« Saint Paul de la Croix maître de la vie spirituelle :
sa doctrine et sa pratique touchant les visions,
révélations et extases »

Gaétan du Saint Nom de Marie

Revue d’ascétique et de mystique, 32, 1927, p. 361-392.

 

Grand mystique lui-même[1], ayant eu à diriger des âmes favorisées des dons d’oraison les plus élevés, S. Paul de la Croix était plus qualifié que personne pour donner un enseignement théorique et pratique sur la manière de se conduire vis-à-vis des phénomènes extraordinaires qui parfois accompagnent les grâces de contemplation infuse, visions, paroles intérieures ou extérieures, extases, etc. Il l’a fait avec une sagesse et une fermeté remarquables. Il sera donc intéressant de recueillir ici les principaux passages de ses lettres récemment publiées, dans lesquels est exposé cet enseignement[2].

Avant de voir quels conseils il donnait aux autres sur ce sujet, nous croyons opportun de rappeler quelle était sa ligne de conduite à l’égard des faveurs extraordinaires de ce genre qu’il recevait ou qui le concernaient.

Ligne de conduite de S. Paul de la Croix
à l’égard des visions, révélations, locutions, etc. …
qu’il eut lui-même ou qui le concernaient.

S. Paul de la Croix était extrêmement lent et prudent pour accorder quelque foi ou crédit aux révélations, visions, locutions, etc. … qu’il recevait du Ciel. Il préférait se tenir dans la mort mystique ou nuit obscure de la pure foi.

Surtout il se gardait bien de chercher de semblables communications surnaturelles. Il le déclare solennellement dans une de ses lettres.

« Je vous ai demandé uniquement – écrit-il à une religieuse –, que dans la sainte communion vous offriez le doux Jésus Eucharistie au Père éternel et que vous le priez pour qu’Il m’éclaire, afin de faire sûrement sa très sainte volonté dans une affaire qui, à mon avis, doit tourner à la grande gloire de Dieu et au profit spirituel du prochain, mais je ne vous ai pas dit de prier le Seigneur pour qu’il vous révèle ce que vous devez me dire. Cela non, car je ne cherche pas de révélations : la sainte foi me suffit. Rechercher de semblables choses, c’est s’exposer au danger d’être trompé par l’ennemi infernal » (Lett. IV-98).

Quand notre Saint recevait de semblables communications célestes il suivait le principe de S. Jean de la Croix : n’y accorder aucun crédit.

« Bien des fois – nous déclare le frère infirmier du Saint –, le Serviteur de Dieu me dit que bien que les lumières de Dieu fussent vraies, néanmoins il les chassait pour marcher en sécurité dans l’humilité. Il ajoutait que, bien des fois, il avait reçu de Dieu des locutions intérieures et des illustrations claires, mais qu’il y allait lentement pour leur accorder quelque crédit. Quand ce sont des lumières vraies, disait-il, elles restent imprimées dans l’âme et dans le fond du cœur comme quand une chose s’imprime dans la cire molle »[3]. Il disait encore : « Quand ce sont de vraies lumières de Dieu, on n’en perd jamais le souvenir. » (Pr. O. Rom., V-2415 verso).

Un autre témoin, après avoir déclaré que notre saint lui raconta avoir eu une locution intérieure, qui disait qu’un certain malade ne guérirait pas, ajoute : « Le Serviteur de Dieu me dit qu’il n’avait pas l’habitude de faire attention aux locutions intérieures. » (Pr. A. Rom., V-2560 verso).

Si notre Saint avait été enclin à croire facilement aux lumières, visions, etc. … qu’il pouvait recevoir du Ciel, il aurait dû attacher d’autant plus d’importance aux révélations très flatteuses pour lui, que certaines personnes disaient avoir reçues à son sujet. Cependant ce fut tout le contraire.

« Je vous assure – écrit-il à une religieuse[4] –, que je crois peu ou point à ce que vous m’écrivez, qu’il vous a été dit de me faire savoir, que Dieu veut de grandes choses, de grandes choses de moi. Ce sont là des paroles générales, car Dieu veut de grandes choses de moi, de vous et de tout le monde. L’observance de ses divins préceptes et sacro-saints conseils, l’obéissance à ses divines inspirations, accomplir toujours et en tout sa très sainte volonté, s’appliquer fidèlement à acquérir toutes les vertus et la vie éternelle, ce sont là non seulement de grandes choses, mais de très grandes choses et les plus grandes choses. Et Dieu les veut de moi, de vous et de tout le monde. Donc il ne faut pas croire à de semblables locutions, qui sont fort sujettes aux illusions et ne demandez jamais à Dieu qu’Il vous fasse savoir ce que vous devez dire à ceux qui se recommandent à vos prières, mais répondez humblement que vous prierez selon leurs pieuses intentions. » (Lett. IV-98).

A Agnès Grazi le Saint écrit : « Je ne fais aucun cas de ce que Rosa dit de moi ; il est plus probable que c’est une locution de son propre esprit. Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais je n’ai pas le temps. Certes je suis cher à Dieu et combien ! Précisément étant le scélérat que je suis, puisque Jésus n’est pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs. Oh ! combien nous Lui sommes chers, nous autres pécheurs, et moi plus que les autres, parce que j’ai fait pleurer Jésus plus que tous. Dites tout cela à Rosa et dites-lui que Paul parle ainsi en vraie vérité, comme il sent les choses devant Dieu. » (Lett. I-344).

Agnès Grazi, à qui le Saint écrivait de la sorte, lui fit un jour savoir que lui-même, Père Paul, lui était apparu. Voici ce que le Serviteur de Dieu lui répond : « Quant à ce qui vous est arrivé mardi soir, riez-en comme d’une farce. Le diable a pris la figure de qui lui ressemble et il ne pouvait mieux choisir. Ce n’est pas étonnant qu’il prenne ma figure puisque cette vilaine bête ose même se transfigurer en ange de lumière. N’en faites aucun cas. » (Lett. I-320).

Enseignement du Saint
au sujet des lumières, révélations, visions, etc. …

La prudente réserve et circonspection, que notre Saint observait dans sa propre conduite vis-à-vis des révélations, locutions, etc. … était inculquée de même par lui aux autres. Toujours il conseillera de s’en tenir à la foi et aux principes de la foi, sans aller à la recherche de révélations ou autres faveurs extraordinaires. Qu’on écoute à ce sujet le témoignage d’un des premiers Pères de la Congrégation fondée par le Saint :

« Dans le chemin de l’oraison le Serviteur de Dieu était extrêmement solide (sodissimo) ; il cherchait toujours son Dieu dans l’obscurité de la foi. Foi, foi, répétait-il, obscurité de la foi. Le chemin de l’âme, disait-il comme sous une impulsion de foi et avec une animation qui lui était propre, est la foi. Il disait encore que, si en toutes choses et surtout dans la sainte oraison l’âme se règle par la foi, il n’y a pas de danger d’illusion, qu’il ne fallait ni chercher, ni aimer, ni désirer ou visions ou révélations ou autres choses semblables, mais qu’il fallait même les fuir, dans la crainte d’être trompé. Si ces choses viennent de Dieu, disait-il, on ne fait pas mal pour cela en les rejetant et Dieu ne manquera pas de produire son effet dans l’âme malgré qu’on ne s’attache qu’à la seule foi. » (Pr. O. Rom. IV-2067).

Un autre des premiers religieux-prêtres de la Congrégation, compagnon également de notre Saint, dit de même : « Notre vénérable Père nous inculquait toujours, que dans le chemin de la vertu et dans l’étude de la perfection chrétienne, il faut s’attacher à ce qui est solide et substantiel et ne pas courir après les visions et les révélations, dans lesquelles l’illusion se glisse facilement et dont le démon se sert parfois pour nous retirer de l’application à la vertu et nous faire perdre le peu de bien qu’on s’était acquis. Il ajoutait qu’à celui qui va à la recherche de ces visions, révélations et dons semblables, il arrive facilement que le poison de l’orgueil s’insinue lentement en lui. Par suite, et on perd le mérite du bien qu’on a fait et on tombe facilement dans un état malheureux. Et je sais que notre vénérable Père était fort éloigné de tout ce qui se rapporte à des visions et des révélations. » (Pr. A. Rom. IV-1976).

Dans ses lettres notre Saint se montre de même fort réservé et même quelque peu sceptique, quand il s’agit de révélations, visions, etc. …

« Quant à ce que vous me dites de ces servantes du Seigneur venues de Corneto – écrit-il à Agnès Grazi –, je suis content que vous les ayez vues et que vous leur ayez parlé, mais je ne veux pas que vous me disiez qu’elles pénètrent les cœurs. Vous croyez trop facilement. Je sais bien qu’elles sont bonnes, bien que je ne les connaisse que de nom, mais allons-y doucement pour parler de certaines choses et ne croyons pas trop. Et cela je le dis pour votre règle générale. » (Lett. I-138).

