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Dom
Vital LEHODEY
CHAPITRE IX Les épreuves intérieures en général. Nous avons considéré déjà les biens et les maux temporels, l'essence de la vie spirituelle, ses modalités plutôt extrinsèques. Il nous reste à étudier les peines de la vie intérieure, d'abord en général, puis quelques-unes en particulier, comme les tentations, les aridités, les obscurités, etc. C'est là surtout que l'abandon sera de mise; car ces épreuves sont inévitables et très fréquentes; selon saint Alphonse, « c'est la plus amère de toutes les peines possibles » . « Un jour ne ressemble jamais parfaitement à l'autre, dit saint François de Sales; on en voit de nébuleux, de pluvieux, de secs et de venteux; il en est de même de l'homme : sa vie s'écoule comme les eaux, flottant et ondulant en une perpétuelle diversité de mouvements, qui tantôt l'élèvent aux espérances, tantôt l'abaissent par la crainte, le plient tantôt à droite par la consolation, tantôt gauche par l'affliction. Jamais il n'est en un même état... Nous voudrions le rencontrer nulle difficulté, nulle contradiction, nulle, peine, mais avoir toujours des consolations sans aridités, le repos sans travail, la paix sans trouble. Et qui ne voit notre folie ? Car nous voulons ce qui ne se peut. Cette pureté ne se trouve qu'en paradis et en enfer : au paradis, le bien, le repos, la consolation, sans aucun mélange de mal, de trouble et d'affliction; en enfer, le mal, le désespoir, le trouble et l'inquiétude, sans aucun mélange du bien, de l'espérance, de la tranquillité ni de la paix. Mais en cette vie périssable, jamais le bien ne se trouve sans la suite du mal, le repos sans travail, la consolation sans l'affliction » . La vie intérieure n'échappera pas à cette loi générale. Les vicissitudes et les épreuves s'y rencontreront forcément. Notre misère et la malice du démon peuvent en être la source immédiate; c'est toujours Dieu qui en est la cause première. Quand elles viennent de notre propre fonds, elles ont pour explication l'ignorance de l'esprit, la sensibilité du cœur, le dérèglement de l'imagination, la perversité de nos penchants, etc. Mais n'est-ce point par un dessein de Dieu que nous sommes nés enfants d'Adam, et par sa volonté que nous avons ces infirmités à supporter pour notre sanctification ? Le démon lui-même peut-il quelque chose sur nous sans la permission de Dieu ? Saül étant obsédé par des tentations de jalousie et d'aversion contre David, les Livres saints nous disent que « l'esprit mauvais venu du Seigneur l'agitait » . Mais si cet esprit vient du Seigneur, comment peut-il être mauvais ? S'il est mauvais, comment peut-il venir du Seigneur ? Il est mauvais, par la volonté dépravée qu'il a d'affliger les hommes pour les perdre; il est du Seigneur, parce que Dieu lui a permis de les affliger, dans le dessein qu'il' a de les sauver. Très souvent le Seigneur agit lui-même, et il diversifie son action, suivant la force et les besoins des âmes, et les desseins qu'il a sur elles. Voici comment le vénérable Louis de Blois résume, en traits saisissants, « la conduite admirable de l'Époux céleste à l'égard d'une âme qui est à lui. Au commencement, lorsque les nœuds de l'engagement sont à peine formés, il la visite, il la fortifie, il l'éclaire, il gagne son cœur, en ne lui faisant trouver que de la joie à son service; il l'y engage par la douceur de ses attraits; il se montre continuellement à elle, pour la retenir par les charmes de sa présence; en un mot, il ne lui fait goûter que délices, que douceurs, pour ménager sa faiblesse. Mais, dans la suite, il lui ôte le lait, et lui donne la nourriture solide des afflictions; il lui ouvre les yeux, et lui découvre combien elle aura à souffrir à sa suite. Et voilà le Ciel, la terre et l'enfer conjurés contre elle. Ennemis au dehors, tentations au dedans; au dehors, les tribulations et les ténèbres; et dans le fond de l'âme, les sécheresses et les désolations : tout contribue à son martyre. Ici l'Époux se dérobe à ses yeux; il reparaît quelque temps après pour la quitter encore. Tantôt il la laisse