Adam Chmielowski naquit à Igołomia, près de Varsovie le
20 août 1845. Il était l'aîné des quatre enfants de
Adalbert Chmielowski et de Józefa Borzystawska, tous
deux descendants d’une famille noble. La jeunesse
d'Adam Chmielowski se
déroula dans une région située entre la
République de Cracovie,
jusqu'à son annexion
par
l'Autriche en 1846, et le
royaume de Pologne
sur lequel, depuis l'échec de l'insurrection
de 1830-1831,
le pouvoir russe était de plus en plus pesant. En 1863,
une nouvelle insurrection
éclata contre la russification du pays, et Adam, qui
n'avait pas encore 18 ans, et qui
étudiait à l'institut
agricole et forestier
de Pulawy, prit part à cette insurrection. Le 1er
octobre 1864, il fut griè-vement blessé à une jambe et
dut être amputé, sur le champ de bataille et sans
anesthésie. Malgré de gran-des souffrances, Adam cachait
autant qu'il le pouvait le handicap de sa jambe de bois.
Après l'insurrection de 1863, Adam suivit les cours de
l'école des Beaux-Arts à Varsovie. En 1868, il était à
Cracovie où il fréquenta la famille des Siemienski.
Fidèle à la foi de ses ancêtres, Monsieur Siemienski
était malheureusement très ouvert aux courants
scientistes qui venaient de l'occident, et la mode
s'était répandue de faire tourner les tables pour
évoquer les esprits. Madame Siemienska, profondément
chrétien-ne, voyant que les invités de son mari se
livraient à ces pratiques spirites, prit l'avis de son
confesseur, afin de persuader son époux de mettre un
terme à ces amu-sements dangereux. Le prêtre lui
conseilla de prendre son chapelet et de prier
tranquillement, sans se mêler aux séances. Ce qui suit
est assez extraordinaire, c'est pourquoi nous vous le
racontons:
Adam
racontait qu'un jour il était assis avec des amis autour
d'une grande table en chêne, si lourde que deux hommes
pouvaient à peine la mouvoir. Sous leurs doigts,
totalement déchaînée, la table se mit à tourner et à
bondir, en répondant à leurs questions par des coups
secs et violents. Mme Siemienska, assise un peu plus
loin, récitait à voix basse son chapelet. Bientôt Mme
Siemienska n'y tenant plus, se leva, et lança son
chapelet sur la table tournante. Il y eut alors comme
une détonation de pistolet et la table s'arrêta net.
Lorsque les lumières furent rallumées, tous virent la
table fendue en deux; l'épaisse plaque en chêne massif
avait éclaté tout le long du diamètre, malgré les
crampons qui la fixaient. Depuis ce jour, jamais plus
les amis de Mr Siemienski ne s'amusèrent à faire tourner
des tables.
De
1871 jusqu'au printemps de 1873, Adam séjourna avec deux
amis à Paris. Il restait profondément religieux et
passionné pour l'art. Cependant, bouleversé par les
révolutions sociales qui affligeaient la France, il
commentait: "S'ils veulent du progrès, pourquoi ne
bâtissent-ils pas leur État selon l'Évangile?" Suite
à l'amnistie accordée par le tsar, Adam revint en
Pologne en 1873. Confronté à une profonde misère, il
renonça à sa carrière, pourtant prometteuse, de peintre,
pour s'occuper activement des pauvres, des malades
abandonnés et des clochards.
Au
début de 1879, Adam, chez un ami de Lvov, comprit qu'il
devait se faire religieux. Le 24 septembre 1880, il
entra donc au noviciat des Jésuites de Stara Wies. Son
âme était inondée de joie, mais une épreuve terrible
l'attendait, une épouvantable crise de scrupules. Il dut
rentrer chez lui. Bientôt, cependant, entendant un
prêtre parler de la miséricorde de Dieu, il retrouva la
paix de l'âme mais ne retourna pas au noviciat des
Jésuites. Il se remit à la peinture; mais un jour,
découvrant la Règle du Tiers-Ordre de saint François
d'Assise, il demanda à y être reçu et prit le nom de
frère Albert.
Rentré à Cracovie, il continua son métier de peintre,
mais de plus en plus, il voyait dans le visage des
mendiants qu'il rencontrait, la Sainte Face du Seigneur.
Un soir, croisant un jeune garçon livide de froid et
couvert de guenilles, frère Albert lui dit: "Viens
chez moi." Dans l'atelier, où il y avait un bon feu,
Frère Albert prépara à manger, puis il ajouta: "Et
maintenant tu vas dormir. – Où donc? – Mais, dans le
lit! – Et vous? – Je m'arrangerai." Le petit
vagabond n'eut même pas la force de protester, il se
jeta sur le lit et dix minutes après il dormait
profondément. C'est ainsi que Frère Albert découvrit sa
vocation.
Il
fonda un premier hospice pour héberger les mendiants de
Varsovie, et institua la "Congrégation des Frères et
Sœurs du Tiers-Ordre de Saint-François servants et
servantes des pauvres," que l'on appela
"Albertins".
Bientôt Frère Albert mena une triple vie: le jour, il
peignait pour gagner sa vie; la nuit, il recevait ses
compagnons dans son atelier; il visitait aussi les
meilleures familles de l'aristocratie polonaise et y
plaidait la cause des misérables. Malheureusement, la
présence des étranges locataires de son atelier lui
causa bientôt des ennuis. Lorsqu'il était présent, tout
se passait bien, mais dès qu'il s'absentait, ils
faisaient un chahut tel que les voisins se plaignirent.
