bienheureux
JEAN DE RUYSBROECK
(1293-1381)

Le Royaume des Amants de Dieu

CHAPITRE XVIII
DU DON DE SCIENCE.

Le troisième don divin qui orne l’âme est la science divinement infuse. Elle embellit les deux premiers dons de crainte et de piété, et elle est une lumière surnaturelle répandue en la puissance raisonnable de l’âme, pour permettre à l’homme de mener une vie morale dans sa plus haute perfection. De cette science naît la sage discrétion. La foi et la crainte amoureuse ont déjà permis à l’homme de se débarrasser du joug de l’ennemi, c’est-à-dire du péché ; l’humilité et l’obéissance l’ont fait renoncer à sa propre volonté, pour se soumettre à Dieu et porter son joug en toutes vertus ; et ainsi la puissance irascible de la volonté a reçu son ornement.
D’autre part, la piété, la compassion et la mansuétude, par lesquelles on vient en aide aux nécessités du prochain, en pratiquant les œuvres de miséricorde, ont donné à la puissance concupiscible l’ornement qui lui convient. Maintenant la discrétion vient orner l’intelligence dans sa puissance raisonnable ; la discrétion qui enseigne comment il faut s’acquitter de son service, qui indique le moment opportun pour agir, fait juger les motifs, choisir les personnes, mesurer sagement les circonstances, apprécier enfin toutes choses de façon à n’excéder en rien.
Cette discrétion est l’ornement et la perfection de toutes les vertus morales ; et sans elle, il n’est pas une vertu qui puisse durer d’une façon stable, car elle est la mère de toutes les autres. C’est elle qui montre à l’homme où est l’honneur de Dieu, où se trouvent l’utilité et le profit du prochain, et comment on peut y satisfaire. Elle lui donne la connaissance de soi-même, et lui fait remarquer et comprendre combien il omet souvent de rendre à Dieu l’honneur, la révérence, la louange, la vénération et l’humble service qu’il lui doit ; combien encore il oublie souvent son prochain par tiédeur de charité et par négligence. C’est une raison pour se mépriser soi-même et ses propres œuvres, car on reconnaît avec tristesse que l’on n’a ni envers Dieu ni envers le prochain une conduite droite. On ne peut dès lors concevoir de soi grande estime. La connaissance de nous-mêmes nous enseigne aussi d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons. Nous venons de Dieu et nous sommes en exil, et c’est parce que notre puissance affective tend sans cesse vers Dieu, que nous ressentons cet exil. Nous devons supporter dans notre corps de multiples souffrances, la faim, la soif, le froid, le chaud, la maladie et d’autres maux sans nombre. Puis, le démon et les hommes nous livrent souvent de grands combats. La science divine nous enseignera donc à ne point avoir de présomption et à ne mettre notre joie ni dans des choses caduques, ni dans nos œuvres, mais à avoir déplaisir de nous-mêmes, comme de serviteurs inutiles et de créatures infirmes en toutes choses. C’est le plus haut degré dans le don de science divine, et ceux qui le possèdent entendent cette parole du Christ : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés (21). » Ceux-là en effet qui regrettent de ne pouvoir, malgré tous leurs efforts, procurer à Dieu tout le service et l’honneur qu’ils voudraient, conçoivent cette peine à cause de l’amour et de la fidélité qu’ils ont pour Dieu et pour la vertu. Alors même qu’ils posséderaient toutes les vertus qui ont jamais été pratiquées, cela leur paraîtrait peu de chose; car à celui qu’ils aiment ils voudraient donner plus d’honneur et de fidélité que tous les hommes n’en ont jamais pu offrir.