dans les ombres et les horreurs de la mort, tantôt il la rappelle à la lumière et à la vie, pour lui faire éprouver la vérité de cet oracle : « C'est lui qui précipite dans le tombeau, et c'est lui qui en retire » . Pourquoi cette conduite de la Providence ? C'est qu'il y a deux peuples en nous. « L'amour divin et l'amour-propre sont en notre cœur, comme Jacob et Ésaü dans le sein de Rébecca; ils ont une antipathie fort grande l'un à l'autre et s'entrechoquent continuellement. « Deux nations sont dans ton sein, dit le Seigneur à Rébécca ; les deux peuples qui sortiront de toi seront divisés, l'un surmontera l'autre, l’aîné servira le puîné ». De même, l'âme ayant deux amours en son cœur, a par conséquent deux grandes peuplades de mouvements, affections et passions; et comme les deux enfants de Rébécca, par la contrariété de leurs mouvements, lui donnaient de grandes convulsions, les deux amours de notre âme dorment de grands travaux à notre cœur. Mais il faut, là aussi, que l'aîné serve le puîné, c'est-à-dire que l'amour sensuel serve l'amour de Dieu » . L'amour-propre se manifeste par l'horreur de la souffrance, la recherche de la jouissance, et surtout l'orgueil. De là vient cette guerre intestine dont se plaignait l'Apôtre, guerre toujours rude et tenace, mais plus violente en certaines personnes, sur certains points, et même en certains âges, en certains temps, en certaines occasions. Jusque chez le spirituel avancé, il reste un fonds d'amour-propre caché, un orgueil délicat, presque imperceptible, d'où naissent une infinité d'imperfections dont il n'a guère conscience, de vaines complaisances en lui- même, de vaines craintes, de vains désirs, des manières pleines de suffisance, des soupçons et des railleries contre le prochain, tout un chaos de, misères, de faiblesses, et de petites fautes. Quel sera le remède ? Assurément, c'est la mortification chrétienne. Il faut donc, moyennant la grâce de Dieu, s'y porter résolument, la poursuivre sans trêve avec esprit de suite. Mais c'est tantôt la lumière qui fera défaut, tantôt le courage qui faiblira; jamais on ne réduira complètement cet ennemi presque imperceptible, et qui fait partie de nous- mêmes, si Dieu, par l'action de sa Providence, ne vient nous prêter main- forte. Il a deux manières de le faire: la voie des suavités, et celle des saintes rigueurs. Quand une âme commence à se donner à lui, il la comble de consolations sensibles, pour l'attirer, pour l'éloigner des plaisirs terrestres; elle se détache peu à peu des créatures et s'attache à Dieu, mais d'une façon défectueuse; car c'est le défaut général des âmes encore imparfaites de rechercher leur satisfaction presque en tout ce qu'elles font . Et précisément les suavités sont la plus délicate des pâtures et pour l'orgueil de l'esprit et pour la gourmandise spirituelle. Par des retours imperceptibles de complaisance, on s'approprie les dons de Dieu, on se sait bon gré d'être en tel et tel état; au lieu de bénir la miséricorde infinie, on s'en attribue le mérite, au moins dans les secrets sentiments du cœur. Il faudra donc, pour que l'amour-propre achève de mourir, que Dieu vienne lui porter les rudes coups des épreuves intérieures; ils seront douloureux mais décisifs. Par là, Dieu nous humilie et nous instruit. Jaloux de conserver sa gloire et de la garantir contre ces secrets larcins du cœur, il nous cache presque toutes ses grâces et ses faveurs. Il n'y a guère à cette règle que deux exceptions: les commençants, qui ont besoin d'être attirés et gagnés par ces dons sensibles et connus; les grands Saints, qui, à force d'avoir été purifiés de l'amour-propre par mille épreuves intérieures, peuvent connaître en eux les grâces de Dieu sans le moindre retour de complaisance. En général, il cache si bien aux âmes les biens dont il les comble, qu'elles ne voient ni leur humilité, ni leur patience, ni leur avancement, ni leur amour pour Dieu. Aussi ne peuvent-elles s'empêcher parfois de pleurer, sur l'absence présumée de ces vertus et sur leur manque de générosité dans la souffrance. Il leur découvre, en même temps, ce profond