A un de ses religieux, qui devait prêcher la retraite dans un couvent de religieuses, le Saint écrit : « Je sais que dans ce couvent il y a une visionnaire ; soyez sur vos gardes pour ne pas croire, car selon la connaissance que j’en ai, ce sont plutôt des illusions. » (Lett. I-435).

Et à un prêtre de ses amis, qui venait d’être nommé confesseur de ce même couvent, il écrit : « J’avais déjà appris par Mgr l’Évêque votre destination pour le couvent de Saint-Bernard. Je ne me sens pas peu de compassion pour vous, à cause de cette augmentation de besogne, surtout que vous devez diriger des religieuses, chose si laborieuse et périlleuse. En tout cas j’espère que Dieu vous accordera d’autant plus de secours et de grâce afin que vous puissiez y bien réussir. Mais soyez sur vos gardes, croyez peu, très peu, examinez les choses à fond, etc. … Appuyez-vous sur les fruits, qui sont les solides vertus et non sur les feuilles, qui sont certaines imaginations et idées fixes, ce sont souvent de grandes illusions. Quelques-uns les prennent pour des lumières et des grâces, et donnent dans le faux. » (Lett. III-321).

Trois causes possibles
de visions, locutions, etc. …

Les visions, locutions, etc. …, dont une âme se croit favorisée, peuvent avoir, selon notre Saint, comme aussi selon tous les maîtres de la vie spirituelle, trois causes : Dieu, le démon ou la nature de l’individu.

« Les choses extraordinaires que vous mentionnez – écrit notre saint à un prêtre de ses amis –, méritent un profond examen pour arriver à savoir, si ce sont des choses naturelles, préternaturelles ou surnaturelles venues de Dieu. » (Lett. III-237).

On voit que notre Saint énumère ces trois causes selon l’ordre de leur fréquence : en premier lieu la nature, la cause la plus fréquente de toutes ; en second lieu le préternaturel, le démon, cause moins fréquente que la précédente ; troisièmement Dieu, la cause la plus rare. C’est dans cet ordre que nous en traiterons ici.

Première cause : la nature.

La cause la plus fréquente de prétendues visions, locutions, etc. … est la nature individuelle, c’est-à-dire l’imagination de la personne qui croit les avoir.

Saint Paul de la Croix parle avec une particulière fréquence de cette cause dans ses lettres, et par là on voit qu’il se demande toujours en premier lieu si ces choses extraordinaires ne sont pas exclusivement subjectives.

« Soyez bien sur vos gardes – écrit-il à un prêtre –, car très souvent on prend pour lumières d’en-Haut ce qui est effet du propre esprit. Experientia docet. Pour Lucie aussi, le chemin le plus sûr c’est de se tenir dans son néant et de ne pas en sortir, à moins que le souffle du Saint-Esprit ne la soulève. » (Lett. II-827).

A Agnès Grazi le Saint écrit : « Quant à ces lumières de torches, apparats, etc. … perspectives, etc. … elles peuvent provenir d’une grande faiblesse de tête[5], du peu de sommeil et aussi du démon ; c’est pourquoi il ne faut en faire aucun cas, les rejeter, ne pas s’en troubler, mais les regarder plutôt comme une farce. » (Lett. I-165).

« Vous dites, que cette âme vous visite, etc. … – écrit-il ailleurs à la même –, et moi je dis, que ce n’est pas vrai. C’est votre imagination. Vous dites que vous la connaissez en Dieu et moi je dis, que nous devons tous être unis comme un seul cœur par la charité, mais quant à ces connaissances, elles ne sont pas pour vous. N’en faites aucun cas. » (Lett. I-136).

Dans une autre lettre encore il écrit à la même : « Dorénavant il ne faudra plus m’écrire si minutieusement toutes ces imaginations, qui ne servent absolument à rien et qui naissent en bonne partie de votre tête faible et de votre imagination trop vive. » (Lett. I-144).

A un bienfaiteur qui croyait recevoir des inspirations et des locutions surnaturelles pour la fondation d’un couvent dans l’île d’Elbe, le Saint répond : « Je ne suis pas tellement oie, que je ne comprenne tout. Vous parlez en langage chiffré, mais moi je vous parlerai clairement et je dis que ce sont là de vrais fantômes et non des lumières. L’île n’est pas destinée par la Providence à recevoir des fondations de nos retraites et encore moins des couvents de femmes. Toute votre correspondance à ce sujet est du temps perdu. » (Lett. I-791).

Citons encore ce passage d’une lettre du Saint à une religieuse : « Hier soir j’ai reçu votre missive et je remercie le Seigneur de ce que vous reconnaissez la vérité. J’espère que vous en profiterez pour vous tenir davantage sur vos gardes. Il est certain que j’ai toujours reconnu que dans vos locutions il y avait un mélange d’imagination et de subtilité d’esprit. La voie courte est de s’humilier toujours et de se tenir dans une sainte crainte filiale, sans jamais se fier à soi. » (Lett. II-501).

Notre Saint n’ignore pas du reste, que ce sont surtout les femmes, qui sont sujettes à des illusions sous ce rapport. Il le déclare même ouvertement à un prêtre de ses amis en lui écrivant : « La tête des femmes étant plus faible, et humide, elles sont plus sujettes que nous autres aux illusions et idées fixes. La personne dont il s’agit a la tête très faible et à cause du très peu de nourriture qu’elle prend et à cause du peu de sommeil, etc. … C’est pourquoi il faut y aller doucement pour croire et former un jugement certain à propos des lumières qu’elle apporte. De cette manière on marche avec circonspection, car si ce doit être une œuvre de Dieu, comme on l’espère avec fondement, le Seigneur se chargera de la découvrir comme et quand il lui plaira. » (Lett. III-237).

Mélange de naturel et de surnaturel

Si notre Saint est toujours prêt à faire la première part à la nature individuelle dans les visions, locutions, etc. …, qu’on croit recevoir, il n’en fait pas pour cela aveuglément la cause unique. Il admet fort bien qu’une personne qui a des visions, locutions, etc. … qui sont le produit de sa nature puisse en avoir en même temps d’autres, vraiment surnaturelles. Et en ceci nous pouvons admirer une fois de plus son esprit de pondération et de mesure. Un autre directeur ayant une fois expérimenté qu’une personne a été la victime de ses propres rêveries et imaginations, aurait peut-être rejeté en bloc tout ce qu’elle croit recevoir en fait de faveurs extraordinaires. Mais notre Saint n’était pas si absolu dans ses jugements. Comme nous le disions plus haut, il ne croit pas qu’une personne, qui s’est fait parfois illusion par rapport à des visions, locutions, apparitions, etc. … qui étaient le fruit de son imagination, soit pour cela incapable d’en recevoir d’autres, qui viennent vraiment de Dieu.

Nous le constatons surtout dans le cas d’Agnès Grazi. C’était une personne d’une imagination extrêmement vive et mobile, qui se figurait facilement avoir des visions, entendre des locutions intérieures, etc. … tellement que notre Saint ne cesse de la prémunir et de l’avertir de n’attacher aucune foi ou importance à tout cela, comme le montrent les nombreuses citations de lettres à elle adressées, faites dans ce chapitre. Et cependant notre Saint admet, qu’une partie des choses extraordinaires qui se passent en elle, sont de Dieu, ainsi qu’on le voit par les passages suivants de lettres, que le serviteur de Dieu lui écrivit :

« Bien que dans votre vie spirituelle il y ait beaucoup de choses provenant de la propre imagination et du propre esprit, croyez bien que le fond est l’œuvre de Dieu. Ah, quelle grande perfection la Majesté divine veut de vous ! Et c’est pour cela qu’il fait un divin travail dans votre âme pour y prendre ses délices et vous enrichir de ses biens éternels. » (Lett. I-114).

« Ce matin j’ai reçu votre lettre et j’ai remarqué beaucoup de choses, qui méritent d’être examinées. Je voudrais que vous coupiez court le plus possible à certaines imaginations pour fuir les illusions. L’essentiel de ce que vous m’écrivez n’est pas illusion, mais il y a des enfantillages ». (Lett. I-302).

« Dans cette vue de la très sainte Vierge de lundi, il n’y a pas de tromperie. Et quand l’esprit veut aller en haut, tout absorbé en Dieu, laissez-le aller et faites oraison à la façon de Dieu. Dans ces vues amoureuses d’aménité, qui enflamment l’âme d’amour de Dieu et la rendent humble il n’y a pas d’illusion. Mais faites souvent des protestations, que vous ne cherchez que Dieu ». (Lett. I-352).

