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CHAPITRE
XXVII
DES SEPT PLANÈTES.
Les sept planètes du firmament ont un rapport avec les sept
jours qui mesurent le temps (31)
Et tout d'abord le soleil est parmi les astres le plus
puissant et le plus clair. Il représente la raison éclairée, lumière puissante
de l'intelligence qui s'incline vers les choses extérieures. C'est cette raison
éclairée qui, dans le royaume de l'âme, fait luire le premier jour, ou jour du
soleil, durant lequel on se repose ; car elle met en repos toutes les puissances
de l'âme, qu'elle rend ainsi capables d'entendre ses ordres et de s'y conformer
durant la semaine, c'est-à-dire toute la vie.
Le second jour est le lundi, jour de travail, auquel préside
la lune, symbole de la discrétion qui emprunte sa lumière au soleil de la raison
éclairée, afin que toute la semaine, c'est-à-dire en tout temps, règne un ordre
parfait. La lune est à juste titre symbole de discrétion, car elle effectue sa
révolution tout près de la terre, de même que la discrétion s'unit à toute vie
active. Le soleil représente mieux la raison éclairée : comme lui cette dernière
est élevée, car elle régit la vie intérieure affective.
La planète Mars, symbole d'humilité et d'obéissance en toutes
vertus, préside au mardi.
Le mercredi, c'est la planète Mercure, symbole de charité et
de bienfaisance ; car nous sommes arrivés au milieu de la semaine ou à la moitié
du temps qui nous reste à parcourir. Si nous perdons ce temps, il s'écoule
néanmoins, et à l'heure de la fête éternelle nous ne le retrouverons plus.
Le jeudi est présidé par la planète Jupiter, figure d'un
désir véhément de charité pour Dieu, joint à l'amour et à la louange ; voici, en
effet, toute proche, la fête qui nous introduira à la cour céleste.
Le vendredi est le jour de Vénus qui symbolise la touche de
l'amour divin. Cette planète, en effet, se lève à l'aurore, comme la touche
divine se fait sentir dans l'unité de l'âme, à la source de toute action créée ;
le soleil, ou la raison illuminée brillera ensuite de tout son éclat. Lorsque
notre étoile du matin ou toucher divin paraît à l'aurore, tout le royaume de
l'âme est en fête parce que l'on sent que cette clarté vient du ciel immuable de
l'unité de Dieu. Souvent alors, sous l'éclat du soleil et le feu de l'amour,
notre étoile se transforme de telle sorte qu'il semble impossible d'atteindre ce
que l'on aime. C'est alors le midi, et l'on paye sa dette, telle qu'on la
connaît. Car lorsque nous regardons la grandeur de Dieu et notre propre
faiblesse, et que nous voyons combien nous sommes redevables à Dieu et aux
hommes ; alors il nous semble que tout nous manque et que nous ne rendons ni à
Dieu ni aux hommes ce que nous devons.
La charité est grande alors et la raison éclairée brille avec
éclat aussi sommes-nous dominés par l'humilité à la vue de notre infirmité, et
c'est ainsi que nous payons notre dette. La planète dont nous avons parlé peut
encore s'appeler l'étoile du soir, quand par la raison éclairée et l'ardeur de
la charité on a satisfait envers tous. Jusque-là, la raison éclairée,
représentée par le soleil, a poussé devant elle l'étoile du matin, c'est-à-dire
l'amour, le portant à toutes les œuvres vertueuses ; mais lorsque l'on a
satisfait à tous selon son pouvoir, l'étoile du matin devient étoile du soir et
suit le soleil ; c'est l'amour qui voudrait trouver son repos dans l'unité, s'il
était capable de la posséder éternellement.
Le samedi est présidé par Saturne le terrible, qui représente
la faim et l'impatience causées par la pensée que Dieu nous échappe. Cette faim,
figurée par Saturne, se tient au sommet de la puissance concupiscible et elle
est plus impérieuse que celle que l'on ressent en se voyant incapable de vertus
dignes de Dieu. La première convoite, en effet, la jouissance tandis que l'autre
ne regarde que les œuvres vertueuses. L'une regarde Dieu, l'autre soi-même, et
malgré qu'elles aient leur siège dans le même désir, elles diffèrent par
l'action. La faim dont nous parlons, figurée par la planète furieuse (32),
produit dans le royaume de l'âme des éclairs et de terribles tonnerres, des
ouragans et des tempêtes violentes. L'éclair c'est le toucher divin qui remue
l'âme dans une continuelle impatience, découvre le ciel de l'intelligence et
montre le bien-aimé couronné au sein d'incompréhensibles joies. Puis vient la
foudre, c'est-à-dire la fureur d'amour qui naît de l'impuissance à atteindre le
bien-aimé. Il s'ensuit de grands bouleversements qui agitent de fond en comble
le royaume de l'âme et si la raison éclairée, que Dieu a conformée en vue de cet
état d'impatience, ne s'y opposait, l'on serait incapable d'attendre la fête et
la venue de l'Époux. Mais cette raison éclairée montre avec clarté et évidence
que l'on jouira bientôt du bien-aimé en toutes délices, avec toute la puissance
de jouir dont on est capable. Et cela fait prendre patience à celui qui aime.
Ainsi, comme nous l'avons marqué dans ces différents degrés,
telle doit être, dans toute sa sincérité, la vie de l'homme, s'il veut arriver à
la vie superessentielle, c'est-à-dire à la vie contemplative selon le mode
divin.
CHAPITRE
XXVIII
COMMENT ON POSSÈDE LE DON DE CONSEIL.
Pour que l'homme puisse posséder le don divin de conseil, il
lui faut
avoir une vie de désirs,
être élevé bien haut
et entré profondément dans l'unité.
Là il ressent la touche divine,
puis il est ramené au dehors,
en grande impatience d'amour.
La raison alors s'éclaire
et elle veut entrer de nouveau
pour savoir ce qu'est cette touche.
De là vient l'amoureuse ardeur
que l'on ne peut comprendre ;
c'est le lien de l'amour.
Puis la raison éclairée
veut pénétrer dans le royaume
et ennoblir toutes les puissances.
Elle s'accompagne de l'empressement
afin de revenir plus vite
à sa haute expérience.
La miséricorde et la charité
sont toujours libérales :
elles veulent satisfaire à tout
et remonter vers les hauteurs.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître
que c'est ressembler à la Trinité.
Mais voici que s'élèvent des obstacles
qui font courir çà et là,
et empêchent l'unité :
Ne point sentir la touche divine
c'est ce qui fait défaillir
de la haute unité.
Alors la raison éclairée fait défaut
au lieu de rentrer à l'intérieur
pour ennoblir le royaume de l'âme.
L'empressement à son tour faiblit :
et c'est, comme je le pense,
une cause de défaillance dans le vrai zèle.
Si miséricorde et charité
deviennent tièdes et languissantes,
la libéralité diminue.
Si vous voulez y regarder,
vous pourrez bien reconnaître,
soit au dehors, soit au dedans,
qu'on est loin de la Trinité.
Croyez-moi quand je vous dis
qu'il y a des choses qui trompent
et dérobent la béatitude :
Qui se livre au souci étranger
peut bien en avoir déplaisir,
car il perd l'unité.
Celui dont la raison s'aveugle
est bientôt déshonoré ;
il ne vit plus selon la justice.
La torpeur l'emporte bientôt,
et l'empressement disparaît,
car le désir fait défaut.
L'amour et la miséricorde
manquent toujours à celui
qui ignore la libéralité.
Si vous voulez bien le remarquer,
vous comprendrez à ses œuvres
qu'il est loin de béatitude.
CHAPITRE
XXIX
D'UN PLUS HAUT DEGRÉ DU DON DE
CONSEIL.
Je veux maintenant vous parler d'une dignité et de vertus
plus hautes qui viennent de ce don divin de conseil. Lorsque, sous l'influence
de la touche divine, source de ce don, l'âme est portée par la puissance du Père
à toute vertu, et qu'éclairée de la lumière du Fils elle vient à connaître Dieu,
en sa raison illuminée, selon le mode des créatures, mais d'une façon très
lumineuse de cette touche et de cette lumière de la raison le Saint-Esprit fait
surgir en l'âme une impatience d'amour qui l'enflamme d'un désir ardent de
goûter son Dieu dans une joie incompréhensible. C'est ainsi qu'elle ressemble à
la très haute Trinité et à l'Unité féconde. Tout ce que Dieu pourrait lui donner
de créé, sans se donner lui-même, la laisserait dans l'impatience et sans repos.
Car elle possède la ressemblance et elle soupire vers l'union de fruition, la
ressemblance lui ayant déjà donné le moyen de s'élever dans l'unité aussi haut
qu'elle le pouvait. C'est d'ailleurs le sommet de cette ressemblance.
