Le péché
La racine
du péché
« Du vivant de
mes parents, à douze ans accomplis, je rejetai toute
tendresse à leur égard et me rendis à
Alexandrie...».
Cette affirmation initiale n'est simple qu'en apparence. La
confession de sainte Marie l'Egyptienne nous introduit en
fait au cœur de cette énigme qu'est le péché en l'homme. La
mention des «douze ans accomplis» n'est pas fortuite. Cet
âge est celui d'un changement de statut social. L'enfant
n'est plus considéré comme tel sans pour autant jouir de la
totalité des prérogatives de l'adulte. Comme tous les
changements, tous les passages de la vie sociale,
l'acquisition d'une liberté neuve mais limitée est
l'occasion d'une crise qui affecte non seulement
l'adolescent mais aussi son milieu. Celui-ci doit désormais
le reconnaître à la fois comme identique et différent.
La mention de
l'âge de douze ans renvoie aussi le lecteur au passage
évangélique ou Jésus, à douze ans précisément, laisse
s'éloigner ses parents sur le chemin de Nazareth, tandis
qu'il demeure dans le temple de Jérusalem assis au milieu
des docteurs, les écoutant et les interrogeant : il doit
être aux affaires de son Père ( Lc 2, 41-52).
Cette
affirmation d'autonomie de la part d'un adolescent qui
assume sa vocation est uniquement l'expression de sa volonté
d'acquiescement au vouloir divin. Ce n'est en rien une
rupture violente par rapport au milieu familial. Jésus
accomplit toute la Loi, bien plus, en sa personne, il est la
Loi. Il ne peut y avoir en Lui d'opposition entre le premier
commandement du Décalogue et le cinquième : «honore ton père
et ta mère» (Dt 5, 6-22 ; Ex 20, 1-17). Il est
inséparablement la Gloire du Père qui l'a engendré avant les
siècles et la Gloire et la fierté de tout Israël. Plus il
est aux affaires de son Père et plus il est l'honneur de sa
mère et de toute la lignée de David : «bienheureuses les
entrailles qui t'ont porté et les seins que tu as sucés» (Lc
11, 27).
La péricope
évangélique à laquelle nous nous référons montre que la
prise de distance de Jésus n'est pas une rupture haineuse.
C'est bien plutôt une conséquence de la mission confiée par
le Père : la soumission qu'il doit à ses parents se situe à
l'intérieur du cadre plus vaste de son acquiescement au
vouloir divin. Elle en est l'icône. Marie, ainsi éclairée
sur la profondeur de la relation qui l'unissait à son fils
dans l'ordinaire de la vie quotidienne, gardait tout cela et
le méditait dans son cœur. Dès lors, il leur était soumis,
et cette soumission était la plus haute expression de sa
liberté.
Marie
l'Egyptienne a pris un parti bien différent. «A douze ans
accomplis, je rejetai, dit-elle, toute tendresse à l'égard
de mes parents». A la lumière du passage évangélique que
nous venons de citer, il est aisé de comprendre la nature
réelle de cette révolte. La racine de son péché est une
rébellion profonde, non dite. Entrant dans l'âge adulte,
elle ne remet pas sa jeune liberté à l'Auteur de la liberté
pour acquérir une liberté plus grande. Elle ne veut pas
comprendre qu'on ne possède réellement que ce que l'on a
offert et que le mystère de l'obéissance oblative régit la
vie trinitaire toute entière. Elle s'empare du privilège qui
lui a été accordé, s'en fait la propriétaire. Elle use
contre le Créateur lui-même de cette liberté qu'il lui a
concédée et qui la constitue comme image de Dieu. Par cet
acte intérieur (il s'agit de la convoitise [« Nos pères ont
tous été sous la nuée... cependant ce n'est pas le plus
grand nombre qui plut à Dieu... ces faits se sont produits
pour nous servir d'exemples, pour que nous n'ayons pas de
convoitises mauvaises, comme ils en eurent eux-mêmes» (1Cor.
10, 10)] au sens biblique et patristique) elle s'interdit
l'action de grâces et rejette de fait le premier et le plus
grand des commandements.