Dans une de ses lettres à Agnès le Saint demande : « Je voudrais que vous me donniez quelques renseignements sur la manière, dont vous avez entendu ce que vous me dites de notre Congrégation, si ce fut par une lumière en pure foi et si l’âme se trouvait en haut avec Dieu d’une manière spéciale, etc. … et si vous avez entendu des paroles expresses ou bien une intelligence mentale dans l’essence de l’âme, etc. … » (Lett. I-297).

On voit que notre Saint admettait fort bien qu’Agnès Grazi, tout en étant très exposée à être trompée par sa propre imagination, pût avoir des locutions, visions, etc. … vraiment surnaturelles.

Dans le passage suivant il est question d’une autre âme d’oraison : dans ses inspirations le Saint reconnaît aussi un mélange de naturel et de surnaturel.

« Hier soir je reçus votre lettre, par laquelle j’apprends ce que vous me dites de votre cousine. Je vous réponds, que je juge hic et nunc, que la dite inspiration n’est pas totaliter de alto, mais que sa vive imagination y a une part. C’est pourquoi dites-lui, qu’elle n’en fasse pas de cas et qu’elle chasse de semblables imaginations. Si Dieu voulait une telle œuvre, Il se ferait entendre par des prodiges ». (Lett. I-423).

Deuxième cause : le démon.

Une autre cause de prétendues apparitions, visions, locutions, révélations, etc. …, bien que moins fréquente que la précédente, ce sont les tromperies et illusions du démon.

Car les faveurs extraordinaires que Dieu communique à l’âme, soit par la voie des sens externes, vue, ouïe, etc. … soit par les sens internes, mémoire et imagination, sont connues du démon et il peut les contrefaire. Seules « les intimes et secrètes communications entre l’âme et Dieu qui y demeure substantiellement, ne sont connues ni des anges, ni du démon, parce que ces opérations, en tant que Dieu les fait par Lui-même, comme, par exemple, certaines touches d’amour, sont totalement divines et souveraines ». (S. Jean de la Croix, Nuit obscure de l’âme, L. II, ch. 23).

Tauler dit de même : « Dans le fond de l’âme il n’entre ni ange ni démon, ni quoi que ce soit. Celui-là seul y entre qui l’a créée » (Institutions, ch. 22)[6].

Tout ce qui entre au contraire dans l’âme par les sens soit externes soit internes, comme les apparitions, visions, etc. … est connu également du démon et peut être imité par lui.

Voilà pourquoi les tromperies et illusions du démon sont si fréquentes et si dangereuses même pour les âmes qui ont été élevées à l’oraison infuse. Aussi S. Paul de la Croix ne cesse-t-il d’exhorter ces âmes à être sur leurs gardes et à bien se persuader que les apparitions, visions, locutions, etc. dont elles croient jouir comme d’une faveur divine, sont peut-être une supercherie du démon.

« Quand vous viennent ces visions ou imaginations – écrit-il à Agnès Grazi, – mettez-vous dans votre néant, faites-vous moindre qu’un fumier… Le démon sait faire le singe et il sait de même se transfigurer en ange de lumière. Il sait prendre la figure de la très sainte Vierge, des Saints et de Jésus-Christ lui-même. Il sait encore causer une fausse paix et de fausses consolations. C’est pourquoi il ne faut jamais s’y fier. Pour être dans le vrai, il faut s’appuyer sur la foi ». (Lett. I-198).

Ailleurs il écrit encore à la même : « Qu’en disant à Dieu que vous serez trompée, vous vous sentiez retenir l’intérieur et que cela vous paraisse un signe que vous n’êtes pas trompée, n’en faites aucun cas. Sachez que le démon aussi peut faire cela. Oh ! comme cette vilaine bête est fourbe ! » (Lett. I-100).

Et à un pieu séculier, qui s’appliquait assidûment à l’oraison et qui éprouvait certaines absorptions d’esprit, qui lui paraissaient des extases, il écrit : « Dans ces occurrences faites des actes d’humilité, craignez que le diable ne se transfigure en ange de lumière. Il peut opérer de semblables tendresses ou fausses absorptions qui paraissent des extases. N’en faites aucun cas, méprisez-les ». (Lett. I-534).

C’est surtout avec les locutions intérieures qu’on court risque d’être trompé par le démon ou par sa propre imagination, comme notre Saint le répète incessamment dans ses lettres.

« Tous sont d’accord – écrit-il –, pour dire que ces locutions, visions, etc. … sont sujettes à mille illusions. Il est vrai qu’il y a les bonnes, mais la plupart sont des illusions du démon, qui se fait ange de lumière et qui tâche de s’insinuer peu à peu, sous couleur de bien, par un secret orgueil, que même les hommes les mieux éclairés reconnaissent à peine. Et c’est ainsi qu’il entraîne les âmes à la ruine ». (Lett. I-424).

« Quand les locutions sont extérieures – écrit-il encore ailleurs –, c’est alors qu’elles sont plus dangereuses. Et même si on entend des choses saintes, il ne faut pas s’y fier, mais les rejeter, comme celle que vous avez entendue : foi, foi, ou autres. Et même quand elles causent quelque tranquillité il ne faut pas en faire de cas parce que le démon aussi peut causer de la tranquillité, mais elle est fausse et de peu de durée ». (Lett. I-150).

Et à un pieux séculier, qui s’appliquait à l’oraison, le Saint écrit : « Gardez-vous de prêter l’oreille aux locutions intérieures et d’en faire cas ; la plupart du temps elles sont ou de l’esprit propre ou de l’imagination [7] et souvent aussi du démon » (Lett. I-779).

Ce que le démon cherche par ses tromperies c’est, comme notre Saint l’écrivit dans un passage de lettre cité plus haut, d’inspirer aux âmes un secret orgueil et d’autres sentiments vicieux. Nous parlerons plus longuement de ces mauvais effets un peu plus loin, quand nous traiterons des signes, auxquels on peut distinguer les vraies apparitions, visions, etc. … des fausses. Mais, même quand le démon ne réussit point par là à perdre une âme, il croit gagner déjà beaucoup, s’il réussit à détourner son attention de Dieu. C’est ce qu’enseigne notre Saint en écrivant à Agnès Grazi :

« Soyez bien attentive pour refuser ces vues, qui vous détournent de Dieu. Le diable fait un grand gain, s’il réussit à détourner quelque peu l’âme du Souverain Bien. Puisqu’il ne réussit pas à faire pécher, il cherche à empêcher du moins un plus grand amour de Dieu en pureté de foi. C’est pour cela qu’il se transfigure en ange de lumière et met diverses représentations dans l’imagination, afin que l’âme jouée s’attache aux folies et cesse de regarder d’un regard de pur amour ce Dieu, qui enflamme l’âme d’amour et l’enrichit de toute vertu ». (Lett. I-311).

Non content de cette assertion générale, notre Saint rapporte un exemple terrible de ces tromperies du démon.

« J’ai lu – écrit-il –, une chose épouvantable et je puis dire que j’en ai lu plus d’une, mais quant à ces transfigurations du démon en ange de lumière, une seule. Saint François de Sales rapporte d’une jeune fille trompée, que le démon lui apparaissait sous la figure de Jésus-Christ et disait l’office avec elle, elle entendait des chants très doux, qui la ravissaient en extase. Le démon la communiait dans un nuage de lumière avec une fausse hostie ; quand elle allait quêter pour les pauvres, il multipliait le pain, etc. … J’abrège. On reconnut qu’elle était trompée et orgueilleuse et mise à l’épreuve elle conçut du ressentiment, s’impatienta et fit connaître son mauvais fond ». (Lett. I-144).

Au dire du Serviteur de Dieu il y eut même des Saints, qui se laissèrent tromper durant quelque temps par le démon. « Ne vous flattez pas si facilement ―écrit-il ―, que tout ce qui vous arrive soit surnaturel, car on ne se fait pas peu illusion à soi-même, comme il est arrivé même à des Saints et des Saintes, qui prirent parfois les illusions du démon ou de leur propre imagination pour des opérations et des lumières divines et il n’en était rien. Entre autres Sainte Catherine de Bologne fut jouée durant bien cinq années par le démon et si Dieu ne l’avait secourue qui sait où le démon l’aurait amenée avec ses tromperies ». (Lett. I-819).

Rien d’étonnant donc que notre Saint mît tant de circonspection à préserver les âmes qu’il dirigeait des embûches du démon. « Il est vrai – écrit-il dans une lettre –, que le démon vous a assailli avec beaucoup de tromperies et je m’en suis aperçu. Et c’est pour cela que j’ai écrit comme vous savez. Mais grâces à Dieu il n’a rien gagné » (Lett. I-549).

Aussi le Saint se réjouit-il quand une âme se sent éclairée d’en haut quant à ces pièges que l’ennemi infernal lui tend : « Je remercie toujours davantage la miséricorde de Dieu ― écrit-il ―, de la charité qu’Il continue à votre âme et surtout des lumières qu’Il vous communique, pour connaître les tromperies du démon. Appréciez-le, car c’est une très grande grâce et humiliez-vous toujours davantage devant Dieu, afin qu’Il vous la continue ». (Lett. I-279).