Ici commence un degré supérieur du même don de conseil. Tous
les êtres raisonnables, anges ou hommes, que Dieu a faits semblables à lui, dans
la grâce ou dans la gloire, ont reflué, par le moyen de cette ressemblance, vers
l'unité de leur esprit ; ils possèdent une tendance naturelle vers leur propre
fond et une adhésion fruitive qui les portent, avec toutes leurs puissances
réunies, vers la superessence de Dieu comme vers leur fond propre. Car chaque
esprit qui se tourne intérieurement vers son essence doit être considéré selon
ses propriétés essentielles et non en son activité (33) ; et
toutes les essences ont une affinité et une attache à l'essence simple de Dieu
comme à leur cause propre. L'être de créature n'y est pas intermédiaire, car il
est ici en son essence, élevé au-dessus de toute activité ; or, toute essence a,
sans intermédiaire, son attache à l'essence divine, et les personnes divines
elles-mêmes ont fait retour à l'unité et elles ont leur attache naturelle et
fruitive à cette même essence. Il y a là comme un abîme béant, une lumière
simple ; c'est l'essence elle-même qui apparaît dans l'unité des personnes et
dans l'unité de chaque esprit créé rentré en lui-même et soupirant vers la
jouissance, au sommet de sa mémoire. Cette lumière incompréhensible illumine
l'entendement de l'esprit rentré en lui-même, car elle est la Sagesse éternelle
engendrée dans l'âme. En elle, on peut contempler la simplicité d'où provient
cette lumière, et cette simplicité c'est la nature de Dieu. Personne ne peut
voir cette essence incompréhensible de façon à en jouir, sinon dans cette
lumière, qui est le Christ. Il est, dans sa nature divine et dans sa nature
humaine, la porte par laquelle tous doivent passer ; et l'on ne peut entrer dans
le palais de l'éternelle jouissance, sans vivre à l'exemple de son humanité
sainte, sans contempler et se recueillir sous son incommensurable clarté.
Cette lumière simple de l'essence divine est un abîme
incommensurable et sans mode ; elle enveloppe l'unité des divines personnes,
ainsi que l'unité de l'âme et toutes ses puissances ; de sorte que cette lumière
simple embrasse et inonde la tendance naturelle foncière et l'adhésion fruitive
de Dieu et de tous ceux qu'il s'est unis dans cette lumière, et devient ainsi
l'unité fruitive de Dieu et de tous les esprits aimants.
Car tous les esprits s'écoulent ici, au-dessus d'eux-mêmes,
selon un mode divin, dans l'unité fruitive, en une lumière indéfinissable. C'est
pourquoi, dans cette lumière sans modes où l'on s'engloutit, toute action cesse
tant de Dieu que des créatures. Car dans l'essence divine ainsi considérée il
n'y a point place pour l'agir ni de Dieu ni des créatures (34)
; les personnes divines elles-mêmes, avec leurs propriétés personnelles, sont
attirées dans la jouissance, bien qu'éternelles de nature elles ne puissent
jamais disparaître. Or, ce repos tant de Dieu que des créatures vient de la
tendance fruitive vers l'essence divine impénétrable et sans modes. Ici Dieu et
tous ceux qui lui sont unis sont sous l'information de la lumière simple (35).
Sous cette information, l'âme s'aperçoit bien de la venue de celui qu'elle aime
; car elle reçoit dans l'unité de fruition plus qu'elle ne peut souhaiter.
Et quiconque est uni reçoit dans cette information joie et
jouissance incompréhensibles. Tous pourtant ne reçoivent pas même joie de
béatitude ; car chacun est élevé en dignité selon sa faim, son impatience
d'amour et son degré de vertu. Mais il leur est donné un bien commun ; et chacun
en est plus ou moins pénétré et débordant selon qu'il a ressenti la faim et
l'impatience d'amour. Ce bien néanmoins demeure au-dessus d'eux tous, car les
délices infinies sont sans mesure et sans mode. L'âme créée du Christ en est
débordante, et elle reçoit plus qu'elle ne peut désirer ; car elle est créée et
le bien est immense. L'amour chez Dieu est une propriété infinie qui peut
attirer et aimer à l'infini. Or les délices dont nous parlons sont en dehors de
tout mode et résident dans l'essence même de Dieu. Les personnes divines
opèrent, en tant que personnes, selon le mode qui leur est propre, mais selon
l'essence elles jouissent simplement. Elles sont alors débordantes, et toutes
remplies de la clarté infinie, elles reçoivent essentiellement plus qu'elles ne
peuvent désirer. De là vient que tous ceux qui sont imprégnés de cette
jouissance s'écoulent, sous cette lumière, en une certaine absence de modes, car
dans la jouissance, la lumière infinie est sans modes. Lorsqu'ils sont ainsi
immergés dans l'absence de modes, la lumière ne réside spécialement en aucune de
leurs puissances ; c'est-à-dire qu'ils la possèdent d'une façon
incompréhensible, et c'est leur plus grande joie. Car s'étant écoulés et perdus
eux-mêmes moyennant la jouissance, ils possèdent Dieu comme des délices sans
modes et incompréhensibles, et Dieu, à son tour, les possède. Dans cet état que
nous appelons « sans modes », il n'y a plus, pour eux, d'action ni de Dieu ni de
créature, car c'est la fruition de Dieu et de tous ses saints. Telle est
l'adhésion de jouissance de Dieu et de tous les esprits aimants dans la simple
essence de Dieu.
Mais si les personnes en leur unité trouvent toujours la
jouissance dans l'essence divine, selon leur contemplation mutuelle et leur
tendance vers le repos de jouissance, néanmoins cette même unité est féconde, et
elle engendre sans cesse l'éternelle sagesse : et du mutuel amour de celui qui
engendre et de celui qui est engendré, procède l'Esprit-Saint. C'est là
l'opération de Dieu. Sans cesse il opère, car il est une pure opération selon la
fécondité de sa nature : et s'il n'opérait pas, il ne serait pas, non plus
qu'aucune créature au ciel ni sur la terre. C'est pourquoi il est toujours
opérant et sans cesse jouissant. Dans la haute unité de sa nature, Dieu se
possède fruitivement, en raison de sa tendance propre vers son essence ; et dans
cette même unité il est fécond et engendrant sans cesse son Fils, la Sagesse
éternelle. Cette unité est le trône de la Trinité et le triomphe de la puissance
paternelle de Dieu ; car la haute nature divine se tient entre la jouissance et
l'opération, sans cesse jouissant et sans cesse opérant. Tous ceux qui possèdent
la ressemblance avec Dieu, en grâce ou en gloire, sont sous l'influence de la
génération du Père, chacun selon sa dignité. Tous opèrent les œuvres vivantes
des vertus, en ressemblance avec la très haute Trinité, et ils sont sans cesse
attachés selon la fruition à l'éternelle béatitude.
Ce sont ceux dont le Christ a dit : « Bienheureux les miséricordieux, car ils
recevront miséricorde (36). »
Ils en ont eu pour eux-mêmes, en s'épargnant le détriment
d'une défaillance dans la vertu et dans la vie parfaite, et en évitant la
douleur de voir Dieu leur refuser ses délices de jouissance. Aussi grâce à la
bonté de Dieu ont-ils obtenu miséricorde et connu la jouissance sans fond, où
ils se sont engloutis eux-mêmes comme dans un abîme, devenant les trônes et le
repos de la très haute Trinité. C'est pourquoi les anges qui sont élevés à ce
degré dans le royaume de Dieu sont appelés Trônes parce qu'ils possèdent Dieu et
sont possédés par lui. Ils se partagent entre la jouissance et l'action, et
s'adonnent à l'une et à l'autre d'une façon parfaite. Ce sont les anges du
septième chœur, les derniers de la troisième hiérarchie, plus éclairés et plus
élevés que ceux qui appartiennent aux six autres chœurs. De même tous ceux qui
sont parvenus par le moyen des dons divins et des œuvres vertueuses au degré de
perfection que nous avons décrit, dans la grâce ou dans la gloire, sont aussi
appelés trônes. Ils possèdent en effet Dieu par leur adhésion de jouissance à la
superessence, et ils sont possédés par lui comme son propre trône et son repos,
étant, dans la simple jouissance de l'essence, unis sans différence (37).
Dans cette simple unité de l'essence divine, il n'y a ni connaître, ni désirer,
ni opérer ; car c'est là un abîme sans modes qui n'est jamais sondé par une
compréhension active. Tel est le sens de la prière que faisait pour nous le
Christ afin que nous fussions un, comme lui et son Père sont un dans l'amour de
fruition et l'immersion dans la ténèbre sans modes. Là est comme perdue et
engloutie toute action de Dieu et des créatures.
L'homme qui possède ainsi d'une façon parfaite le don divin
de conseil ressemble au firmament du ciel, qui est orné des planètes et des
étoiles. C'est par le mouvement de tout cet ensemble que vivent et croissent
toutes les créatures sur la terre, dans les eaux et dans les airs. De son côté,
la partie supérieure du firmament est passive sous l'influence du premier
mobile, sous l'impulsion des anges et de la puissance divine: et ainsi le
firmament est-il sans cesse agissant par la partie inférieure et passif selon la
partie supérieure.
CHAPITRE XXX
COMMENT LE DON DE CONSEIL EST POSSÉDÉ
DANS SA PLUS HAUTE PERFECTION.
Si l'on veut posséder le don divin de conseil dans la plus
haute perfection, il faut
avoir acquis une haute ressemblance,
et s'être élevé par l'amour
pour adhérer à la superessence.
Ceux qui tendent là
n'auront plus à attendre
que la fruition.
Cette lumière simple
ils la reçoivent avec joie
dans l'unité des puissances.
Ainsi doivent-ils s'engloutir,
sans la moindre tristesse,
dans la simplicité de cette lumière.
Ils veulent y habiter
sans jamais s'en retourner,
bien loin perdus, hors d'eux mêmes.