Elle se rend
ainsi incapable d'accomplir celui qui le suit immédiatement
et qui commande d'honorer son père et sa mère. Elle renie
toute paternité divine, toute confession de la divine
Providence, elle apostasie et renonce à entendre l'appel à
la sainteté. Séparée de Dieu, elle perd logiquement toute
tendresse pour ses parents : elle se coupe de la communauté
humaine en laquelle sa vie prend son sens. Elle veut être
l'unique artisan de sa propre aventure. Coupée de son
histoire et de toute solidarité, elle est désormais seule.
Elle n'est plus une personne mais un individu séparé. Elle a
voulu ravir la liberté mais, dans cet effort illusoire et
ruineux, elle n'a acquis qu'une pernicieuse autonomie.
On comprend
ainsi que le péché de Marie l'Egyptienne n'est pas d'abord
la violation de l'ordre moral ou social, mais bien une
rupture de la communion avec Dieu qui la livre à elle-même,
abandonnée à ses propres forces.
La
révolte
Le péché en sa
racine, cet état pécheur intérieur, donne naissance au
multiples rejetons que sont les actes peccamineux. Ayant
renoncé à rendre un culte au vrai Dieu, Marie l'Egyptienne
n'en reste pas moins une créature spirituelle destinée à
l'adoration, même si elle le refuse. La perversité de son
intention l'amène donc à s'adorer elle-même. Désormais elle
rend un culte à sa chair ou plutôt, par elle, recherche
l'ivresse du plaisir, pauvre substitut à la béatitude
promise aux serviteurs de Dieu. Renonçant à la dépossession
de l'amour, elle s'abandonne à la possession du plaisir.
«Satisfaire en tout temps le mouvement passionné de la
nature, voilà ce qui faisait ma vie et en réglait la
conduite».
Marie
l'Egyptienne menait donc une lutte incessante. Car le
plaisir voulu pour lui-même est, au moins dans les
commencements, à la fois violent et fugitif. Mais au fil du
temps, il perd de son intensité. La passion devient
frustrante, elle requiert, pour satisfaire une sensualité
toujours plus exigeante, la réitération des actes et une
perversité croissante. C'est ainsi que Marie l'Egyptienne,
dans son expérience de l'athéisme, subit l'esclavage des
sens et de la passion. Sous prétexte de l'exercice de sa
liberté, elle est dépossédée d'elle-même. Elle perd toute
pudeur, donne libre cours aux dépravations, et recherche un
nombre toujours croissant de partenaires.
On le voit,
Marie l'Egyptienne expérimente l'enfer. Elle s'épuise dans
une course effrénée contre la frustration que cette course
même engendre. C'est ainsi que refusant le culte en esprit
et en vérité qu'elle devait à Dieu, elle s'est de fait
éloignée d'elle-même et est descendue par le péché
au-dessous de sa nature. Dans son idolâtrie du plaisir
sensuel elle est retournée à l'animalité. «L'envie
insatiable, l'irrépressible amour de me rouler dans la fange
me possédait». Sans s'en rendre compte, à ce jeu, Marie
l'Egyptienne s'est désagrégée. Son corps n'est plus
elle-même mais seulement l'instrument de son désir. Elle en
fait ce qu'elle veut. Elle le possède comme un objet: «J'ai
un corps, dit-elle, ils le prendront pour prix de la
traversée».
Haine et
envie
Mais les
dommages qu'elle subit sont plus graves encore. Saint
Sophrone nous montre Marie l'Egyptienne non seulement comme
un animal, mais aussi comme un démon. Elle est devenue «le
vase d'élection du diable» et, comme son maître, elle «rôde
cherchant qui dévorer» (1Pierre 5, 8). Elle fait entrer en
tentation, et ses procédés sont rigoureusement identiques à
ceux du Mauvais qui l'inspire.
Tout commence
par une sorte de liaison, Marie l'Egyptienne fait irruption,
puis prononce des propos indécents, et enfin, pousse à rire.
Après avoir obtenu ce premier accord non explicite, il est
aisé de passer à l'acte. Cependant cette première victoire
ne saurait la satisfaire. Ayant acquis par elle quelque
emprise, la voici qui enseigne de nouvelles perversions,
faisant expérimenter d'autres plaisirs. Ceux qui ont été
attirés sont désormais subjugués et c'est ainsi que ces
malheureux en viennent à se laisser contraindre à faire même
ce qu'ils ne veulent pas. Ils sont réduits à un véritable
esclavage. La servante du démon leur apparaît désormais
comme un maître tyrannique.