Bienheureux ceux qui portent cette affliction, car ils seront consolés dans le royaume éternel de Dieu. Ils ressemblent vraiment aux anges du troisième chœur, appartiennent à leur société et sont leurs émules. Ces anges sont appelés Vertus ou Puissances, et ils méritent ce double nom. Ils sont appelés Vertus, parce que la discrétion leur donne une clarté plus grande que celle des deux chœurs inférieurs ; et en raison de cette science supérieure de discrétion, ils peuvent les guider et les éclairer dans l’exercice de leur activité. Ils font de même pour les hommes qu’ils illuminent de leurs inspirations, sous forme d’images ou de symboles. Et ainsi peut-on dire qu’ils ont, avec ceux qui leur ressemblent en science divine et en discrétion, une vraie relation spirituelle. Ces anges sont appelés aussi Puissances, parce qu’ils commandent aux deux chœurs inférieurs, lorsqu’ils le veulent et qu’ils y voient utilité. Ils sont ainsi les premiers de la hiérarchie inférieure, dont ils complètent les trois chœurs, et les plus élevés parmi ceux qui ont à guider la vie morale.
L’homme qui est rempli de la science divine et de la discrétion ressemble encore à Dieu dans sa nature divine et dans la nature humaine qu’il s’est uni. Dieu, en effet, avec sa science éternelle et sa discrétion, s’incline vers toutes les créatures et les contemple ; il donne au ciel et à la terre, et à tout ce qu’ils renferment, l’ornement et l’ordre qui leur conviennent ; il assiste les hommes dans toutes leurs œuvres, comme dans leur vie, et à tous il donne la lumière soit extérieure, soit intérieure, de mille façons, d’après ce que chacun peut porter. Le Christ dans sa nature humaine était de même tout rempli de science divine et de discrétion, qui resplendissaient en sa vie et en toutes ses œuvres.
Lors donc qu’un homme possède de tels dons d’une façon parfaite, il a l’ornement et la clarté du troisième élément naturel qui est l’air ; c’est-à-dire que la puissance raisonnable de son âme reçoit une clarté toute spéciale, et ainsi toute brillante de la lumière de science divine elle donne à son tour l’ornement à la terre. Cet élément figure la puissance irascible, la dernière de toutes, qui sagement guidée maintient l’homme en humilité et obéissance. De même la puissance concupiscible, figurée par l’eau, reçoit ici son ornement et confère le pouvoir de se répandre en œuvres de miséricorde.
L’air, symbole de la puissance raisonnable, est orné de multitudes d’oiseaux, qui représentent les œuvres accomplies avec discrétion. Parmi ces oiseaux les uns marchent sur la terre, les autres nagent sur les eaux, d’autres volent dans l’air, d’autres enfin s’élèvent dans les régions supérieures jusque vers les feux du soleil. Les oiseaux qui marchent sur la terre, ce sont les hommes qui avec leurs biens terrestres servent libéralement les pauvres selon la discrétion, se rendant ainsi très utiles à tous ceux dont ils soulagent l’indigence. Il faut aussi parcourir les eaux et s’en aller jusqu’aux extrémités de la terre, ce qui est pratiquer la compassion et la miséricorde envers tous, et une manière très profitable de donner aux âmes le secours spirituel. Le vol élevé de la puissance raisonnable consiste pour l’homme à s’examiner et s’éprouver soi-même dans toutes ses œuvres et dans sa vie, avec discrétion : et c’est là un grand service qu’il se rend à lui-même. Enfin le vol sublime de l’aigle représente le mouvement de l’âme qui s’élève au plus haut de la puissance raisonnable, jusqu’au feu ardent de l’amour, en pratiquant toutes les œuvres et toutes les vertus avec une grande ardeur, en vue de la gloire de Dieu : et ce mouvement est celui qui fait monter au sommet de la vie active.
De cette manière, les trois puissances de l’âme sont ornées des vertus divines. La puissance irascible a pour ornement la crainte amoureuse, l’humilité, l’obéissance et l’abnégation à toute volonté propre ; la puissance concupiscible est ornée de même de la mansuétude, de la piété, de la compassion et de la libéralité ; la puissance raisonnable enfin possède l’ornement du savoir et de la discrétion, en même temps que de l’intelligence qui ordonne toutes choses. Lorsque ces vertus arrivent à leur plein épanouissement, l’âme possède une vie active parfaite et une aptitude à toutes les vertus et à tous les dons divins.

