Saint Jean-Baptiste De La Salle
(1651-1719)

Première partie

5
Fondation d’un Institut

5-1-Les premières tentatives

En juin 1680 Jean-Baptiste De La Salle était devenu Docteur en théologie. En octobre, une troisième école s’ouvrait à Reims, sur la paroisse de Saint-Symphorien. Les villes voisines demandaient des écoles, et c’est Adrien Nyel qui devait s’occuper de ces fondations, tandis que Jean-Baptiste, obligé de rester à Reims, se chargeait de la conduite des maîtres. Très vite il s’aperçut que ces maîtres d’école, non seulement n’avaient pas de ressources, mais que leurs formations humaine, intellectuelle et spirituelle étaient très déficientes. Il fallait les rendre aptes et surtout dignes de leur mission. Il rassembla donc sous un même toit ces êtres frustes, leur donna un règlement, et leur conseilla un confesseur et directeur de conscience: le curé de Saint Symphorien. Mais le règlement était trop dur, et le résultat ne se fit pas attendre: ils s’en allèrent presque tous...

Quant aux enfants, nous avons vu que la plupart étaient laissés à l’abandon par des parents qui, pour gagner peu d’argent, subsister et faire vivre leur famille, devaient travailler dur et très longtemps: ils n’avaient donc aucun moyen de s’occuper des enfants avant que ces derniers puissent commencer à travailler eux-mêmes.

Jean-Baptiste, issu d’un milieu aisé et “bien élevé”, prit soudain  conscience d’une réalité qu’il ignorait, la réalité de la misère qui, non seulement obérait la formation humaine des pauvres ainsi que leur avenir, mais mettait leur salut éternel en grand péril. Que faire?

5-2-Deuxième étape

Au commencement de 1682, de nouveaux futurs maîtres se présentèrent: ils semblaient être doués pour l’enseignement, ils étaient pieux, et paraissaient capables de vivre en communauté. Aussi Jean-Baptiste loua-t-il deux maisons contigües et le 24 juin 1682, il s’y installa avec dix maîtres, trois ecclésiastiques et Jean-Louis son frère.

Dès lors les choses allèrent aller vite. Une nouvelle école fut ouverte à Rethel, une autre à Guise, et une sixième à Château-Porcien. Nous sommes au mois de juin 1682. En octobre, une septième est établie à Laon. Jean-Baptiste De La Salle prend enfin conscience de la volonté de Dieu sur lui: s’occuper des écoles et de leurs maîtres. D’ailleurs, ce sont les maîtres eux-mêmes qui lui demandèrent d’être leur confesseur. Des “exercices spirituels” quotidiens furent adoptés, et bientôt ils se choisirent un nom: “Les Frères”. Une première orientation était donnée: “Frères entre eux, ils se doivent des témoignages réciproques d’une amitié tendre mais spirituelle, et, devant se regarder comme les frères aînés de ceux qui viennent recevoir leurs leçons, ils doivent exercer ce ministère de charité avec un cœur charitable.” [1] (CL 7)

D’où le rôle des frères

“Les artisans [2] et les pauvres qui sont peu instruits et occupés tout le jour à gagner leur vie à eux et à leurs enfants” ne peuvent pas s’occuper d’eux. Il faut donc qu’il y ait des personnes pour les instruire et les ouvrir aux mystères de la religion et de la vie chrétienne. En conséquence Dieu confie aux Frères le devoir de suppléer aux lacunes familiales et sociales, et “de tenir la place des pères et des pasteurs des âmes.”

5-3-Les Frères

5-3-1-La fondation-Les premières obligations

Le 24 juin 1682 est considéré comme la date officielle de la fondation de l’Institut des Frères des Écoles Chrétiennes. Avec ses nouveaux maîtres d’école, Jean-Baptiste va reprendre ses premières idées: règlement quotidien, vie en communauté, pauvreté.

Le règlement n’est, au début, qu’une sorte d’emploi du temps afin de rendre la vie commune possible:

            - lever 4h30, prière commune, oraison

            - messe à la paroisse à 7h15 puis les frères se rendent à leur travail en disant le chapelet à l’aller et au retour.

            - Prière du soir à 8h30

            - coucher à 9 heures.

Dans la maison le silence est obligatoire, et tous les exercices se font en commun.

Toute la vie est rythmée, ponctuée, vouée au travail et à la prière, et à la pauvreté comme nous le verrons plus loin. On retrouve l’ambiance spirituelle austère de l’époque marquée par le jansénisme et l’École Française. Les frères vivent chez eux comme dans un monastère, mais, et il est important de le noter,  ce n’est pas un monastère et les frères ne se considéraient pas comme des religieux.

