|
IL FAUT SAVOIR GARDER LA MESURE
La fête des saints Pierre et Paul de dimanche dernier ne nous a pas permis de
lire un très beau passage de l’épître aux Romains, fort intéressant pour mieux
entrer dans la péricope d’aujourd’hui. L’apôtre Paul y faisait remarquer en
effet que, par le baptême (en grec : immersion), nous sommes plongés dans la
mort du Christ, et que nous y renaissons dans une vie nouvelle avec le
Ressuscité.
Cette vie nouvelle, explique l’Apôtre aujourd’hui, consiste à écarter ce qui
n’appartient qu’à la chair, pour donner place à l’inspiration de l’Esprit du
Christ. Le principe semble évident, mais en pratique…
Et d’abord, notre chair est-elle si “mauvaise” ? Doit-on lui refuser
systématiquement tout ce qui lui plaît ? Jésus-Christ n’a-t-il pas dormi, mangé
et bu, avant sa mort comme aussi après sa résurrection ? Plus d’un auteur
suggère qu’aujourd’hui Jésus aurait bien pu fumer une cigarette ou regarder un
joli reportage à la télévision, tout en buvant une bonne tasse de thé pour se
détendre un peu de sa lassitude.
C’est que l’homme n’est pas que chair ; rappelons-nous l’enseignement de
Christ : “Priez pour ne pas entrer en tentation ; l’esprit est prompt, mais
la chair est faible”(Mt 26:41). Tout en accordant à notre corps ce dont il a
besoin, il arrive que ce corps exige plus qu’il ne faut ; il arrive que la vie
corporelle (naturelle, charnelle) masque en partie notre vie spirituelle, la vie
nouvelle du Ressuscité, cette Lumière qui nous donne un regard nouveau sur les
choses et sur les êtres.
Selon cette vie nouvelle, le baptisé s’efforcera de regarder tout être, quel
qu’il soit, comme le regarderait le Christ : avec amour. Dans son encyclique
“Dieu est amour”, Benoît XVI rappelle la différence entre l’amour-eros de
l’antiquité païenne et l’amour-agapè du Nouveau Testament. Si mon prochain est
pécheur, je verrai en lui le Christ souffrant et déchiré par les fouets ; s’il
se repent, je glorifierai avec lui le Christ ressuscité. Mais aussi sur toutes
les choses environnantes, le baptisé portera un regard nouveau : les formes, les
couleurs, les parfums, même les moindres avancées technologiques, évoqueront
pour lui autant de grâces de Dieu. Les plaisirs et les joies qu’il éprouvera en
son corps devront l’aider à élever à Dieu une reconnaissance sans cesse
renouvelée.
Il ne s’agit donc pas de s’interdire tout plaisir, toute nourriture, toute
boisson : il faut savoir garder la mesure, demander à Dieu la vertu de
Tempérance, s’efforcer de tout ramener à Dieu, pour ne pas étouffer en nous la
vie intérieure de l’Esprit.
On fera alors cette juste demande : et les Saints qui ont tant souffert, pour
expier, par amour de Dieu ? une Catherine de Sienne, une Marguerite Alacoque, un
Père Pio (prêtre stigmatisé), un Francisco Marto (le voyant de Fatima) ? La
réponse est double : d’abord, ils en ont eu la mission, tout exprès, de la part
de Dieu, dans un but bien spécifique, et jamais Dieu ne nous demande de les
imiter ; ensuite, les Saints eux-mêmes qui ont voulu “céder” à cette tendance,
se sont repris ensuite, comme saint Bernard ou saint Jean-Marie Vianney, qui
parlaient de leurs “folies de jeunesse”.
J’irais plus loin : des prêtres ont, dans leurs conseils en direction
spirituelle ou en confession, suggéré des pratiques parfois très austères, à
leurs dirigé(e)s ou se sont montrés fort sévères à leur endroit ; mais en
vieillissant, ils ont eux-mêmes admis que là n’était pas la bonne voie.
Un confesseur extrêmement équilibré a été, par exemple, le grand saint François
de Sales, évêque de Genève, et Docteur de l’Eglise : à telle Dame du monde, il
n’interdit pas d’aller danser, ç’eût été par trop sévère ; mais il lui proposa
simplement, dans la soirée, d’élever un peu sa pensée vers Jésus-Christ ; ce
faisant, cette personne découvrit d’elle-même la voie la meilleure pour
elle-même et entra bientôt en religion.
Un docteur de mes amis fumait énormément (quelque deux paquets quotidiens, au
point que ses verres de lunettes en étaient eux-mêmes colorés) ; un bon prêtre
lui fit seulement cette remarque : Vous qui aimez tant la belle liturgie, et la
bonne odeur de l’encens, comment pouvez-vous fabriquer tant de fumée âcre chez
vous ? — Le lendemain, le docteur cessait son vilain défaut.
Que se passe-t-il dans ces âmes ? L’humilité leur permet d’accepter les petits
reproches, de reconnaître leurs petits manques et elles font cette prière toute
simple : Tu vois, Seigneur, je ne suis qu’un âne ; mais tu sais, je veux bien
t’aider quand même ; et Jésus, très honoré de cette invitation, enfourche la
monture qu’on lui offre. Ainsi, ce n’est plus notre faible nature qui avance,
mais Jésus lui-même qui embellit notre nature humaine de sa force divine.
Voici l’“âne tout jeune” dont parle le prophète Zacharie, sur lequel
Jésus est monté pour entrer à Jérusalem : le texte est repris au jour des
Rameaux. Voilà comment nous pouvons humblement “prendre le joug (du
Seigneur)”, et “devenir (ses) disciples” : vraiment, ce joug est “facile
à porter”, si grande est la joie que nous ressentons alors.
Reprenons maintenant la prière du jour : en s’abaissant vers nous, Jésus nous a
donné une joie sainte, car il nous a tiré de l’esclavage du péché pour nous
faire connaître un bonheur impérissable.
Y a-t-il plus grande joie, que d’être les petits ânes de Jésus ?
Abbé Charles Marie de Roussy |