Sa vie

Ferme témoin de l'ère patristique dans la décadence romaine où, pendant vingt-et-un ans, il affronte victorieusement les nouveaux maîtres, les Barbares[1], le quarante-cinquième évêque de Rome, quarante-troisième saint pape, est le premier à porter le nom de Léon[2] et le premier dont nous conservons les œuvres complètes[3] qui lui valent d'êtrele premier pape à porter le titre de docteur de l'Eglise[4] ; il est aussi le premier pape à être enseveli au Vatican : « L'ancienne Eglise, écrivait le savant Batiffol[5], n'a pas connu de pape plus complet ni de plus grand. » Il pourfend les hérétiques, il prêche à temps et à contretemps, avec simplicité et profondeur, dignité et tendresse ; il déploie un courage authentique et modeste quand il affronte les Huns et les Vandales ;  faiseur de paix, appliqué à son métier de pape, ce conducteur d'hommes sacrifie sa vie privée à sa vie publique : « Nous devons courir la route qui n'est autre que Jésus en personne. »

Fils de Quintanius, certains le supposent toscan tandis que d'autres, s'appuyant sur une de ses lettres à Pulchérie (épître XXXI)  l'affirment romain. Nous ne savons rien de sûr de ses premières années, sinon la belle résultante d'une bonne éducation classique. On le rencontre en 418, déjà l'acolyte, utilisé comme vaguemestre du pape Zosime qui le distingue pour son humanisme solide (hormis la maîtrise du grec), sa connaissance approfondie des sciences ecclésiastiques et sa séduisante éloquence ordonnée. Ordonné diacre par le pape Célestin, il est nommé archidiacre de Rome (432) et bientôt chargé de mission à l'époque où Cassien lui dédie son traité contre les Nestoriens.[6] »

C'est grâce à lui que le pape Sixte III déjoue les arguties de Julien d'Eclane (439) qui soutient les pélagiens[7]. En 440, il  est désigné comme médiateur dans le litige qui oppose, en Gaule, le général Ætius au seigneur Albinus. Lorsque meurt Sixte III (19 août 440), Léon est rappelé d'urgence à Rome où il est élu à la succession de Pierre (29 septembre 440).

Chef prudent et sage, homme de doctrine et de discipline, Léon I° s'entoure de conseillers avisés, choisis parmi les spécialistes des grandes questions comme le moine Prosper d'Aquitaine, polémiste vigoureux contre Cassien et Vincent de Lérins, et viscéralement anti-pélagien.

Dans ses homélies, en style elliptique, il commente l'année liturgique en formules lapidaires. On cite comme exemple de beau latin et de commentaire intériorisé, son fameux sermon sur Noël. « Aujourd'hui, frères bien-aimés, Notre-Seigneur est né. Réjouissons-nous ! Nulle tristesse n'est de mise, le jour où l'on célèbre : naissance de la vie, abolition de la peur causée par la mort, éternité promise... Le Verbe divin, Dieu lui-même, s'est fait homme pour délivrer l'homme de la mort éternelle. Pour ce faire, il s'est abaissé jusqu'à nous, mais sans rien perdre de sa majesté. Il est devenu ce qu'il n'était pas, tout en demeurant tout ce qu'il était. Il unit donc la forme de l'esclave à la forme dans laquelle il est égal à Dieu le Père. De la sorte, il a lié entre elles deux natures, de telle façon qu'il n'a pas détruit la nature inférieure par sa glorification et n'a pas amoindri la nature supérieure par l'addition de l'autre.[8] » A travers même la traduction, les plus délicats détectent et apprécient les procédés rhétoriques : parallèles et antithèses, assonances et clausules... Il en est de même du célèbre sermon sur la Passion. « La glorieuse passion de Notre-Seigneur, apparaît spécialement admirable par son mystère d'humilité... En effet, la toute-puissance du Fils de Dieu, source de son égalité avec le Père dans l'unité d'essence, aurait pu soustraire le genre humain à l'esclavage du diable par le seul commandement de sa volonté. Mais il était pleinement conforme aux œuvres divines que l'hostilité et la malignité de l'ennemi fussent vaincues par cela même qu'elles avaient vaincu, que la liberté fût restaurée par la nature même qui nous avait tous jetés dans l'esclavage... Dans cette union entre la créature et son créateur, rien ne manqua à la nature divine, rien d'humain ne manque à celle qu'il assumait.[9] »

Léon le Grand combat l'erreur manichéenne du perse Manès (mort 227), hérésie qui reconnaît deux principes - le Bon qui est Dieu et le Mauvais qui est le démon, en lutte perpétuelle. En 443-444, il recourt au bras séculier et les empereurs Théodose le Jeune et Valentinien III prononcent des peines sévères contre les sectateurs. Même conduite envers les pélagiens, solennellement stigmatisés au concile d'Ephèse (431). Seize ans après, les priscillianistes[10] sont condamnés.