Toute cette
stratégie de Marie l'Egyptienne est au service d'une haine
et d'une envie dont les raisons sont multiples, mais dont la
première est sans doute, paradoxalement, son impuissance.
Les hommes lui sont nécessaires pour assouvir sa passion,
mais quel n'est pas son dépit de se voir dépendante du
vouloir d'autrui, elle qui revendique sa totale libération.
La nécessité où elle est de devoir séduire est le signe de
sa faiblesse. Elle ne peut rien contre ceux qui ne lui
cèdent pas ou même qui ne lui prêtent pas attention. Elle en
vient seulement à être «offerte au peuple comme un
combustible disponible à tous pour le feu de la débauche».
Mais sa haine
des hommes s'accroît aussi, et peut-être surtout, parce
qu'il subsiste en elle, et sans qu'elle se l'avoue, la
nostalgie de la beauté spirituelle à laquelle elle a
volontairement renoncé : elle veut «piéger l'âme des jeunes
gens», comme si cette capture lui fournissait un aliment
nécessaire. Elle mène l'existence misérable et pathétique
d'un être déchiré entre l'attrait de la Beauté et
l'incapacité d'y consentir. Marie l'Egyptienne fait l'œuvre
du diable, lui qui «est homicide dès le commencement...,
menteur et père du mensonge» (Jn 8,44).
La vie de pénitence
La
conversion
«A ce qu'il me
semble, Dieu voulait mon repentir, il ne veut pas la mort du
pécheur, il attend patiemment et accueille de grand cœur la
conversion». La conversion de sainte Marie l'Egyptienne a
pour cause première la volonté divine. Dieu agit avec elle
comme il a agi à l'égard de son peuple. Il a pour elle une
patience qui est à la fois pitié, fidélité, tendresse. Sa
pitié à l'égard de Marie l'Egyptienne est une bienveillance
gratuite : il s'incline, consent, attend, se fait discret.
Mais cette pitié s'accompagne de son irrévocable fidélité :
jamais Dieu notre Père ne renonce à son dessein de salut. De
cette manière se déploie une mystérieuse tendresse que la
Bible n'hésite pas à qualifier de maternelle. Nul ne peut
désespérer car son être même est inscrit dans la mémoire de
Dieu : «Une femme oublie-t-elle son petit enfant, est-elle
sans pitié pour le fils de ses entrailles ? Même si les
femmes oubliaient, moi je ne t'oublierai pas» (Is 49, 15).
Mais il ne
faudrait pas se laisser leurrer par le terme de tendresse
que nous venons d'employer. Il ne s'agit en aucun cas d'un
sentiment doucereux. La tendresse divine ne s'exerce qu'en
vue du repentir (Sag 11, 24). La Sagesse utilise au profit
de l'homme jusqu'à son péché. Dieu guérit du péché en le
laissant agir (cette tactique est mise en œuvre dans la
passion du Fils. Les circonstances de sa mort furent toutes
déterminées par le péché des hommes. Jésus s'est librement
livré aux mains des pécheurs et des impies, et ceux-ci ont
fait de Lui ce qu'ils ont voulu. C'est ainsi que la mort a
été prise au piège, que l'enfer a englouti Celui qu'il ne
pouvait retenir captif, et a été contraint par la Sagesse
divine de libérer ceux qu'il tenait enchaînés. Dieu a
utilisé le péché, qu'il n'a certes pas voulu, pour que son
Fils bien-aimé aime comme personne n'a jamais aimé) car il
conduit inéluctablement le pécheur à la ruine. L'homme
découvre ainsi le tort qu'il se fait en ne suivant que son
désir (toute l'histoire du peuple d'Israël suit cette
logique, elle est rythmée par la célébration de l'alliance à
laquelle succède l'infidélité du peuple de Dieu et
l'effondrement historique lié à ce péché. Le retour au Dieu
sauveur est l'inéluctable conséquence du désastre. La
célébration du renouvellement de l'Alliance inaugure une
période de restauration).