Dès lors en eux veut reposer
la Trinité pleine de délices
et tous ses hôtes avec elle.
Ainsi devons-nous aspirer
sans aucune défaillance,
vers la superessence
puis nous retourner toujours
en bas, pour régir le royaume
par la ressemblance en vertus.
Mais il y a des obstacles
qu'il faut aussi vous décrire,
parce qu'ils empêchent la fruition.
Ceux qui ont peu de désir
n'ont pas d'adhésion ferme
à la superessence.
Aussi ne sont-ils pas éclairés
ni touchés par l'essence sans modes ;
mais ils demeurent en eux-mêmes.
Parce qu'ils n'ont pas cette lumière,
ils ne peuvent dès lors s'en aller
bien loin pour se perdre entièrement.
Et comme ils manquent en cela,
ils ne sont point engloutis
au sein de la béatitude.
Je veux vous montrer encore
d'autres choses qui alourdissent
et dérobent la vertu.
Ceux qui se tournent au dehors
et cherchent louange et honneur,
sont bien loin de l'unité.
La clarté de simplicité,
ils ne peuvent l'expérimenter
dans leur propre misère.
Ils ne sont pas ressuscités,
car la torpeur habite en eux :
ils cherchent repos dans le créé.
Mais s'ils voulaient le rejeter
ils pourraient s'élancer en haut,
goûter le toucher de Dieu
et posséder l'éternité.
CHAPITRE XXXI
DU DON D'INTELLIGENCE.
Le sixième don divin qui orne et ennoblit l'âme est le don
d'intelligence. Déjà sous l'influence de la touche intérieure du Père, de
l'illumination de la raison par le Fils et de l'impatience d'amour causée par le
Saint-Esprit, l'homme a acquis une parfaite ressemblance avec Dieu. Néanmoins il
peut toujours croître en vertus et en plus grande ressemblance ; car son mérite
n'est jamais tel qu'il épuise tout ce que Dieu peut donner. Son intelligence
n'est jamais si claire qu'elle ne puisse s'éclairer encore. Enfin son amour ne
peut jamais être si grand que Dieu soit incapable de l'augmenter. Cependant la
touche intérieure, l'illumination de la raison et le feu de l'amour font
ressembler l'homme à Dieu d'une manière parfaite. Mais parce que, selon son âme,
il est créé d'un néant qui n'a été emprunté nulle part, il a pris conscience de
ce rien qui n'est nulle part, et il s'est écoulé jusqu'à se perdre lui-même en
s'engloutissant dans l'essence simple de Dieu, comme dans son propre fond et il
a trépassé en Dieu. Ce trépas en Dieu c'est la béatitude que chacun reçoit selon
les divers degrés de dignité, soit en grâce soit en gloire, et qui consiste à
saisir Dieu et à être saisi de lui, dans l'unité fruitive des divines personnes,
puis à être englouti, par le moyen de l'unité, dans la superessence de Dieu. Or
cette unité, selon son mouvement intime, est fruitive, et selon sa propension à
s'épancher, elle est féconde ; c'est pourquoi la source d'unité jaillit : le
Père engendre le Fils, la Vérité éternelle, sa propre image, en laquelle il se
connaît lui-même et connaît toutes choses. En cette image toutes les créatures
ont vie comme en leur cause et elles résident en elle selon le mode divin. C'est
aussi d'après cette image que toutes choses ont été créées d'une façon parfaite,
et c'est selon l'exemplaire divin qu'elles ont été ordonnées avec sagesse. Enfin
c'est l'image qui conduit toutes choses vers leur fin, en tant qu'elle se
rapporte à Dieu. Car chaque créature raisonnable reçoit tout ce qu'il faut pour
obtenir la béatitude. Cependant la créature raisonnable, dans sa production
comme créature, n'est pas l'image du Père ; elle est créée et, par conséquent,
soumise à la mesure dans sa connaissance et son amour, sous la lumière de grâce
ou de gloire. Car nul autre que les personnes de la Sainte Trinité ne possède la
nature divine d'une façon active, selon le mode divin ; aucune créature ne peut
opérer selon un mode sans mesure, car si elle le pouvait, elle serait Dieu et
non créature. Au moyen de l'image, Dieu a fait les créatures raisonnables
semblables à lui par nature ; et à celles qui se sont tournées vers lui, il a
donné au-dessus de la nature une ressemblance plus grande encore, dans la
lumière de grâce ou de gloire, chacun selon sa capacité, son état et sa dignité.
Quant à tous ceux qui ont senti la touche intérieure, qui ont
reçu l'illumination de la raison et l'impatience d'amour, et à qui est montrée
l'essence sans modes, ils sont recueillis fruitivement dans la superessence
divine. Dieu lui-même adhère à son essence par la fruition et il contemple cela
même dont il jouit. Sa jouissance est prise dans l'essence sans modes où la
lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il contemple et regarde fixement,
la lumière ne cesse jamais : car toujours on doit contempler ce dont on jouit.
Défaillir sans cesse dans cette divine lumière c'est la part
de ceux qui se reposent dans la jouissance, dans la solitude immense où Dieu se
possède fruitivement. La lumière ici vient défaillir dans le repos et dans
l'essence sublime et sans modes. Dieu y est son propre trône et tous ceux qui le
possèdent, dans la grâce ou dans la gloire, sont ses trônes et ses tabernacles
et ils sont morts en lui en un repos éternel.
De cette mort naît une vie superessentielle, une vie qui
contemple Dieu, et c'est ici que commence le don d'intelligence. Car Dieu
contemple toujours l'essence dont il jouit ; et de même qu'il donne l'impatience
à ceux qu'il se rend semblables, de même accorde-t-il repos et jouissance à ceux
qu'il s'unit. Mais lorsqu'il y a unité dans l'essence et dans l'immersion, on ne
parle plus de donner ni de recevoir. Et comme Dieu donne l'illumination à la
raison lorsqu'il confère la ressemblance, ainsi donne-t-il clarté sans mesure
lorsqu'il donne l'union. Cette clarté immense c'est l'image du Père, selon
laquelle nous avons été créés, et nous pouvons lui être unis en plus haute
dignité que les Trônes, si au-dessus de la jouissance qui fait défaillir, nous
contemplons la face glorieuse du Père, c'est-à-dire la nature très noble de la
divinité (38). Or cette même clarté infinie est donnée d'une
façon commune à toutes les intelligences qui possèdent la fruition, dans la
grâce ou dans la gloire. Ainsi s'écoule-t-elle d'une façon égale comme la clarté
du soleil, sans cependant que ceux qui la reçoivent soient éclairés de même
sorte. Le soleil, en effet, pénètre plus de sa lumière le verre que la pierre,
et le cristal que le verre ; et c'est aussi sa clarté qui fait briller chaque
pierre précieuse selon la noblesse, la vertu et la couleur dont elle est douée.
De même chacun est-il illuminé, selon l'éminence de sa capacité, aussi bien dans
la grâce que dans la gloire. Mais celui qui est le plus illuminé en grâce l'est
moins que le plus petit dans la lumière de gloire. Cette lumière de gloire n'est
pas cependant un intermédiaire entre l'âme et la clarté sans mesure ; mais
l'état de voie, le temps et l'instabilité nous font obstacle, et c'est pourquoi
nous pouvons mériter, tandis que ceux qui sont dans la lumière de gloire ne
méritent pas.
La clarté sublime dont nous parlons est la contemplation
simple qui appartient au Père. Elle est aussi le partage de tous ceux qui
contemplent dans la jouissance, fixant l'incompréhensible lumière au moyen de
cette lumière même, chacun selon qu'il est illuminé. Cette lumière infinie
brille bien sans cesse dans toutes les intelligences ; mais l'homme qui vit
ici-bas dans le temps est souvent encombré d'images, de sorte qu'il ne peut
toujours contempler ni fixer activement, dans cette lumière, la superessence.
Tandis que celui qui a reçu le don de cette contemplation la possède d'une façon
habituelle et peut y vaquer quand il veut. Or comme la lumière par laquelle on
contemple est sans mesure et que l'objet de la contemplation est un abîme sans
fond, jamais ils ne pourront se saisir l'un l'autre. Ainsi, regarder et
contempler se fait éternellement sans aucun mode, car cette contemplation a lieu
en la face béatifiante de la Majesté suprême où le Père, moyennant son éternelle
Sagesse, contemple de même son essence infinie. Et tous ceux qui sont inondés et
illuminés de cette même Sagesse méritent le nom de Chérubins, car ils
appartiennent à ce chœur. Tous accomplissent cette œuvre de contemplation durant
l'éternité, chacun selon la noblesse de sa nature, car ils ne sont pas également
illuminés. Cependant parce qu'ils ont la ressemblance avec Dieu, ils ne manquent
jamais en vertus, et ne font défaut à personne ; mais au-dessus de cette
ressemblance, ils contemplent sans interruption, parce qu'ils possèdent l'union.