abîme de corruption native que nous portons en nous, et qu'elles n'avaient pu ni voulu sonder jusqu'alors. Il le leur montre à loisir, non par des lumières glorieuses, mais par des expériences douloureuses et mille fois répétées. Rien de mortel pour notre amour-propre, comme une vue si affligeante et si humiliante. Sentir à tout instant sa faiblesse et se voir sur le bord du précipice, n'est-ce pas l'épreuve la plus capable de conduire à la totale défiance de soi-même, à la confiance en Dieu seul ? S'il nous est bon d'être abaissés devant les autres, il ne l'est pas moins d'être anéantis à nos propres yeux; c'est là surtout ce qui fera mourir peu à peu l'orgueil en nous; et voilà pourquoi Dieu permet tant d'humiliations intérieures. C'est une leçon d'une évidence aveuglante; il la prolonge, jusqu'à ce qu’elle soit bien apprise, et ne puisse pour ainsi dire plus être oubliée. Il ne reste qu'à savoir en profiter, pour s'établir dans la vraie humilité douce et paisible, qui chasse la fausse humilité chagrine et dépiteuse. Le chagrin et le dépit dans l'humiliation sont autant d'actes d'orgueil comme le chagrin et le dépit dans la souffrance sont autant d’actes d'impatience . Par ces épreuves, Dieu achève de nous détacher. L'amour-propre est une hydre à plusieurs têtes, qu'il faut couper successivement. On a travaillé d'abord à retrancher l'attache au monde, aux biens de la terre, aux plaisirs des sens, à la santé, etc. Et pour nous prêter main-forte, Dieu a répandu l'amertume sur les joies d'ici-bas, il nous a frappés dans les personnes et les choses qui nous étaient chères, il a livré notre corps aux infirmités. Dociles à son action, nous avons déjà remporté de grands avantages. Mais l'amour-propre, battu sur ce terrain, nous attend sur un autre plus délicat : il se laisse prendre, au sensible de la piété; et cet attachement est d'autant plus à craindre, qu'il est moins grossier, qu'il est même légitime en apparence. Et cependant l'amour parfait ne peut souffrir que cette affection aux consolations partage le cœur avec Dieu. Que va-t-il donc arriver ? S’il s'agissait d'âmes moins privilégiées et pour lesquelles Dieu n'aurait pas une tendresse aussi jalouse, il les laisserait jouir en paix de ces saintes douceurs, et il se contenterait du sacrifice qu'elles lui ont fait des plaisirs des sens. Voilà, en effet, quel est le train ordinaire des personnes dévotes, dont la piété est mêlée d'une sorte de recherche d'elles-mêmes. Assurément Dieu n'approuve pas leurs défauts; mais, comme il leur fait moins de grâces, il n'attend pas d'elles une aussi grande perfection. Il a de bien autres exigences, comme il a d'autres desseins, à l'égard des âmes choisies. La jalousie de son amour en égale la tendresse. Désireux de se donner tout à elles, il veut aussi posséder leur cœur sans aucun partage. Il ne saurait donc se contenter des croix et des peines extérieures qui les détachent des créatures; il veut les dégager d'elles-mêmes, et faire mourir en elles les dernières racines de cet amour-propre qui s'arrête au sentiment de la dévotion, qui s'y appuie, qui s'en nourrit et s'y complaît. Pour opérer cette seconde mort, il ôte toute consolation, tout goût, tout appui intérieur; il éprouve l'âme par les aridités, les répugnances, les insensibilités et autres peines, de manière qu'elle se trouve comme dans un état d'anéantissement . L'action de Dieu n'a pas toujours ce degré d'intensité; il l'augmente ou la diminue suivant ses desseins d'amour, et selon la force et la générosité des âmes. S'il ne trouve pas à propos de les traiter avec cette sainte rigueur, il les fait du moins passer par des alternatives de consolation et de désolation, de paix et de combat, de lumière et d'obscurité. Grâce à ces vicissitudes continuelles, il les rend souples et pliables à tous ses mouvements; car, à force de changer de situation intérieure, on finit par ne plus tenir à aucune, et l'on se trouve prêt il prendre toutes les formes au gré de cet Esprit divin qui souffle où il lui plaît et comme il lui plaît . Bref, par toutes ces épreuves, dit le vénérable Louis de