C'est ainsi que
Marie l'Egyptienne par l'impossibilité où elle est d'entrer
dans le temple pour vénérer la divine et vivifiante Croix,
instrument du salut universel, est mise en face de son
excommunication de fait. Elle seule est empêchée et
repoussée dans le parvis de l'église où elle ne peut que se
réfugier dans un coin, symbole de l'impasse où elle s'est
fourvoyée. Il faut du temps à notre héroïne pour comprendre
que cette impossibilité ne vient pas de quelque faiblesse
physique qui l'affecterait. Elle ne saurait en dire plus,
incapable de connaître la cause de l'enfer qu'elle
expérimente. Elle est une énigme pour elle-même, accablée
par son effondrement : «J'en étais découragée, je n'avais
plus de force, mon corps était brisé». C'est par pure grâce
que lui seront accordés les prémices du salut. «Le Verbe
Sauveur toucha les yeux de mon cœur me montrant que c'était
la fange de mes actions qui me fermait l'entrée». Le Christ
vient briser les verrous qui la tenaient captive en les
exposant en pleine lumière. La voilà désormais libre.
La Lumière de
l'Esprit-Saint inaugure en elle un saint deuil. «Je
commençais à pleurer, à me lamenter, à me frapper la
poitrine en gémissant du fond du cœur». Cette manière de
parler n'est pas un artifice littéraire tout oriental. C'est
bien plutôt la description d'un enchaînement spirituel
logique dans le processus d'une pénitence authentique.
L'irruption de l'Esprit a provoqué le brisement du cœur dont
les larmes sont le signe. Les lamentations sont celles-là
même d'Adam qui se voit désormais soumis à une condition
mortelle, mais bien plus encore celles que l'on fait sur le
cadavre que l'on est devenu.
Mais dans le
même temps, ces larmes de componction se mêlent aux eaux
vives de l'Esprit qui jaillissent en vie éternelle. C'est
pourquoi lorsque Marie l'Egyptienne se frappe la poitrine,
elle confesse qu'elle est pleinement responsable.
Elle désigne
son cœur, non seulement comme la source véritable de ses
iniquités, mais aussi comme le lieu où s'accomplit l'œuvre
de l'Esprit. Le gémissement qu'elle ne peut s'empêcher de
pousser est l'expression de son espérance contre toute
espérance, appel inarticulé à la miséricorde divine.
L'action
bouleversante du Sauveur qui envoie l'Esprit,
l'Illuminateur, donne à Marie l'Egyptienne, dans l'impasse
de sa solitude, les larmes du repentir. Mais ce n'est qu'un
don préparatoire. A travers ces larmes qui lavent son
regard, elle peut désormais discerner dans l'icône de la
Mère de Dieu le signe de sa présence compatissante. Dès
lors, (et c'est là le véritable bien spirituel), celle qui
est maintenant une pénitente peut confesser explicitement sa
faute à la Toute Pure. Retrouvant la parole, elle peut
conclure avec elle un pacte, une alliance, où elle offre son
propos de conversion contre l'assurance d'être secourue.
Et la montée
vers la Lumière se poursuit. Tout lui est désormais montré
puisqu'elle accueille «le feu de la foi comme quelque chose
de certain». Les portes de l'Eglise, lieu du salut, lui sont
ouvertes. Guidée par l'Esprit, elle peut voir le Bois
vivifiant, la Croix du Fils, et comprendre comment le Père
attend le repentir des pécheurs : «Celui qui n'avait pas
connu le péché, Dieu l'a fait péché pour nous, afin que nous
devenions par Lui justice de Dieu» (2Cor 5, 21). Elle
contemple Jésus qu'elle persécute et comprend le mystère de
la divine Economie.
On aurait tort
de croire qu'il s'agit là seulement d'une saisie purement
intellectuelle. Les verbes grecs employés désignent tous une
connaissance impliquant une participation. Marie
l'Egyptienne communie de tout son être de pécheresse
pardonnée à l'amour qui la sauve.
Dans le
mouvement même de la charité retrouvée, elle s'incline
devant tous. Son péché n'a pas seulement été un refus du
Ciel. Il fut tout autant une injure à la terre. De là
provient son étonnement : «Comment la terre n'a-t-elle pas
ouvert la bouche et fait descendre en enfer toute vivante
celle qui prenait tant d'âmes dans ses pièges ? ». Elle
comprend que tout a été créé pour elle et que, se détournant
de sa vocation, elle a privé la création de son sens. Elle
est coupable de tout devant tous. C'est pourquoi en signe de
repentir, elle s'abaisse et vénère cette terre sanctifiée
par les pas du Sauveur et qu'elle a offensée.