Troisième cause : Dieu.

Comment distinguer les visions, locutions, etc. … venant de Dieu.

Une troisième cause d’apparitions, visions, locutions, révélations, etc. … est Dieu, qui veut éclairer et encourager par là une âme.

Mais comment savoir sûrement que ces faits extraordinaires ont Dieu pour cause et ne proviennent pas de la nature et de l’imagination ou bien de la supercherie du démon ? S. Paul de la Croix nous en donne le moyen dans ses lettres en indiquant nettement les caractères et les marques distinctives des faveurs qui viennent vraiment de Dieu.

Un premier signe et caractère de tout ce qui vient de Dieu, c’est qu’il ne s’y trouve rien de contraire à la foi. C’est là ce que notre Saint exige avant tout. Il écrit à ce sujet :

« Spiritus ubi vult spirat et nescis unde veniat aut quo vadat, dit Jésus-Christ. C’est ainsi que je dirai à Votre Révérence. Quant aux angoisses et suffocations, dont Votre Rév. me parle, je voudrais m’informer un peu. Quand vivait Sainte Thérèse et d’autres Saints et Saintes et quand leur esprit était approuvé par les uns et désapprouvé par les autres, même des hommes les plus doctes, est-ce qu’ils s’inquiétaient pour cela… ? Nous avons la Sainte Écriture, d’où tous les théologiens, moralistes, mystiques, dogmatiques, polémistes, etc. … ont tiré leurs œuvres. Et ils ont approuvé ou désapprouvé les esprits selon que ceux-ci s’accordaient ou non avec ce que Dieu a daigné révéler et manifester dans la Sainte Écriture. Votre Esprit s’accorde-t-il avec Elle ? On l’approuvera là où vous êtes, car la Sainte Écriture en général ils la lisent et ils l’ont lue. S’il ne concorde pas avec elle, il n’y a aucun savant qui puisse approuver ce qui n’est pas conforme avec les Saintes Écritures ». (Lett. I-819).

Un second signe pour discerner si surtout les locutions et révélations viennent de Dieu, c’est la nécessité ou l’utilité spirituelle, qu’elles présentent. Notre Saint l’enseigne clairement en plus d’une de ses lettres.

« Ces locutions, que Votre Révérence mentionne – écrit-il à un maître des novices –, sont extrêmement dangereuses et je ne puis pas les approuver. Je vous dirai pourquoi, à l’aide de ce peu d’expérience que Dieu m’a donnée. Quelle nécessité y a-t-il que Dieu fasse savoir à un novice qu’Il désire plus de ferveur des novices dans la sainte communion, etc. … ? Leur maître ne sait-il pas cela par lui-même, en vertu des lumières que Dieu lui donne pour son office ? Ne sait-il pas de même que Dieu est fort offensé, surtout par les sacrilèges ? Donc ne voyez-vous pas que semblable locution n’et pas nécessaire ? Dieu ne révèle que propter magnam gloriam suam et pour les besoins de la Sainte Église. Ce qu’on peut savoir par les Livres Saints, par l’expérience que Dieu donne et surtout par les lumières qu’Il accorde à ceux qu’Il a mis en charge, il ne faut pas désirer de le savoir, même en ombre, par des locutions. Cette autre ensuite : Humilité, humilité, etc… et après : humilité intérieure, attaché[8], etc. …oh ! celle-là, oui, elle est vraiment frivole et, bien plus, extrêmement suspecte, et si je dis fausse, non mentior, et je ne me trompe pas ». (Lett. III-163).

Dans ses lettres le Saint rappelle bien souvent les mêmes principes. Voici quelques passages qui s’y rapportent :

« Ne croyez pas à votre cœur, à vos sentiments et surtout pas aux locutions. Principalement quand elles ne se rapportent pas à des choses d’importance pour la gloire de Dieu ; elles sont la plupart du temps de l’esprit propre ou du démon ». (Lett. I-147).

« A quoi servent ces imaginations, de voir Sœur Lilia ou autre chose ? De voir des cristaux avec des rubans, comme vous m’écrivîtes l’autre fois ? Ce sont des choses inutiles dans lesquelles le démon peut faire de vilains jeux. Le malin n’est pas pressé, il y va tout doucement pour mieux tromper. Ces visions, élévations, splendeurs, etc. … plus elles sont fréquentes, plus elles sont suspectes ». (Lett. I-144).

« Dites à votre cousine, qu’elle ne tienne aucun compte de ces inspirations et qu’elle chasse ces imaginations. Si Dieu voulait une œuvre semblable, Il se ferait entendre par des prodiges. En outre l’Église de Dieu n’a aucun besoin d’une telle Congrégation, parce qu’il y a les Servites de Marie, qui ont comme but de leur institut de prêcher les douleurs de la très sainte Vierge et portent comme emblème un cœur transpercé de sept glaives ». (Lett. I-423).

« Vous êtes bien trop franche pour dire avec certitude, que Dieu vous fait écrire, qu’Il vous fait dire, etc. … Oh ! combien il est difficile d’entendre cela ! Ne vous fiez pas tant et humiliez-vous davantage, car dans ces minuties, Dieu n’a pas coutume de se faire entendre aussi clairement que vous croyez. Je n’insiste pas, il n’y a du reste rien de mal ». (Lett. I-241).

Mais le grand, le principal moyen pour distinguer des autres les apparitions, visions, locutions, etc. … qui viennent de Dieu, ce sont les effets qu’elles produisent dans l’âme.

« Quand les fruits sont bons – écrit notre Saint –, l’arbre qui les produit est bon lui aussi. Quand l’oraison et les choses qu’on y éprouve engendrent humilité, charité envers Dieu et le prochain, amour des souffrances, connaissance de son propre néant, d’où naît le mépris de soi-même et une grande ardeur pour aimer le Souverain bien, dans ce cas il n’y a jamais d’illusion, car le démon ne peut pas produire de semblables effets ». (Lett. I-196).

En cela notre Saint était pleinement d’accord avec ses maîtres spirituels, S. François de Sales, S. Jean de la Croix et Ste Thérèse[9]. Mais c’est avec une particulière fréquence et une éloquence toute personnelle que S. Paul de la Croix décrit les excellents effets des faveurs extraordinaires de Dieu. Il ne caractérise pas moins nettement les mauvais effets des autres. On s’en convaincra pleinement en lisant les passages suivants de ses lettres :

« Quand Dieu parle aux âmes ou par des intelligences ou des impressions, à la façon des anges, sans exprimer des paroles articulées, mais par de très hautes intelligences (et celles-ci ne sont pas sujettes à illusion, parce qu’elles sont purement intellectuelles)[10], Il le fait toujours avec grande majesté et les effets qu’il produit sont inexplicables. Quand ce sont ensuite des locutions articulées intus et qu’elles sont de Dieu ou de l’ange qui parle au nom du Souverain Maître (comme c’est ordinairement le cas), ces locutions aussi ont lieu avec majesté, en des paroles très dignes, magnifiques, qui opèrent ce qu’elles signifient et elles laissent toujours des impressions merveilleuses, avec intelligence des choses célestes, élévation en Dieu, intus, etc. … » (Lett. III-163).

« Les grâces et dons de Dieu ont coutume de causer au commencement une sainte crainte[11], bien que pas toujours, mais la plupart du temps. Et ensuite peu à peu ils illuminent l’intellect, enflamment la volonté d’une grande ardeur dans l’amour de Dieu, donnent l’intelligence des choses célestes, causent des effets admirables : élévation de l’esprit en Dieu, amour et zèle des âmes, amour pour la vertu, la souffrance, un souverain anéantissement de soi, la soumission à tous. Oh ! ma fille, qui pourra jamais expliquer les immenses richesses que les dons de Dieu apportent à l’âme ! » (Lett. I-150).

« Les choses de Dieu, ses dons causent une grande connaissance de cette Majesté infinie, une grande connaissance de son propre néant, tellement que l’âme s’abaisserait même, pour ainsi dire, sous les pieds des démons, si bas est le sentiment qu’elle a d’elle-même. Ils causent un grand détachement de tout, un grand amour pour la croix, la souffrance, une grande condescendance pour tout ce qui n’est pas péché, ce qui comprend une exacte obéissance ; ils causent une grande paix et intelligence des choses célestes ; ils causent une grande inclination à l’oraison, etc. … Quelquefois ils causent tous ces effets et d’autres, tous ensemble ; d’autres fois, en partie. Mais toujours ils portent avec eux de bas sentiments de soi-même et une grande estime et respect envers la Majesté divine.

