
Dom
Vital LEHODEY
Ancien Abbé de Notre-Dame de Grâce
1857-1948

CHAPITRE V
NOTION DE L'ABANDON
Et d'abord, pourquoi ce mot d'abandon ?
Mgr Gay va nous répondre dans une page lumineuse et bien
connue : “ Nous parlons d'abandon, nous ne parlons plus d’obéissance...
L'obéissance se rattache à la vertu cardinale de justice, tandis que l’abandon
se relie à la vertu théologale de charité. Nous ne disons pas non plus
résignation, quoique la résignation regarde naturellement la volonté divine, et
ne la regarde que pour y céder. Mais elle ne livre pour ainsi dire à Dieu qu'une
volonté vaincue, une volonté, par conséquent, qui ne s'est pas rendue tout
d'abord, et qui ne cède qu'en se surmontant. L'abandon va beaucoup plus loin. Le
terme d'acceptation ne serait pas non plus le mot propre. La volonté de l'homme
acceptant celle de Dieu... semble ne se subordonner à lui qu'après avoir bien
constaté ses droits. Cela ne nous mène pas où nous voulons aller.
L'acquiescement nous y mènerait presque... Toutefois, n'entrevoit-on pas qu'un
tel acte implique encore une légère discussion intérieure, après laquelle la
volonté, d'abord émue en face du saint vouloir de Dieu, s'apaise ensuite et se
laisse faire ? Nous avions le mot de conformité, Il est très convenable on peut
dire qu'il est consacré. Rodriguez a composé, sous ce titre, un excellent traité
dans son livre si recommandable de la Perfection chrétienne. Cependant ce mot
dit plus un état qu'un acte, et l'état qu'il exprime semble préalablement
supposer une sorte d'ajustement assez laborieux. On éveille en le prononçant
l'idée d'un modèle qu'on a regardé, admiré, et qu'on s'est ensuite efforcé
d'imiter. Et là même où la conformité se produit sans travail, ... elle demeure
néanmoins quelque chose d'assez froid ... Aurions-nous mieux parlé en nous
servant du mot d'indifférence, qui est aussi un mot très exact et très employé ?
(C'est le grand mot des Exercices de saint Ignace.) Il exprime, en effet, l'état
d'une âme qui rend à la volonté de Dieu l'entier hommage dont nous voulons
parler;... c'est un mot négatif. L'amour en use, mais comme d'un marchepied ;
car rien n'est définitivement positif comme l'amour. Le mot propre ici, c'était
donc l'abandon ”.
Aucun autre, en effet, ne peint mieux le mouvement d'amour
confiant, par lequel nous nous remettons entre les mains de la Providence, comme
un enfant dans les bras de sa mère. Il est vrai que cette expression fut
longtemps mise à l'écart, après l'étrange abus qu'en avaient fait les
Quiétistes. Mais elle a reconquis son droit de cité ; tout le monde l'emploie
couramment ; nous ferons de même, après en avoir précisé le sens.
“ Abandonner notre âme et nous laisser nous-mêmes, dit le
pieux Évêque de Genève, n'est autre chose que nous défaire de notre propre
volonté pour la donner à Dieu ” . Dans ce mouvement d'amour, qu'est l'acte
d'abandon, il y a donc le point de départ, et le terme final ; car il faut que
la volonté sorte d'elle-même pour aller se livrer toute à Dieu. En conséquence,
l'abandon renferme deux éléments que nous avons à étudier : la sainte
indifférence, et la remise totale de notre volonté entre les mains de la
Providence ; le premier est la condition nécessaire, l'autre est l'élément
constitutif.
1° Et d'abord, la sainte indifférence.
Sans elle, l'abandon serait impossible.
Rien n'est aimable, en soi, comme la volonté de Dieu.
