Louis Lallemant
jésuite et auteur mystique
1578-1635

Extrait biographique

Nous aurions pu, il est vrai, tracer un extrait biographique du Père Louis Lallemant, nous servant des quelques documents que nous possédons, mais il nous a parut plus « sage » de donner la parole à un écrivain confirmé, à un spécialiste des mystiques français, le Père Henri Brémond, membre de l’Académie française, que l’on ne présente plus.

Le Père Lallemant mériterait un certain nombre de pages, mais — en tout cas pour le moment — nous ne disposons actuellement que de fragments de l’œuvre écrite par l’un de ses disciples, le Père Champion. Peut-être que les Pères jésuites, pur faire honneur à l’un des leurs — et non des moindres ! — voudront bien nous communiquer de quoi vous faire partager davantage…

* * * * *

« Le Père Louis Lallemant naquit en Champagne, à Châlons-sur-Marne en 1578. Il était fils unique du bailli de la comté de Vertus, qui a été autrefois un apanage des filles de France. Son père l'envoya dès ses plus tendres années à Bourges, pour y commencer ses études au collège des Pères de la Compagnie de Jésus. Dieu lui avait donné toutes les dispositions de la nature et de la grâce, qui étaient nécessaires pour l'accomplissement des grands desseins qu'il avait sur lui ; un esprit éminent et capable de toutes les sciences ; un jugement pénétrant et solide ; un naturel doux, franc et honnête; beaucoup d'amour pour l'étude ; une horreur extrême du vice, et principalement de l'impureté ; une haute idée du service de Dieu et un attrait particulier pour la vie intérieure. Tout enfant qu'il était, il pratiquait le recueillement intérieur, sans le connaître : Il faut, disait-il, que je demeure toujours chez moi. Il n'en faut jamais entièrement sortir. Cette maxime, était gravée si avant dans son cœur, qu'il avait dès lors une continuelle attention sur lui-même, ne fuyant rien tant que de s'épancher au dehors [1]. »

Jésuite en 16o5, le P. Lallemant fait son noviciat à Nancy et ses études à Pont-à-Mousson. Puis il enseigne « en divers lieux les sciences spéculatives : trois ans la philosophie ; quatre ans les mathématiques ; trois ans la théologie morale et deux ans la scolastique à Paris. Ensuite il fut quatre ans recteur au noviciat et maître des novices ; trois ans directeur du second noviciat — c'est la grande époque de sa vie — préfet des hautes études et quelques mois recteur du collège de Bourges », où il meurt le 5 avril 1635. « Il était d'une taille haute, d'un port majestueux : il avait le front large et serein, le poil et les cheveux châtain, la tête déjà chauve, le visage ovale et bien proportionné, le teint un peu basané, et les joues ordinairement enflammées du feu céleste qui brûlait son cœur ; les yeux pleins d'une douceur charmante, et qui marquaient la solidité de son jugement et la parfaite égalité de son esprit... On ne pouvait voir un homme ni mieux fait de corps, ni plus composé dans tous ses mouvements, ni d'un extérieur plus dévot et plus recueilli [2]. »

Les Jésuites, ses contemporains, et notamment les supérieurs de l'Ordre ont bien connu l'exceptionnelle valeur du P. Lallemant. Les hautes charges qui lui furent confiées le montrent assez [3].

Nous savons néanmoins, par quelques lignes discrètes mais très significatives de son biographe, qu'il n'eut pas toujours à se louer de ses frères. « Dieu permit... assez souvent, écrit le P. Champion, que quelques-uns de ceux qui devaient avoir pour lui, ou plus de bonté, comme ses supérieurs, ou plus de respect et de soumission, comme ses inférieurs et ses disciples, s'oubliassent un peu à son égard et lui fissent de la peine [4]. » Encore vivants et douloureux, plus d'un demi-siècle après la mort du P. Lallemant, de tels souvenirs donnent à penser. Manifestement il ne s'agit pas ici des menues épreuves de la vie commune ; un homme aussi grave que Champion ne parlerait pas de ces riens. Il y a donc eu souffrance, et sérieuse et sans doute prolongée. J'imagine qu'on aura trouvé sa direction un peu trop mystique et, de ce chef, légèrement contraire à l'esprit de la Compagnie. Il parait du reste que les jeunes Pères qu'on envoyait à son école et dont la plupart bientôt ne juraient plus que par lui, commençaient par lui résister, ce qui laisserait croire qu'ils lui arrivaient plus ou moins prévenus contre sa doctrine.