Blois, « Dieu purifie les âmes, il les humilie, il les instruit, il les rend pliables à sa volonté; il retranche tout ce qu'elles avaient de rude, de difforme et de rebutant; il les pare de tous les ornements qui peuvent les rendre agréables à ses yeux. Et quand il les trouve fidèles, pleines de patience et de bonne volonté, quand un long usage des tribulations les a portées, par le secours de sa grâce, jusqu'à ce haut degré de perfection, qui consiste à souffrir avec tranquillité et avec joie toutes sortes de tentations et de peines, alors il les unit à lui de la manière la plus parfaite, il leur confie ses secrets et ses mystères, il se communique pleinement à elles» . Ce sont les jours du pur amour, puisque nous y servons Dieu pour lui-même et à nos propres dépens. Ah! qu'il est difficile de l'aimer purement dans la jouissance, sans nul retour sur soi-même, sans aucune vaine complaisance ! Mais dans le temps des croix et des privations intérieures, saintement acceptées, nous n'avons plus à craindre que l'amour-propre se mêle à nos rapports avec Dieu, puisqu'il n'y a rien dans ces rapports qui ne soit crucifiant pour l’amour-propre. Oh! que cette assurance est de nature à consoler celui qui comprend le prix du pur amour! Voilà pourquoi tant de Saints préféraient les privations et les souffrances aux consolations et aux jouissances, pourquoi ils aimaient si passionnément les unes qu'ils avaient peine à supporter les autres . C'est le temps de la riche moisson pour le ciel, parce que c'est maintenant qu'on s'élève aux saintes œuvres, pures et désintéressées. « Dans l'état de consolation, dit saint Alphonse, il ne faut pas une grande vertu pour renoncer aux plaisirs sensuels, ni pour supporter les affronts et les adversités : une âme ainsi favorisée souffre tout; mais souvent sa patience provient plutôt des douceurs qu'elle éprouve, que de la force de son amour pour Dieu » . Au contraire, c'est l'effet d'une vertu non médiocre, que de savoir bien supporter ses misères, ses faiblesses, ses humeurs, ses travers, et toutes les peines dont Dieu use pour nous en corriger. Après ces purifications et ces détachements intérieurs, on s'élève aisément jusqu'à l'abandon parfait, à la confiance filiale en Dieu seul, c'est-à-dire que les plus hautes vertus nous sont devenues comme naturelles. Et, de ce chef, combien de richesses ces misères et ces épreuves n'ont-elles pas fait acquérir aux Saints, en servant de matière à leurs combats intérieurs, à leurs victoires, au triomphe de la grâce ! Et d'un autre côté, c'est après s'être ainsi complètement dépouillé de soi-même. qu'on arrive à ne penser plus qu'à Dieu, à ne goûter plus que Dieu, qu'on ne s'appuie et qu'on ne se réjouit plus qu'en Dieu; et voilà la vie nouvelle en Jésus-Christ, l'édification de l'homme nouveau après la destruction du vieil homme ! Hâtons-nous donc de mourir, comme le ver à soie, pour devenir un agréable papillon qui vole dans le ciel, au lieu de ramper sur la terre . Mais l'amour-propre a la vie dure, il ne meurt qu'après une longue et terrible agonie. L'âme encore imparfaite est le bois vert qui sue et gémit, qui se tord et s'agite, avant de s'embraser : C'est la statue sous le ciseau du sculpteur, la pierre que l'on taille avec le marteau: les tentations, les aridités, les autres peines nous font sentir douloureusement leurs coups pénétrants; mais, sans cela, nous resterions le bloc informe, et ne prendrions pas la ressemblance avec Jésus souffrant, humilié, crucifié. On n’arrive au parfait amour que par de multiples dépouillements; et plus nous voulons aller loin dans les voies de l'oraison, dans l'union d'amour et la vraie sainteté, plus il faut que nous soyons dégagés et libérés. Nous chercherions les consolations de Dieu autant que le Dieu des consolations, si nous n'apprenions pas à le servir dans les plus terribles délaissements. En un mot, les peines intérieures étant le chemin, de la perfection, Dieu nous sèvrera de ses douceurs, parce qu’il nous aime et sans que nous ayons démérité. Peut-être trouverons-nous dans le cloître moins de suavités que dans le siècle. Dieu