Sous son impulsion, la délicate question de l'élection des évêques est réglementée. Léon rappelle à l'ordre les épiscopes de Mauritanie césarienne, Rusticus, évêque gaulois de Narbonne, Hilaire évêque d'Arles. Au milieu du découpage de l'Eglise du V° siècle entre les juridictions patriarcales[11] il sauvegarde la primauté romaine, au point de mériter (227 ans après sa mort) l'éloge d'un de ses successeurs, Serge I° qui lui attribue cette devise : « Je veille pour que le loup, toujours à l'affût, ne saccage pas mon troupeau. »

Après la condamnation de Nestorius, au concile d'Ephèse (431), un archimandrite de Constantinople, Eutychès, d'apparence austère, tombe dans l'erreur opposée à celle de Nestorius. Le premier proclame qu'il y a deux personnes distinctes, en Jésus-Christ : l'homme et le dieu ; le second soutient qu'il n'y a qu'une seule nature en Jésus-Christ : la divine. Entre Flavien, patriarche de Constantinople qui défend et diffuse la saine doctrine, et Eutychès qui la bafoue, il faut trancher.

Eutychès,  appuyant sa supplique par une lettre de l'empereur Théodose, en appelle au pape Léon. Un rescrit impérial convoque un concile à Ephèse, pour le 30 mars 449 où, à cause de son appel au pape qui est suspensif, Eutychès échappe à la condamnation prononcée par Flavien. Pire encore, lors du concile frauduleusement convoqué, les légats du Pape[12] sont placés sous surveillance des mouchards impériaux et le patriarche Flavien est molesté ; Léon le Grand dénonce l'irrégularité flagrante : Ephenisum latrocinium, Le brigandage d'Ephèse. Le pape rédige son admirable Lettre dogmatique à Flavien : outre la condamnation d'Eutychès (Imprudent à l'excès, exégète ignorant et contempteur de la vérité) il fournit des précisions dogmatiques ciselées comme des rasoirs. « Jésus-Christ fait homme, unique médiateur entre Dieu et les hommes, a pu mourir dans sa nature humaine, tout en restant immortel dans sa nature divine. Le vrai Dieu par sa naissance a pris la nature parfaitement complète d'un homme authentique et il est : tout entier dans la sienne et tout entier dans la nôtre... C'est grâce à cette unité de personne dans une double nature que le Fils de l'homme est descendu du ciel et, d'autre part, que le Fils de Dieu a été crucifié et enseveli, alors qu'il a pu souffrir ces épreuves par suite de l'infirmité de notre nature, nullement de sa divinité elle-même... Si donc Eutychès accepte la foi chrétienne, il reconnaîtra quelle est la nature qui a été percée par les clous et attachée à la croix... L'Eglise catholique vit et perpétue cette croyance : dans le Christ Jésus, l'humanité n'est pas sans véritable divinité et la divinité sans véritable humanité ! » Placidie, mère de Valentinien III et Pulchérie, devenue épouse de Marcien, interviennent près de l'autorité impériale ; toutes les questions litigieuses seront précisées par une assemblée ecclésiale régulière, le concile de Chalcédoine (octobre-novembre 451), convoqué par l'empereur Marcien et approuvée par le pontife suprême où 550 évêques orientaux, 2 légats de pape et deux africains, destituent Dioscore, l’organisateur du brigandage d'Ephèse, et condamnent Eutychès et le monophysisme[13]. On définit en Jésus deux natures distinctes et parfaites : la divine et l'humaine. On publie le symbole de Chalcédoine, à propos duquel les Pères du concile s'écrient unanimement : « C'est la foi des apôtres, c'est la foi des premiers pasteurs, c'est ce que nous croyons... Pierre a parlé, par la bouche de Léon. Les propos du Pape sont clairs : Rome donne des solutions aux cas qu'on lui soumet. Ces solutions sont des sentences. Pour l'avenir, Rome prononce des sanctions. »

La victoire des champs catalauniques, gagnée, entre Châlons-sur-Marne et Troyes, par Aetius (romain), Mérovée (franc) et Théodoric I° (wisigoth) contre Attila, roi des Huns, le fléau de Dieu, renvoie les hordes sur le Danube d'où, au printemps 452, il s'avance jusqu'au nord de l'Italie ; comme Aetius se déclare incapable d'affronter victorieusement l'envahisseur qui menace Rome, le Sénat s'adresse au pape Léon pour négocier. Aux environs de Mantoue, une procession de gens d'Eglise — moines, prêtres et chasubles, évêques revêtus d'or — précède le Pape à la rencontre des Huns. Attila regarde, hésite et, subitement, enlève sa monture pour traverser au galop le Mincio (affluent du Pô). Après l'entrevue, Attila qui parle couramment latin, rejoint ses troupes pour leur donner l'ordre de retraite vers la Hongrie où il mourra l'année suivante.