Nous ne remarquions jamais aucun empressement dans le P. Louis Lallcinant, écrit le P. Rigoleuc, bien qu'au commencement nous ne fussions pas tous également dociles et soumis à ses sentiments ; mais il nous charma tous par sa douceur et sa condescendance et par une humilité si rare et si obligeante qu'il n'y en avait pas un seul de nous qui n'avouât qu'il n'avait jamais vu un tel supérieur. Enfin avant trois mois il avait absolument gagné tous les cœurs [5].

On nous dit encore que « dans la théologie mystique », il n'eut pas d'autre maître que le Saint-Esprit. « Il ne l'apprit point des hommes ; et quoiqu'il eût eu pour directeurs des religieux d'une grande vertu et capacité, il n'avait point trouvé en eux les avantages que » ses propres disciples, « le P. Surin et le P. Rigoleuc, trouvèrent en lui [6] ». Il aurait été « entre les jésuites de France ce que le P. Alvarez fut entre ceux d'Espagne. » Rapprochement qui en dit long. Tout le monde sait en effet que le P. Balthazar Alvarez fut violemment et d'ailleurs très injustement accusé de vouloir introduire dans la Compagnie une spiritualité nouvelle et tendant à l'illuminisme [7]. « Il est certain, continue le P. Champion, qu'il joignait éminemment, comme cet illustre directeur de sainte Thérèse, la connaissance et la pratique de la théologie mystique, et qu'il eut comme lui pour disciples, les hommes les plus spirituels et les plus intérieurs que la Compagnie ait eus parmi nous. On a remarqué jusqu'ici que tous ceux qui avaient fait sous lui leur premier ou leur second noviciat, se sont communément distingués des autres, par une conduite religieuse qui répondait aux excellentes leçons qu'ils avaient apprises de lui, et surtout par l'amour du recueillement et de la vie intérieure [8] ». Pour toutes ces raisons, et pour d'autres encore il faut, je crois, regarder le P. Lallemant et son école comme formant, non pas, ce qu'à Dieu ne plaise, un état dans l'état, une faction plus ou moins suspecte ou indépendante, mais un groupe assez nettement distinct, une extrême droite spirituelle, une élite un peu singulière, que les supérieurs n'ont pas essayé de disputer à la grâce et qu'ils ont approuvée, sans toutefois l'encourager très activement. Ils ne les désavouent pas, de beaucoup s'en faut, mais ils refusent de s'identifier avec eux.

Aux mystiques, la Compagnie, dans son ensemble, préfère les ascètes : aux Lallemant, aux Surin, aux Guilloré, les Bourdaloue, les Ravignan, les Olivaint, modèles moins brillants, mais plus sûrs, qui lui paraissent réaliser excellemment l'idéal sobre, volontaire, méthodique, immédiatement pratique, sur lequel un fils de saint Ignace doit se régler lui-même et régler les âmes dont il a la charge. On pense bien qu'un simple historien n'a pas à se prononcer entre ces deux tendances. Il suffit que nous les distinguions une fois de plus, car de cette distinction vient en grande partie l'extrême intérêt du présent chapitre. C'est précisément parce qu'ils sont jésuites que le témoignage du P. Lallemant et de ses disciples a pour nous une force particulière, le milieu qui les a formés n'ayant pu que nourrir chez eux l'amour des voies communes et la crainte de l'illusion. D'un autre côté, ils n'ont pu triompher des sages résistances que leur opposait ce même milieu, qu'en se montrant eux-mêmes plus jalousement fidèles à la tradition ascétique de la Compagnie, et, si l'on peut dire, plus jésuites. Tout mysticisme orthodoxe exige une abnégation totale, mais ceux-ci insistent plus que d'autres, et plus en détail sur les dures exigences, sur l'envers crucifiant de la vie mystique. Psychologues, moralistes, comme tout vrai jésuite doit l'être, et bien davantage, ils poussent, jusqu'à l'excès parfois, comme nous le voyons dans l'œuvre de Guilloré, l'inquiète pénétration de leurs analyses, la pressante et impitoyable sévérité de leurs conseils. Peu de couleur, nul lyrisme. Leur sublime se devine certes, mais n'éclate que rarement. J'ai même peur qu'on ne les trouve ternes. La joie leur manque et l'esprit des enfants. Ils ont hésité, lutté longtemps avant de s'abandonner à la grâce : ils ont pesé le pour et le contre dans les balances d'une théologie rigoureuse ; même après s'être enfin rendus, ils restent constamment sur leurs gardes, se déliant, non pas certes de Dieu, mais de leur propre misère. Qu'importe! Nous les préférons ainsi. Les mystiques d'avant-garde ne nous manquaient pas. Derrière eux, pour modérer leur impétuosité et pour couvrir leur retraite, il nous fallait cette petite armée de jésuites, lente à s'émouvoir, prudente, pesante, sans panaches, sans musique, mais invincibles [9]. »