CHAPITRE XIX
COMMENT L’HOMME PEUT POSSÉDER LE DON DE SCIENCE.

Si l’on veut posséder le don divin de science avec toute la discrétion qui en découle,

il faut un esprit tranquille
et qui sache malgré le tumulte
se tenir en grande paix.
Puis porter toujours également
accusation, malédiction et plaintes,
et les bizarreries de chacun.
Juger toutes choses avec droiture
et reconnaître avec certitude
ce qui convient à la discrétion.
Savoir donner et recevoir
et bien régler toutes choses,
c’est mener une vie sincère.
Veiller sans cesse à soi-même
et à toutes ses actions,
c’est reconnaître sans peine
qu’envers Dieu ou envers les hommes
l’on n’agit jamais parfaitement,
mais qu’il manque toujours quelque chose;
ainsi se trouve-t-on bien infirme.
C’est de quoi sentir la peine
dans un juste abaissement,
et avoir le cœur attristé
d’être toujours défaillant.
Ainsi pratique-t-on la vertu
dans une juste perfection.

Mais voici naître des obstacles qui empêchent la possession parfaite du don de science :

Les grands désirs de vertu
sans la discrétion convenable
font obstacle à la vraie science.
Mêler l’inquiétude de cœur
à tous les actes de vertu,
c’est gêner le discernement.
Puis se complaire en ses vertus,
sans s’attrister de ses défauts,
c’est manquer de vraie connaissance.
Lorsque l’on vit sur la terre
et que l’on a peu de désir
de sortir de cet exil,
c’est défaillir,
mais non tout perdre
du don de science.
Maintenant je veux vous décrire
les causes qui affaiblissent
et détruisent toute vertu :
L’esprit colère
qui se répand en fureur,
se prive de la vraie science.
Se donner des airs terribles,
maudire et jurer sans cesse,
c’est perdre la discrétion.
S’estimer beaucoup soi-même
et ne rien supporter chez autrui,
c’est ne savoir plus se connaître.
Lorsqu’on se plaît ici-bas
sans repentir de ses péchés,
on s’en va droit en enfer.

CHAPITRE XX
DU DON DE FORCE.

Le quatrième don divin qui orne l’âme est la force spirituelle. De même que les trois premiers dons décorent, ordonnent et perfectionnent l’homme à l’extérieur et à l’intérieur dans sa vie active, le don de force lui confère extérieurement et intérieurement l’ornement de la vie affective. La force spirituelle élève le cœur au-dessus de toutes les choses temporelles et fait contempler à la raison les propriétés des personnes divines, la puissance du Père, la sagesse du Fils, la bonté du Saint-Esprit. Elle enflamme la puissance affective d’un amour sensible, de sorte que la mémoire se vide et se dépouille de toutes choses, la raison contemple la vérité éternelle dans toutes ses œuvres, et l’affection s’écoule sans cesse avec un amour sensible dans la bonté de Dieu. Toutes les puissances de l’âme, tant intérieures qu’extérieures, s’élèvent ainsi jusqu’à l’esprit et s’unissent à lui, de sorte que l’homme. négligeant tout ce qui est dans le monde, n’éprouve plus du côté d’aucune créature de contrainte ni d’obstacle qui l’empêche de s’offrir à la bonté de Dieu aussi souvent qu’il le veut. C’est pourquoi il est libre et affranchi vis-à-vis de tout ce qui est créé ; et il possède ainsi la force, parce qu’il est maître de toutes les choses de la terre, ayant toutes les puissances de son âme unies et élevées, chacune adaptée à son action.
De cette force et de cette ardeur affective naissent la louange, l’honneur, la dévotion, les prières intimes de bouche, de cœur et d’intention, accompagnées d’actes accomplis en toute franchise. En même temps, l’ardeur de l’affection s’accroît ; car l’objet lui-même, qui est la toute-puissance incompréhensible, la vérité éternelle, la bonté et la libéralité sans fond, est chose si douce à voir que sans cesse l’affection grandit.
Sous l’influence de cette affection et de cette contemplation, l’homme ressent au cœur une blessure et une douleur intérieures qui se renouvellent à chaque retour vers Dieu : et chacun de ces retours lui cause une douleur plus grande. Parfois il lui vient une telle suavité et consolation intérieures, qu’il ne peut plus la renfermer en lui-même. Il lui semble que tout le monde a l’expérience de ce qu’il ressent : et alors sa jubilation éclate, car il ne sait comment la retenir. Ou bien, s’il est loin des regards, car Dieu ne veut pas humilier ses amis, il est pris d’une ardeur si grande, intérieurement et extérieurement, d’un bien-être tel dans ses puissances et dans tout son être, qu’il lui semble que son cœur va se briser.