Dès lors,
remplie d'action de grâces, elle retourne en hâte vers
l'icône de la Mère de Dieu pour apprendre d'elle ce qu'il
lui convient désormais de faire. La vérité de la conversion
de sainte Marie l'Egyptienne se reconnaît à son obéissance
exemplaire. L'obéissance de sainte Marie l'Egyptienne est un
sacrifice (dont le prototype est celui qu'accomplit naguère
Abraham (offrant à Dieu pour l'holocauste l'objet même de la
Promesse : Isaac, son fils) et dont la source et
l'accomplissement parfait se trouvent dans le sacrifice
rédempteur du Fils unique : Lui qui «de condition divine, ne
retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu, mais
s'anéantit lui-même... obéissant jusqu'à la mort, et la mort
de la Croix» (Phil. 2, 68)) résolu de sa volonté propre sur
l'autel de la Foi. Elle consiste d'abord en une attitude
intérieure d'écoute attentive de la volonté divine,
accompagnée d'une imploration sincère pour avoir la force de
la mettre en pratique. L'action en découle naturellement.
L'obéissance s'accomplit dans la foi, sans tergiversation
inutile, et de façon décidée.
Le sacrifice de
sainte Marie l'Egyptienne est accepté par Dieu. Réconciliée,
elle est réintégrée dans la solidarité humaine : quelqu'un
ayant vu son dénuement lui fit l'aumône de trois pièces de
monnaie. Elle fait partie désormais de ces pauvres que Dieu
aime et qui reçoivent tout de Lui. Elle comprend que ce qui
est donné par charité est icône du don permanent que Dieu
fait de lui-même. «J'emportai l'offrande qui m'était faite
et j'achetai grâce à elle trois pains que je considérais
comme un viatique de bénédiction».
Une vie
de pénitence
Parvenue au
bord du Jourdain, Marie l'Egyptienne inaugure son existence
nouvelle par un acte liturgique, une célébration de
l'Alliance. Priant dans le sanctuaire de saint Jean le
Baptiste, elle communie à la Parole du prophète : «Préparez
le chemin du Seigneur... toute chair verra le salut de
Dieu... produisez donc de dignes fruits du repentir...» (Lc
3, 4-5 et 7). Puis elle accomplit la parole : baignant ses
mains dans l'eau du fleuve elle reconnaît que son péché
n'est pas une simple faute morale que l'on pourrait oublier
mais bien une blessure qui doit être purifiée et guérie.
Mais, elle ne
baigne pas seulement ses mains, elle plonge aussi son visage
dans l'eau sanctifiée par Celui qui, pur de tout péché,
daigna y être baptisé. Elle laisse ainsi s'exprimer son
désir de recouvrer sa beauté spirituelle. Dès lors, elle
peut communier au corps très pur et au sang précieux du
Seigneur Jésus. Elle s'expose à l'action salvatrice du Fils
de Dieu et redevient temple du Saint-Esprit. Ainsi
s'accomplit la prophétie que le prophète Malachie adressait
au peuple d'Israël : «Il entrera dans son sanctuaire le
Seigneur que vous cherchez; et l'ange de l'alliance que vous
désirez, le voici qui vient! dit le Seigneur Sabaot.. Il est
comme le feu du fondeur et la lessive des blanchisseurs. Il
siégera comme fondeur et nettoyeur Il purifiera les fils de
Lévi et les affinera comme or et argent. Alors l'offrande de
judas et de Jérusalem sera agréée de Yahvé comme aux jours
anciens» (Mal 3, 1-4).
Ayant fait de
Dieu son abri, elle demeure dans le monde comme n'en étant
pas. Elle communie au Christ Sauveur et l'Esprit la pousse
au désert, lieu de l'union transformante. Elle s'abandonne à
l'action de Celui qui est seul à connaître et la profondeur
de son cœur et l'étendue de son mal. Elle comprend et
accepte que l'œuvre de sa régénération, déjà acquise en
Dieu, ne s'accomplisse que progressivement puisqu'elle est
encore dans le temps. Dans son obéissant désir, franchissant
le Jourdain, elle fera l'expérience de la vie pénitente.
Elle s'avance donc hardiment dans le feu du désert.
Dépouillée de
tout appui humain, solitaire dans un milieu hostile, Marie
l'Egyptienne voit inexorablement diminuer le peu
d'autosuffisance qu'elle possède encore : les pains qu'on
lui a offerts s'épuisent et le vêtement qu'elle porte s'use.
