive impression, nous l'avons vu. Dans les intervalles
de repos, son esprit impatient cherchait encore des périls à braver, des
perfections, à atteindre, dés sacrifices à consommer, de la gloire à
conquérir. Il lui semblait que les Chrétiens mettaient trop de tiédeur dans
leurs prières, dans leurs paroles, dans leurs martyres. La vie était pour
lui une lutte de tous les moments: il fallait la terminer par une mort
généreuse qui le mit en possession du salaire. Plus il retranchait sur les
sens, plus il immolait la chair, plus il lui semblait qu'il s'élevait dans
la route de la perfection. Par malheur, le prêtre de Carthage, perdant de
vue le précepte de saint Paul: Sapere ad sobrietatem, oubliait qu'il est une
sagesse orgueilleuse qui conduit à l'abîme, et que le rigorisme n'est pas
plus la vertu que la dureté n'est la justice.
Une coïncidence malheureuse
voulut que l'hérésie de Montan trouvât alors des disciples parmi les Eglises
d'Afrique. Ce sectaire, né en Phrygie, poussé par un orgueil que nous ne |viii
savons comment caractériser, se persuada , ou essaya de se persuader qu'il
n'était rien moins que l'Esprit saint. Lorsque l'on cherche par quels
raisonnements il parvint à cette ridicule illusion, on trouve à ce sectaire
quelque ressemblance avec nos réformateurs et les utopistes de notre époque.
Il prétendait que Dieu n'ayant point voulu manifester tout d'un coup les
desseins de sa providence sur le genre humain, ne lui dispensait que par
degrés et avec une sorte d'économie les vérités et les préceptes qui
devaient l'élever à la perfection. Ainsi d'abord il donne des lois aux
Israélites , qu'il invite à la soumission par la sanction des châtiments ou
par l'attrait des récompenses. Il envoie ensuite des prophètes qui élèvent
l'intelligence de son peuple. Après les prophètes, arrive la révélation
beaucoup plus complète de Jésus-Christ. Mais le Rédempteur ne dissimulait
point à ses disciples qu'il réservait pour d'autres moments les vérités
importantes qu'ils n'étaient pas encore capables de porter. D'où viendra
cette seconde révélation? du Paraclet, que le Sauveur, montant aux cieux,
promit à la terre. Montan se dit : Ce Paraclet, c'est moi.
Nos fondateurs de religions
modernes n'ont pas, comme on le voit, le mérite de la découverte en fait
d'audace et d'extravagance. Montan lui-même ne fut qu'un imitateur. Pour
justifier sa mission, il feignit les extases, affecta l'enthousiasme, parut
agité de mouvements extraordinaires. Ce n'était point assez d'éblouir les
yeux, il fallait frapper l'intelligence. Il prêcha une morale plus pure et
plus parfaite, disait-il, que celle de l'Eglise. L'Eglise pardonnait aux
pécheurs publics, lorsqu'ils avaient accompli la pénitence imposée; Montan
déclara qu'il y avait des prévarications irrémissibles. L'Eglise imposait un
Carême et différents jeûnes ; Montan prescrivit trois carêmes, beaucoup de
jeûnes extraordinaires, en outre deux semaines d'abstinence. L'Eglise ne
condamnait pas les secondes noces; Montan les appela de véritables adultères
déguisés. L'Eglise n'avait jamais regardé comme un crime de fuir la
persécution; Montan vit une apostasie dans la fuite, ou dans toute mesure
qui avait pour but de se dérober aux recherches des persécuteurs.
Ce pompeux étalage de rigorisme
reçut bien quelque démenti. L'histoire affirme que le prétendu Paraclet
n'avait pas des mœurs aussi sévères que l'annonçait sa doctrine, de sorte |ix
qu'on pourrait lui appliquer ce vers du satyrique païen:
Qui Curios
simulant et Bacchanalia vivunt.
Toujours est-il que Priscilla
et Maximilla quittèrent leurs maris pour se mettre à la suite du sectaire.
Bientôt elles prophétisèrent comme lui. En peu de temps l'on vit surgir une
multitude de ridicules convulsionnaires, avec les contorsions de l'extase
simulée et l'ardeur d'un funeste prosélytisme.
