L'amour au masculin

On peut lire, dans le livre “La Théologie de l’Amour de Jésus” de François-Marie LÉTHEL, à propos de Sainte Claire d’Assise, la phrase suivante: “Plus profondément encore, elle est dans l’Église un témoin lumineux du “privilège de la féminité” dans l’Amour de Jésus, comme le suggère le pape Jean-Paul II lorsqu’il déclare dans une lettre pour le huitième centenaire de la naissance de Claire: ‘Ses écrits sont tellement marqués par l’amour suscité en elle par le regard ardent et prolongé sur le Christ Seigneur, qu’il n’est pas facile de redire ce que seul un cœur de femme a pu expérimenter.’” (Lettre aux Clarisses du 11 août 1993)

F. M. LÉTHEL poursuit: “L’étude comparée des saintes et des saints justifie pleinement cette affirmation; elle montre comment le cœur féminin est privilégié dans l’Amour de Jésus... Dans la hiérarchie de l’amour, de la sainteté, la primauté appartient à une femme: la Vierge Marie.”

J’avoue que, hormis la dernière phrase qui concerne la Sainte Vierge, je ne suis pas du tout d’accord avec cette dernière réflexion de F. M. LÉTHEL.

Je connais bien le monde masculin adulte avec qui j’ai vécu, pour des raisons professionnelles, pendant près de vingt cinq ans. Je connais bien les hommes avec qui j’ai travaillé, penchée avec eux sur les mêmes problèmes à résoudre. J’ai connu beaucoup de leurs soucis professionnels, parfois considérables, surtout lorsqu’il s’agissait des responsables de haut niveau. J’ai connu leurs angoisses lorsqu’il fallait licencier du personnel, parfois de vieux compagnons auxquels ils s’étaient attachés. J’ai recueilli parfois certaines confidences, ou réflexions hâtives concernant leurs femmes ou leurs enfants, et souvent leur fierté aussi lors de réussites à des examens ou dans des organisations diverses... Moi qui suis une femme, à la féminité assez marquée, je peux affirmer sans crainte de me tromper, que les hommes savent aimer aussi bien que les femmes, bien que l’expression de leur amour, peut-être plus pudique, se manifeste souvent différemment. Les manifestations extérieures sont différentes, mais l’amour est le même.

Qui oserait dire, en effet, qu’un époux aime moins sa femme que sa femme ne l’aime? Qui oserait prétendre qu’un père de famille normal aime moins ses enfants qu’une mère de famille normale. J’insiste sur le terme “normal”, car, dans nos civilisations modernes devenues effrontément hédonistes, il arrive fréquemment que l’on ne sache plus aimer au-delà du plaisir que l’amour procure. Mais peut-on encore appeler amour cet amour-là qui, n’étant plus que jouissance égoïste, disparaît dès que se profile la moindre difficulté?

Dieu a créé l’Homme au masculin et au féminin, et il a mis, dans le cœur de chacun de ses enfants, hommes ou femmes, la même faculté, voire la même capacité d’aimer. Alors, si l’on se place sur le plan de l’Amour de Dieu, et particulièrement au niveau de l’amour que les mystiques, hommes et femmes, ont eu pour leur Seigneur, où se trouve la difficulté, ou la différence relevée par F. M. LÉTHEL?

Il me semble que la difficulté réside surtout au niveau de l’expression, car très souvent, pour exprimer l’amour d’une âme pour Jésus, et inversement, on se réfère au Cantique des cantiques. On a vu beaucoup de symboles dans ce Cantique, extraordinaire chant d’Amour. Ce fut d’abord l’expression de l’Amour de Dieu pour son peuple; puis, l’Amour du Christ pour son Église. Enfin, les mystiques y ont vu l’amour d’une âme, amoureuse de Jésus, âme figurée par l’épouse du Cantique, Jésus étant l’Époux aimé et aimant.

L’Homme est sexué, cela, on ne peut le nier. Sur la terre, un homme au masculin a une sensibilité, et des mots pour l’exprimer, exprimés au masculin; c’est logique. De même, l’homme au féminin réagira avec des expressions exprimées au féminin. C’est tout aussi logique. Tous les deux, l’homme et la femme, disent leur amour au Seigneur. Mais il va de soi qu’il est plus facile à une femme de considérer Jésus comme son époux, qu’à un homme de dire la même chose, même si, en réalité, c’est l’âme qui est éprise de son Dieu. Ainsi, je me vois mal, dans la peau d’un homme au masculin, dire à Jésus: mon Époux! Je crois que toute la difficulté vient de là, et non d’une différence fondamentale au niveau de la qualité de l’amour. C’est pourquoi, après avoir parlé de l’amour en général, je vais m’attarder maintenant sur le cœur des prêtres et l’amour que leur sacerdoce révèle.

Comment montrer l’amour qui est au cœur des prêtres, les choisis, les élus de Dieu parmi beaucoup d’autres. Femme, je me suis  longtemps penchée vers les petits enfants ou occupée des jeunes filles et des jeunes adultes. Je tâchais de leur donner tout ce que je pouvais d’amour pour les aider à devenir des hommes (ou des femmes) dignes de ce nom. Pourtant, j’ai souvent aussi été en admiration devant l’amour que nos prêtres montraient à leurs petits enfants du catéchisme, ou à leurs grands adolescents que la versatilité préoccupait particulièrement. Je les ai souvent vus, nos prêtres, dans ma jeunesse, qui priaient, ou faisaient prier, pour leurs “grands” si menacés. A ce propos, je ne peux m’empêcher de penser à don Bosco dont le charisme auprès d’une jeunesse difficile était si efficace. Et qu’est-ce qu’un charisme, un vrai, sinon la manifestation d’un grand amour?