nous purifie plus énergiquement, pour nous unir à lui plus parfaitement. Le calice est amer, il est vrai; mais l'enfer le serait bien davantage, et Dieu nous fait miséricorde, en substituant aux rigueurs de l'autre monde ce purgatoire mitigé. D'ailleurs, puisqu'il faut, bon gré mal gré, boire ce calice salutaire, faisons de nécessité vertu; c'est le moyen d'en adoucir l'amertume. Tout nous deviendra plus doux, à mesure que l'épreuve nous aura purifiés et détachés; et c'est à peine si nous sentirons encore la souffrance, sauf une permission de Dieu, sauf aussi les moments de fatigue et les épreuves spécialement graves. Car la vive douleur vient, pour une large part, de la forte opposition de l'amour-propre, qui ne veut ni mourir ni abdiquer. L'amour divin ne ferait guère que des impressions douces et charmantes, s'il ne trouvait dans le cœur aucun obstacle qui lui résistât. Après tout, voudrions-nous jouir du ciel sur terre, et ne marcher que par un chemin de roses, tandis que notre Maître adoré porte sa croix, et tombe en agonie ? Le paradis vaut bien tous les sacrifices. Le spirituel n'a pas le monopole des épreuves ; les siennes sont embaumées d'amour et d'espérance ; et, somme toute, il lui en coûte moins pour courir vers la sainteté, qu'au tiède pour languir sous le faix de ses passions immortifiées . Puisqu'il en est ainsi, évitons soigneusement de mettre obstacle aux faveurs divines. Mais s'il plaît à Dieu de nous ravir ces jours ensoleillés où nous éprouvions des goûts sensibles à l'oraison; à la communion, où notre union avec le Bien-Aimé n'apportait que charmes et délices, ne regrettons pas les douceurs : Dieu nous les enlève sans faute de notre part; c'est donc qu'elles ont fait leur temps et n'offrent plus la même utilité. Oh! que le martyre et l'agonie des jours présents sont bien autrement précieux ! Si l'on savait l'accepter, l'estimer, l'aimer, cette heureuse abjection intérieure, on voudrait toujours la sentir, toujours y demeurer, parce qu'on se trouverait plus près de Dieu . Bien des Saints, poussés par une inspiration particulière, disaient à Dieu dans leurs souffrances : Encore plus, Seigneur. Selon le P. de Caussade, c'est souvent présomption et illusion de vouloir suivre un tel exemple; il estime que nous sommes trop petits et trop faibles pour en venir là, à moins d'une certitude morale que Dieu le veut ainsi de nous. Il n'a jamais souhaité, encore moins demandé, des peines et des contradictions pour lui-même; il défend à l'une de ses Philotées d'en solliciter ni plus ni moins : Dieu sait mieux que nous la juste mesure de tout ce qu'il nous faut; les épreuves qu'il nous envoie suffisent, sans qu'on les désire ou qu'on les procure soi-même. S'y attendre et s'y préparer, c'est le meilleur moyen d'avoir plus de force et de courage pour les recevoir avec fruit quand il les envoie . D'ailleurs, il faut nous armer de patience et d'humilité. Si nous avons une nature moins heureuse, si Dieu nous envoie plus d'épreuves pour la réduire, la violence et la persistance du combat ne font nul tort à l'âme qui lutte avec la résolution de ne jamais se décourager. L'âpreté des attaques fera croître, la fatigue et le péril; mais, avec l'aide de Dieu, il en résultera plus de victoires, de sainteté, de mérites et de récompenses. Pendant que le céleste Médecin nous prodigue les coups de lancette et les pilules amères, regardons- nous, non pas dans le miroir trompeur de l’amour-propre, mais dans le miroir fidèle de la vérité; et ne perdons pas de vue nos misères. Alors, nous nous humilierons, comme naturellement, sous la puissante main de Dieu; et, loin d'incriminer sa justice et son amour, nous trouverons qu'il nous fait grâce, et qu'il est très miséricordieux jusque dans ses rigueurs . Établissons-nous surtout dans la sainte indifférence. «Que le navire cingle au couchant ou au levant, au midi ou au septentrion, quel que soit le vent qui le pousse, jamais pourtant son aiguille ne regardera que sa belle étoile et le pôle. De même, que tout se renverse autour de nous et en nous, que notre âme soit triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût, en