Les œuvres du démon, au contraire, semblent donner au commencement quelque paix de dévotion, mais cela ne dure pas et en particulier ils engendrent une secrète présomption et estime d’être quelque chose ; ils donnent, sinon de suite, du moins sous peu, trouble d’esprit et attachement au propre savoir, d’où il suit qu’on n’estime pas le prochain et qu’on est ami de son propre sentiment. » (Lett. I-443).

« Quand les lumières d’esprit viennent avec une certaine paix superficielle, qui engendre une secrète estime de nous-mêmes, de manière qu’il nous semble être agréables à Dieu, être dans quelque état de perfection, ô Dieu, alors oui il faut être sur ses gardes, chasser de soi de semblables choses et s’humilier devant Dieu. Celui qui sera humble et obéissant chantera victoire. » (Lett. I-137).

« Tenez pour suspectes et regardez même comme des illusions ces lumières, qui ne laissent pas grande humilité, connaissance de soi-même, paix et un plus grand désir de plaire à Dieu. » (Lett. I-433).

Cette règle générale de juger d’après les fruits et les effets, notre Saint l’applique à chaque cas particulier, quand quelque âme d’oraison lui fait connaître les choses extraordinaires qui lui arrivent.

« Si le diable fait du fracas – écrit-il –, par des tentations ou des imaginations, comme vous me le dites, n’en faites pas plus de cas que d’une mouche et surtout coupez court de suite quand, en baisant le crucifix, il vous semble être de chair ; coupez court de suite, allez-y en foi, car le diable pourrait faire un grand jeu d’illusion. » (Lett. I-276).

« Il faut vous tenir sur vos gardes, ma fille, mais comme il faut, et surtout dans ces vues, et veiller davantage quand il vous semble voir certains élancements au cou, etc. … S’ils engendrent plus d’amour de Dieu, plus d’humilité, plus d’amour pour la souffrance, plus de charité, etc. … il n’y a pas à douter si ces effets persistent ; mais s’ils suscitent quelque petite étincelle de peu d’honnêteté, croyez qu’ils sont du diable. » (Lett. I-327).

« Quant à ces douleurs sensibles que vous éprouvez au cœur à propos de la Passion du doux Jésus, comme aussi ce gonflement que vous sentez du côté du même cœur et cette chaleur sensible, qui vous le rend comme insupportable, écoutez-moi attentivement : Examinez si ces choses vous donnent plus d’amour de Dieu, une plus grande connaissance de votre néant et de votre propre misère, plus de désir de souffrir par amour de Celui qui a tant souffert pour nous ; examinez si augmente l’union avec Jésus-Christ et la conformité à sa vie divine par l’imitation de ses vertus, surtout de l’humilité de cœur, de la mansuétude, de la patience, du silence dans l’épreuve, etc. … Si vous sentez en vous ces effets, comme je l’espère, rendez-en gloire à Dieu. » (Lett. III-464).

Si notre Saint exige ces bons effets pour s’assurer que les choses extraordinaires viennent réellement de Dieu, il ne prétend cependant pas que la personne qui les reçoit soit exempte de toute tentation.

« Le cas peut se présenter – écrit-il –, où l’on reçoit des dons de Dieu et où ensuite on est tenté » (Lett. I-221).

Du reste, même quand on a acquis l’assurance, que les faveurs qu’on reçoit viennent réellement de Dieu, il faut toujours conserver une certaine crainte, qui prévienne la présomption. C’est ce que notre Saint enseigne en écrivant : « Dans toutes ces élévations, si l’âme croît dans la connaissance de Dieu et de son néant et si elle connaît vivement et avec certitude cette vérité, les choses vont bien. Mais il faut toujours se tenir dans une sainte crainte de Dieu. Les cèdres du Liban sont tombés, comment les roseaux fragiles d’âmes pécheresses et faibles ne craindraient-ils pas ? Abandonnez-vous toujours davantage à Dieu avec une filiale confiance et la plus grande pureté d’intention et fiez-vous à Lui. » (Lett. I-302).

Règle de conduite

Toujours rejeter les visions, locutions, etc. …

De ce que S. Paul de la Croix donne, avec la netteté et la précision que nous avons admirées dans les pages précédentes, les signes auxquels on peut reconnaître si les choses extraordinaires qu’on éprouve dans l’oraison, viennent de Dieu ou non, faut-il conclure qu’il conseille à chaque âme de faire ce discernement par elle-même, pour les accepter ou les rejeter ensuite, selon le résultat de cet examen ? Nullement. Son principe est, qu’il faut rejeter toutes les apparitions, visions, locutions, etc. … qui se présentent, sans même examiner si elles viennent de Dieu ou non.

Et en cela il ne faisait que se conformer à l’enseignement de son grand maître, S. Jean de la Croix[12]. La raison que le docteur mystique espagnol donne de cette doctrine, c’est que l’âme qui admet ces apparitions, visions, locutions, etc. … même quand elles viennent de Dieu, s’expose à six inconvénients : 1° elle marche moins par la foi qui est le moyen adéquat pour s’unir à Dieu et elle va davantage par les sens ; 2° l’âme s’attache d’autant moins à l’invisible ; 3° elle ne pratique pas le détachement entier et la nudité d’esprit parfaite ; 4° l’âme prend le change en s’attachant à ces faveurs ; 5° elle perd la grâce que Dieu voulait lui faire ; 6° on s’expose à être trompé par le démon. – Le bon effet que ces faveurs extraordinaires doivent opérer si elles viennent de Dieu, elles le procurent toujours, même si on ne les admet pas et qu’on en éloigne les regards. Dieu, du reste, se complaît à voir le saint détachement de cette âme qui, au lieu de donner quelque attention ou affection à ces faveurs célestes, s’en détourne entièrement et ne veut s’attacher qu’à Lui-même. Il la comble d’autant plus de grâces. (Montée du Carmel, l. II, ch. 11).

En conformité avec ces principes, S. Paul de la Croix écrit à une religieuse : « J’ai lu attentivement votre lettre, surtout quant à ces visions, que vous avez eues. Bien que, d’après les effets qu’elles ont produits dans votre âme, on n’y découvre aucune illusion mais au contraire un grand avantage spirituel, ce qui indique qu’elles provenaient de la miséricorde de Dieu, cependant je vous répète la doctrine de S. Jean de la Croix, grand maître de la vie spirituelle, qui enseigne que les visions, révélations, locutions, surtout quand elles sont fréquentes, doivent toujours être chassées pour se libérer de l’illusion, si jamais il y en avait ; car, dit le Saint, si elle viennent de Dieu, elles laissent leur bon effet et l’impression divine dans l’âme, bien qu’on les chasse, et si elles viennent de l’ennemi, on se délivre de la tromperie en les chassant. Vous agissez fort bien en vous laissant guider par l’obéissance, car les âmes obéissantes ne seront jamais trompées. » (Lett. III-540).

« J’ai lu de grandes choses à ce sujet ― écrit-il encore. – Les saints, qui en ont écrit, enseignent qu’il faut chasser de suite ces choses, car, si elles sont bonnes, elles causent leur effet même si on les chasse et si elles ne le sont pas, l’âme échappe à la tromperie. » (Lett. I-423).

Dans une lettre à un maître des novices, le Saint développe davantage sa pensée. Il écrit : « Parmi cent et peut-être mille de ces locutions articulées, à peine y en aura-t-il une ou deux de vraies, et il est difficile, même aux grands maîtres de la vie spirituelle, de les connaître et de distinguer les vraies des fausses, celles du propre esprit et celles de l’ennemi, qui sait feindre aussi des effets, en apparence semblables à ceux de Dieu ; par conséquent la meilleure ligne de conduite est de commander à qui les a, de les chasser toujours, de s’humilier devant Dieu, de protester que la sainte foi et les Saints Livres ainsi que les instructions du père spirituel, qui parle au nom du Seigneur, suffisent, etc. … En agissant de la sorte on donne gloire au Seigneur en se défiant de soi, en s’humiliant et en s’estimant indigne de semblables grâces, et on se délivre de toute illusion. Si elles sont de Dieu, l’âme reçoit infailliblement leur bon et saint effet, quoi qu’on fasse pour les chasser » (Lett. III-164).

Par une comparaison bien choisie, qui du reste est aussi de S. Jean de la Croix[13], notre Saint montre que les vraies et bonnes apparitions, visions, etc. … produisent leurs saints effets même si on les éloigne de soi.

A ce que nous déclare un témoin aux procès de béatification, « le Serviteur de Dieu disait : Un homme, qui a les épaules découvertes et à qui on jette des charbons ardents sur le dos, ne manquera pas de sentir les ardeurs du feu et de recevoir des brûlures, quoiqu’il n’ait pas le visage tourné vers celui qui lui jette des charbons ardents aux épaules. De même celui qui s’attache à la seule pure foi dans la sainte oraison et rejette les visions, révélations, etc. … ne manquera pas pour cela d’en éprouver les bons effets si ces choses viennent de Dieu » (Pr. Ord. Rom., IV-2067).

