Jeanne Jugan
(1792-1879)
Fondatrice
des Petites Sœurs des Pauvres

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Une
histoire surréaliste
Nous avons suivi Jeanne
depuis le moment où, en 1839, elle ramenait chez elle une pauvre
femme sans ressource, infirme et
aveugle. Nous l’avons vu ouvrir,
simplement aidée par deux amies, la première maison pour les
personnes âgées. Nous l’avons contemplée quêtant sans relâche pour
assurer à ses protégés l’indispensable minimum matériel. Nous avons
admiré sa confiance en la Providence et son esprit de prière. Et
nous avons été émerveillés par la façon dont elle savait plaider la
cause des pauvres auprès des autorités civiles et religieuses.
L’œuvre de Jeanne Jugan
est en plein essor; elle-même, à soixante ans est en pleine forme.
Elle a beaucoup de projets: que de bien elle pourra encore faire!
Que d’amour elle pourra déverser dans le cœur de ses pauvres
vieillards!...
Les voies de Dieu ne
sont pas les nôtres, et Jeanne sera brutalement privée de toute
activité. Dorénavant elle ne devra plus quitter le noviciat: et
Jeanne s’inclina, Jeanne obéit. Elle obéira pendant vingt sept
ans...
Quel orgueil caché inspirait
l’abbé Le Pailleur qui, dès 1843 avait, de sa seule autorité, cassé
la réélection de Jeanne pour imposer Marie Jamet comme supérieure
générale? Quelle jalousie cachée envers celle qui était tellement
appréciée par tous ceux qui connaissaient sa compétence et ses
œuvres? Quelle rage de pouvoir absolu le taraudait pour qu’il
veuille gouverner seul l’œuvre naissante, et s’en attribuer tous les
mérites? Dieu seul le sait. Nous, nous ne pouvons que constater des
faits bien réels.
5-1-La
formation d’une légende
L’abbé Le Pailleur se
présentait partout comme le seul fondateur de l’œuvre des Petites
Sœurs. Déjà, vers 1845 ou 1846, il avait exposé à Monsieur Dupont le
rôle “prépondérant“ qu’il avait joué dans la fondation de l’œuvre.
Mr Dupont découvrit peu à peu la vérité, mais une légende
s’installait, laquelle sera reprise par des écrivains de talent,
comme Léon Aubineau dans son Histoire des Petites Sœurs des
Pauvres en 1852. En 1859, le nom de Jeanne Jugan aura même
disparu de la dernière réédition.
La légende poursuivit
son cours même dans la lettre de l’évêque de Rennes au Saint Siège,
pour demander l’approbation pontificale de la Congrégation. Il y eut
même des falsifications de documents pour effacer le nom de
Jeanne!...
L’étonnement des
premiers témoins était grand, mais peu à peu ces personnes âgées
disparaissaient. Et partout la légende remplaçait la vérité... La
légende était bien installée, même au noviciat et dans la formation
des jeunes. À la maison-mère, Marie Jamet, la supérieure générale,
se taisait... Étonnant!
5-2-L’abbé Le
Pailleur, créateur de la légende
L’autorité de l’abbé Le
Pailleur était totale, absolue et centralisatrice: tout devait
passer par lui.[1]
Il s’attribuait même la notoriété de Jeanne qui, enfermée à la Tour
Saint Joseph, et liée par son vœu d’obéissance et par son humilité,
ne pouvait rétablir la vérité.
C’est à l’abbé Le Pailleur seul qu’on devait s’adresser pour
entreprendre n’importe quelle démarche. Et son exaltation était
grande. Pourtant quelques personnes commençaient à s’étonner:
– une petite novice
note à son sujet: “Il semble qu’on l’ait trop adulé dans la
congrégation... À son retour d’un voyage en Espagne, il était
tellement épris de lui-même qu’on ne le reconnaissait plus...
– Une autre
novice s’étonne elle aussi: “les marques de respect qu’on nous
obligeait à lui donner étaient très exagérées: nous allions jusqu’à
lui baiser les pieds... quand nous le rencontrions...”
Le comportement de
l’abbé Le Pailleur nous semble très étrange: comment un simple
prêtre a-t-il pu falsifier la vérité d’une telle façon? Pourtant
l’œuvre ne Jeanne n’en souffrit pas. Son long sacrifice de vingt
sept ans fut certainement la source d’innombrables grâces. Après la
mort de Jeanne en 1879, une enquête fut ouverte. L’abbé Le Pailleur
fut appelé à Rome où il termina ses jours en 1890, dans un couvent.
5-3-Et Marie
Jamet?
On sait que Marie Jamet
fut amenée par Virginie Trédaniel, la deuxième compagne de Jeanne
après Françoise Aubert, déjà âgée. Marie, alors âgée de vingt trois
ans, admirait beaucoup son directeur spirituel, l’abbé Le Pailleur.