A ceux qui objectaient aux
Montanistés que le Saint-Esprit était déjà venu, les hérétiques répondaient
que le Saint-Esprit avait inspiré les Apôtres. Mais ils distinguaient le
Saint-Esprit du Paraclet. Ce dernier avait inspiré Montan, selon
quelques-uns. Suivant d'autres, Montan était le Paraclet lui-même. Le
sectaire laissa un livre de prophéties; Priscilla et Maximilla, certaines
sentences. Les adeptes mettaient cette dernière révélation au-dessus de ce
qu'avaient enseigné Jésus-Christ et ses disciples.
Les doctrines inexorables que
nous exposions tout à l'heure, avaient quelque affinité avec les tendances
de Tertullien. Il les embrassa avidement. Les hommes, d'ailleurs, portent au
fond d'eux-mêmes je ne sais quel respect pour l'austérité des moeurs, et se
laissent prendre volontiers a la puissance du merveilleux et du surnaturel.
Qu'il nous soit permis de croire au moins que le prêtre de Carthage, en
quittant son drapeau, ne céda qu'à des illusions généreuses.
Dès ce moment sa gloire et son
autorité l'abandonnent. Le pape saint Zéphyrin le frappe d'anathème; ou, si
cet anathème est un fait douteux, les Pèrés de l'Eglise qui le suivent de
loin ou de près parlent de lui comme d'un hérétique. Saint Cyprien, qui
l'avait tant chéri, ne veut pas, dans un concile, se servir de son
témoignage, parce qu'il a été infidèle à sa foi primitive. «Je ne dis rien
de plus de Tertullien, s'écrie saint Jérôme, sinon qu'il a cessé d'être
l'homme de l'Eglise,» Saint Vincent de Lérins ne voit plus en lui qu'un
déserteur. Ecoutons encore saint Augustin : «Tertullien est tombé dans
l'hérésie , parce qu'embrassant la secte des Cataphryges qu'il avait
combattus, il condamna comme un adultère les secondes noces, au mépris de la
doctrine apostolique. » Enfin tous les éloges se retirent de |x l'infidèle.
Tertullien reste seul avec son génie tombé, ruine immense que ne vivifie
plus le soleil de la grâce, et où germent les fruits de l'orgueil à la place
des fruits de l'humilité.
Tertullien ne se contente point
de déchirer le sein de l'Eglise par sa séparation, il s'emporte contre elle
à des invectives violentes. Les catholiques ne sont plus pour lui que des
psychiques, ou des hommes animaux, grossiers dans leurs sentiments,
incapables de s'élever aux choses surnaturelles, et ployant sous le fardeau
des choses de la terre. Ces injures que rien ne justifiait, ainsi que
l'expression des doctrines nouvelles qu'il avait embrassées, sont déposées
dans les traités qui suivirent la chute, arrivée vers l'an 203.
Le premier manifeste qu'il
lança contre ses ennemis semble être la Monogamie, qui a pour but de
condamner les secondes noces, et où il examine préalablement si le Paraclet
a enseigné quelque chose de nouveau et qui diffère de la tradition
catholique. Les catholiques reprenaient les Montanistes d'avoir des jeûnes
et des austérités spéciales, qu'ils pratiquaient sur l'autorité du Paraclet,
en faisant de ces règlements particuliers une loi indispensable. Tertullien
composa son livre des Jeunes, pour répondre à ses adversaires et défendre
les dissidents. Le livre de la Pudicitè suivit de près. Il est dirigé contre
l'Eglise catholique, qui admettait les adultères, les apostats et les
fornicateurs à la réconciliation, quand ils avaient accompli la pénitence
canonique. Après avoir répondu aux rêveries d'Hermogène sur l'éternité de la
matière, il attaqua les Valentiniens, se contentant d'exposer plutôt que de
réfuter sérieusement leurs généalogies ridicules. Il suffisait de montrer,
ce qu'étaient leurs Eons, pour faire tomber cet absurde système. Au reste,
il ne fait presque qu'abréger saint Irénée. Comme le prêtre de Carthage
était obligé d'employer plusieurs termes, sacramentels pour les hérétiques,
et composés de plusieurs mots, il les mit en grec dans son original, avec la
signification à la marge. Ceux qu'il traduisit en latin portaient en dessus
la signification grecque. On a négligé ces précautions dans les différents
manuscrits et dans les éditions de nos jours.