Cette comparaison vient aussi sous la plume du Saint. « Les locutions – écrit-il –, sont toujours dangereuses et les maîtres de la vie spirituelle enseignent qu’il faut les chasser toujours, quelles qu’elles soient, car si elles sont bonnes et vraies, elles produiront toujours leur effet. Quand on les chasse, elles font comme les charbons ardents qui touchent la peau : bien qu’on les secoue, ils laissent une trace de brûlure. Prenez donc comme règle de conduite d’être grandement sur vos gardes. Oh ! si vous saviez les effets admirables, que produisent les vraies locutions et quelle impression de certitude infaillible elles font dans l’âme. On peut les chasser tant qu’on veut, l’impression est infaillible, avec d’autres effets admirables » (Lett. II-501).

Notre Saint confirme encore cette doctrine de rejeter toutes les visions, locutions, etc. … par ce que Sainte Thérèse aurait dit dans une apparition après sa mort. « Sainte Thérèse ― écrit-il ―, apparut à une de ses saintes religieuses, qui murmurait de ce que son confesseur lui faisait chasser les locutions, visions, etc. … ; elle lui dit : « Le confesseur fait bien, ma fille, en n’approuvant pas vos locutions, visions, etc. … et en vous les faisant chasser et dites-lui de ma part de continuer à agir de la sorte, car sachez que de tant de visions, locutions, etc… que j’ai eues moi-même, un petit nombre, un très petit nombre ont été vraies et bonnes. C’est pourquoi laissez-vous guider. » Voilà ce que dit Sainte Thérèse. Et c’était Sainte Thérèse ! Faites-en l’application. Marchons en foi et ne doutons point. Habemus firmiorem propheticum sermonem »[14] (Lett. I-779).

C’est avec une singulière insistance que notre Saint revient sur la nécessité de rejeter toutes les choses extraordinaires qui se présentent durant l’oraison. Dans une seule lettre à Agnès Grazi il y insiste jusqu’à quatre fois. (Lett. I-99).

A un maître des novices il écrit aussi avec insistance : « Si jamais le diable tendait des pièges aux novices par de fausses lumières, de vives imaginations, faites-les leur chasser de suite. Ce ne serait pas une chose nouvelle, que le diable trompe des novices par de fausses apparences et lumières et les fasse gonfler d’orgueil et de vaine gloire. Veillez sur ce point. » (Lett. III-439).

Notre Saint ne se contente pas qu’on rejette tout ce qui se présente d’extraordinaire, il veut encore qu’on méprise ces choses et qu’on crache en face, même si ce sont de prétendues apparitions de Notre Seigneur ou des Saints[15].

« Quand ces splendeurs se présentent – écrit-il à Agnès Grazi –, faites avec une foi vive le signe de la croix, méprisez-les, crachez-leur en face une fois ou deux et ensuite dites le Credo. Faites ainsi et ne craignez rien. Cachez-vous dans le côté de Jésus. » (Lett. I-136).

« Je vous commande encore – écrit-il ailleurs à la même –, de chasser toutes les vues imaginatives, et quand vous m’entendez ou me voyez, crachez sur l’image. Et même quand il vous semble voir des représentations de Jésus et de Marie, crachez-leur en face avec l’intention de cracher sur le diable, qui veut vous tromper. Croyez que je parle au nom de Jésus-Christ » (Lett. I-99).

Dans une autre lettre, toujours à la même Agnès, le Saint écrit : « Chassez avec grande constance les visions imaginatives, etc. … Oh ! combien je me réjouis de ce que, quand vous avez vu ce qui vous paraissait être Jésus, qui voulait vous communier par force, vous avez fait les actes que vous me dites ! Oh ! comme vous avez bien fait ! Agissez toujours ainsi en de semblables rencontres » (Lett. I-344).

Mais s’il faut rejeter ces représentations avec constance et décision, même au besoin par les actes de mépris mentionnés plus haut, il faut cependant que ce soit toujours en paix et douceur, sans contorsions ou efforts qui troubleraient l’âme. C’est ce que notre Saint recommande constamment.

« Ne quittez pas l’oraison – écrit-il à Agnès Grazi –, quand ces images et splendeurs se présentent, car vous feriez rire le diable. N’en faites aucun cas, protestez que vous ne voulez pas ces choses, mais uniquement le bon plaisir de Dieu. Continuez à tenir les yeux comme d’habitude durant l’oraison et la tête tranquille, sans vous tourner de côté et d’autre, comme vous me dites » (Lett. I-352).

« Il faut chasser ces vues avec constance – écrit-il encore à la même –, mais sans effort de tête ou d’estomac ; il faut faire tout par la volonté » (Lett. I-196).

Ailleurs encore il lui recommande : « Si ces vues continuent malgré tout, il faut s’en moquer comme des mouches durant l’été et continuer à traiter amoureusement avec le Souverain Bien » (Lett. I-203).

La seule chose qu’il faille retenir et conserver de ces visions, locutions, etc., ce sont les bons effets, les sentiments de vertu qu’elles laissent dans l’âme. Notre Saint exprime excellemment cette pensée en disant qu’il faut en prendre les fruits et laisser les feuilles.

« Quant à ces deux visions – écrit-il –, que vous avez eues après la tentation contre la chasteté, bien que les signes qui les accompagnent soient bons, je ne veux pas que vous vous y appuyiez ni que vous en fassiez le moindre cas. Prenez les fruits et laissez là les feuilles. Si ces visions vous ont donné une très profonde humilité et connaissance de votre propre néant, un grand amour des souffrances, une grande charité pour le prochain et surtout un vif désir d’être cachée, d’être méprisée de tous et de vivre soumise à autrui par une exacte obéissance, si ces visions ont causé ces effets, tant mieux. Mais, je le répète, prenez ces fruits et laissez les feuilles, sans faire cas de ces choses qui sont vraiment dangereuses » (Lett. II-733).

Et puisque les seules vertus importent, c’est de celles-là qu’il convient de causer entre personnes spirituelles et non de visions et de révélations.

« Ne croyez pas – écrit notre Saint à Agnès Grazi –, que cette personne voie son ange gardien. Si son père spirituel vous l’a dit, je n’ajoute rien à ce sujet, je ne loue ni ne blâme, mais, ne lui en déplaise, je voudrais qu’il vous eût parlé des vertus que cette personne pratique pour vous exciter à l’imiter, et non de visions » (Lett. I-136).

Rejeter les lumières sur les choses futures ;
ne pas faire de prédictions.

Parmi les locutions et révélations, que S. Paul de la Croix enseigne à rejeter, il comprend également les lumières spéciales quant à l’avenir, qu’on pourrait recevoir durant l’oraison !

« Quand nous viennent certaines lumières – écrit-il –, qui font connaître des choses occultes, il faut les tenir pour très suspectes et les chasser avec grande constance, en vous humiliant et en protestant, que vous ne cherchez que Dieu » (Lett. I-548).

A plus forte raison s’oppose-t-il à ce qu’on recherche semblable connaissance des choses futures dans l’oraison.

« Selon la doctrine des Saints – écrit-il –, prétendre connaître dans l’oraison les choses futures et surtout celles de si peu d’importance comme l’affaire de Dom Fabius, est s’exposer au plus évident danger d’être trompé par le diable. Ah ! combien d’âmes qui ont été jouées de la sorte. » (Lett. I-262).

Si on ne peut pas rechercher la connaissance des choses futures dans l’oraison ni même l’accepter, quand elle se présente spontanément, encore moins est-il permis de faire des prédictions ! C’est ce que notre Saint fait observer à plus d’une âme au cours de ses lettres de direction.

A Agnès Grazi, par exemple, il écrit : « Ne prédisez pas si facilement les choses, comme on a coutume de le faire de nos jours, ce en quoi il y a grand danger d’illusion » (Lett. I-138).

A un pieu chrétien vivant dans le monde il écrit de même : « Je vous avoue en toute sincérité, que j’apprends avec déplaisir que vous prédisez tant de choses, comme vous me le faites connaître par votre lettre. Sachez, mon très cher Monsieur Thomas, que vous vous exposez à mille illusions. Je vous dis en vérité que je ne découvre rien de l’esprit de Jésus-Christ dans ces prédictions ; au contraire je vois que ce sont des imaginations personnelles et que vos sentiments intérieurs proviennent de vos sentiments naturels sous ce rapport, comme aussi d’illusions de l’ennemi. C’est pourquoi chassez ces fausses lumières en toutes les occasions où elles se présenteront, humiliez-vous et concentrez-vous dans votre néant et, avec un profond détachement de tout, tenez-vous tout rapetissé aux pieds du Seigneur comme un pauvre » (Lett. I-605).