De là naissent ivresse et folie ;
car Dieu met ses amis hors de sens.
Parfois la folie est si grande
qu’elle dépasse les limites ;
le fou éclate en larmes et en cris,
quand il perçoit la touche divine,
ou quand, se retournant en lui-même,
il entrevoit l’éclair divin.

Ces opérations divines donnent à l’âme un grand désir d’être agréable à Dieu en toute vertu ; c’est ce que produit le don de force. Et lorsqu’on possède ce désir, l’on entend la parole du Christ « Bienheureux ceux qui ont faim et soif spirituelles de la justice (9). » Ce qui consiste à se dépouiller et à s’affranchir de toutes les créatures, et à s’élever d’intention et de désir, d’âme et de corps, avec ses yeux, ses mains et tout son pouvoir, vers la louange et la gloire de Dieu, pour le temps et l’éternité, sans chercher là aucune satisfaction, ce qui serait un partage et un obstacle à la vraie justice. Jamais dans une telle vie d’amour ne manque le bonheur.
Celui qui possède d’une façon parfaite le don divin de force spirituelle porte en lui la ressemblance avec les anges du quatrième chœur ; il vit en leur société et est ainsi l’émule de ceux qu’on appelle les Puissances. Ces princes élevés et forts devant le trône de la Trinité, sans cesse remplis en tout leur être d’une affection véhémente, sont toujours pleinement maîtres d’eux-mêmes pour contempler la Trinité. À tous ceux qui leur ressemblent en désir élevé, ils ont le pouvoir de donner la lumière qui conduit à l’attachement d’amour. Ils commandent aux trois chœurs inférieurs de la première hiérarchie, parce qu’ils brûlent d’un amour plus véhément, et ils ont aussi une connaissance plus claire que ceux qui ont à régir, à ordonner et à conduire la vie active. Toujours et sans relâche ils louent de toutes leurs forces : c’est leur œuvre la plus haute. Ils ont aussi plein pouvoir de subjuguer le démon et de l’empêcher de nuire comme il le désire méchamment.
Le don de force spirituelle fait encore ressembler à Dieu dans sa nature divine et dans sa nature humaine. Selon la nature divine, en effet, l’Intelligence paternelle contemple sans relâche sa Sagesse infinie qui est son Fils ; et l’éternelle Sagesse, le Fils, contemple toujours l’unité de la nature féconde qui est paternité. De cette contemplation mutuelle en l’unique Sagesse procède l’Amour infini, le Saint-Esprit, l’amour qui est lien d’unité et qui donne aux deux personnes divines comme une faim inassouvie de toujours s’écouler en unité et de sans cesse engendrer dans la très haute Trinité.
Le Christ, dans sa nature humaine, élevait et élève toujours ses désirs vers Dieu avec toutes les forces de son âme et de son corps, avec tous ses sens et tout son être. Sans cesse il poursuivait en ses œuvres et en sa vie l’honneur de son Père, il le louait et le remerciait en toute révérence.

Dans le plein renoncement de lui-même
il avait grande humilité.
Il voulait payer notre dette
et satisfaire à l’équité.

