Si ce saint parut
élevé dans le monde, ce ne fut que pour y donner l'exemple de la
plus profonde humilité. Cette vertu le préserva des dangers qui
accompagnent les honneurs, et le fit sortir victorieux de tous
les
pièges
qui se rencontrent dans les grandes places.
Il naquit dans la
Fouille, vers l'an 1221. Ceux dont il reçut le jour étaient fort
distingués par leur vertu et par leur charité envers les
pauvres. Il était encore fort jeune lorsqu'il perdit son père.
Sa mère, quoique chargée du soin de douze enfants, le fit
étudier, à cause de l'inclination extraordinaire qu'il montrait
pour la piété. Ses progrès donnèrent de grandes espérances à
tous ceux qui s'intéressaient à lui. Mais l'étude n'était pas
son principal objet. Il envisageait sans cesse sa vraie
destination ; le salut de son âme lui paraissait l'article
essentiel ; il pensait qu'on ne pouvait prendre trop de
précautions lorsqu'il s'agissait d'une éternité. D'un autre
côté, il considérait que la voie qui mène à la vie est étroite;
que nous rendrons tous un compte exact de nos pensées et de nos
actions, et que sur ce compte sera réglée la sentence que le
souverain juge prononcera. Plein de ces pensées, il mettait tout
en œuvre pour s'assurer la possession d'un éternel bonheur.
Il résolut enfin de
suivre l'attrait puissant qu'il se sentait pour la vie
érémitique. Depuis longtemps il en faisait l'apprentissage par
la pratique de la pénitence et de la contemplation. Il n'avait
que vingt ans lorsqu'il se retira sur une montagne déserte. Il
s'y creusa dans le roc une petite cellule où il pouvait à peine
se tenir debout, et trouver assez de place pour étendre tout son
corps. Les austérités qu'il y pratiqua durant l'espace de trois
ans furent extraordinaires. Dieu l'y éprouva aussi par de rudes
tentations qui purifièrent de plus en plus les affections de son
cœur. Malgré les soins qu'il prenait pour se cacher aux yeux du
monde, il fut à la fin découvert, et obligé de recevoir
plusieurs visites. On le força quelque temps après d'entrer dans
l'état ecclésiastique, et d'aller à Rome pour y recevoir les
saints ordres.
En 1246, il
retourna dans l'Abruzze, où il passa cinq ans dans
une caverne du mont Morroni, près de Sulmone. Là, il reçut du
ciel ces faveurs qui sont communiquées aux âmes contemplatives ;
faveurs toutefois qu'il faut acheter par la patience dans les
épreuves. Des illusions nocturnes le tourmentèrent horrible
nient. Il tomba presque dans le désespoir; il n'osait plus dire
la messe, et il fut même une fois violemment tenté d'abandonner
sa solitude : mais le courage lui revint, par l'aveu qu'il fit
de ses peines au directeur de sa conscience. C'était un saint
religieux, fort versé dans la conduite des âmes. Il consola
Pierre, en lui assurant que tout ce qu'il éprouvait n'était
qu'un stratagème du démon, et qu'il ne lui en arriverait aucun
mal s'il voulait seulement le mépriser. Le saint, ne recouvrant
point encore toute sa tranquillité, résolut d'aller à Rome
consulter le pape. Il eut sur la route une vision qui acheva de
calmer ses inquiétudes. Un saint abbé, mort depuis peu, lui
apparut et lui donna des avis conformes à ceux qu'il avait déjà
reçus de son confesseur. Il lui dit même de renoncer à son
voyage de Home, de retourner à sa cellule, et d'offrir tous les
jours le saint sacrifice. Pierre obéit, et se trouva délivré de
ses peines.
Les bois qui
environnaient sa demeure ayant été abattus en 1251, il se retira
sur le mont Magelle, avec deux solitaires qui s'étaient attachés
à lui comme à leur père. Les trois serviteurs de Dieu se firent
un petit enclos avec des épines et des branches d'arbres, et se
bâtirent eux-mêmes des cellules. Quelque affreuse que parût leur
solitude, ils y goûtaient la joie la plus pure. Inutilement le
démon essaya de les troubler; avec les armes de la foi, ils
vinrent à bout de triompher de tous ses efforts. Plusieurs
personnes qui désiraient se consacrer à Dieu vinrent prier le
saint de les recevoir sous sa conduite. Il s'en excusa en disant
qu'il n'était pas capable de conduire les autres. Il fut
pourtant obligé de céder à la fin, et il admit au nombre de ses
disciples ceux qui lui parurent les plus fervents.