Trois ans plus tard (juin 455), les vandales de Genséric, à partir de ses puissantes bases navales méditerranéennes, investit Rome et s'en empare. Là encore, Léon le Grand négocie : mes soldats ne verseront pas le sang humain, aucun édifice ne sera brûlé déclare Genséric qui cesse son occupation, le 29 juin 455, fête des saints apôtres Pierre et Paul.  Léon exhorte les fidèles : « Peuple romain, n'oublie pas trop vite cette délivrance ![14] »

Dans les dernières années du pontificat de Léon le Grand, l'Eglise souffre de l'agitation orientale. En Egypte, le moine Timothée, surnommé Elure (le chat), à cause de ses manières félines, pour devenir patriarche d'Alexandrie fait massacrer le titulaire, Porterius. 

« Votre église alexandrine, écrit Léon le Grand, devient une caverne de voleurs (spelunca latronum).[15] » Sa belle épître du 17 août 458, modèle de simplicité conjointe avec la fermeté doctrinale, développe un plan de redressement. En 460, Timothée-le-chat, enfin banni, est remplacé par un ancien solitaire du monastère de Canope, Solophaciole. « Après seize ans de chicanes, notre sainte Eglise connaît enfin la paix. » Un an après, le 10 novembre 461, Léon meurt et on l'inhume dans la basilique Saint-Pierre.

Au plan doctrinal, ce lutteur pour la foi, vainqueur du paganisme, se fait le champion de l'unité ecclésiale. Il reste le docteur de l'Incarnation. Au plan politique, la Rome pontificale succède, avec ce grand chef, à la Rome impériale. Avec Léon, le siège sacré de l'apôtre Pierre devient inspirateur et conducteur de l'univers. Solidement implanté sur ce roc, battu par l'ouragan des hérésies et les vagues des barbares, ce pape de la sauvegarde est un inlassable prophète de l'espérance.  « Le bienheureux Pierre persiste dans la solidité qu'il reçut. Il n'abandonnera jamais le gouvernement ecclésial. Je continue. »

SOURCE : http://missel.free.fr/Sanctoral/11/10.php


[1] Ce qualificatif de barbare fut d’abord attribué à tous les peuples autres que les Grecs et les Romains, avec le sens d’étranger.

[2] En latin, le lion.

[3] 46 sermons et 174 lettres.

[4] L’Eglise a donné le titre de docteur de l’Eglise à trente-deux écrivains ecclésiastiques remarquables par la sainteté de leur vie, la pureté de leur doctrine et la qualité de leur science. Saint Léon le Grand fut proclamé docteur de l’Eglise par Benoît XIV en 1754. Les autres docteurs de l’Eglise sont : Hilaire de Poitiers (mort en 367), Athanase d’Alexandrie (mort en 373), Ephrem (mort en 378), Basile le Grand (mort en 379), Cyrille de Jérusalem (mort en 386), Grégoire de Nazianze (mort en 390), Ambroise de Milan (mort en 397), Jean Chrysostome (mort en 407), Jérôme (mort en 419), Augustin d’Hippone (mort en 430), Cyrille d’Alexandrie (mort en 444), Pierre Chrysologue (mort en 450), Grégoire le Grand (mort en 604), Isidore de Séville (mort en 636), Bède le Vénérable (mort en 735), Jean Damascène (mort en 740), Pierre Damien (mort en 1072), Anselme de Cantorbéry (mort en 1109), Bernard de Clairvaux (mort en 1153), Antoine de Padoue (mort en 1231), Thomas d’Aquin, le Docteur angélique (mort en 1274), Bonaventure, le Docteur Séraphique (mort en 1274), Albert le Grand (mort en  1280), Catherine de Sienne (morte en 1380), Thérèse d’Avila (morte en 1582), Jean de la Croix (mort en 1591), Pierre Canisius (mort en 1597), Laurent de Brindisi (mort en 1619), Robert Bellarmin (mort en 1621), François de Sales (mort en 1622), Alphonse de Liguori (mort en 1784).

[5] Mgr Pierre Batiffol (1861-1929).

[6] Hérétiques qui distinguent deux personnes en Jésus-Christ.

[7] Hérétiques minimalistes sur le rôle de la grâce divine.

[8] Sermon XXI sur la Nativité.

[9] Sermon XII sur la Passion.

[10] Ascètes excessifs et prophètes inquiets et inquiétants, propagateurs des écritures apocryphes.

[11] Constantinople, Alexandrie, Antioche, Rome et Jérusalem.

[12] Jules de Pouzzole, le diacre Hilaire et le notaire Dulcitius.

[13] Erreur qui attribue une seule nature — phusis- en Jésus-Christ.

[14] Sermon LXXXIV.

[15] Lettre CLVI.

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