Avec un tel don divin de force spirituelle on possède l’ornement du quatrième élément naturel, le feu, symbole de la liberté de la volonté, qui se porte à des vertus de choix. L’élément du feu décore tous les autres ; il est le plus noble de tous, car par nature et par noblesse il cherche toujours à monter ; il opère enfin d’une façon très subtile dans toutes les créatures. C’est pourquoi il sert de symbole à la liberté de la volonté, qui, touchée du don divin de force, cherche en toute occasion à s’élever en flammes d’ardent désir. Par là l’âme acquiert la faculté de ne pouvoir plus trouver satisfaction en aucune créature sur la terre.
Qu’elle brûle donc maintenant comme le feu en montant toujours en désirs, afin d’être ornée de vertus d’une façon qui soit vraiment digne ; nul ne pourra plus la blâmer, car elle est de noblesse insigne.

CHAPITRE XXI
COMMENT L’HOMME PEUT POSSÉDER LE DON DE FORCE.

Si l’homme veut posséder le don de force d’une façon parfaite,

il lui faut un esprit élevé
au-dessus de tout ce qui vit,
et une intime dévotion.
Contempler la bonté de Dieu,
fuir tout ce qui s’en écarte
c’est la vraie force spirituelle.
Donner à Dieu toujours plus,
en louange et haute révérence,
avec un zèle plein de droiture.
Lorsqu’on pénètre en la cœur de Dieu,
la louange n’a plus de cesse
et s’exerce avec grand désir.
Cela fait au cœur une blessure
et cause une grande langueur
qui donne l’impatience d’amour.
Celui qui peut la supporter
jusqu’à ce que Dieu donne le remède,
possède la vraie noblesse de vie.
Vivre toujours avec la faim
de donner assez à Dieu
en louange, honneur et révérence,
c’est ce qui s’appelle régner,
car je ne puis mieux dire,
pour parvenir à la béatitude.
Quatre choses font cependant obstacle
à l’homme et lui causent du trouble
dans le don de force spirituelle :
Quand ayant l’esprit en repos,
il cherche des succès extérieurs,
il nuit à la force qu’il possède.
Poursuivre avec affection
les douceurs et goûts sensibles,
c’est avoir des soucis étrangers.
Puis vouloir la délectation,
d’où naissent maintes misères,
c’est mettre obstacle à la vie intime.
Qui n’a point grande faim spirituelle
demeure bien loin en arrière ;
il ne peut donner pleinement
ce que réclame l’équité parfaite.

Maintenant je veux vous décrire
quatre choses qui font disparaître
et ruinent la force spirituelle :
c’est l’occupation du cœur,
jointe à des œuvres mauvaises,
qui détruit la vie intime.
Qui n’est pas admis à la cour
ne sait pas ce que c’est que louer ;
car il lui manque le désir.
Il n’a de blessure d’amour
ni extérieure, ni intérieure ;
aussi est-il travaillé d’envie.
Qui vit sans ressentir de faim
ne peut pas trouver guérison :
je parle de cette faim du désir.
Celui qui voudra lire ceci
comprendra dans ma description
ce que c’est que ne plus ressentir
la faim de la vraie justice.

CHAPITRE XXII
DU MÊME DON DE FORCE SPIRITUELLE QUI S’EXERCE DANS DES VERTUS PLUS HAUTES.