Dieu, qui est souverain maître en cette contemplation,
contemple et agit sans cesse. Le Christ, dans son humanité et en son âme créée,
est et a toujours été le contemplatif le plus sublime qui ait jamais existé. Un
avec la Sagesse, il est cette Sagesse même par laquelle on contemple. Cependant
il a toujours été dévoué envers tous les hommes, extérieurement et en œuvres de
charité, en même temps qu'il contemplait sans cesse la face de son Père. Telle
est la noblesse du don d'intelligence : toujours agir et sans cesse contempler,
puis demeurer sans entraves, comme on le veut. A ceux qui le possèdent s'adresse
la parole du Christ : « Bienheureux ceux qui sont purs de cœur, car ils verront
Dieu (39). » Dégagés d'images de choses terrestres, sans
souci pour les satisfactions corporelles, et doués de la ressemblance avec Dieu
par la pratique éminente des vertus, puis contemplant l'être sans modes en toute
pureté, ils sont alors vraiment bienheureux, car c'est là une contemplation
divine. Ces hommes ressemblent au ciel moyen qui est appelé cristallin, car ils
sont éclairés comme lui par le ciel supérieur, c'est-à-dire par la vérité
éternelle du Père. C'est là une vie contemplative superessentielle, où l'esprit
recueilli est orné du don d'intelligence qui est Dieu lui-même, la Sagesse
éternelle.
CHAPITRE XXXII
COMMENT L'ON PEUT POSSÉDER LE DON D'INTELLIGENCE.
Si l’homme veut posséder le don d'intelligence et en être
possédé à son tour, il doit avoir les qualités suivantes :
Pour avoir pleine lumière,
il faut être transporté
dans la superessence.
Car la clarté sans mesure
est donnée à la connaissance
dans la simplicité foncière.
On est alors tout pénétré
et totalement transformé
par la lumière de vérité.
Cette lumière brille pour tous
lorsqu'ils ont le cœur pur,
et les éclaire tous selon leur dignité.
Alors peuvent-ils fixer
et contempler sans défaillir
la face qui donne jouissance.
Toujours l'on contemplera
ce dont on jouit fidèlement,
bien loin perdu hors de soi-même.
Si le bien-aimé s'est enfui,
cela même fait toujours fixer
la haute béatitude.
D'ailleurs le bien-aimé est pris
et possédé par son bien-aimé
dans l'unité de solitude.
Ainsi devons-nous continuer
à soupirer toute notre vie
vers le très haut abîme.
J'ai encore à vous faire connaître,
si vous y faites attention,
ce qui nuit à l'intelligence.
Ceux qui toujours ferment les yeux,
et méditent afin de jouir
dans la superessence
ne peuvent être éclairés,
car ils ne savent fixer
la simplicité de la lumière.
C'est un obstacle pour connaître
avec les Chérubins
le bien-aimé en cette noblesse.
Ils cherchent à avoir profit
et cela les fait reculer
devant la divine Majesté.
Je veux encore vous montrer
les causes qui font perdre
le don d'intelligence.
Lorsqu'on recherche goûts terrestres,
il est impossible d'atteindre
à la haute jouissance.
On ne peut être éclairé,
car on est tout encombré
des images de tout ce qui fuit.
A peine peut-on ressusciter :
l'on ne pense qu'à boire et manger,
tout adonné à la gourmandise.
Or voilà ce que j'enseigne,
tout cela fait tomber l'homme
et lui enlève la béatitude.
CHAPITRE
XXXIII
DU DON DE SAGESSE SAVOUREUSE.
Le septième don divin est une sagesse savoureuse conférée au
sommet de la mémoire recueillie et qui pénètre l'intelligence et la volonté,
selon leur degré de recueillement en ce sommet. Le goût qui vient de cette
sagesse est sans mesure et sans fond ; il se répand du dedans au dehors, pénètre
l'âme et le corps même, selon la capacité de chacune de leurs puissances, et le
sentiment qu'il produit est si intime que c'est comme une sorte de toucher
sensible. Les autres sens, tels que l'ouïe et la vue, prennent leur joie du
dehors, dans les merveilles que Dieu a créées pour sa gloire et pour l'utilité
des hommes. Le goût insaisissable dont nous parlons est sans mesure, en tant
qu'il se tient au-dessus de la mémoire, dans le vaste domaine de l'âme, et il
n'est autre que le Saint-Esprit, l'amour incompréhensible de Dieu. Mais, en tant
qu'il demeure dans les limites de la mémoire, le sentiment en est mesuré.
Cependant parce que les puissances ont leur attache en Dieu, elles surabondent.
Déjà le Père éternel a donné à la mémoire recueillie l'ornement de la jouissance
dans l'union, ainsi que la faculté de saisir et d'être saisie, en se perdant
elle-même, et de cette façon la mémoire est devenue un trône et un repos pour
Dieu. Puis le Fils, la Vérité éternelle, a orné à son tour de sa propre clarté
l'intelligence recueillie, afin qu'elle puisse contempler cela même qui donne
jouissance. Voici maintenant que le Saint-Esprit veut orner la volonté
recueillie et l'unité des puissances qui a en Dieu son attache, afin que l'âme
puisse goûter, connaître et éprouver combien doux est Dieu.
Ce goût est si fort qu'il semble, pour l'âme qui le ressent,
devoir absorber et faire disparaître comme en un abîme sans fond le ciel, la
terre et tout ce qu'ils renferment. Les délices goûtées ainsi par l'âme sont
au-dessus et au-dessous d'elle, au-dedans et au-dehors, embrassant et pénétrant
son royaume tout entier. Et, de cette façon, l'intelligence peut contempler la
simplicité, d'où découlent toutes ces délices. Dès lors la raison éclairée se
met à considérer, bien qu'elle sache qu'elle ne peut arriver à connaître les
délices incompréhensibles ; car elle considère avec une lumière créée, et les
délices sont sans mesure. C'est pourquoi la raison vient défaillir dans cette
considération ; mais l'intelligence, qui est transformée par la clarté sans
mesure, contemple et fixe sans cesse la joie incompréhensible de la béatitude.
CHAPITRE
XXXIV
COMMENT LA RAISON ÉCLAIRÉE CONTEMPLE
DIEU DANS DES IMAGES INTELLECTUELLES.
La raison cependant s'exerce avec beaucoup d'attention, selon
le mode qui lui est propre et avec la lumière créée, afin de trouver
satisfaction et joie en des images intellectuelles et dans le spectacle des
œuvres qui émanent de Dieu tout-puissant. De cette façon, elle comprend aisément
que la grandeur de son bien-aimé l'empêche, elle et toute créature, de jamais le
saisir pleinement. Il est si haut, en effet, que nul procédé créé ne peut
l'atteindre ; il est si simple qu'en lui toute multiplicité doit cesser et
prendre son commencement. Il est une beauté qui orne le ciel et la terre, une
richesse d'où toutes les créatures découlent, tout en y demeurant
essentiellement attachées. Il est un ornement pour tout ce qui est au monde, il
est la vie de tout ce qui fut ou sera jamais.
Il est la victoire qui fait vaincre les obstacles et la
couronne des vainqueurs. Il est la santé qui donne à jamais guérison, la paix où
tous ceux qui aiment trouvent leur repos, la sécurité qui met à l'abri de tout
besoin. Il est la béatitude qui donne jouissance, la consolation qui réjouit les
affligés, la suavité qui pénètre ceux qui le désirent, la joie où se glorifient
ceux qui aiment. Il est une source de félicité où se fondent ceux qui en
jouissent, une jubilation, c'est-à-dire une allégresse qui ne peut s'exprimer,
où sens et puissances viennent défaillir. Il est la récompense vers laquelle
nous aspirons tous, une volupté qui ne laisse les hommes se reposer nulle part,
une ardeur qui veut les enflammer et embraser tous. Il est la puissance qui peut
tout dompter, la divinité capable de tout combler, l'éternité qui a créé tous
les temps. Il est la bonté, disposée à donner tous biens, la libéralité, prête à
se répandre au ciel, sur la terre et en tout ce qui existe ; une charité sans
mesure qui veut s'unir tous ceux qui vivent d'une façon vertueuse. Il est la
noble source de tout ordre et de toute mesure, la pureté sans alliage, la
fécondité qui donne le mouvement au firmament, la vie et la croissance à toutes
les natures corporelles, et qui confère surnaturellement à ceux qui aiment tous
les dons divins et bienfaits spirituels, ainsi que la vie glorieuse et la
jouissance d'éternité. Le bien-aimé est encore la puissance que rien n'arrête,
la sagesse qui décore, règle et ordonne toutes choses, la longanimité qui attend
la conversion des pécheurs et le couronnement des justes. Il est la fidélité qui
n'abandonne personne, la vérité qui connaît tous les cours, la sainteté qui
dégage les hommes des choses terrestres. Il est une chaleur qui enflamme l'homme
pour la vertu, une lumière qui la manifeste, une satiété, cause de faim
éternelle pour ceux qui lui ressemblent et source de biens surabondants pour
ceux qui lui sont unis. Il est la force qui fait tout surmonter, la justice qui
punit ou récompense selon les mérites, la sainteté enfin qui, au dernier jour,
confondra les impurs et s'unira les innocents.