Le livre de l'Ame date du
commencement de la chute. Non seulement il y énonce des choses ridicules sur
l'âme, qu'il appuie sur des visions plus ridicules encore, mais il y
nomme formellement le Paraclet, avec la variété de ses dons. Ce traité fut
écrit certainement avant celui de la Chair de Jésus-Christ, et de la
Résurrection de la chair, qui est comme la conséquence du principe posé
auparavant. Tertullien prouve, dans le premier, que notre Seigneur a été
homme véritable; dans le second, que la foi nous oblige de croire que nous
ressusciterons un jour. Dans tous les deux il réfute Marcion et quelques
autres hérétiques qui combattaient ces deux vérités, parce qu'ils ne
voulaient pas que le créateur du corps fût le Dieu véritable.
Nous arrivons à son grand
ouvrage contre Marcion, le plus volumineux de tous. Cet hérétique avait fait
revivre le double principe de Manès, auquel il mêlait d'autres dogmes
ténébreux et qui lui étaient particuliers. Tertullien déploya contre lui
toute la puissance de l'argumentation , toute l'autorité de la science et de
la tradition. Il s'y prit, à trois fois pour abattre cette hérésie. Son
premier écrit n'était qu'un opuscule composé à la hâte; il le remplaça par
un second, auquel il donna plus d'étendue. Ce second traité ne le satisfit
pas encore, parce qu'un des frères, qui depuis fut apostat, le publia avant
qu'il fût en état de paraître, et sur des copies chargées de fautes. Il fut
donc obligé de le revoir de nouveau. Il est devenu ce grand traité en cinq
livres, que nous avons aujourd'hui, un des titres de gloire du prêtre de
Carthage, et, sauf quelques lignes, dignes des plus beaux jours de sa foi
catholique.
Le livre où il soutient contre
Praxéas la distinction des personnes divines, et dont nous avons déjà parlé,
date de l'an 209. Il faut rapporter à cette époque le traité du Manteau,
opuscule fort obscur, dans lequel il répond sur le ton d'une ironie
habituelle, aux détracteurs qui lui reprochaient d'avoir abandonné la robe
pour ce vêtement, que portaient alors les philosophes, et quiconque faisait
profession de se vérité dans ses mœurs. Un beau génie, Malebranche, rebuté
par ce style énigmatique, s'en est autorise pour flétrir Tertullien, qu'il
appelle un visionnaire. Y a-t-il quelque justice à prendre quelques pages
pour juger l'homme tout entier? Ce traité même renferme des lignes
précieuses sur la tradition.
La Lettre à Scapula, proconsul
d'Afrique, qui alors persécutait les Chrétiens, est une troisième apologie
pour tous les disciples du Christ quels qu'ils fussent, catholiques ou
dissidents. Il cite le persécuteur au tribunal de Dieu, s'il continue de
sévir contre des innocents.
Le livre de la Couronne du
Soldat, celui de la Fuite pendant la persécution, et enfin celui où il
prouve que les vierges doivent être voilées, semblent appartenir aux
derniers temps de la chute.
Nous avons vu deux hommes dans
Tertullien; nous rencontrons aussi deux écrivains. Tant qu'il est fidèle à
ses premières croyances, son génie brille de tout son éclat. Profond et
original, il sort des règles ordinaires du langage pour se créer un idiome
nouveau. Il éblouit par la beauté de ses images; il tonne, il renverse par
la solidité de ses arguments. Aussi long-temps qu'il est dans la vérité, il
ne connaît point d'égal; mais du moment que l'esprit de Dieu s'est retiré de
lui, comme autrefois de Saül, il faiblit et chancelle. Il conserve encore
d'admirables clartés par intervalles, mais souvent aussi il tombe dans
l'affectation et l'enflure. Ses arguments n'ont plus ni l'enchaînement ni la
solidité accoutumée. Il se contente parfois de raisons plus spécieuses que
solides pour prouver ce qu'il avance, lui qui avait tout à l'heure le regard
si pénétrant et la parole si incisive. Il devient crédule comme un enfant.