Il y a encore des vertus plus hautes et des œuvres plus spirituelles qui naissent du don divin de force. Déjà sous son influence puissante le cœur est devenu libre et toutes les puissances de l’âme ont été élevées en désir, en louange, en dignité, jusqu’à la contemplation de la hauteur, de la sagesse, de la bonté, de la libéralité et de la richesse sans fond qui découlent de la sublime unité ; mais dès lors l’homme s’aperçoit qu’il est bien loin de rendre à Dieu la louange, l’honneur et la juste révérence qu’il lui doit. Il tourne alors ses regards vers les pauvres créatures qui errent dans de mauvais chemins, et il ressent grande compassion spirituelle à considérer le dommage qu’elles souffrent dans leur misère. Tandis qu’elles pourraient posséder abondamment richesse, dignité et bonheur, en consentant à s’attacher à Dieu, et qu’elles seraient capables de le servir dignement et avec amour, au contraire tout leur échappe. Voir cela cause si grande peine que nul ne peut la concevoir, s’il ne l’a pas ressentie.
De cette pensée l’âme revient à la contemplation de la bonté infinie de Dieu, de sa libéralité, de sa compassion et de sa miséricorde, et en même temps elle voit clairement les misères à secourir. Or cette contemplation et cette attention font jaillir en elle un très grand amour pour Dieu et pour tous les hommes en général. Et si elle se souvient de quelqu’un en particulier, elle est touchée pour lui d’une affection singulière, sans cependant y trouver d’obstacle ni d’image importune dans son ascension vers Dieu ainsi se tient-elle entre Dieu et tous les hommes comme médiatrice de paix.
C’est la source d’une prière intime si puissante qu’elle accomplit des choses ineffables. Car la bonté de Dieu se manifeste avec une telle libéralité et richesse, une telle bienveillance et magnificence, que cela donne grande hardiesse à celui qui prie, et qu’il lui semble devoir obtenir tout ce qu’il désire. Cependant il ne peut rien demander ni désirer de volonté propre ou opiniâtre ; mais il se plonge dans la bonté infinie de Dieu, sachant bien que l’amour divin pour nous est sans mesure, et qu’il dépasse celui qu’ont jamais pu posséder tous les hommes ensemble. C’est à cet amour sans fond et à cette libéralité que la prière recommande tout besoin et tous intérêts de la sainte chrétienté. Puis lorsque l’on contemple tous les justes et les saints dans le royaume éternel, on ne peut qu’admirer à quel point ils sont inondés des dons divins de la grâce et de la gloire. Dieu se répand et s’écoule comme un océan de délices incompréhensibles en tous ceux qui sont capables de le recevoir, les ramenant ensuite dans son reflux pour les introduire dans les flots immenses de son unité. Et en présence de cette unité qui s’offre à eux, ils ne peuvent plus demeurer en eux-mêmes et ils sont emportés dans le flux et le reflux d’un amour parfait en tous points. C’est ce qui fait grandir encore la faim de la justice.

Voilà les sublimes héros
dont la noblesse croît toujours.
Nul ne peut les critiquer ;
ils vivent dans la vérité.