* * * * *

Nous arrêtons là la transcription de cette esquisse biographique du Père Louis Lallemant tracée par Henri Brémond, se basant sur celle qui figure au début du livre de « La Doctrine du Père Lallemant », par le Père Champion, jésuite et son disciple.

En effet, nous savons l’essentiel : sa naissance dans la Marne et son décès à Bourges, sans oublier son cheminement et son enseignement profond sur « la chose mystique ». Le Père Lallemant était un maître et le restera, même si, hélas, plus personne de nos jours n’ose en faire référence, par peur du « qu’en dira-t-on »... Ainsi va le monde…


[1] La Doctrine..., pp. 7-8.

[2] La Doctrine..., pp. 9-10 ; 46-47.

[3] Il fut particulièrement lié avec quelques-uns des hommes les plus considérables de la Compagnie à cette époque. Le P. Julien Hayneufve « qui a mérité par ses écrits et ses héroïques vertus l'estime et la vénération de tout le monde, étant recteur du noviciat de Rouen, pendant que le P. Lallemant y était directeur..., voulut être un des disciples de ce maître accompli, assistant comme les novices à toutes les exhortations où il trouvait, disait-il, des lumières et une onction qu'il ne rencontrait point partout ailleurs ». La Doctrine..., p. 31. Champion nous donne aussi comme l'un des « plus intimes amis de L. Lallemant », le P. Jean Bagot. Celui-ci était plus jeune et je ne vois pas bien à quelle époque ils ont pu se lier ainsi, mais je m'en rapporte. C'est le fameux Bagot, directeur de la « Société des bons amis s, qui fut comme le noyau des missions étrangères, et qui recommence à faire parler d'elle, à cause de ses rapports avec la Cabale des dévots. Un des congréganistes de Bagot, le breton Vincent de Meut-, était en correspondance avec le P. Surin. Par la s'expliquerait — s'il y a erreur — l'erreur de Champion. Cf. sur Jean Bagot une foule de précieux détails que donne le P. de Rochemouteix : Les Jésuites et la Nouvelle France, Paris, 1896, II, pp. 24o-275.

[4] La Doctrine..., pp. 28.29.

[5] La vie du P. Jean Rigoleuc, p. 495. Il ne dit pas « tous les esprits ».

[6] La Doctrine..., p. 34.

[7] Cf. La vie du P. Baltasar Alvarez..., par le P. Dupont (traduite par R. Gaultier), Paris, 1618; chap. XI. : « D'une grande bourrasque qui s'éleva lors de sa manière d'oraison et de l'héroïque humilité et patience dont il supporta ce mépris » ; chap. XLI : « Des raisons de cette bourrasque et qu'il répondit aux difficultés qu'on lui opposa contre l'oraison de quiétude et de silence. »

[8] La Doctrine..., pp. 27, 28.

[9] HENRI BREMOND, de l'Académie française, Histoire littéraire du sentiment religieux en France – Depuis la fin des guerres de religion jusqu’à nos jours – Tome V.

 

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