Remèdes

1° Premier remède : l’oraison en pure foi.

Mais notre Saint ne se contente pas de détourner les âmes des prédictions, révélations, visions, locutions, etc. … et de montrer les dangers qu’il y aurait à leur accorder quelque crédit, il prescrit aussi les remèdes à employer pour se prémunir contre le mal qu’elles peuvent causer à l’âme. Ces remèdes sont principalement la foi et l’humilité.

Le premier remède est la foi ou l’oraison en pure foi. Notre Saint ne cesse de le répéter, comme nous le voyons par les passages suivants de lettres adressées à Agnès Grazi :

« Continuez toujours à vous dépouiller de toutes ces imaginations, etc. … et réduisez toujours davantage votre oraison en foi, tout abandonnée en Dieu » (Lett. I-185).

« Quant à la vision de cette servante de Dieu, je vous commande, en qualité de père spirituel, par la sainte obéissance, de la rejeter, et de même quant à toutes ces splendeurs et autres imaginations. La foi, la vue amoureuse de Dieu en foi, c’est là le sûr chemin » (Lett. I-161).

« S’il vous vient des imaginations ou autres vues, chassez-les de suite, faites diversion et retournez ensuite à la sainte oraison en pure foi, en cherchant Dieu seul et sa gloire. Vivez morte à tout ce qui n’est pas Dieu » (Lett. I-100).

« Continuez à vous moquer de ces représentations, ne regardez pas les ornements des salles royales, ni les courtisans et encore moins les bouffons, mais rapprochez-vous de votre Roi, qui a épousé votre âme en foi. Là tenez-vous tranquille, abandonnée et liquéfiée d’amour, avec le plus profond anéantissement de vous-même et le plus grand respect pour cette souveraine Majesté » (Lett. I-311).

Sans se contenter de recommander ainsi en général l’oraison en pure et nue foi comme remède et préservatif contre les apparitions, visions, etc. … notre Saint prescrit encore les actes de foi en particulier, qu’il convient de faire.

« Quand vous viennent ces intelligences ― écrit-il encore à Agnès Grazi ―, dites : “Je suis une pauvre niaise, tout à fait ignorante ; je crois tout ce que croit et tient notre sainte Mère l’Église catholique. Je crois que le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu. Et il n’y a pas trois dieux, mais un seul Dieu en trois Personnes. Le Père n’a pas de commencement et il n’est engendré de personne ; le Fils est engendré éternellement du Père ; le Saint-Esprit procède du Père et du Fils. Éternel est le Père, éternel est le Fils, éternel est le Saint-Esprit. C’est un seul Dieu et éternel en trois Personnes divines et éternelles”. Croyons et adorons en simplicité de sainte foi : ainsi nous marcherons bien » (Lett. I-199).

Si c’est avec tant d’insistance que notre Saint recommande l’oraison en pure et nue foi, et avec tant de sollicitude qu’il prémunit les âmes contre les illusions et tromperies du démon, il reste cependant toujours fidèle à son principe que tout doit se faire en paix et tranquillité et que l’âme ne doit jamais s’inquiéter ou se troubler.

« Marcher en vive foi – écrit-il – ; c’est là le sûr chemin. Ensuite il ne faut pas tant se laisser opprimer par des craintes d’illusions, mais mettre sa confiance en Dieu, car le diable, ne pouvant gagner autre chose, cherche à troubler au moins l’âme » (Lett. I-549).

Ailleurs encore il écrit : « Il faut marcher en bonne foi, sans vous inquiéter ou vous troubler, faire votre partie et ensuite mettre votre confiance en Dieu et continuer l’oraison, mais le plus en foi que possible » (Lett. I-145).

Deuxième remède : l’humilité.

A ce premier remède contre les illusions dans l’oraison, S. Paul de la Croix en ajoute de suite un second, qui est l’humilité.

Comme le grand danger de ces choses extraordinaires est qu’on en conçoive quelque présomption et orgueil – ce que le démon cherche du reste –, le meilleur moyen pour échapper à ce péril est de s’humilier profondément.

« Qui se tient dans son néant ― écrit notre Saint ―, qui se méfie de lui-même et met sa confiance en Dieu ne sera pas trompé » (Lett. I-535).

A Agnès Grazi il écrit : « Dans ces images de l’esprit, c’est très souvent le diable qui se glisse pour tromper l’âme sous couleur de bien. Il est vrai que, si l’âme est toute unie à Dieu et qu’elle se méfie d’elle-même, elle s’aperçoit que c’est le démon, aux effets qu’il produit, comme je vous l’ai écrit d’autres fois. Cette bête n’a même pas épargné les plus grands serviteurs de Dieu, mais parce qu’ils étaient humbles, ils se sont moqués du démon » (Lett. I-203).

Ailleurs encore il écrit à la même : « Dans ces grandes douceurs et élévations d’esprit il y a toujours du danger que le diable fasse quelque tromperie. Mais celui qui s’anéantit, qui se méprise lui-même, qui se jette dans son néant et attribue tout à Dieu et rien à lui-même échappe à toutes ces illusions » (Lett. 193)

Aussi était-ce un principe pour notre Saint de guider toutes les âmes, mais surtout celles qui croient recevoir des faveurs extraordinaires durant l’oraison par la voie sûre de l’humilité. C’est lui-même qui nous le déclare :

« J’espère – écrit-il –, que le Seigneur ne permettra pas que vous soyez trompée par le démon, car Dieu m’a inspiré de vous guider d’une façon fondamentale, en vous faisant marcher dans l’humilité et le mépris de vous-même, quoique jamais encore suffisamment » (Lett. I-145).

Ces actes d’humilité à pratiquer quand on croit recevoir quelque faveur extraordinaire durant l’oraison, notre saint les inculque d’une façon à la fois théorique et pratique, comme on pourra voir par les passages suivants extraits de ses lettres :

« Cette lumière, que vous me dites avoir dans l’intellect et qui enflamme la volonté, est suspecte, si elle enfle ensuite. C’est pourquoi il faut éloigner cette extravagance que vous me dites, et vous mettre en la présence divine en vive foi, avec une attention pleine d’amour, en concevant la plus haute idée de la Majesté divine et en vous anéantissant de tout votre pouvoir devant elle. Si le diable fait du fracas, il faut continuer à vous tenir anéanti, avec le souvenir des péchés et des propres misères, sans oser passer plus avant, mais de rester fixe dans la connaissance de soi-même et ainsi le diable sera joué. Mais il faut être fidèle à faire ce que je dis. Avant de se livrer à ses très hautes contemplations, S. François de Borgia s’arrêtait deux heures à méditer son néant, sa misère, etc. … » (Lett. I-539).

« Quand vous viennent de semblables absorptions, humiliez-vous beaucoup, méprisez-vous vous-même et si l’absorption continue, levez-vous, quittez l’oraison, allez travailler ou promenez-vous. Ne dites pas que c’est là de l’extase, vous n’êtes pas digne de choses semblables. Dites à vous-même : « Un pécheur comme moi ne mérite que d’être trompé par le démon. Seigneur, gardez-moi des illusions ! Mon Dieu, vous savez que je suis pire que le démon ! C’est étonnant, ô Seigneur, que vous souffriez un être semblable en votre présence ! Humilie-toi, vilaine bête ! Qui es-tu, créature sordide ? Toi, des extases ? Ce seront des extases diaboliques ! Oh ! abîme de misères ! Comment est-ce que tu as l’audace de laisser passer par ton esprit de semblables pensées d’extase ? Pense que tu es coupable de lèse-majesté divine et humilie-toi jusqu’à l’enfer » (Lett. I-534).

« On ne saurait douter, que les lumières spirituelles que vous avez, ne soient fort matérielles et pleines d’une vive imagination, au moins en majeure partie. C’est pourquoi vous ne pouvez jamais être suffisamment incrédule par rapport à ces visions, locutions et autres. Chassez-les avec courage, anéantissez-vous devant Dieu en disant : “Seigneur, je ne mérite pas d’entendre votre voix, je ne mérite pas vos embrassements, je mérite les embrassements des démons. O mon Dieu, délivrez mon âme des illusions du démon !” » (Lett. I-343).

« Vos si fréquentes imaginations ne m’ont pas l’air peu suspectes et je crains que le diable cherche à vous jouer, mais j’espère qu’il ne réussira pas. Entre temps continuez à obéir aux conseils, qui vous ont été donnés. Chassez-les, méprisez-les avec l’intention de mépriser le démon. Mettez-vous en oraison dépouillée de tout désir, hormis celui de plaire à Dieu. Je voudrais que, comme préparation à l’oraison, après l’acte de foi à la présence de Dieu, vous vous convainquiez bien, que vous êtes un fumier puant, une créature pleine de pourriture, une boule grouillante de vers et que vous disiez ensuite : “O mon âme, combien tu es malodorante devant Dieu.” Quand vous viennent ces visions ou représentations imaginatives, anéantissez-vous et faites-vous moins qu’un fumier. Figurez-vous qu’une puanteur pestilentielle s’exhale de vous. Demandez miséricorde à Dieu, étonnez-vous que l’enfer ne vous engloutisse point » (Lett. I-198).