Pierre
passait une grande partie de la nuit dans la prière et les
larmes. Le jour, il s'occupait au travail des mains ou à copier
des livres, sans cesser pour cela de s'entretenir intérieurement
avec Dieu. Il traitait son corps comme un ennemi domestique, et
le tenait dans cet état d'assujettissement qui l'empêche de se
révolter. Jamais il ne mangeait de viande. Il jeûnait tous les
jours, excepté le dimanche. Chaque année il faisait quatre
carêmes. Durant trois de ces carêmes, ainsi que tous les
vendredis, il n'avait d'autre nourriture que du pain et de
l'eau, excepté que de temps en temps il substituait au pain
quelques feuilles de chou. Le pain même qu'il mangeait était si
dur, qu'il ne pouvait le couper; il était obligé de le casser
par morceaux. Ses austérités allaient si loin, qu'il
fut averti dans une vision de ménager son corps, et de ne point
l'accabler sous tant de macérations. Il portait un cilice de
crin de cheval, rempli de nœuds, et une chaîne de fer autour de
sa ceinture. Il couchait sur la terre nue ou sur une planche,
n'ayant pour chevet qu'une pierre ou une bûche. Malgré l'amour
qu'il avait pour la contemplation, il ne refusait pas d'assister
ceux qui s'adressaient à lui pour leurs besoins spirituels. On
pouvait le consulter tous les jours, excepté les mercredis, les
vendredis, et pendant ses carêmes, qu'il passait dans un silence
absolu.
Le nombre des
visites qu'il recevait s'augmentant de jour en jour, il craignit
de tomber dans l'esprit de dissipation. Il se retira donc sur le
sommet du mont Magelle, et s'y renferma, avec quelques-uns de
ses disciples, dans une grotte où l'on pouvait à peine pénétrer.
Son absence ne fit que rendre plus vif l'empressement de le voir
et de le consulter. Il retourna sur le mont Morroni, où ceux qui
se mirent sous sa conduite vécurent quelque temps dans des
cellules séparées. Enfin il les rassembla tous dans un monastère
où il introduisit la règle de S. Benoît, selon son austérité
primitive. En 1254 obtint du pape Grégoire X l'approbation de
son ordre. Le nouvel institut s'étendit depuis dans toute
l'Europe. Le
saint vit jusqu'à trente-six monastères de sa congrégation, et
jusqu'à six cents personnes de l'un et de l'autre sexe qui en
suivaient la règle.
Le pape Nicolas
étant mort en 1292, le saint Siège resta vacant durant l'espace
de vingt-sept mois, parce qu'on ne pouvait s'accorder sur le
choix de son successeur. Les cardinaux assemblés à Pérouse se
décidèrent enfin, et élurent tout d'une voix notre saint, que
l'on appelait ordinairement Pierre de Morroni ou de
Mouron, du lieu où il faisait sa résidence. Ils ne lui
donnèrent leurs suffrages qu'à cause de son éminente sainteté.
Cette élection, dans laquelle les brigues n'avaient eu aucune
part, fut universellement applaudie. Pierre fut le seul qui en
témoigna de la douleur. Les raisons qu'il allégua pour montrer
qu'il n'était pas propre à remplir la place qu'on lui proposait
n'ayant point été écoutées, il prit la fuite avec un de ses
disciples, nommé Robert. La nouvelle de son départ ne se fut pas
plus tôt répandue, qu'on le mit dans l'impossibilité d'exécuter
son dessein. On l'arrêta en chemin, et on le força d'acquiescer
à son élection. Il pria Robert de le suivre; mais cet humble
disciple lui fit une réponse conforme aux instructions qu'il
avait reçues. « Ne m'obligez pas, lui dit-il, à me jeter dans
les » épines avec vous. Je suis le compagnon de votre fuite, et
non « pas de votre exaltation. » Robert obtint, comme il le
désirait, la liberté de rester dans la retraite.
Pour le saint, il
retourna en gémissant à Morroni, où il était attendu par les
rois de Naples et de Hongrie, ainsi que par un grand nombre de
cardinaux et de princes, qui tous l'accompagnèrent dans la
cathédrale d'Aquila, choisie pour la cérémonie de son sacre. Il
y alla sans pompe, et voulut par humilité n'avoir qu'un âne pour
monture. Il eût même fait la route à pied s'il lui eut été
permis de suivre son inclination. Il fut sacré et couronné le 29
d'août, et prit le nom de Célestin V, qui depuis fut aussi donné
aux moines qu'il avait institués. .