La raison éclairée aperçoit tout cela dans la divinité
infinie, et ce sont comme des images intellectuelles, conçues de l'essence
simple de Dieu, selon le mode créé. En tant que la raison les comprend, ces
images sont créées, ce sont des similitudes tirées de la nature divine. Mais
parce que, contemplées par l'homme, elles commencent et finissent dans une
essence sans fond, toute raison et considération viennent à défaillir, car il
s'agit là de la nature simple de Dieu. Ainsi la raison éclairée s'applique à
considérer son bien-aimé dans toutes ses excellences, et de là elle tombe dans
l'admiration des richesses qu'elle aperçoit ; elle comprend que Dieu les possède
bien au-dessus de toute raison dans un degré incompréhensible. Alors naît en
elle un si grand désir, une impatience telle, qu'il lui faut plonger le regard
dans la lumière simple, afin de trouver réconfort et apaisement au désir
impatient qui la fait soupirer si ardemment vers la jouissance.
CHAPITRE
XXXV
DU SAINT-ESPRIT.
Dans cette contemplation, la raison éclairée ne fixe rien
d'une manière distincte et tous les flots de la divinité s'écoulent vers la
partie supérieure du royaume de l'âme. Il en est tout enflammé et embrasé de
feu, et ce feu est le Saint-Esprit, qui brûle dans la fournaise de l'unité
divine. Là, dans cette unité sublime, tous les esprits sont imprégnés et
illuminés, au sein d'une incompréhensible tendresse. Or cette unité pleine de
jouissance, c'est le trésor caché dans le champ de l'âme. Quiconque creuse là et
estime le trésor vend et abandonne ce qu'il est et ce qu'il peut avoir en fait
de délices, afin de pouvoir posséder le champ qui renferme de telles richesses.
Le Saint-Esprit est le trésor de Dieu et de l'âme ; il est le
lien d'amour qui embrasse et pénètre tous les esprits recueillis dans l'unité de
jouissance. Il est l'amour dont l'ardeur consume les amants. Il est le doigt de
Dieu qui a créé toute la nature, le ciel, la terre et tous les êtres, et qui a
distribué ses dons surnaturels à tous ceux qui se sont tournés vers lui, chacun
selon sa dignité, s'unissant à lui-même tous ceux qu'il a ainsi comblés.
Le Saint-Esprit, c'est l'océan sans bornes d'où découle tout
bien et où tout bien demeure incommensurable. C'est le soleil divin, ardent et
lumineux, qui orne le royaume de l'âme des principaux rayons surnaturels qui
sont les sept dons supérieurs. Le Saint-Esprit est un feu immense qui transforme
et pénètre de lumière tous les esprits recueillis, soit dans la grâce, soit dans
la gloire, pour les fondre comme l'or, dans la fournaise de l'unité divine. Là,
chacun jouit et goûte, selon sa condition et sa dignité, quoique le feu divin
les brûle tous sans distinction. Mais il y a dans cette fournaise du cuivre et
du plomb, du fer et de l'étain, de l'argent et de l'or, et un grand nombre de
métaux fondus ensemble sous l'ardeur de ce feu incompréhensible. Or chaque
métal, c'est-à-dire chaque esprit est intelligent et sensible, et il supporte la
transformation de l'amour essentiel de Dieu, selon sa propre noblesse et
dignité, quoique l'amour se répande également sur tous ; de là vient la
distinction de jouissance.
Cet amour insondable est, selon la jouissance, essentiel et
non actif, car par le rejaillissement de cette charité essentielle, le Père et
le Fils, et tous les esprits qui ont en eux leur attache, s'écoulent dans la
fruition et y sont engloutis au-dessus de l'action. Mais, par l'émanation de ce
même amour qui vient du Père et du Fils, toutes les vertus sont opérées et
perfectionnées en toute créature. Ainsi l'amour divin est actif, selon cette
effusion, et il conduit l'homme à toutes les vertus ; selon l'écoulement
intérieur, il est essentiel et il inonde tous ceux qui lui sont unis d'un goût
incompréhensible. C'est le gouffre sans fond où toutes les nobles intelligences
sont fixées dans la jouissance et sont englouties jusqu'à se perdre elles-mêmes.
C'est le clair soleil, qui brille et répand son ardeur au sommet de l'âme, qui
attire l'intelligence alors qu'elle contemple et reçoit la clarté, et l'applique
au regard sans défaillance pour l'éternité.
C'est la source vive et sans fond, qui, de l'intérieur, coule
à l'extérieur par sept fleuves principaux, les sept dons, qui rendent le royaume
de l'âme fécond en toutes vertus. Les esprits élevés dont nous parlons ont
remonté ce flot vivant et jaillissant et sont parvenus jusqu'au fond de vie où
il prend sa source. Plongés là, ils sont inondés de clarté en clarté et de
délices en délices ; car il y coule une rosée de miel d'ineffable allégresse,
qui fait fondre et s'écouler dans les délices de la béatitude divine.
Ces esprits sont les Séraphins, les plus élevés du royaume
éternel, car ils brûlent et se fondent devant la face de la souveraine
jouissance. Et tous ceux qui possèdent le don divin de sagesse tel que nous
l'avons décrit leur sont semblables, chacun selon sa clarté. Car chez les
Séraphins il y a distinction en clarté, en amour et en jouissance. Et tous les
esprits, soit dans la grâce, soit dans la gloire, diffèrent en connaissance, en
amour et en aptitude à goûter, mais le moindre dans la lumière de gloire
connaît, aime et goûte davantage la joie que le plus élevé dans la grâce.
L'allégresse que Dieu répand est pourtant égale, mais ceux qui la reçoivent
diffèrent. Ils ont tous plus qu'ils n'en peuvent user, en tant qu'unis à Dieu
ils possèdent la jouissance ; mais perdus dans l'obscurité de ce désert, ils
n'ont plus rien à désirer. Là, en effet, il n'est plus question de donner ni de
recevoir, il n'y a plus qu'une très simple essence, où Dieu et tous ceux qui lui
sont unis sont engloutis et perdus. Ils ne peuvent plus se trouver dans cette
essence sans modes, car c'est une pure et simple unité ; et c'est en cela que
consiste la plus haute béatitude dans le royaume de Dieu (40).
Néanmoins tous ces esprits élevés doivent s'incliner encore
vers les œuvres de charité et toutes les vertus ; car plus l'homme est élevé en
dignité, plus il se doit communément à tous ceux qui réclament son aide soit
corporelle, soit spirituelle. Ainsi Dieu jouit immensément de lui-même, plus que
tous les saints, car son recueillement est sans fond et son essence est sans
modes. Si son essence n'était pas sans modes, il n'y aurait pas en lui de
jouissance parfaite, mais dans l'essence sans modes vient défaillir l'action des
personnes. Et c'est pourquoi Dieu possède la jouissance, plus que tous les
esprits créés qui ont reçu la dignité et les dons selon une mesure néanmoins, il
demeure sans cesse actif, car il s'épanche au ciel et sur la terre, au moyen de
ses dons matériels et spirituels.
Le Christ, dans son âme créée, est et fut toujours le voyant
et l'amant suprême, et la jouissance qu'il possède demeure sans rivale tandis
que, selon sa nature divine, il était lui-même objet de jouissance. Néanmoins,
jamais il n'a manqué ni ne manque à personne, car il appartient également à
tous, selon leurs désirs, et il souffre de l'indifférence de ceux qui n'ont
point pour lui de désirs ; il prie enfin et offre ses souffrances à son Père
pour eux tous. De même, les saints les plus élevés qui sont au ciel étaient sur
la terre universellement dévoués envers tous et ils se donnent encore également
à tous dans le royaume éternel, priant et soupirant pour nous. Les plus hauts
Séraphins et tous ceux qui appartiennent à leur chœur, au ciel et sur la terre,
prient aussi et soupirent, pour la béatitude des hommes, plus que ceux qui
appartiennent à l'un quelconque des autres choeurs, car ils connaissent mieux et
ils aiment davantage : et c'est pourquoi ils se donnent plus à tous et désirent
davantage l'honneur de Dieu et la béatitude des hommes.
C'est de ceux-là que le Christ a dit : « Bienheureux les
pacifiques, ou ceux qui font la paix, car ils seront appelés les fils de Dieu (41).
» Ces esprits élevés ont fait la paix avec Dieu, avec toutes leurs puissances et
avec toutes les créatures, et tout chez eux est orné et ordonné en proportion de
la dignité de chacun (42). Ils possèdent leur royaume en une
paix véritable ; et ils sont engloutis dans l'abîme de la simplicité. C'est là
le sommet du royaume dans la béatitude éternelle, et ce royaume ressemble ainsi
au ciel supérieur, qui est une pure et simple clarté, source immobile et
principe de tous les êtres corporels, royaume créé et corporel de Dieu et de
tous ses saints.
Telles sont les voies droites par lesquelles le Seigneur a
ramené le juste, au-dessus de tout chemin, dans un éternel silence. Et c'est la
quatrième des cinq principales considérations formulées par le Sage (43).
CHAPITRE XXXVI
COMMENT ON PEUT POSSÉDER LE DON DE SAGESSE.
Afin que l'homme puisse posséder ce don sublime dans toute sa
perfection
il doit être pénétré intérieurement
d'un amour sans mesure
et tout inondé de saveur divine ;
il lui faut une considération claire
dans les œuvres qui prennent leur source
à l'abîme de simplicité.
De là naît l'admiration
des dons multiples
et de la richesse incompréhensible.
L'admiration fait soupirer
et s'attacher par le désir
à la haute jouissance.
Ainsi l'homme doit fixer son regard,
afin d'assouvir ses désirs
au-dessus de toute activité.
L'amour sans mesure
s'enflamme en tout son être
dans la fournaise de l'unité.