5-3-2-Les hommes

Curieuse vocation que celle qui se dessine déjà chez les premiers frères: laïcs ils sont, laïcs ils resteront. Presque tous ont connu une vie difficile, et voici qu’ils découvrent une misère encore plus grande, celle des enfants pauvres dont les parents n’ont pas le temps de s’occuper, car ils doivent travailler jusqu’à 14 ou 15 heures par jour, et pour un salaire qui leur permet à peine de se nourrir. Dès lors les frères acceptent de vivre ensemble et de s’entraider pour donner à leur élèves l’amour dont ils ont besoin, et en faire de vrais chrétiens.

Ces frères ne se marieront pas et vivront dans la chasteté. Ils seront pas prêtres non plus. Leur communauté sera une communauté de laïcs entièrement consacrés aux enfants pauvres. Les frères seront des maîtres d’école entièrement dédiés à leur tâche. Le projet que Jean-Baptiste a dans son cœur, mais qu’il ne découvre que peu à peu, est, au sein de l’Église, une véritable innovation.

Un article des exigences de Jean-Baptiste De La Salle nous semble, aujourd’hui, très étonnant: les frères, maîtres d’école, ne doivent plus étudier, parce que, écrit Jean-Baptiste: “l’étude ne leur serait pas nécessaire, elle leur serait dans la suite une occasion de quitter leur état[3], et parce que les exercices de la communauté et l’emploi des écoles demandent un homme tout entier.”

5-3-3-D’où venaient les Frères?

Les écoles des Frères ont connu dès leur création, un immense succès. C’est que les Frères étaient, eux aussi, souvent de souche paysanne comme les parents de leurs élèves, donc austères, et rudes, un peu rustres, comme l’étaient les artisans de l’époque, mais pleins de piété. Ils avaient été marqués par la dureté des temps, avaient eu faim lors des disettes ou même des famines nombreuses; et ils connaissaient le froid, la misère, les difficultés de toutes sortes. Aussi les enfants du peuple n’étaient-ils pas intimidés avec eux.

5-4-Les contestations

Nous sommes en 1682. Jean-Baptiste De La Salle commençait à prendre conscience de son rôle de supérieur et sa vision de l’éducation chrétienne des enfants se précisait. Mais, dans la communauté, une sourde inquiétude commençait à se faire jour: quel avenir pour les maîtres? Que deviendraient-ils si “Monsieur De La Salle venait à mourir”? Et que deviendraient les écoles que sa générosité soutenait? Jean-Baptiste essaya de leur faire comprendre qu’ils manquaient de foi, mais les maîtres répliquèrent [4]: “Vous, vous ne manquez de rien, vous êtes établis honorablement, vous avez du bien, vous avez de plus un canonicat: tout cela vous met à couvert de la misère dans laquelle nous tomberons infailliblement si les écoles se détruisent.”

La contestation était justifiée, et Jean-Baptiste consulta le Père Nicolas Barré, qui, lui aussi, au cours de plusieurs missions, avait été touché par la misère et l'abandon moral dans lequel se trouvaient les enfants et les jeunes des quartiers populaires. En effet, religieux de l’Ordre des Minimes, il avait été à l’origine, dans la ville de Rouen, de la fondation d’un petit groupe de femmes destinées à se consacrer à la création d’écoles gratuites, d’ateliers d’alphabétisation et de la formation chrétienne des jeunes filles. Ces femmes avaient formé une communauté laïque, sans vœux religieux, dans une vie risquée pour l'Evangile. Cette communauté avait essaimé et avait formé à Reims, avec Nicolas Roland, les Sœurs de l'Enfant Jésus.

Nicolas Barré séjournait à Paris depuis 1675. Il y restera jusqu'à sa mort en 1686. C’est là qu’il fut consulté, à plusieurs reprises, par Jean Baptiste De La Salle à qui il conseilla de faire lui-même des choix radicaux: renoncer à tous ses biens, renoncer à son canonicat, et partager la vie de ces pauvres maîtres d'école que le jeune prêtre de Reims considérait alors "bien au-dessous de ses valets".

La leçon était rude; elle fut retenue.


[1] Cahiers Lassalliens.

[2] Au sens donné à ce mot au XVIIème siècle.

[3] Quelques personnes qui avaient étudié ou avaient déjà reçu la tonsure avant d’entrer chez les frères, n’y étaient pas restées.

[4] Cahiers Lassaliens CL 6, 57.

    

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