Signifiée d'avance ou manifestée par les événements, elle ne tend jamais qu'à
nous conduire à la vie éternelle, à nous enrichir dès maintenant d'une
augmentation de foi, d'amour et de saintes œuvres. C'est Dieu qui vient à nous
comme un Père et un Sauveur, le cœur débordant de tendresse, les mains pleines
de bienfaits. Mais, si aimable qu'elle soit, sa volonté rencontre en nous bien
des obstacles. En effet, la loi divine, nos Règles, les inspirations de la
grâce, la pratique approfondie des vertus, tout ce qui est de la volonté
signifiée, nous impose mille sacrifices journaliers, et le bon plaisir divin
ajoutera souvent l'imprévu aux croix connues d'avance. La plus grosse
difficulté, cependant, vient de la déchéance native ; celle-ci nous laisse
infestés de la triple concupiscence, pleins d'orgueil et de sensualité :
l’humiliation, la privation, la souffrance, même les plus nécessaires, nous
rebutent ; le plaisir, légitime ou non, la gloire et les faux biens nous
fascinent. Le démon, le monde, les objets créés, les événements, tout conspire à
soulever en nous ces goûts et ces répugnances. Pour bien des motifs, nous serons
en danger fréquent de repousser la volonté divine et même de ne la voir plus.
Qui nous ouvrira les yeux de l'esprit ? Qui dégagera notre
volonté de tant d'entraves ? La mortification chrétienne sous toutes ses formes.
Il en faut déjà une assez large mesure, pour assurer la simple résignation ; et
voilà. pourquoi il y a tant de révoltés, de frondeurs, de mécontents, et par
suite tant de malheureux, si peu de gens pleinement soumis, et dès lors si peu
d'âmes vraiment heureuses. Mais il en faudra bien davantage, pour rendre
possible l'abandon, du moins l'habitude de l'abandon. La volonté
s'élèverait-elle à Dieu, si elle était retenue à terre par le câble du péché, ou
par les mille liens des petites attaches ? Pourrait-elle se remettre entre les
mains de Dieu, comme un enfant dans les bras de sa mère, prête à tous ses
vouloirs même les plus crucifiants, si elle n'a pas acquis la fermeté que donne
l'esprit de sacrifice, si elle n'a pas discipliné ses passions, si elle ne s'est
pas faite indifférente à tout ce qui n’est pas Dieu et sa sainte volonté ? Elle
a donc besoin de se former d'abord, généralement par un travail patient et de
longue haleine, à s'abstenir et à supporter, à faire fi des séductions et de la
souffrance; en un mot, il faut qu'elle apprenne ce que les Saints appellent le
complet détachement ou la sainte indifférence.
Il lui faut donc, au moins, l'indifférence d'estime et de
volonté ; alors, pénétrée de la conviction que Dieu est tout et que la créature
n'est rien, elle ne voudra voir et vouloir en toutes choses que le Dieu qu'elle
aime et désire, et sa volonté sainte qui la conduira seule à son but.
Puisse-t-elle avoir acquis aussi, dans une large mesure, l'indifférence de goût,
de manière que le monde et ses fêtes, les biens et les honneurs d'ici-bas, tout
ce qui peut l'éloigner de Dieu, lui inspire du dégoût, tout ce qui la mène à
Dieu, même la souffrance ; lui agrée, comme il arrive aux âmes qui ont faim et
soif de Dieu ! Combien la pratique du Saint Abandon lui en serait facilitée !
Cette indifférence n'est pas une insensibilité maladive, ni
une lâche et paresseuse apathie ; elle n'est pas davantage l'orgueilleux dédain
du stoïcien qui disait à la douleur : “ Tu n'es qu'un vain mot ”. C'est
l'énergie singulière d'une volonté qui, vivement éclairée par la raison et la
foi, bien dégagée de toutes choses, entièrement maîtresse d'elle-même, dans la
plénitude de son libre arbitre, ramasse toutes ses forces pour les concentrer
sur Dieu et sa sainte volonté, et, dans cette vue, ne se laisse mouvoir par
aucune créature, si captivante ou répugnante qu'on la suppose, afin de se
conserver disposée à tout événement, prête à agir ou à n'agir pas, attendant
seulement que la Providence déclare son bon plaisir.
