CHAPITRE 36.

MORT DU PÈRE JEAN-BAPTISTE.
DERNIÈRE VISITE DU PÈRE PAUL AUX RETRAITES DE LA CAMPAGNE ROMAINE.
IL FAIT UNE MALADIE TRÈS GRAVE A SAINT-ANGE.

Le temps était venu, où, selon les décrets de la sagesse infinie, le père Jean-Baptiste, frère de Paul et son fidèle compagnon, déjà mûr pour l'éternité, devait quitter cette terre. Il était une de ces pierres polies et artistement travaillées qui méritent de trouver place dans le sanctuaire du ciel. La terre n'était pour lui qu'un misérable exil, où il vivait dans une crainte continuelle de perdre Dieu. Ses larmes y coulaient en abondance sur les désordres qui règnent dans le christianisme. Enfin, exténué de travaux et de pénitences, et dévoré pour ainsi dire, par son zèle, il tomba malade, et après deux mois environ de souffrances endurées avec une patience invincible, ne pouvant plus rien incorporer à cause de l'extrême faiblesse de l'estomac, il rendit paisiblement son âme à Dieu, et alla, nous l'espérons, se réunir au souverain Bien, vers lequel il aspirait de toutes les puissances de son âme. Pour comprendre la douleur du père Paul, à la mort de son frère, il faut savoir qu'il perdait en lui un saint qui, dès les premiers temps, avait été le compagnon de ses prières, de ses veilles et de ses austérités; un homme d'une magnanimité extraordinaire, qui jamais ne se démentit parmi les traverses; un homme qui était tout feu et toute ardeur dans l'exécution des desseins de Dieu; un homme qui, initié à tous les secrets de son frère chéri, partageait avec lui les sollicitudes inséparables de l'établissement et du gouvernement de la congrégation. Mais, ce qui mettait le comble à l'affliction du serviteur de Dieu, c'est que dans le père Jean-Baptiste, il perdait encore un ami qui l'avertissait avec liberté et le reprenait chaque fois qu'il le croyait à propos. Si l'on veut savoir combien de telles pertes sont sensibles aux saints, qu'on lise les discours si touchants que firent en semblable occasion saint Grégoire de Nazianze, à la mort de saint Césaire, saint Ambroise, quand il perdit son ami Satyre, saint Bernard, à la mort de son frère Gérard. Quelque grande cependant que fût la douleur du père Paul, il se résigna entièrement à la volonté divine. «Obmutui, dit-il, et humiliatus sum. J'ai gardé le silence et je me suis humilié». Toutefois, bien différent de ceux qui s'imaginent que la vertu doit être insensible, il ne prétendit pas dissimuler qu'il était homme, ni refuser un tribut de larmes à son frère; mais en même temps il montra une constance et une force de caractère vraiment unique. Dans le cours de la maladie, qui fut longue et fâcheuse, comme on l'a dit, il était près du lit de son frère, l'aidant et le servant de ses propres mains. Comme il l'aimait en Jésus-Christ, il était encore plus attentif à lui donner des secours spirituels et à l'exciter au saint amour, le  disposant ainsi à aller au-devant des embrassements du divin Rédempteur, dont la maladie faisait sentir l'approche. Il lui suggérait de vifs sentiments de foi, l'animait à une grande et amoureuse confiance, l'engageait à s'abandonner entièrement à Dieu, le Père des miséricordes, et semblait, pour ainsi dire, faire entrer dans son cœur par ses saintes paroles des actes de repentir et de douleur. Souvent aussi, afin de purifier toujours davantage dans le sang de l'Agneau immaculé cette âme bénie, il lui donnait l'absolution sacramentelle. Pendant la maladie du père Jean-Baptiste, il survint au père Paul une attaque de goutte qui l'incommoda fort et l'empêcha de marcher. Le bon vieillard cependant continuait de le visiter souvent : il faisait effort et se traînait comme il pouvait, appuyé sur des béquilles. Plusieurs fois, croyant le malade à sa dernière heure, il fit avec fermeté les prières pour la recommandation de l'âme. Enfin, quand il le vit à l'agonie et près de sa fin, tous les religieux étant réunis dans la chambre du moribond, il entonna à haute voix et avec un redoublement de ferveur, le Salve Regina, comme c'est la coutume de l'Institut, et fit signe à tout le monde de l'accompagner; après quoi il remplit le triste office de la recommandation de l'âme, mais avec tant de fermeté et de piété, qu'au dire d'un témoin oculaire, il faisait naître dans chacun le désir d'être assisté à la mort de la même manière. Il continua de la sorte jusqu'à ce que le père Jean-Baptiste eût rendu paisiblement son âme à Dieu. Privé d'un si excellent frère, Paul ne laissa ralentir ni son courage, ni sa ferveur, ni son héroïque confiance en Dieu; il était plein d'espoir que le défunt l'aiderait de ses prières. Le Seigneur, de son côté, voulant l'enrichir de mérites, faisait succéder une peine à une autre peine et, lui donnait à boire, comme à son ami, au calice amer de sa sainte passion. Voyant ainsi croître ses afflictions et ses angoisses, le serviteur de Dieu s'efforça d'y égaler sa patience et se disposa de la sorte à recevoir la grande consolation que la Bonté divine lui réservait, et dont nous parlerons dans le chapitre suivant.