Le docteur s'est fait peuple, et accepte avec lui des chimères et des
visions ridicules. Tant il est vrai que la pensée nourrit l'élocution, et
que le style tout entier c'est l'homme. Qu'on le sache bien cependant :
Tertullien, ainsi que l'ange déshérité de sa gloire, conserve encore dans sa
chute une partie de sa puissance et de son génie.
Au reste, il ne fut pas plus
constant dans l'erreur qu'il ne le fut dans la vérité. Vers la fin de sa
carrière, il abandonna complètement la secte des Montanistes. Mais, au lieu
de retourner à l'unité catholique, il se fit lui-même chef de secte.
Pourquoi cette nouvelle révolution dans sa vie ? Avait-il découvert que
Montan n'était qu'un grossier imposteur, cachant des mœurs suspectes sous un
rigorisme hypocrite? Son orgueil chercha-t-il à son tour des disciples qui
portassent son nom? Faut-il attribuer à tout autre motif cette dernière
marque de versatilité humaine? L'histoire ne s'est pas expliquée là-dessus;
mais le fait en lui-même est incontestable. Postmodum, dit saint Augustin
etiam ab ipsis (cataphrygibus) divisus, sua conventicula propagavit.
L'évêque d'Hippone est d'autant plus digne de foi dans ce témoignage, qu'il
eut le bonheur de mettre fin, sous son épiscopat, à cette hérésie qui
rappelait si malheureusement les aberrations d'un illustre génie. Ses
disciples allèrent toujours en s'affaiblissant jusqu'à cette époque. Le
grand docteur de l'Afrique eut avec eux plusieurs conférences, dans
lesquelles il déploya toute la puissance d'une raison calme et persévérante.
Ils se rendirent à ses arguments, et passèrent dans l'Eglise catholique, a
laquelle ils réunirent leur basilique, alors fort connue à Carthage. Nous
devons encore ces détails à la plume de saint Augustin, dans sa lettre à
l'évêque, Quod-Vult-Deus. Tertullianistae, inquit, à Tertulliano, usque ad
nostrum tempus paulatim deficientes, in extremis reliquiis durare potuerunt
in urbe Carthaginiensi. Me autem ibi posito ante aliquot annos, omni ex
parte consumpti sunt. Paucissimi enim qui remanserunt, in catholicam
transierunt, suamque basilicam quae nunc etiam notissima est, catholicae
tradiderunt. Ailleurs il dit qu'il les ramena, rationabiliter cum illis
disputans.
Quelques-uns, sur la foi de
leurs regrets et de leurs espérances, plutôt que sur celle de documents qui
eussent la moindre valeur, ont affirmé que Tertullien était rentré dans de
l'Église avant de mourir. Nous voudrions qu'il en fut ainsi pour la mémoire
de ce grand homme. Mais, nous le Disons avec peine, on ne trouve ni dans ses
écrits, ni dans ceux de l'antiquité, aucun indice qui justifie cette
assertion. Loin de là, tous ceux qui le suivirent de près s'accordent à dire
qu'il acheva sa carrière dans un vieillesse avancée, vers l'an 245, hors de
la communion catholique. Il nous serait doux néanmoins de penser que, prêt à
paraître devant le Dieu pour lequel il avait si longtemps combattu, il
abjura intérieurement ses erreurs, et que tombé il trouva grâce devant celui
à qui il devait son merveilleux génie.
Quelques ouvrages de Tertullien
ont été perdus: ce sont les Traités sur l'Origine de l'âme, sur le Paradis,
sur le Destin, sur l'Espérance des fidèles. D'autres lui sont attribués,
mais à tort; on n'y reconnaît ni sa manière, ni son style.
Avant de terminer cette notice
biographique, il nous a paru important d'exposer ici les principales erreurs
de Tertullien, sous forme de propositions, et sans les accompagner d'aucune
réflexion, qui les réfute, parce que les unes prit été condamnées depuis par
l'Église, et que les autres n'étant que des opinions locales, n'eurent
jamais grand retentissement.