Le roi de Naples,
par ses instances réitérées, lui persuada dé venir avec lui dans
sa capitale, afin de remédier à certains abus. Le saint répondit
parfaitement à la confiance du prince. Il porta de sages
règlements au sujet des affaires ecclésiastiques, et pourvut de
bons pasteurs tous lés bénéfices vacants. Il fit aussi une
promotion de douze cardinaux, dont sept étaient de France.
La confiance dont
il honora les étrangers lui attira des ennemis. Les cardinaux
italiens se virent avec chagrin exclus de l'administration des
affaires, qui jusque là leur avait été confiée. Bientôt on
entendit leurs plaintes. Elles augmentèrent à l'occasion de
quelques fautes qu'on fit commettre au saint et que les
mécontents ne manquèrent pas d'exagérer. Ces fautes donnèrent à
Célestin de grands scrupules. Il crut plus que jamais qu'il
n'était point propre à la place qu'il occupait, et que le
souverain pontificat ne convenait point à un homme qui n'avait
point d'expérience et qui ignorait le droit canonique.
Cependant il
continuait son genre de vie ordinaire. II s'était fait faire au
milieu de son palais une cellule, dans laquelle il se renfermait
comme un solitaire. Les honneurs et les richesses dont il était
environné ne l'empêchaient point de pratiquer l'humilité et la
pauvreté. Lorsque l'avent fut venu, il voulut le passer dans la
retraite pour se préparer à la célébration de la fête de Noël.
En même temps il confia le soin de l'Église à trois cardinaux.
Une telle conduite parut déplacée dans un pape. Les murmures
éclatèrent encore plus qu'auparavant. Pierre sentit aussi
renouveler ses scrupules, quand il réfléchit qu'un pasteur est
obligé de remplir par lui-même les devoirs de sa charge. Il se
mit donc à délibérer sur le moyen de donner sa démission, afin
de se délivrer des peines de conscience qui troublaient son
repos, de se décharger d'un poids dont la pesanteur devenait de
jour en jour plus accablante, et de suivre uniquement son
inclination pour la solitude. Il consulta sur ce sujet plusieurs
habiles canonistes, entre autres le cardinal Benoît Cajetan, qui
tous assurèrent qu'un pape avait le droit d'abdiquer.
Le bruit de sa
prochaine abdication s'étant répandu, plusieurs personnes mirent
tout en usage pour l'en détourner. Mais rien ne put le faire
renoncer à la résolution qu'il avait prise. Quelques jours
après, il se tint un consistoire à Naples. Le roi y assista avec
d'autres personnes qualifiées. Là, -en présence de l'assemblée,
Célestin fit l'acte solennel de son abdication. Il quitta
ensuite les marques de sa dignité, reprit son nom et son habit
de religieux; puis, se prosternant aux pieds de ceux qui
composaient le consistoire, il demanda pardon des fautes qu'il
avait commises, et pria les cardinaux de les réparer, en faisant
le meilleur choix qu'il leur serait possible pour remplir la
chaire de S. Pierre. Il n'avait siégé que quatre mois. La gaîté
que l'on remarqua sur son visage lorsqu'il vit accepter son
abdication, prouva, encore plus que ses paroles, que l'humilité
seule lui avait inspiré la démarche qu'il venait de faire. Le
cardinal Benoît Cajetan, homme fort versé dans le droit civil et
canonique, fut élu en sa place, et couronné Rome le ;i6
de-janvier de l'année suivante, sous le nom de Boniface VIII.
Un événement aussi
extraordinaire donna lieu à diverses réflexions, chacun
envisageant les choses selon qu'il était affecté. C'est ce que
l'on voit en lisant les ouvrages de ces hommes célèbres qui,
dans le même siècle, rétablissaient à Florence le goût de la
belle littérature, Dante, aussi décrié pour ses mœurs que
partial dans ses écrits, ne trouve que pusillanimité dans
l'abdication de Célestin : mais il a été relevé avec force par
un de ses compatriotes. C'est Pétrarque, qui s'exprime ainsi :
« Cette action (l'abdication du pape Célestin) suppose une
grandeur d'âme toute divine, qui ne peut se rencontrer que dans
un homme parfaitement convaincu du néant de toutes les dignités
du monde. Le mépris des honneurs vient d'un courage héroïque, et
non de pusillanimité. Au contraire, le désir des honneurs ne
possède qu'une âme qui n'a pas la force de s'élever au-dessus
d'elle-même. » S. Célestin partit secrètement pour aller à
Morroni se renfermer dans son monastère du Saint-Esprit. Il
espérait y passer tranquillement le reste de sa vie, mais Dieu
en ordonna autrement.