La voici réduite à ne devoir sa subsistance qu'aux herbes du
désert et à vivre nue. Sans abri, elle fait l'expérience de
la vie de pauvre qui lui rappelle sans cesse et sa fragilité
et sa dépendance. Elle n'a d'espérance qu'en Dieu seul. Elle
comprend qu'Il élève les humbles. Elle grandit dans la Foi.
Elle accepte de demeurer volontairement immobile sous
l'action divine. Faisant taire tout raisonnement humain,
elle a confiance. Sa vie présente en la chair, elle la vit
dans la foi au Fils de Dieu ( cf. Gal 2, 20). Son existence
dans ce lieu de mort et de désolation qu'est le désert est
un miracle par lequel lui est donnée la crainte de Dieu. Il
n'est pas ici question de peur mais plutôt du sentiment
paradoxal de celui qui, tout en reconnaissant son néant, se
sait aimé et garde fidèlement l'espérance d'être sauvé.
L'authenticité de cette sainte crainte est vérifiée par
l'obéissance (Dieu dit à Abraham :«je sais maintenant que tu
crains Dieu : tu ne m'as pas refusé ton fils unique» (Gn.
22,12)). Ainsi, espérance, foi, crainte de Dieu et
obéissance sont les multiples aspects d'une attitude unique
qui ne dit pas encore son nom et qui n'est rien d'autre que
la charité.
Dans cette
synergie avec Celui qui la conduit et la sauve, Marie
l'Egyptienne est semblable à Israël au désert. La
purification de son cœur a pour condition les contraintes de
la vie risquée, mais elle ne s'accomplit que dans le combat
contre les suggestions diaboliques. C'est pour cette lutte
qu'elle a été conduite au-delà du Jourdain en ces contrées
hostiles. Il faut que se révèlent au grand jour les
puissances ténébreuses qui, bien que terrées depuis sa
conversion, l'habitent encore après avoir régi sa vie. Elle
les terrassera non par sa vigueur mais bien plutôt par sa
faiblesse. Elle sera vainqueur par l'appui qu'elle prendra
sur le Roc du Salut grâce à l'intercession de la Mère de
Dieu. Prosternée à terre, elle obtient d'échapper au filet
de l'oiseleur. Bien plus, par cette victoire qu'un Autre
remporte pour elle, elle est transformée.
Quand l'assaut
des tentations met en demeure Marie l'Egyptienne de se jeter
à terre, elle confesse par son attitude sa condition de
créature égarée. Telle est son humilité. Elle s'offre ainsi,
dans l'immobilité, à une mystérieuse Lumière qui vient
d'en-haut par grâce et qui est tout autant la réponse du
Père à sa détresse que l'action du Christ sauveur, Lumière
du monde ou le don de l'Esprit, l'Illuminateur qui purifie
de toute souillure. Cette épiclèse accomplit le
renouvellement de son être.
C'est ainsi que
d'alliance en alliance, de hauteur en hauteur, Marie
l'Egyptienne est guérie, purifiée, installée dans des
dispositions stables pour la vie de charité, d'union à Dieu.
Communiant au seul qui est Saint, elle n'a plus de vie, de
repos qu'en Lui. Il est l'objet unique de son attention.
Rien n'a d'intérêt qu'en Lui. Marie l'Egyptienne, pauvre de
tout, riche de Dieu, recouvre sa virginité spirituelle et
redevient elle-même, telle que Dieu l'a désirée avant la
création du monde.
Le temps passé
au désert dans cette lutte spirituelle se compte en années.
Dix-sept ans. Une durée égale à celle où elle a vécu dans la
débauche.
La vie en
Dieu
Marie
l'Egyptienne entre dans ce que l'on peut considérer comme la
troisième étape de sa vie spirituelle (si l'on peut employer
ce langage). Purifiée par la solitude, la nudité, les
dangers encourus, elle accepte de ne devoir son existence
qu'à une grâce dont elle se sait indigne. Accoutumée à
devoir supplier pour tout, elle vit pour Dieu et demeure en
Lui. On n'insistera jamais trop sur le caractère concret de
cette communion à Dieu dans laquelle progressivement elle se
détourne de la préoccupation de soi et en vient à aimer Dieu
pour Lui-même. Elle Lui parle dans la chasteté d'une charité
véritable. Objet de la grâce divine, initiée à la communion
avec Dieu, elle est le trésor que Dieu a caché au désert.