De là vient liquéfaction
et entière immersion
dans les délices de la jouissance.
L'homme pénètre ainsi tout entier
et s'engloutit dans l'essence sans modes,
comme en un désert d'obscurité.
Là plus ni recevoir ni donner,
ni exercice d'amour ;
c'est pure et absolue simplicité.
Mais il faut encore vous faire connaître
ce qui fait tort et met obstacle
à la sagesse savoureuse.
Contempler sans prendre garde
aux œuvres qui doivent en découler,
cela empêche le goût divin.
Ceux qui n'ont pas d'admiration
possèdent moins le désir
qui naît de l'impatience amoureuse.
Et l'amour sans mesure
les brûle d'autant moins
au plus intime du royaume de l'âme.
Tendre son regard vers ce qui est simple
sans ressentir l'ardeur d'amour,
cela empêche la haute pureté.
Je veux encore vous révéler
ce qui cause la ruine
et la perte de la béatitude :
Il y a des gens ignorants et aveugles
qui errent çà et là,
à la recherche de satisfactions étrangères.
Ils regardent et considèrent
de misérables et pauvres gains,
et prennent leur repos dans ce qui est vil.
C'est un amour pervers
qui affole leurs sens malheureux,
et aveugle la raison humaine.
Poursuivant un goût étranger,
ils ne sauraient atteindre ce lieu
où coulent les délices d'éternité.
C'est donc un grand empêchement
pour recevoir la clarté éternelle
que de vivre sans pureté.
CHAPITRE
XXXVII
DES CINQ ROYAUMES DE DIEU. –
PREMIÈREMENT DU ROYAUME SENSIBLE ET DU DERNIER JUGEMENT.
La cinquième et dernière considération formulée par le Sage
est celle-ci : Et il lui a montré le royaume de Dieu. Lorsque l'homme est entré
en possession des dons divins selon toute leur excellence, le royaume de Dieu
lui est montré de cinq manières : c'est d'abord un royaume extérieur et sensible
; puis un royaume naturel ; ensuite le royaume des Écritures ; le royaume de la
grâce qui est au-dessus des Écritures et au-dessus de la nature ; enfin le
royaume de Dieu par excellence qui est Dieu lui-même, au-dessus de la grâce et
de la gloire. Connaître ces divers royaumes d'une façon bien claire, c'est
posséder une vie commune (44).
Au commencement de ce livre, on a décrit le royaume extérieur
et sensible, avec les quatre éléments et les trois cieux, ainsi que la manière
dont Dieu l'a orné. Mais je dois vous dire maintenant quel ornement Dieu donnera
à ce royaume au dernier jour et comment il traitera les corps des hommes après
la résurrection.
À la fin des temps, le feu pénétrera, engloutira et consumera
tout ce qui est sur la terre. Ce feu sera de quatre sortes : le feu infernal, le
feu purifiant, le feu élémentaire et le feu matériel. Le feu infernal brûlera
les âmes des damnés ; le feu purifiant effacera chez les bons les fautes
vénielles et toutes dettes ; le feu élémentaire purifiera, renouvellera et
rendra subtils les éléments ; le feu matériel réduira en poussière les corps
humains et tout ce qui est sur la terre. Ensuite, sans intervalle, le Christ
apparaîtra comme le juge du monde entier ; il commandera à tous les hommes de se
lever, et de venir en corps et en âme au jugement. Et ce jour-là, par la
puissance de Dieu, les âmes et les corps seront réunis. Les bons resplendiront
de clarté, et les damnés seront tout couverts de honte. Le jugement aura lieu
dans la vallée de Josaphat, parce qu'elle est au milieu de la terre, et que ce
lieu est connu de tous les hommes, le Christ ayant souffert et étant mort dans
le voisinage.
Le Seigneur se tiendra sur les nuées, entouré de tous les
saints, tandis que les pécheurs seront retenus sur la terre par leur propre
poids. Aux damnés il dira : « Allez maudits, au feu éternel (45),
» ce qui est une parole terrible ; et aux bons : « Venez les bénis de mon Père,
possédez le royaume qu'il vous a préparé depuis le commencement du monde (46).
» Et il y aura là parole aimable et douce à entendre, propre à exciter l'action
de grâces et la louange pour l'éternité, à cause de cette merveille qui consiste
à avoir été élus avant que d'être créés.
Aussitôt le jugement rendu et les damnés précipités dans le
fond de l'enfer, le ciel et la terre seront renouvelés ; car le feu sera si
puissant qu'il consumera tout ce qui est sur la terre jusqu'à le réduire en
poussière. Ainsi Dieu, par le moyen du feu, renouvellera les éléments en clarté
et il les rendra subtils, leur donnant une forme plus belle qu'ils n'avaient
auparavant. Car ces éléments ont été souillés par les péchés des hommes et ils
doivent être purifiés par le feu. D'autre part, parce qu'ils ont servi aux bons,
ils doivent recevoir comme récompense la clarté et la subtilité. Il faut enfin
que le monde participe d'une certaine manière à la condition des corps
glorifiés, et que les hommes puissent contempler avec leurs sens la beauté du
ciel et de la terre. Les grands corps célestes sont purs et sans mélange, parce
qu'ils sont très loin de la terre, et ils ne réclament pas de transformation ;
mais ils deviendront immobiles et recevront une clarté plus grande, ce qui sera
leur transition et leur renouvellement.
Le soleil se tiendra à l'orient et la lune à l'occident,
comme au moment de leur création. Quant au ciel et aux planètes, Dieu les a
créés pour servir aux hommes de deux manières : le mouvement et l'influence du
ciel ont une part dans la génération, la vie et la croissance des hommes et des
créatures corporelles. C'est pourquoi le ciel se reposera, car nulle créature ne
sera plus mortelle, mais glorieuse. En second lieu, le ciel a été créé à cause
de sa beauté et de sa clarté qui augmenteront alors de mille manières. La terre
sera brillante comme un cristal et plane comme la paume de la main humaine. Les
eaux seront plus pures et plus claires qu'auparavant, et elles demeureront dans
la même forme et la même substance. L'air resplendira d'une grande lumière, car
le soleil et la lune et toutes les étoiles auront sept fois plus de clarté
qu'ils n'en ont actuellement. On ne verra plus de nuages, de grêle ni de pluie,
de vent, d'éclairs ni de tonnerre. Il n'y aura plus de nuit, mais un jour
éternel et une clarté sans fin au ciel et sur la terre. L'obscurité de l'air et
la lourdeur de la terre, le froid des eaux et l'ardeur brûlante du feu, tout
cela descendra ensemble dans l'enfer. Mais la transparence des eaux et de l'air,
ainsi que la clarté du feu demeureront chacune plus brillantes dans leurs
sphères. C'est ainsi que ciel et terre passeront mais sans périr et seront
renouvelés en une forme beaucoup plus parfaite. Tel est le royaume extérieur et
sensible de Dieu et de tous ses saints, celui que les hommes revêtus de leurs
corps glorieux possèderont pour leur joie éternelle.
CHAPITRE
XXXVIII
DE QUATRE DONS DES CORPS GLORIEUX.
L'âme séparée d'un corps mortel, lourd et encombrant, possède
dès lors une existence plus parfaite. Mais quand ce même corps sera devenu
glorieux, il ne lui causera plus ni embarras ni peine, et ne lui donnera
qu'allégresse et joie éternelles. Pour qu'il en soit ainsi et pour que l'âme ne
puisse être gênée en sa béatitude, quatre dons seront l'apanage des corps
glorieux.
Le premier de ces dons est la clarté. Dans les corps des
bienheureux l'élément de l'eau sera glorifié : de là leur clarté et leur
transparence. L'âme toute brillante et glorieuse, ayant repris possession de son
corps, le fera participer à sa propre lumière, et ainsi devenu transparent et
tout rempli de gloire, celui-ci sera sept fois plus lumineux que le soleil. Mais
tous ne seront point semblables, car plus l'âme sera noble et brillante, plus
son corps sera revêtu de clarté. De même, en effet, qu'une étoile brille plus
qu'une autre au firmament, de même y aura-t-il distinction entre les corps
glorieux dans la vie éternelle. Les enfants qui meurent avant d'arriver à la
raison auront une clarté semblable à celle de la lune ; car leur lumière ne peut
être d'eux-mêmes, ni le fait de leurs œuvres propres, mais ils la recevront du
Christ, qui, comme un glorieux soleil, leur communiquera sa clarté par les
mérites de sa mort.
Le deuxième don des corps glorieux est l'impassibilité, qui
vient de ce que l'élément de la terre étant glorifié en eux, ils sont fortifiés
et affermis de telle sorte qu'ils ne peuvent plus souffrir. D'autre part, les
éléments n'étant plus contraires, ni entre eux ni au sein de l'homme, le corps
sera délivré de toute souffrance. Et parce que l'âme glorieuse possédera son
propre corps dans la béatitude, celui-ci ne pourra plus souffrir d'aucune chose.
Lorsqu’Adam n'avait pas encore commis le péché, il ne souffrait ni ne pouvait
souffrir ; ce n'est qu'après son péché qu'il devint capable de souffrance, comme
le fait l'a bien montré. Les enfants morts sans baptême, qui n'ont jamais commis
de péché, ne souffrent pas dans le voisinage de l'enfer ; mais ce n'est pas à
cause de leurs mérites, car ils ne possèdent pas la béatitude, c'est un pur
effet de la miséricorde de Dieu. Les corps glorieux des saints au contraire
seraient-ils en enfer, dans les entrailles de la terre ou dans le fond de la
mer, qu'ils n'en ressentiraient nulle souffrance.