Les Erreurs de Tertullien
— Le Saint-Esprit a été donné
aux Apôtres; mais il n'avait pas entièrement formé, ni enseigné l'Eglise par
leur ministère: il s'était réservé des vérités plus capitales. La
manifestation de ces vérités devait avoir lieu par Montan ou le Paraclet,
dernier Messie qui achèverait la révélation.
— Les secondes noces sont un
véritable adultère.
— Il y a des péchés
irrémissibles: de ce nombre sont l'apostasie, l'adultère, la fornication.
— Fuir la persécution est un
crime. Il vaut mieux renoncer à la foi dans les tourments que la conserver
par la fuite.
— Les anges remplies ont péché
avec les femmes des hommes.
— L'âme a un corps sui generis;
elle est mâle ou femelle; elle a les trois dimensions, longueur, largeur,
profondeur; elle a des membres particuliers, une forme et une configuration
en harmonie avec celles du corps humain; elle est palpable, transparente, de
couleur aérienne. — Toutes les ames sortent l'une de l'autre par une espèce
de propagation, sans que chacune soit formée par une création nouvelle.
— Dieu a un corps, parce que
rien ne peut exister s'il n'est corps. Saint Fulgence reproche à Tertullien
ce déplorable égarement. Saint Augustin, néanmoins, dit que le prêtre de
Carthage entend, par le mot de corps, l'être et la substance propres à
chaque chose, et qu'il n'y avait pas d'apparence qu'il fût assez insensé
pour croire que Dieu fût passible, lui qui avait si bien remarqué que tout
corps, était susceptible de passibilité.
— Les âmes des bons et des
méchants sont retenues dans les lieux inférieurs de la terre, pour y
attendre le jour du jugement, excepté seulement, celles des martyrs, qui
vont directement dans le paradis.
— Le baptême administré par les
hérétiques n'est pas valide.
— L'Église réside dans deux ou
trois laïques rassemblés. Il répète plusieurs fois cette proposition ;
néanmoins il n'y a que le livre de l'Exhortation à la Chasteté où elle ne
puisse pas recevoir un sens plausible.
— Dieu n'a pas toujours été
Père, parce qu'il n'a pu l'être avant que le Fils eût été, et il y a eu un
temps ou le Fils n'était pas. Hâtons-nous de dire cependant que, plus tard,
Tertullien revint à l'opinion catholique sur la Trinité, et que l'hérésie
est ici plutôt dans les mots que dans les sentiments.
— La Mère de Dieu a cessé
d'être vierge. Il dit positivement: Semel nuptura post partum. (Monogamie. )
— Jésus-Christ a paru dans
l'ancien Testament avec une chair aussi réelle et aussi véritable que celle
qu'il a prise dans le sein de la sainte Vierge.
— Jésus-Christ régnera sur la
terre avec ses saints, dans une nouvelle Jérusalem, pendant mille ans avant
le jour du jugement.
— L'extase est une démence.
— L'esprit prophétique s'est
éteint dans Jean-Baptiste, qui ne fut plus qu'un homme ordinaire et
semblable au premier venu. Communis jam homo et unus de turba.
— La liberté humaine et la
substance de l'âme sont en nous ce qu'elles étaient dans Adam avant sa
chute.
— Les anges ont conversé avec
les hommes dans une chair véritable, quoique cette chair ne fût pas le fruit
de la naissance.
Telles sont les erreurs les
plus graves de Tertullien. Sans doute, elles lui ôtent une partie de son
autorité, et son témoignage n'est reçu qu'en réservant les droits de l'Eglise.
Mais on ne peut se dissimuler que, même dans les traités où s'est glissée
l'hérésie, il reste encore une foule de passages où l'on |xvi reconnaît les
inspirations de la foi catholique. Nous serions injustes, d'ailleurs, envers
la mémoire de Tertullien, si nous ne disions, en finissant, que plusieurs de
ces opinions, loin de lui être personnelles, appartenaient à certaines
localités de l'Afrique, et que l'Eglise n'avait pas encore prononcé sur
quelques autres.
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