Dans cet acte
apparemment fou qui consiste à se renier soi-même aussi
totalement (et qui devrait la conduire à une mort certaine)
Marie l'Egyptienne trouve la vraie vie. Elle fait
l'expérience de la foi et, par la foi, est introduite dans
le mystère d'une existence eucharistique. Elle voit et
comprend de quelle façon mystérieuse seule la bénédiction
divine lui permet de subsister dans un monde si hostile.
Elle habite un permanent miracle. Elle est tout entière
revêtue de l'Esprit. Le Père qui la protège Le lui confère.
I'Esprit l'inspire et la conduit à la Vérité tout entière.
Par Lui, elle est initiée à la Parole de salut. Elle est
introduite dans la connaissance des Ecritures sans qu'elle
ait jamais appris les lettres. Elle est théodidacte,
enseignée par Dieu. Communiant à la Parole, Marie
l'Egyptienne devient compagne de vie du Verbe de Vérité.
Dans cette union mystique elle trouve désormais nourriture
et protection. Dans la Présence du Père, elle est conduite
par l'Esprit au Sauveur crucifié et glorifié, et reçoit de
Lui, en retour, une participation accrue à la grâce de ce
même Esprit-Saint. Prise ainsi entre les deux mains du Père,
elle est le lieu docile où peut s'accomplir le désir divin
exprimé dans le secret trinitaire: «Faisons l'homme à notre
image, comme notre ressemblance» (Gen 1, 26). C'est ainsi
que Marie l'Egyptienne vit dans la communion trinitaire dès
ici-bas. En cette existence eucharistique, elle devient ce
qu'elle contemple. Encore sur terre, elle ne vit que du
Ciel. Elle confesse que la grâce de l'Esprit suffit à
conserver dans son intégrité l'être de sa personne.
Cependant comme son passage sur l'autre rive n'est pas
encore accompli, elle reste affamée et assoiffée de la
communion au corps même et au sang même de son Seigneur et
Sauveur.
Cet élan
spirituel qui conduit Marie l'Egyptienne de commencements en
commencements ne lui confère en rien l'assurance d'avoir
gagné un havre de salut. Bien plutôt, malgré la permanence
des prévenances divines, Marie l'Egyptienne demeure
consciente de sa faiblesse. Elle sait que tout se joue dans
le mouvement oblatif de sa liberté. Elle confesse sa
condition de créature, poussière et cendre, pécheresse
protégée par le rempart du Saint Baptême. Son identité
profonde, même dans cet état spirituel élevé n'est jamais
que celle d'une pécheresse pardonnée. C'est pourquoi elle se
confie en tout à sa sainte protectrice, à Celle qui se porte
garant de la vérité de sa conversion devant le Christ
Sauveur. La très pure et toute bénie Mère de Dieu ne cesse
de l'accompagner de sa sollicitude maternelle et de la
conduire par la main sur le chemin étroit de l'obéissance
aimante.
Non contente
d'implorer encore le secours du Ciel, elle supplie aussi
abba Zossima qu'elle a rencontré par la volonté divine
d'intercéder pour elle afin de trouver grâce au jour du
jugement. Même ornée des charismes les plus étonnants, elle
ne se considère pas comme spirituelle. Elle se tient devant
Dieu et devant toute créature dans une pieuse crainte.
Amenée par Dieu à confesser ses errements passés, elle
redoute que cette évocation ne fasse resurgir malgré elle
des tentations dont elle n'a sûrement pas l'orgueil de
croire qu'elle peut les vaincre à nouveau. Elle craint parce
qu'elle sait la Puissance du Malin, aussi habile à duper
l'intelligence qu'à utiliser la mémoire : le récit de sa
confession pourrait comporter des dangers tant pour elle que
pour d'autres. Et sa délicatesse est telle qu'elle craint
même, en faisant le récit de ses turpitudes, de salir l'air.
Elle sait quel drame le péché des hommes constitue pour eux
et quelle catastrophe il entraîne pour le cosmos.