Du sein de ses afflictions, Paul se tournait vers Dieu ; mais le Seigneur semblait le rebuter et le laisser dans un douloureux abandon. Aux peines d'esprit se joignaient les maux du corps qui devenaient de plus en plus violents, et enfin les attaques des démons qui le maltraitaient avec plus de fureur que jamais. Soutenu pourtant intérieurement par la grâce, le vénérable père ne pensait qu'à consoler et à encourager les autres. Il crut qu'il ferait chose agréable et utile à ses religieux qui étaient dans la Campagne romaine, de les revoir encore une fois et de leur porter une dernière bénédiction. Quoique chargé d'années et d'infirmités, quoi qu'accablé sous le poids des peines intérieures, le vénérable père s'y rendit en 1766, après avoir donné avis de son arrivée en ces termes pleins d'affection: «Mes infirmités et mon âge avancé me faisant entrevoir une mort prochaine, j'ai résolu, dans le Seigneur, de venir vous faire mes derniers adieux, et d'embrasser tous mes bien-aimés frères qui sont dans les retraites de la Campagne». En passant par Rome, il eut une grande satisfaction de voir l'hospice que le Seigneur avait enfin accordé à la pauvre congrégation, après bien des démarches et des prières. De là, il se rendit dans les retraites, au grand contentement de ses fils, qui trouvaient en lui toute la tendresse d'une nourrice, et le voyaient sacrifier pour leur bien les restes d'une vie qu'il avait consumée au service de la congrégation. Ce fut aussi une consolation pour le père Paul de les visiter. Il vit que la petite vigne plantée par la main du Seigneur croissait et fructifiait. Ainsi eut lieu cette dernière visite. Pendant tout le voyage, l'humilité du serviteur de Dieu eut à souffrir un tourment d'un nouveau genre. La renommée de ses vertus et de sa sainteté s'étant répandue dans les pays par où il passait, partout on le traitait avec beaucoup d'honneur et de distinction, comme un saint, et ces démonstrations lui étaient insupportables. Mais plus les serviteurs de Dieu cherchent l'obscurité et les mépris, plus d'ordinaire on les estime et on les vénère, Dieu en disposant ainsi. C'est ce qui eut lieu pour le père Paul. Le Seigneur, pour le glorifier et lui concilier la vénération des peuples, lui communiqua un don qui ne peut venir que de lui, je veux dire l'esprit de prophétie, qui lui fit prédire une foule d'événements dont il ne pouvait avoir, humainement connaissance. Au don de prophétie, le Seigneur joignit celui de guérir les maladies. Le serviteur de Dieu en guérit un grand nombre, comme nous dirons dans la suite, au moyen d'une eau qu'il bénissait. De retour à Rome, il trouva l'hospice déjà établi sous le titre du Saint-Crucifix. La Bonté divine lui avait destiné une autre maison. Il attendit ce nouveau don avec confiance. En quittant Rome, il retourna à la retraite de Saint-Ange. La, il fut visité de Dieu par une de ces maladies, qu'il appelait précieuses. Cette maladie mit ses jours en danger, en augmentant d'une manière terrible ses douleurs habituelles. Il n'était pas plus insensible à ses maux que les autres hommes, mais il les souffrait avec une patience invincible, dans la paix du cœur, avec une humble soumission à la volonté divine; en un mot, il souffrait en vrai serviteur de Dieu qui, aidé de la grâce, manifeste d'autant plus la vigueur de son âme que le corps est plus affaibli par la souffrance. «Cum infirmatur, tunc potens est» (2Co 12). Ses enfants craignaient beaucoup de le perdre. Son âge avancé, ses indispositions habituelles, la gravité du mal, tout conspirait, ce semble, pour menacer sa vie; mais il plut à la Bonté divine de lui rendre la santé pour achever de consolider la congrégation.

Rétabli de cette maladie, il ne laissa pas d'être sujet à toute sorte de peines et de souffrances jusqu'en 1769, époque où l'on devait tenir le chapitre général pour l'élection des nouveaux supérieurs. Il eut lieu le 9 mai. A cette occasion, le père Paul renouvela ce qu'il avait fait précédemment. Il se prosterna en présence du chapitre, dit sa coulpe, et s'humiliant à l'ordinaire, il protesta de nouveau, qu'il voulait enfin être replacé dans les  conditions d'un simple religieux. Mais les électeurs, ayant plus d'égard au bien de la congrégation qu'aux désirs de leur père, il fut de nouveau confirmé dans la charge de supérieur général. II eut beau y renoncer sur le champ en présence de tout le chapitre, les pères n'eurent garde d'accepter sa renonciation, et de concert avec son confesseur, ils lui firent une sainte violence, pour l'obliger à continuer son office de supérieur et de père. Le serviteur de Dieu était fort humble et par conséquent fort docile et fort obéissant; il se soumit donc au jugement des autres et reprit le gouvernement de la congrégation.

   

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