Le saint humilie les personnes qui croient recevoir des visions,
locutions, etc. …

Pour mieux tenir les personnes qui croient recevoir des faveurs extraordinaires de Dieu, dans l’humilité, le Saint ne leur enseigne pas seulement à pratiquer cette vertu, il a encore soin de les humilier lui-même à l’occasion.

« Je ne vous ai pas dit dans une autre lettre – écrit-il à Agnès Grazi ―, de prier Dieu de vouloir vous révéler si c’était sa très sainte volonté, que je continue l’œuvre, etc. … mais de supplier le Seigneur d’éclairer qui il Lui plaît, car je savais fort bien que vous n’êtes pas une personne à avoir des révélations » (Lett. I-186).

« Cette nuit – écrit-il encore à la même ―, on est venu porter une lettre de vous à cette retraite, avec beaucoup d’empressement, mais avec peu de nécessité. J’y ai lu pas mal de bêtises. Vous dites que vous avez vu le Père éternel etc. … et que vous avez remercié le Père éternel et son Dieu parce que je suis resté là quatre jours. Peut-il exister plus grande erreur que de remercier le Père éternel et son Dieu ? Comment ? Y a-t-il peut-être plusieurs dieux ? Est-ce que le Père n’est peut-être pas Dieu ? Ah, j’ai compassion de votre ignorance et Dieu vous excuse. Ce serait du reste une erreur contre la foi. Le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu… Je sais fort bien que vous croyez tout cela, mais vous frappez à côté pour vouloir trop voler et y aller trop subtilement. A terre, à terre, o cendre ! Chassez ces vues matérielles, fuyez-les, car elles sont sujettes à des illusions infinies… Remercions la Majesté divine de nous avoir donné la lumière de la sainte foi et restons à terre » (Lett. I-211).

Ailleurs encore le Saint écrit à la même Agnès : « Quant à la guérison de cette séculière, cela peut avoir une cause naturelle. Votre main serait plutôt apte à augmenter le mal. N’écoutez pas les religieuses qui disent que c’est un miracle. Ce sont des choses ridicules » (Lett. I-161).

C’était du reste le principe de notre Saint qu’un directeur spirituel doit faire semblant de faire peu de cas de ces choses extraordinaires, afin de maintenir les âmes dans l’humilité. C’est pourquoi il écrit à un directeur de religieuses qui le consultait à propos de faits extraordinaires, qui venaient d’arriver : « Mon avis serait de montrer que vous n’en faites pas de cas et de garder le secret le plus rigoureux, afin qu’elle se maintienne toujours plus humble, extrêmement secrète et cachée à tous » (Lett. III-237).

Monte Argentario-Orbetello.
GAÉTAN DU SAINT NOM DE MARIE,
Prêtre Passioniste


[1] Qu’il suffise de renvoyer au Journal de retraite écrit par lui au début de sa longue vie religieuse et dont il a été donné ici une traduction, RAM, 1925, p. 26-48.

[2] Les pages qui suivent sont extraites d’un ouvrage que nous comptons éditer prochainement sous le titre : Enseignement de S. Paul de la Croix sur l’oraison ordinaire et l’oraison infuse ou mystique. Elles constituent la majeure partie du chapitre 8 sur la Mort mystique de l’esprit.

Les textes cités sont empruntés pour la plupart à la correspondance du Saint (Lettere di S. Paolo della Croce, Fondatore dei Passionisti, disposte ed annotate dal P. Amedeo, Rome, Maison généralice des SS. Jean et Paul, 4 vol. in 8°, 1924 p.

Nous renvoyons à cette édition en citant le volume et la page (= Lett. IV, 98). Quelques autres textes sont tirés des Procès ordinaires (Pr. O. Rom. = Procès ordinaire de Rome) et des Procès Apostoliques (Pr. A.) faits en vue de la béatification du Saint et dont une copie est conservée à la maison généralice des SS. Jean et Paul à Rome. Ces procès comprennent 22 volumes (Processus ordinarii Alexandrinus, Caietanus, Orbetellensis, Carnetanus, Vetrallensis et Romanus, 14 volumes en tout ; Processus Apostolici Cornetanus, Viterbensis et Romanus, 8 volumes). Il existe encore les deux Sommaires imprimés pour l’introduction de la cause (S.1) et pour l’héroïcité des vertus (S.3).

[3] S. Jean de la croix se sert aussi de cette image du sceau, qui s’imprime dans la cire molle, pour peindre les effets que Dieu produit dans l’âme. (Exercice d’amour de Dieu, 11e strophe). – De même Ste Thérèse (Château intérieur, 5e demeure, ch. 2).

[4] Ce passage fait suite à celui que nous venons de citer un peu plus haut (Lett. IV-98).

[5] Ste Thérèse dit également que certaines personnes ont la tête tellement faible, qu’elles croient voir tout ce qu’elles pensent (Château intérieur, 4e demeure, ch. 3).

[6] Nous citons Tauler selon la traduction latine de Surius qui est celle que S. Paul de la Croix ne cessa de lire et de relire, sans tenir compte du fait que plusieurs parties de ce recueil, notamment les Institutions ne sont pas de ce mystique, comme il est aujourd’hui prouvé.

[7] S. Jean de la Croix dit aussi que certaines personnes croient que Dieu leur répond et c’est elles qui se répondent à elles-mêmes (Montée du Carmel, L. II, ch. 29).

[8] La parole italienne « attaccaticcio » que porte le texte original, a la signification d’« attaché visqueusement comme la glu ». C’est parce que le mot est quelque peu vulgaire que le Saint juge que la locution ne vient pas de Dieu, car il dit dans la suite de la lettre : « Quand Dieu parle aux âmes… c’est avec majesté, en des paroles très dignes, magnifiques… »

[9] S. François de Sales, Introduction à la vie dévote, IV, 13. – S. Jean de la Croix, Montée du Carmel, L. II, ch. 24. – Ste Thérèse, Château intérieur, 4e demeure, ch. 2. Pour distinguer les bonnes visions des autres, Ste Thérèse donne trois signes ou plutôt elle exige trois bons fruits : 1° grande connaissance de l’infinie grandeur de Dieu ; 2° connaissance de la bassesse de l’homme ; 3° profond mépris de toutes les choses de la terre (Château intérieur, 6e demeure, ch. 5).

[10] Le démon ne connaît que ce qui entre dans l’âme, soit par les sens externes, soit par les internes, comme nous l’avons déjà remarqué ailleurs.

[11] Ailleurs notre Saint déclare que cette crainte est causée par la connaissance de la grandeur de Dieu que Celui-ci communique à l’âme. (Lett. I-137).

[12] S. Jean de la Croix admet cependant une exception « dans un cas rare et fort bien examiné par quelque personne docte, spirituelle et expérimentée. Et encore faudrait-il qu’on ne désirât pas ces choses » (Montée du Carmel, L. II, ch. 11). Il excepte encore certaines communications que l’âme ne reçoit que quand elle est dans le mariage spirituel et qui sont un contact quasi immédiat de l’âme avec Dieu. On les appelle « touches divines » et « paroles substantielles ». (Montée du Carmel, L. II, ch. 26, 30 et 32).

[13] Montée du Carmel, L. II, ch. 11.

[14] S. Jean de la Croix cite aussi ce texte pour prouver, que la foi pure et nue est un guide bien plus assuré dans l’oraison que toutes les visions et locutions, qu’on peut recevoir. (Montée du Carmel, L. II, ch. 16).

[15] Sainte Thérèse aussi reçut l’ordre de faire de semblables actes de mépris envers les apparitions même de Notre Seigneur. Dans sa Vie par elle-même elle nous dit, que cela lui faisait la plus grande peine d’avoir à obéir dans ces occasions (Vie par elle-même, ch. 29). Au Château intérieur, elle désapprouve les directeurs, qui donnent ces ordres, en disant, que l’image de Jésus-Christ, même quand elle est produite par le démon, est toujours le portrait de notre roi et qu’en conséquence il faut la respecter, quelque mauvais que soit le peintre. C’est en concevant par là plus d’amour pour Notre Seigneur, dit-elle, qu’il faut battre le démon par ses propres armes (Château intérieur, 6e demeure, ch. 9). C’était le docteur Bañes qui lui avait dit qu’il faut toujours révérer l’image de Notre Seigneur, même quand le peintre est mauvais. (Les Fondations, ch. 8).

 

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