Qu'on n'aille
pas cependant croire que Marie l'Egyptienne, vivant en Dieu,
est en proie à une perpétuelle terreur. La crainte que nous
venons d'évoquer s'exerce toujours dans le cadre de la
communion aimante. Car si Marie l'Egyptienne, comme les
trois jeunes gens dans la fournaise, vit consciemment au
milieu des dangers, elle sait aussi quelles sont ses armes
de salut. Outre la protection de sa Garante, elle est munie
du signe de la divine et vivifiante Croix qu'elle a vénérée
à Jérusalem. Par le signe de la croix, elle foule les flots
du Jourdain pour aller communier à son Seigneur. Par le
signe de la croix, elle scelle son front, sa bouche et sa
poitrine pour les fermer à l'Adversaire. Par le signe de la
croix elle connaît l'humble assurance de ceux qui sont
sauvés par grâce.
Ainsi donc
communiant à Dieu, comme nous l'avons dit, elle a part à
l'élan de l'Esprit vers le Père. Sa synergie aux
gémissements ineffables de l'Esprit est telle qu'elle est
soulevée de terre lorsqu'elle s'adresse à Dieu. L'ascèse du
désert et la grâce divine ont rendu à son corps sa légèreté
spirituelle, c'est pourquoi elle peut traverser le Jourdain
en marchant sur les eaux. Sa douceur aux motions de
l'Esprit, son ardente obéissance lui font parcourir en une
heure la distance qu'abba Zossima mettra vingt jours à
franchir.
Mais le don de
l'Esprit ne consiste pas seulement en cet accomplissement de
sa personne. Cette perfection ne serait rien si elle n'était
mise au service de la vocation de tout homme à entrer dans
l'intimité divine. Tout ce travail solitaire de régénération
trouve sa perfection dans le mouvement apostolique de son
cœur. Marie l'Egyptienne mène une vie angélique, unissant
étroitement le service de la liturgie céleste et celui de la
divine philanthropie. L'amour de Dieu ne saurait se diviser,
opposer le premier commandement au second. De fait, Marie
l'Egyptienne a fait siennes les pensées et les volontés
divines. C'est pourquoi, rencontrant abba Zossima, elle
commence d'abord par s'inquiéter des affaires de l'Eglise,
de l'empire, de la vie des chrétiens. Il ne s'agit pas là
d'une vaine curiosité mondaine, mais du désir aimant de voir
la paix divine s'étendre à toute créature.
Habitée par
l'Esprit-Saint, elle a le cœur pur. Elle sonde les cœurs et
les reins. Elle connaît les pensées cachées et perçoit
chacun dans la lumière de Dieu. Sans l'avoir jamais
rencontré, Marie l'Egyptienne connaît le nom et la dignité
sacerdotale d'abba Zossima. C'est dire qu'elle a une juste
perception du mystère de sa vocation personnelle. Elle peut
contempler en lui le nom prononcé de toute éternité par le
Père dans le sein de la sainte Trinité et qui le constitue.
Elle voit la place assignée par Dieu à abba Zossima dans le
corps du Christ qu'est l'Eglise et lui transmet avec
autorité, de la part de Dieu, des recommandations et des
directives. Cela ne l'empêche pas d'accepter de lui les
services voulus par Dieu, et de donner tous les signes de la
soumission à son autorité sacerdotale.
Mais ce qui
constitue son œuvre apostolique est bien moins ce qu'elle
transmet de la part de Dieu, que son être même transfiguré
par le don de Dieu et le récit des merveilles accomplies en
sa faveur. Elle montre à abba Zossima qu'il est encore bien
éloigné de la perfection mais surtout avive en lui le désir
d'avoir part à l'Esprit qui confère un tel accomplissement
et une telle beauté spirituelle.
Après la mort
de la sainte, et jusqu'à nos jours, beaucoup trouveront dans
cette confession, mieux qu'un exemple, une assistance. Et
cette aide, ce renouvellement de leur courage dans l'élan
vers Dieu, les remplit d'étonnement et d'émotion de sorte
qu'ils gardent toutes ces choses et les méditent dans leur
cœur. Tel est le stade qui nous est ouvert maintenant.
Extrait de l'introduction
écrite par le hiéromoine Nicolas Molinier pour sa
traduction de la «vie de Ste Marie l'Egyptienne composée par
Sophrone archevêque de Jérusalem», et éditée par le
monastère St Antoine -le-Grand (Font-de-Laval 26190 St
Laurent-en-Royans France), métochion de Simonos Petra. |