Une âme, saintement indifférente, ressemble à une balance en
équilibre prête à pencher du côté de la volonté divine, à une matière première
également disposée à recevoir n'importe quelle forme, à une feuille de papier
toute blanche sur laquelle Dieu peut écrire à son gré . On la compare à « une
liqueur, qui n'a plus de forme par soi-même ; sa forme est le vase qui la
contient ; mettez-la dans dix vases différents, elle y prend dix formes
différentes, et elle les prend dès qu'elle y est versée » . Cette âme est souple
et maniable, comme « une boule de cire entre les mains de Dieu, pour recevoir
semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel », ou comme « un
petit enfant qui n'a pas encore l'usage de sa volonté pour vouloir ni aimer
chose quelconque » . Ou bien encore, « elle est devant Dieu comme une bête de
somme » : « une bête de charge ne fait jamais aucun choix ni aucune distinction
dans le service de son maître, ni pour le temps, ni pour le lieu, ni pour la
personne, ni pour le fardeau ; elle vous servira dans la ville, aux champs, sur
les montagnes, dans les vallées ; vous pouvez la conduire à droite, à gauche,
elle ira où vous voudrez ; le matin, le soir, le jour, la nuit, elle est prête à
toute heure ; elle se laissera aussi aisément conduire par un enfant que par un
homme fait ; elle sera aussi contente de porter du fumier que du drap d'or, du
sable que des diamants et des rubis ».
Par là même que l'âme est ainsi disposée, « chaque volonté
divine, quelle qu'elle soit, la trouve libre et s'empare d'elle comme d'un
terrain qui n'est à personne. Tout lui semble également bon. N'être rien, être
beaucoup, être peu ; commander, obéir à l'un ou à l'autre ; être humiliée, être
oubliée ; manquer ou être pourvue ; avoir de longs loisirs ou être chargée de
travail ; être seule ou en compagnie, et en telle compagnie qu'on veut ; voir un
long chemin devant soi ou ne voir de la route que ce qu'il faut pour poser le
pied ; être consolée, ou être sèche, et être tentée dans cette sécheresse ; être
bien portante, ou maladive et forcée de languir des années ; être impuissante,
et devenir une charge pour la communauté qu'on était venu servir ; vivre
longtemps, mourir bientôt, mourir sur l'heure, tout lui plaît. Elle veut tout,
parce qu'elle ne veut rien ; et elle ne veut rien, parce qu'elle veut tout ».
2° La sainte indifférence a rendu possible la remise entière
de nous-mêmes entre les mains de Dieu ; mais cette remise amoureuse, confiante
et filiale, est l'élément positif de l'abandon, son principe constitutif. Pour
en bien préciser le sens et l'étendue, il y a deux moments psychologiques à
considérer, suivant que l'événement menace ou qu'il est arrivé.
Avant l'événement, prévu ou non, c'est, selon la doctrine de
saint François de Sales, « une simple et générale attente », une disposition
filiale à recevoir tout ce que Dieu voudra, avec la douce tranquillité d'un
enfant dans les bras de sa mère. Avons-nous alors le devoir d'user d'une sage
prévoyance, et le droit de vouloir et de choisir ? Nous le verrons dans les
chapitres suivants. Mais, toujours selon la doctrine du même saint Docteur,
l'attitude préférée d'une âme indifférente aux choses d'ici-bas, pleinement
défiante de ses propres lumières, amoureusement confiante en Dieu seul, est « de
ne pas s'amuser à souhaiter et vouloir les choses (dont Dieu s'est réservé la
décision), mais de les laisser vouloir et faire à Dieu pour nous ainsi qu'il lui
plaira ».
Après l'événement, qui a déclaré le bon plaisir divin, «
cette simple attente se convertit en consentement ou acquiescement » . « Dès
qu'une chose lui paraît ainsi divinement éclairée et consacrée, l'âme s'y porte
avec zèle et s'y attache avec passion. Car l'amour est le fond de son état, et
le secret de son apparente indifférence ; et c'est précisément parce que la vie,
retirée de tout le reste, est toute concentrée là, qu'elle y est si intense.