Elle sera dans sa main, et probablement malgré elle, l’outil docile
qui lui permettra d’écarter Jeanne.
Voici, pour ne citer
que deux exemples, comment, sur les indications de l’abbé Le
Pailleur, M. Ribeyre, dans son Histoire des Petites Sœurs,
raconta plus tard les fondations de Saint-Servan et de Rennes:
5-3-1-Fondation
de Saint-Servan:
“Aussi un jeune
vicaire de cette paroisse, M. Le Pailleur, fut-il frappé de bonne
heure des besoins qu'éprouvaient à Saint-Servan les vieillards
abandonnés; il conçut aussitôt le projet de leur venir en aide, et
voici comment il le mit à exécution: ‘Le 20 janvier 1838, une jeune
ouvrière s'étant présentée à son confessionnal, M. Le Pailleur
reconnut qu'elle était propre à l'œuvre qu'il méditait. Il la
prépara à la vie religieuse sans lui découvrir son secret, qu'il ne
lui révéla que plus tard et progressivement. Il lui associa une
autre jeune ouvrière, aussi d'une grande vertu. Pendant deux ans et
demi il éprouva ces deux jeunes personnes (Marie Jamet, devenue sœur
Marie-Augustine de la Compassion, et Virginie Trédaniel, en
religion, sœur Marie-Thérèse de Jésus), et il leur recommanda de
prendre soin d'une pauvre aveugle âgée de quatre-vingt-dix ans. Au
bout de ce temps il leur parla clairement de son œuvre, et leur dit
de porter cette bonne vieille dans la mansarde de deux pauvres
servantes qui voulaient bien se prêter à cet acte de charité; que là
elles pourraient continuer de soigner leur aveugle qui leur était
devenue bien chère. Elles la portèrent en effet; c'était le 15
octobre de l'année 1840. L'une des deux servantes, nommée Jeanne
Jugan, pria le fondateur de la joindre aux deux jeunes ouvrières
pour devenir religieuse ainsi qu'elles[2].
L’autre, nommée Fanchon Aubert, est restée dans l'Ordre au rang des
pauvres vieillards...”
Stupéfiant, l’œuvre de
Jeanne était devenue celle d’Auguste Le Pailleur!
5-3-2-Fondation
de Rennes:
“Aussitôt que la
maison de Saint-Servan eut grandi, la sœur Marie-Augustine (Marie
Jamet) partit pour Rennes, en 1846, afin de chercher les moyens d'y
créer un asile pour les vieillards. Cette seconde fondation
présentait un intérêt spécial: il s'agissait, en effet, de savoir si
le miracle charitable de Saint-Servan pourrait se renouveler
ailleurs. Aucune crainte n'arrête la Petite sœur; aussi sa plus
grande préoccupation ne fut-elle pas de trouver un local: elle
cherchait avant tout des pauvres, de vieux pauvres à soigner; il
n'en manquait pas à Rennes. Elle s'installe avec ses vieillards dans
une modeste habitation du faubourg de Nantes. Le voisinage n'est pas
de premier choix. Qu'importe, il s'agit d'implanter l'œuvre, et déjà
elle existe, car les habitants et les soldats qui fréquentaient les
cabarets du quartier ne marchandent pas leur sympathie à
l'institution naissante. Bientôt on put trouver une maison plus
convenable, et avec le concours des militaires on transféra les
vieux indigents de l'asile provisoire dans le nouveau local.”
(M. Ribeyre, Histoire des Petites sœurs, 23).
Qu’est devenue, dans
les documents émanant de Mr Le Pailleur ou inspirés par lui, Jeanne
Jugan à propos de la congrégation qu’elle a fondée? Mystère!
Comment Marie Jamet
a-t-elle pu accepter une telle situation pendant près de cinquante
ans? Comment a-t-elle pu accepter de supplanter ainsi la véritable
fondatrice et infatigable ouvrière qu’était Jeanne? Quel dut être
son déchirement intérieur entre l’obéissance qu’elle croyait devoir
à son Père spirituel, devenu par sa seule autorité le supérieur de
la Congrégation, et la vérité? Nous ne pouvons pas répondre. Tout ce
que nous savons, c’est qu’à la fin de sa vie et au moment de sa mort
elle déclara à son confesseur, le Père Leroy: “Ce n’est pas moi
qui suis la première Petite Sœur ni la fondatrice de l’œuvre. C’est
Jeanne Jugan qui est la première et la fondatrice des Petites Sœurs
des Pauvres... Mais on m’avait dit d’agir ainsi.” Et Marie avait
fait vœu d’obéissance... et son supérieur était l’abbé Le
Pailleur... Qu’aurait-elle dû faire dans un cas semblable?
[1] voir
“Jeanne Jugan, Humble pour aimer”, de Paul Milcent.
Éditions du Centurion.
[2] Jeanne
Jugan, née à Cancale en 1793, devint sœur Marie de la Croix;
morte à la Tour-Saint-Joseph en 1879.
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