Beaucoup de prêtres ont montré aussi, pendant longtemps, des attentions pleines d’amour envers les malades ou les personnes âgées qu’ils visitaient. Qui n’a jamais contemplé le coeur d’un prêtre qui se réjouissait en voyant partir dans la vie, correctement armés spirituellement, des couples de jeunes qu’ils venaient de marier et de bénir? Et de voir revenir ces jeunes couples pour faire baptiser leurs enfants? Quelle joie pour un prêtre de laisser partir vers leurs vocations ceux qu’ils avaient aimés! Quelle joie pour un prêtre d’accueillir et d’accompagner les coeurs repentis, les délaissés, les souffrants, les blessés, les meurtris, les dépressifs! Qui oserait dire qu’un cœur de prêtre, ce n’est pas un cœur plein d’amour?

Mais on sait bien que sur terre, l’amour est toujours, mais vraiment toujours, l’occasion de beaucoup de souffrances. Le prêtre, surtout de nos jours n’est pas une exception à la règle, au contraire. Que de cœurs de prêtres pleurent en silence! Que de cœurs de prêtres qui, après avoir offert leur vie au service de leur Dieu et de leurs frères, offrent aussi leurs peines et leurs larmes au Seigneur! Oh! les cœurs douloureux de nos prêtres trop seuls, incompris, voire délaissés, abandonnés ou trop déconcertés!

Cependant, il me semble qu’il faut quitter rapidement ce domaine de l’amour, même douloureux mais encore trop humain, pour se tourner résolument vers la mystique. Car tout prêtre devrait être un mystique, c’est-à-dire avoir des relations privilégiées avec son Seigneur, ce Seigneur pour qui, un jour, il a quitté ce qui faisait sa vie, pour “oser” aimer d’un Amour total et absolu Celui qui deviendra l’Époux de son âme.

Pour répondre à l’appel de Celui qui l’aimait et qu’il a “osé” aimer, le prêtre a renoncé à tout amour humain, à toute espérance humaine, à toute satisfaction légitime mais humaine, pour n’avoir plus qu’un seul Amour, un Amour unique et absolu: Dieu. Je dis: “Il a osé aimer” car choisir Dieu sur la terre, et n’aimer que Lui, est généralement redoutable. Parce qu’aimer, c’est se laisser transformer par celui que l’on aime, et aimer le Christ, c’est aimer un Crucifié ! Alors, qui oserait prétendre que l’Amour au masculin, d’un prêtre pour son Seigneur, n’est pas aussi grand que celui d’une femme, fût-elle moniale et mystique enflammée d’Amour ?

La vie amoureuse du prêtre n’est que pour Jésus dont il cristallise pour nous la présence sur la terre, devenant véritablement un autre Christ visible, mais toujours crucifié. Car c’est le prêtre qui prend sur lui les péchés des hommes et les pardonne au nom du Seigneur Jésus. Et personne ne me fera croire que parfois, sinon à chaque fois, le prêtre qui pardonne ne frémit pas de crainte et n’est pas écrasé par le poids des péchés, ces dramatiques refus d’Amour qui conduisirent Jésus à mourir sur la Croix. Quelle dose d’amour il faut alors au prêtre pour continuer à donner le sacrement du pardon ! Et que de fois son cœur aura-t-il été transpercé par un glaive de douleur, comme le fut, toutes proportions gardées, celui de la Vierge Marie ! Quel cœur plein d’Amour il faut au prêtre pour continuer sa mission, quoi qu’il lui en coûte! Et malgré les difficultés qui, de nos jours, sont de plus en plus nombreuses, imprévisibles, et crucifiantes.

Personne ne me fera croire que le prêtre ne tremble jamais quand il consacre les hosties et le vin, transformant dans ses mains et à l’appel de son cœur, le pain et le vin des offrandes, en Corps et en Sang de Jésus. Quel cœur plein d’Amour il faut au prêtre qui consacre pour accepter, l’espace d’un moment, d’être le Christ Lui-même, présent et vivant sur l’autel, le Christ devenu notre nourriture pour le salut du monde. Un cœur de prêtre tellement lié au Cœur Eucharistique qu’il devient lui-même hostie vivante comme le Cœur du Seigneur. La grandeur du prêtre est immense, mais je crois que le prêtre n’est vraiment  est, au sens du verbe exister , que par l’immensité de l’Amour de son cœur.

Quelle merveille, Jésus, que le cœur de vos prêtres ! Car c’est le cœur par qui votre Cœur revient chez nous. Pour nous. Merci Seigneur d’avoir inventé le cœur des prêtres. Merci à nos prêtres de continuer leur mission et de toujours rendre Jésus présent parmi nous !

Dans le domaine de l’Amour de Dieu, je ne pense pas que la féminité soit un privilège. Je ne crois pas qu’un cœur féminin ressente l’Amour de Jésus, l’amour de Dieu, autrement qu’un cœur masculin. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à relire les hymnes ou les chants d’Amour enflammés de Saint François, de Saint Jean de la Croix, de Saint François de Sales et de tant d’autres saints. Je ne pense pas que l’on puisse vraiment découvrir des différences. Et leurs accents rejoignent bien les accents enflammés de sainte Gertrude d’Helfta ou de Sainte Thérèse de Lisieux.

En ce qui me concerne, je crois à l’unité de l’Amour, car tout amour vient de Dieu-Amour, et tout amour retourne à Dieu. En redisant à chaque fois, et partout, les mêmes paroles : “Jésus ! je Vous aime ! Mon Dieu, c’est Vous que j’aime,” c’est vers Vous seul que se tournent nos âmes, vers Vous, Seigneur, qui êtes la vie de nos âmes.

Paulette Leblanc

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