Il fallait quitter les lieux. Où aller? Frère Albert
pensait rejoindre l'asile de nuit de Kasimierz; mais
l'ambiance qui y régnait était telle que les compagnons
d'Albert refusèrent d'y retourner.
Après avoir consulté l'Archevêque de Cracovie qui
l'admit à prononcer ses trois vœux religieux, Frère
Albert se familiarisa avec les œuvres de saint Jean de
la Croix et rencontra le Supérieur du couvent des
Carmes, le Père Raphaël Kalinowski. La décision fut
alors prise, en novembre 1888, de rejoindre l'asile de
"Ogrzewalnia". Frère Albert passa une convention
officielle avec la ville de Cracovie concernant l'usage
des locaux, le droit de quêter dans les rues et la
réinsertion sociale des plus valides. Très dévot à la
Sainte Vierge, il suspendit au mur de l'asile une icône
de Notre-Dame de Czestochowa. Même parmi les plus
mécréants, personne n'osa jamais toucher à celle qui est
considérée comme la Reine de Pologne. Une petite lampe à
huile brûlait jour et nuit devant l'icône vénérable et
des mains inconnues l'ornaient de fleurs. Quand
l'atmosphère se faisait lourde et menaçante, un frère
musicien prenait son violon et les disputes
s'arrêtaient, et les visages s'adoucissaient.
Voici qui est très important: pour restaurer la dignité
de ses pauvres, avilis par la misère, frère Albert se
servait du travail, conçu comme un facteur de
perfectionnement moral et de progrès humain. Pour cela,
Frère Albert ouvrit des ateliers où ses fils, revêtus de
leur bure grossière et penchés sur leurs établis,
donnaient l'exemple d'un travail assidu. Cet exemple fut
contagieux: les pauvres prenaient courage et
retrouvaient peu à peu le sens de leur dignité dans une
vie de travail. Notons que, tous les jours, frère Albert
réunissait ses fils religieux, et leur faisait une
instruction spirituelle. Il leur apprenait à faire
oraison et à s'occuper des pauvres par amour pour le
Christ. Car, pour le frère Albert, le véritable Amour
vient de Dieu; cet amour s'incarne dans le Christ, se
communique par l'Eucharistie, porte des fruits de
miséricorde et devient la source de tout bien, privé et
public.
Frère Albert écrivit aussi de petites pièces de théâtre
qu'il faisait jouer à ses pauvres avec les moyens du
bord. Le succès fut considérable; les cœurs s'ouvrirent
et de vrais miracles de conversion se produisirent.
Ainsi, lorsque frère Albert et ses fils récitaient des
prières, à genoux au milieu de l'asile, leurs compagnons
se sentaient attirés et se joignaient à eux. Pour être
complets, notons que, dans son contrat passé avec la
municipalité de Cracovie, frère Albert s'était engagé à
prendre également en charge l'asile des femmes, qui
dépassait en horreur celui des hommes. Le Seigneur lui
envoya, pour cette œuvre, des femmes qui formeront la
branche féminine de sa Congrégation.
Ayant vécu comme les pauvres, le frère Albert
Chmielowski mourut dans un des hospices qu'il avait
fondés. Fin 1916, alors que depuis longtemps son estomac
ne supportait plus aucune nourriture solide, il entra
dans une longue agonie. Jusqu'au bout, il accepta la
volonté de Dieu, dans la foi et la reconnaissance.
Enfin, le jour même de Noël, il rendit son âme à Dieu,
pendant l'Angélus de midi. Le Pape Jean-Paul II le
béatifia le 22 juin
1983, à Cracovie, et le
canonisa à Rome, le
12 novembre 1989. Karol
Józef Wojtyła, qui
deviendra le pape Jean-Paul II de 1978 à 2005, avait
écrit lorsqu'il était encore étudiant, une pièce de
théâtre sur le Frère Albert, intitulée "Frère de
notre Dieu". Voici comment il résuma la vie de Frère
Albert:
"J'ai plaisir à
rappeler la fascination spirituelle qu'a exercée dans
l'histoire de ma vocation la figure du saint Frère
Alberto, Adam Chmielowski, - tel était son nom - qui
n'était pas prêtre. Frère Alberto était un peintre de
grand talent et d'une grande culture. Or, à un certain
moment de sa vie, il rompit avec l'art, car il comprit
que Dieu l'appelait à des devoirs bien plus importants.
Il vint à Cracovie pour se faire pauvre parmi les
pauvres, se donnant lui-même pour servir les
déshérités. J'ai trouvé en lui un appui spirituel
particulier et un exemple lorsque je me suis éloigné de
la littérature et du théâtre, pour faire le choix
radical de la vocation au sacerdoce. Par la suite, l'une
de mes joies les plus grandes a été de l'élever aux
honneurs des autels comme, auparavant, celle de lui
consacrer une pièce de théâtre: 'Frère de notre Dieu'."
Et nous, nous
ajouterons:
Que
l'exemple de saint Frère Albert, pauvre au milieu des
pauvres, qui priait et louait le Seigneur avec les
pauvres de cœur, nous encourage à persévérer dans
l'évangélisation de nos contemporains, ces pauvres
spirituels qui ont été privés de Dieu depuis leur
jeunesse, et qui ne savent plus quel sens donner à leur
vie.
Paulette Leblanc |