Chaque volonté de Dieu qui là touche émeut donc jusqu'aux entrailles cette âme
qu'on dirait froide. Comme un enfant endormi que sa mère ne peut éveiller sans
qu'il lui tende les bras, elle sourit à chaque vouloir divin, et l'embrasse avec
une pieuse tendresse. Sa docilité est active et son indifférence amoureuse. Elle
n'est à Dieu qu'un oui vivant. Chaque soupir qu'elle pousse et chaque pas
qu'elle fait est un amen brûlant qui va se joindre à l'amen céleste et s'y
accorde ».
Saint François de Sales appelle cet abandon le « trépas de la
volonté », en ce sens que « notre volonté sort de sa vie ordinaire pour vivre
toute en la volonté divine, lorsqu'elle ne sait ni ne veut plus rien vouloir,
mais s'abandonne sans réserve à la Providence, se mêlant et détrempant tellement
avec le bon plaisir divin qu'elle ne paraît plus » . Bienheureuse mort, par
laquelle on s'élève à une vie supérieure, « comme la clarté des étoiles passe
tous les matins dans celle du soleil, quand il nous ramène le jour ».
Il y a deux degrés, selon le pieux Docteur, dans ce passage
de notre volonté en celle de Dieu : au premier, l'âme fait encore attention aux
événements, mais elle y bénit la Providence. L'auteur de l'Imitation le fait en
ces termes : « Seigneur, pourvu que ma volonté demeure droite et ferme en vous,
faites de moi tout ce qu'il vous plaira... Si vous voulez que je sois dans les
ténèbres, soyez béni ; si vous me préférez dans la lumière, soyez encore béni.
Si vous daignez me consoler, soyez béni ; s'il vous plaît de m'affliger, soyez
toujours également béni ». – Au second degré, l'âme ne fait même plus attention
aux événements, quoiqu'elle les sente bien ; elle en divertit son cœur et
l'applique « en la bonté et douceur divine, la bénissant non plus en ses effets
ni ès événements qu'elle ordonne, mais en elle-même et en sa propre
excellence..., et c'est là sans doute un exercice beaucoup plus éminent ».
Pour faire mieux comprendre et goûter la sainte Indifférence,
l'amoureux abandon de notre vouloir- entre les mains de Dieu, le pieux Évêque de
Genève nous propose de magnifiques exemples et les comparaisons les plus
délicieuses. Pouvant à peine les citer ici, nous prions nos lecteurs de vouloir
bien se reporter au texte lui-même. Il propose comme modèles sainte
Marie-Madeleine, la belle-mère de saint Pierre, Marguerite de Provence, épouse
de saint Louis . Qui ne connaît les apologues si ingénieux et si suaves de la
statue dans sa niche , du musicien devenu sourd , et de la fille du chirurgien ?
On les relirait vingt fois avec autant de plaisir que d'édification. Le pieux
auteur a une prédilection marquée pour certains termes de comparaison : ainsi,
dit-il, un serviteur, à la suite de son prince, ne va nulle part par sa volonté,
mais par celle de son maître ; un voyageur, embarqué dans la nef de la divine
Providence, se laisse mouvoir selon le mouvement du vaisseau, et ne doit avoir
aucun autre vouloir que celui de se laisser porter au vouloir de Dieu ; le petit
enfant qui n'a pas encore l'usage de sa volonté, abandonne à sa mère le soin
d'aller, de faire et de vouloir ce qu'elle trouvera bon pour lui . Voyez surtout
le très doux Enfant Jésus dans les bras de la Bienheureuse Vierge : comme sa
toute bonne Mère marche pour lui, elle veut aussi pour lui ; il lui laisse le
soin de vouloir et d'aller pour lui, sans s'enquérir où elle va, si elle marche
vite ou bellement ; il lui suffit d'être entre les bras de sa très douce Mère.
Après avoir ainsi décrit l'abandon dans sa notion d'ensemble,
nous allons voir maintenant, en autant de chapitres différents, qu'il n'exclut
ni la prudence, ni la prière et les désirs, ni les efforts personnels, ni le
sentiment de la souffrance.



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