Quelques
actes de sévérité que les circonstances rendaient peut-être
nécessaires, firent beaucoup d'ennemis à Boniface. On publiait
même qu'il n'avait suivi que les mouvements de son ambition, et
qu'il avait employé la ruse pour supplanter Célestin. D'autres
disaient qu'il n'avait pu monter sur le trône pontifical,
attendu qu'un pape ne pouvait abdiquer.
Ces discours
alarmèrent Boniface ; mais ses craintes augmentèrent encore
quand il apprit qu'on s'empressait de toutes parts d'aller voir
Célestin à Morroni. Appréhendant les suites de ce concours, il
pria le roi de Naples de lui envoyer le saint à Rome, pour
empêcher, disait-il, qu'il ne s'élevât des troubles dans
l'Église. Célestin n'eut pas été plus tôt instruit de ce qui se
passait, qu'il prit la fuite. Il s'embarqua ensuite pour passer
la mer Adriatique ; mais un vent contraire l'obligea de relâcher
au port de Vieste, dans la Capitanate. Le gouverneur l'arrêta,
conformément aux ordres du roi de Naples, et le conduisit à
Boniface, qui pour lors était à Anagni.
Boniface le retint
quelque temps dans son palais. Il eut avec lui plusieurs
conférences, pour tâcher de découvrir ce qu'il pensait de ceux
qui regardaient son abdication comme nulle et invalide. Le saint
déclara ingénument que, loin de se repentir de la démarche qu'il
avait faite, il était prêt à la ratifier de nouveau. Plusieurs
furent d'avis qu'il fallait sur cette déclaration le mettre en
liberté, et le renvoyer dans son monastère. Mais Boniface, sous
prétexte de prévenir les malheurs d'un schisme, le fit garder
étroitement par des soldats dans la citadelle de Fumone, à neuf
milles d'Anagni.
On lit dans les
auteurs de la Vie de S. Célestin, qu'il souffrit dans la prison
d'indignes traitements, sans toutefois laisser échapper aucune
plainte; qu'au contraire, il chargea deux cardinaux qui le
visitèrent, de dire à Boniface qu'il était content de son état,
et qu'il n'en désirait point d'autre. Souvent il répétait les
paroles suivantes avec une merveilleuse tranquillité : « Je ne
souhaitais rien au monde qu'une cellule, et cette cellule on me
l'a donnée. » II chantait presque sans interruption les louanges
de Dieu, avec deux de ses moines qui lui tenaient compagnie.
Le jour de la
Pentecôte de l'année 1296, après avoir entendu la messe avec
beaucoup de ferveur, il dit à ses gardes qu'il mourrait avant la
fin de la semaine; il fut pris aussitôt de la fièvre, et reçut
l'extrême-onction. Malgré l'extrême faiblesse où il se trouvait,
il ne voulut point permettre qu'on couvrît seulement d'un peu de
paille les planches sur lesquelles il couchait. Plus il
approchait de sa dernière heure, plus il semblait redoubler sa
ferveur. Enfin, le samedi de la même semaine, qui était le 19 de
mai, il
rendit tranquillement l'esprit, en achevant ce verset du dernier
psaume de Laudes : Que tout ce qui respire loue le Seigneur.
Il était âgé de soixante-quinze ans. Il n'avait rien diminué
de ses austérités pendant les dix mois que dura son
emprisonnement. Le pape, accompagné de tous les cardinaux, fit
pour lui un service solennel dans l'église de Saint-Pierre.
Son corps, qui
avait été enterré à Ferentino, fut transporté ensuite à Aquila.
Il est encore dans l'église des Célestins, près de cette
ville. On rapporte plusieurs miracles authentiques du serviteur
de Dieu, qui fut canonisé en 1313 par Clément V.
SOURCE :
Alban Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux
Saints… – Traduction : Jean-François Godescard. |