Le troisième don qui orne les corps glorieux est la
subtilité. L'élément du feu est glorifié en eux, et il les rend si subtils
qu'aucun obstacle ne saurait leur être opposé. Une âme toute remplie de
noblesse, en effet, doit posséder un corps parfaitement subtil et qui, ayant
perdu toute lourdeur, lui soit uni comme un trophée de victoire.
Le quatrième don des corps glorieux est l'agilité, qui
provient de ce que l'élément de l'air reçoit en eux la gloire qui lui est
propre. Rien dès lors ne pourra alourdir le corps revêtu de gloire, et l'âme
glorieuse se transportera sans peine et en un clin d'œil avec son corps là où
elle voudra. Il y aura cependant toujours distinction de clarté et d'agilité
entre les âmes.
Tels sont donc les dons que posséderont les corps glorieux,
après la résurrection.
Le Christ a déjà manifesté ces dons en son corps mortel. Il a
montré sa clarté lors de la Transfiguration ; son impassibilité, lorsque le
Jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande
tendresse, sans avoir nullement à souffrir ; sa subtilité, en sa naissance, qui
laissa intacte la virginité de sa mère ; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur
les eaux.
Il y aura encore, dans le royaume de Dieu, une joie
singulière, pour les corps glorieux, à voir et à entendre. Ils verront, en
effet, de leurs yeux de chair le Christ et Marie sa sainte Mère dans leur
gloire, ainsi que tous les saints glorifiés et remplis de délices. Ils pourront
aussi contempler la beauté et la grande clarté du ciel et de tous les éléments.
Puis en un instant, ils pourront parcourir le ciel et la terre, et revenir au
ciel. Ils loueront Dieu et le chanteront de tout leur pouvoir, et cette
glorieuse mélodie sera bien douce à entendre ; ils s'y adonneront durant toute
l'éternité. La gloire des âmes rejaillira et se répandra jusque dans leurs
puissances corporelles et dans les sens. Il y aura là quelque chose de si grand
que nous ne pouvons encore le comprendre, et ces délices dureront sans cesse
pendant toute l'éternité.
Tel est le royaume de Dieu extérieur et sensible, et ce qu'il
y a de moins élevé dans la gloire. L'homme en a révélation, selon la manière
indiquée, afin qu'il y aspire et qu'il pratique noblement les vertus.
CHAPITRE
XXXIX
DU ROYAUME NATUREL DE DIEU.
Il y a une révélation du royaume de Dieu qui se fait d'une
façon naturelle, mais qui est réservée à ceux qui l'aiment. Ni la grâce ni la
gloire, en effet, ne suppriment la lumière naturelle, mais elles la rendent
seulement plus claire. Lorsque sa nature n'est pas encombrée par les images du
péché, l'homme peut reconnaître par lui-même que le ciel, la terre et toute
créature ordonnée à la gloire de Dieu et à l'utilité de tous lui sont motifs de
louer et de servir Dieu avec toutes choses et en elles. Cette louange et ce
service constituent le royaume caché, que Dieu révèle par la simple lumière de
la nature, mais qu'il cache à ceux qui lui sont étrangers, quoiqu'ils soient
éclairés de cette même lumière. Ainsi peut-on connaître encore d'une manière
naturelle l'ordre qui règne dans les puissances de l'âme et dans les sens, à
l'extérieur et à l'intérieur, ainsi que l'ordonnance de toutes les créatures.
C'est là ce qu'on appelle un royaume naturel, composé de toutes les créatures
que Dieu possède comme son bien propre ; et ce royaume est révélé aux hommes
dont nous parlons. Sans doute, il peut être connu sans le secours de la grâce de
Dieu et en dehors de tout mérite, mais ceux qui aiment Dieu ne peuvent
contempler ses œuvres sans le louer et pour cela ils auront récompense.
CHAPITRE XL
DU ROYAUME DES ÉCRITURES.
Le royaume de Dieu est encore révélé aux hommes de vertu
insigne dans les Écritures, par l'enseignement du Christ et des saints, et par
les exemples qu'ils nous ont laissés, afin qu'en les suivant, nous puissions
acquérir ce qu'ils possèdent. Celui à qui Dieu révèle ce royaume possède
l'intelligence des Écritures ; cependant il peut bien n'en pas comprendre tous
les sens subtils, ce qui d'ailleurs n'est aucunement nécessaire. Mais il
comprend ce qui éloigne de Dieu et ce qui y conduit, et il connaît ainsi toute
vérité, puisque là est renfermée la science de tout ce qui est vertu et vice. De
plus, il sait reconnaître la voix des étrangers qui, déguisés en pasteurs, ne
sont que des voleurs et des meurtriers. Ceux-là expliquent les Écritures
autrement que les saints et ils ne vivent pas comme eux. Ils détournent de la
vertu et recherchent plus leur avantage temporel que le bien de ceux qu'ils
conduisent : ce sont des étrangers et non des pasteurs. Mais tout ce que
contient ce royaume sera pleinement accompli par Dieu et par les justes ; pas
une syllabe n'en sera omise, qu'il s'agisse de paroles, d'œuvres ou de vertus.
Tel est le royaume des Écritures que nous devons réaliser
d'une façon parfaite, car il est émané du Saint-Esprit, par l'intermédiaire du
Christ et de ses saints. L'Écriture passera, mais la vérité demeurera
éternellement. Sans doute des hommes instruits et habiles peuvent expliquer avec
clarté les Écritures, à cause de l'abondance des textes, et en mettant en œuvre
la subtilité de leur esprit et les longs exercices pratiqués aux écoles, tout
cela en dehors même de la grâce de Dieu ; mais ils ne sauraient sans l'amour
divin goûter le fruit et la douceur qui y sont cachés. Aussi y a-t-il une
révélation spéciale du royaume des Écritures faite à ceux qui aiment, afin
qu'ils puissent vivre en conformité avec les enseignements sacrés et en goûter
la douceur et le fruit, dans le temps et dans l'éternité. Car vertu et joie
intérieures, espérance de la vie éternelle, c'est tout le royaume de Dieu caché
dans les Écritures et révélé aux esprits aimants. Nulle puissance ni subtilité,
en dehors de la grâce de Dieu, n'en peut faire goûter la douceur à ceux qui
demeurent au dehors.
CHAPITRE XLI
DU ROYAUME DE LA GRÂCE ET DE LA
GLOIRE.
La quatrième révélation du royaume de Dieu est faite aux âmes
nobles dans la lumière de la grâce ou de la gloire. Elle dépasse les données des
sens et de la lumière naturelle, ainsi que tout ce qu'on peut apprendre dans
l'Écriture, sans être cependant jamais contraire aux enseignements sacrés. En
effet, les biens et les délices que Dieu révèle à ses amis dans cette lumière,
l'Écriture ne peut nous les traduire ; nul ne saurait les décrire d'une façon
claire et parfaite comme Dieu les montre aux esprits aimants. Le royaume ainsi
manifesté à ceux qui aiment, c'est le fruit et la saveur de toutes les vertus,
aliment des anges, des bienheureux et de tous les justes.
Parmi ceux qui accomplissent des œuvres vertueuses, il y en a
beaucoup qui n'ont point de vertu réelle, c'est-à-dire d'amour divin, aussi ne
peuvent-ils goûter le fruit des vertus. D'autres agissent sous l'influence de la
charité et de l'amour de Dieu, mais ils ne sont pas assez éclairés pour pouvoir
goûter le fruit de la manière que nous avons dit. Or ceux qui veulent connaître
le royaume dont nous parlons et goûter son fruit ne le pourront que si Dieu les
établit au centre du royaume de leur âme, au sommet de leur esprit ;
c'est-à-dire qu'ils devront adhérer à la superessence en demeurant dans une vie
contemplative, et se répandre au-dehors par une vie active. De cette action et
de cette contemplation il a déjà été parlé.
CHAPITRE
XLII
DE SIX FRUITS DE LA GRÂCE ET DE LA
GLOIRE.
Maintenant nous voulons parler du fruit qui est révélé dans
la lumière de grâce et dans la lumière de gloire. Toutes les œuvres de vertus,
en effet, et les pratiques extérieures doivent prendre fin ; mais leur fruit est
destiné à être notre aliment et notre breuvage
éternellement et sans fin. Six sortes de fruits et de goûts sensibles sont
révélés aux hommes dont nous avons parlé, lorsqu'ils se livrent à l'activité et
ramènent leur attention vers l'extérieur, et cela soit dans la lumière de grâce,
soit dans la lumière de gloire ; mais ils ne goûtent ni ne sentent de même façon
dans la grâce et dans la gloire.
Le premier fruit et le premier goût que l'on doit avoir pour
aller au ciel, et que possèdent dès maintenant tous ceux qui sont dans la
béatitude avec Dieu, c'est l'humble soumission de l'esprit devant la majesté
toute-puissante de Dieu. Cette humble soumission à ce qui est commandé et
défendu est nécessaire à quiconque veut être bienheureux.