sécheresse, en tendreté, que le soleil la brûle ou que la rosée la rafraîchisse, il faut pourtant que la pointe de notre esprit, de notre cœur, de notre volonté supérieure, qui est notre boussole, regarde incessamment et tende perpétuellement à l'amour de Dieu » . La partie inférieure de notre âme peut être dans le trouble et l’agitation; mais la volonté doit demeurer paisible au milieu de la bourrasque, se tenant tournée vers Dieu et ne cherchant que lui. Et jamais rien ne doit nous séparer de son amour, ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la douleur présente, ni la crainte des- maux à venir. Aimer Dieu et faire sa sainte volonté, n'est-ce pas l'essentiel, et notre fin même ? Le reste n'est que moyen pour y tendre, les consolations comme les afflictions, la paix comme le combat, la lumière comme les ténèbres. Quel chemin sera le meilleur pour nous ? Nous l'ignorons; Dieu le sait, il nous aime, laissons-le disposer de nous comme il l'entend; notre sort est mille fois mieux dans ses mains qu'entre les nôtres. D’ailleurs, il ne nous laissera pas le choix, il dispose en maître souverain; prêtons-nous de bonne grâce à son action : c'est lui qui nous met dans l'épreuve, il nous soutiendra; les Saints préféraient la souffrance; on profite plus en pâtissant qu'en agissant; le saint abandon est le chemin le plus sûr et le plus direct vers la sainteté. Le P. Balthazar Alvarez faisait à Dieu cette admirable prière : « Veuillez disposer de moi selon votre bon plaisir, c'est tout ce que je désire, et je ne vous demanderai ni une autre foi, ni d'autres moyens, ni plus de faveurs, ni moins de souffrances. Je veux demeurer tel que vous m'avez fait, et être traité comme je l'ai mérité. Je me contenterai des consolations que vous me donnerez, et ne me plaindrai point des désolations que vous m'enverrez. Accomplissez, Seigneur, vos desseins sur moi en toute liberté; c'est en cela seul que mon âme peut trouver le repos auquel elle aspire ». Lorsque les peines viendront s'abattre sur nous, âpres et persistantes, abandonnons-nous sans réserve à Celui de qui nous nous croyons peut-être abandonnés, et disons-lui de grand cœur : « Vous le voulez, mon Dieu, je le veux aussi, comme vous le voulez et- pour tout le temps que vous voulez ». Il n'y a rien de mieux à faire alors, au chœur, à l'oraison, à fa messe, à la sainte Communion, que de répéter notre fiat doucement et sans efforts, de redire souvent durant le jour, selon la recommandation de saint François de Sales : « Oui, Père céleste, oui et toujours oui », et de nous maintenir dans cette disposition habituelle de total abandon. Voilà une courte et bien simple pratique; il n'en faudrait pas davantage pour acquérir cette perfection, que nous allons souvent chercher bien loin. Le simple fiat, dans toutes nos peines intérieures et extérieures, suffira pour nous conduire à une grande sainteté . Assurément, nous pouvons demander à Dieu qu'il allège nos épreuves ou qu'il y mette fin; nous n'y sommes pas obligés; qu'il veuille bien augmenter notre patience, ce sera mieux pour sa gloire et pour notre bien. Saint Alphonse nous enseigne de dire : « Me voici, Seigneur! Si vous voulez que je reste dans la désolation et l'affliction toute ma vie, donnez-moi votre grâce, faites que je vous aime, ensuite disposez de moi comme il vous plaira » . Évitons au moins l'inquiétude et l'empressement qui dénoteraient un désir déréglé. Souffrons en paix sans aller mendier des consolations parmi les créatures. Pour ne pas nous attendrir sur nous-mêmes, parlons de nos peines le moins qu'il se peut, évitons même d'en occuper trop notre esprit. Mais demandons conseil et encouragement à un homme de Dieu; surtout, réfugions-nous dans la prière, afin d'implorer la force et d'accepter la croix, les yeux amoureusement fixés sur notre Bien-Aimé Jésus qui nous a aimés et s'est livré pour nous. C'est alors, ou jamais, que nous avons besoin de persévérer dans l'oraison, d'appeler le Seigneur à notre aide, et de nous appuyer sur lui seul.
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