Le deuxième fruit est perçu par l'homme qui se sent
foncièrement généreux à se dévouer à l'extérieur, miséricordieux dans ses
jugements, patient et doux dans ce qu'il doit supporter.
Le troisième fruit consiste à ressentir en soi-même et à
apercevoir comme faisant partie de soi la soumission humble et docile, ainsi que
la générosité et une douce patience.
Ce sont là les fruits de la vie active.
Le quatrième fruit est un amour élevé et sensible pour Dieu,
où entrent l'âme, le cœur et toutes les puissances. C'est aussi un désir ardent
de procurer à Dieu louange et honneur de tout son pouvoir, extérieurement et
intérieurement, en s'unissant à toutes les créatures qui ont été ordonnées à
cette fin. Ce désir part du plus intime du cœur et lorsqu'il n'est pas réalisé,
l'homme en ressent une douleur qu'il ne peut oublier.
Le cinquième fruit du royaume éternel est un amour sensible
et impatient qui reçoit sans cesse la touche d'en haut et aspire toujours à
l'union avec celui qu'il aime. Cet amour s'adonne constamment à la pratique de
toutes les vertus, car c'est là sa noblesse propre.
Le sixième fruit consiste en une claire contemplation de tous
les autres fruits et une considération attentive de tout ce qui est ressenti.
Celui qui le possède contemple dès lors le royaume sensible, tel qu'il est
maintenant, et tel qu'il sera dans l'éternité. Il contemple le royaume naturel,
tel que Dieu l'a créé et orné, naturellement et surnaturellement, et il voit la
beauté dont il sera glorifié. Il admire comment tous les anges brillants de
gloire et tous les saints vont et viennent dans le perpétuel mouvement de la
louange divine. Il contemple encore, dans sa souveraine libéralité, Dieu cause
première de toute vertu et de tout bon sentiment, et qui se répand lui-même avec
tous ses dons. Tout cela rend l'homme impatient de ressembler à Dieu et de lui
être uni dans une jouissance éternelle.
Tels sont les fruits de la vie affective.
CHAPITRE XLIII
DU ROYAUME QUI EST DIEU LUI-MÊME.
Il y a une cinquième révélation du royaume de Dieu qui est
faite à ceux qui l'aiment, au-dessus de toute lumière créée, dans une lumière
divine qui échappe à toute mesure. Cela se passe au-dessus de la raison, dans
l'esprit qui se recueille en la superessence de Dieu. Là l'homme reçoit un
triple fruit qui consiste en une clarté sans mesure, un amour incompréhensible
et une jouissance divine.
Le premier fruit, la clarté sans mesure, est la cause d'où
procède toute clarté dans la contemplation comme dans l'action. L'intelligence
se délecte dans cette clarté jusqu'à s'y plonger essentiellement et à devenir
une avec elle.
Le second fruit qui est un amour incompréhensible se répand
dans tout le royaume de l'âme et envahit chaque puissance selon toute sa
capacité. L'âme se fond alors en un amour simple et essentiel ; inondée et
pénétrée par la clarté et l'amour, elle parvient à une jouissance qui est le
troisième fruit. Cette jouissance est si immense que Dieu lui-même y est comme
englouti avec tous les bienheureux et les hommes élevés dont nous parlons, en
une absence de modes qui est un non-savoir et une perte éternelle de soi. Mais
dans cette absorption, au fond même de cette perte éternelle, se trouve la
suprême saveur.
L'homme élevé à cet état sera au service de tout le monde (47).
Il possédera son âme comme un roi possède son royaume. Son esprit s'inclinera
sans cesse vers toute vertu, de manière à porter la parfaite ressemblance de
Dieu, qui dans son unité féconde se répand toujours selon la distinction des
personnes divines et comble de ses dons les créatures conformément à tous leurs
besoins. Sans cesse aussi cet homme adhérera à Dieu essentiellement en son
esprit, afin d'être transformé et transfiguré en la clarté infinie, semblable
aux divines personnes qui à tout moment adhèrent à l'essence infinie et sont
inondées de jouissance, mais qui éternellement émanent et opèrent selon leurs
distinctions personnelles dans la nature féconde. Ainsi élevé, l'homme se
tiendra dans la partie supérieure de son esprit, entre l'essence et les
puissances, c'est-à-dire entre la jouissance et l'action ; toujours il adhérera
essentiellement à Dieu en se plongeant dans la jouissance ; et en s'abîmant dans
son néant, il s'engloutira dans la ténèbre de la divinité. C'est la béatitude de
Dieu et de tous les esprits supérieurs. Ainsi l'homme est-il transformé de
clarté en clarté, c'est-à-dire de la clarté créée en la clarté incréée, par le
moyen de son image éternelle qui est la Sagesse du Père. Cette Sagesse est
l'image et l'exemplaire de toutes les créatures, car c'est en cette image que
vivent toutes choses corporelles et spirituelles. C'est aussi par
l'intermédiaire de cette même image que toutes les créatures sont mises dans
leur être créé et reçoivent une ressemblance avec Dieu. Mais l'homme de vertu
insigne et dévoué à tous occupe le sommet de la ressemblance. Comme Dieu, en
effet, se répand avec tous ses dons, lui-même s'adonne à toute vertu, demeurant
toujours cependant attaché à l'éternelle jouissance et étant un avec Dieu
au-dessus de tous les dons.
Tel est l'homme éclairé et universellement dévoué pour sa
plus grande noblesse.
Puissions-nous atteindre ce degré
et que rien n'y manque !
Pour cela nous aide la Sainte Trinité !
Amen.
Ci finit le livre, qui se nomme le Royaume des amants, de
Maître jean Ruysbroeck.
(31) L'auteur fait allusion au système planétaire des
anciens, spécialement des Égyptiens, pour qui chacune des vingt-quatre heures du
jour était consacrée à l'une des sept planètes. Les heures successives étaient
ainsi mises en correspondance avec les planètes disposées dans l'ordre de leurs
distances supposées ; de sorte que la première heure de chaque jour se trouvait
consacrée à une planète, suivant un ordre régulier qui revenait toujours le même
dans chaque période de sept jours : Saturne, le Soleil, la Lune, Mars, Mercure,
Jupiter et Vénus. Les jours correspondants en ont reçu leurs noms respectifs.
(32) La planète Saturne était rangée au moyen âge parmi les
astra malefica.
(33) On peut rapprocher ceci de ce qui a été dit au chapitre
V, de l'essence de l'âme. La même doctrine est développée au livre II, de
l'Ornement des noces spirituelles.
(34) D'après la théorie scolastique, l'essence de la
béatitude consiste dans la possession de Dieu vu face à face. Cette vision
béatifique s'adresse premièrement à l'intelligence, mais la volonté y trouve son
repos à cause de la présence même de l'objet aimé. (Cf. S. THOMAS. Summ. theol.,
la IIæ, quæst. IV, art. 3.) Ruysbroeck se sert des mêmes principes pour
expliquer comment l'âme parvenue à l'état qu'il décrit jouit d'un véritable
apaisement.
(35) Le terme d'information est emprunté à la philosophie
scolastique, qui considère la forme comme la cause première constituant les
êtres dans leur perfection. Appliqué à Dieu, ce terme doit signifier dans
l'esprit de notre auteur que les personnes sont parfaites en tant qu'elles
possèdent la nature divine désignée ici sous le nom de lumière simple. Mais le
même terme ne saurait être ici appliqué rigoureusement à la créa-ture, car Dieu
ne peut jamais s'unir à elle comme une forme qui l'amènerait à la perfection.
(36) MATTH., V, 7.
(37) C'est l'union sans différence dont il sera question au
chap. XII du Livre de la plus haute vérité
(38) Pour comprendre cette phrase, il faut la comparer avec
ce qui a été dit un peu plus haut : « La jouissance de Dieu est prise dans
l'essence sans modes où la lumière n'a point d'action : mais en tant qu'il
contemple et regarde fixement, la lumière ne cesse jamais. » Le don
d'intelligence dont parle ici Ruys-broeck se rapporte à cette contemplation
continue, tandis que le don de conseil s'arrête à la jouissance.
(39) MATTH., V, 8.
(40) Il faut peser avec soin l'expression qui est contenue
dans cette phrase afin d'éviter l'accusation de panthéisme. Ruysbroeck ne veut
pas dire que les esprits deviennent une seule essence avec Dieu, mais qu'ils lui
sont tellement unis qu'ils ne considèrent rien autre chose que la simple unité,
où ils sort comme plongés.
(41) MATTH., V, .
(42) Saint Augustin appelait déjà la paix : tranquillitas
ordinis. Cf. S. THOMAS, Summ., theol., IIa IIæ, quæst. XLV, a. 6.
(43) Cf. Prologue.
(44) L'auteur donne le nom de vie
commune (ghemeine leven) au plus haut degré de la vie spirituelle, où le
dévouement à autrui se joint à la contemplation, sans en gêner l'exercice. Ceux
qui possèdent ce degré sont sans cesse adonnés à Dieu et cependant ils demeurent
à la disposition de tous, prêts à rendre les services qui leur sont demandés.
(45) MATTH., XXV, 41.
(46) Ibid., 34.
(47) Ruysbroeck emploie de nouveau l'expression ghemeine,
qu'on devrait traduire littéralement par : un homme commun. Le sens en a été
expliqué plus haut à l'occasion de ce que l'auteur appelle vie commune.
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