Le Christ leur adresse cette parole : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés (22). » Dès ici-bas ils en font l’expérience, et leur volonté est ensevelie en celle de Dieu, avec une telle joie et une si parfaite liberté, qu’ils ne peuvent plus choisir ni désirer autre chose que ce que Dieu veut, dans le temps et dans l’éternité. Ils seront encore rassasiés dans le royaume éternel de Dieu, en voyant toutes choses accomplies avec ordre et justice, chacun recevant son dû, au ciel, sur la terre et en enfer, avec une parfaite équité. C’est de quoi rassasier de bonheur les saints qui aiment ce qui est juste.
Ceux qui possèdent ainsi dans sa perfection le don de force spirituelle ressemblent aux anges du cinquième chœur ; ils sont leurs émules et ils appartiennent à leur société. Ces anges sont appelés Principautés, c’est-à-dire princes éminents. Ils sont beaucoup plus élevés que les Puissances qui forment le quatrième chœur. En effet, si les Puissances élèvent sans cesse leur désir vers Dieu pour le louer, ces princes éminents les dépassent encore en louange et en intimité. Leur amour pour Dieu et leur désir de lui procurer plus de gloire et d’honneur sont tels qu’il leur semble que Dieu n’en reçoit ni d’eux-mêmes, ni d’aucune créature, car ils ne parviennent pas à le louer et à l’honorer selon leurs désirs enflammés et autant que l’exigerait son incompréhensible majesté. Alors ils regardent vers la terre et considèrent les créatures raisonnables, faites comme eux pour la louange et l’honneur de Dieu. Le spectacle de tant de malheureux aveugles, égarés, impuissants et infirmes à cause de leurs péchés et de leurs vices, engendre chez ces esprits bienheureux une grande compassion, pitié et condescendance amoureuse qui leur fait souhaiter que Dieu répande sa bonté sur les hommes et les arrache aux sollicitudes étrangères, afin qu’ils puissent le louer et jouir de lui éternellement.
Tels sont les princes puissants qui, s’élevant vers Dieu, s’inclinent aussi vers les créatures, pour s’élever de nouveau avec elles. Ils ont le pouvoir de commander aux Puissances dans le quatrième chœur, et de leur donner mission d’illuminer et de garder les esprits élevés, afin qu’ils demeurent stables dans la louange de Dieu. Car si les Puissances sont élevées vers Dieu, elles n’ont pas au même degré que les Principautés le pouvoir de s’incliner vers les créatures. Mais la mission qu’elles reçoivent ainsi des Principautés les rend capables d’illuminer et de garder les hommes qui leur ressemblent en même temps que les anges des hiérarchies inférieures, commis à la vie active, afin de les porter à un plus grand bien.
Celui qui possède d’une façon parfaite la force spirituelle ressemble encore à Dieu dans sa nature divine, et dans la nature humaine du Verbe incarné. Selon sa nature divine, en effet, Dieu se contemple lui-même dans toute sa richesse et dans toute sa félicité débordante et sans fond. Et avec toute sa bonté et sa libéralité, il voit les malheureux qui se détournent de lui pour aller vers de misérables choses étrangères, y mettant une volonté perverse et un vrai mépris de Dieu et de tous ses dons. Aussi Dieu a-t-il grande compassion et pitié de ces pauvres à qui il ne peut se donner lui-même et qu’il ne peut gratifier de ses bienfaits, parce qu’ils n’en ont ni estime ni désir.

Alors il répand sur eux carnage et incendie,
afin qu’ils le reconnaissent :
aux uns il donne maladie, aux autres santé,
à ceux-ci richesse et fortune
ici le bonheur et là les tourments,
à d’autres l’opprobre sans fin :
afin qu’ils puissent le reconnaître
et se préoccupent de leur salut.
Et tout cela est fidélité et amour.
Ceux qui consentent à se tourner
vers leur légitime Seigneur
pourront vaincre leurs vices
et demeurer dans son amour.

Si je décris ainsi et explique ces procédés divins, c’est afin de faire apprécier la Sagesse infinie de Dieu, sa grande miséricorde et libéralité. Mais il se tourne aussi vers les bons, ayant pour chacun l’amour dont il est digne. L’éternelle Sagesse voit s’élever, au ciel et sur la terre, les désirs amoureux qui tendent avec toutes leurs forces concentrées, avec impétuosité et zèle, vers la très haute unité. Et l’amour insondable plein de libéralité se répand avec toute la richesse qui est Dieu même et avec tous les trésors qui sont ses dons.

Qui peut puiser là, qu’il remplisse
tous ses vases jusqu’au bord ;
mais ce qu’on puise est chose créée ;
c’est pourquoi rien n’en peut demeurer.
Cependant on puise et on s’abreuve
sans vouloir jamais penser
qu’il faudra payer tout cela,
si l’on veut monter plus haut.
Qu’ils boivent autant qu’ils le peuvent,
il leur faudra bien tout laisser.
Le demi-denier est un bon prix (23)
s’il procure tout le denier.

Ce qu’ils acquièrent ainsi, ils ne peuvent le conserver, car ils sont en présence de l’unité qui réclame plus qu’ils ne peuvent payer. Alors ils y rentrent avec tout ce qu’ils peuvent offrir afin de goûter l’unité. Les torrents de grâce et de gloire coulent encore en chacun selon sa dignité, et ce flux et ce reflux produisent une faim d’éternité. Rentrer avec désir c’est avoir faim, mais on ne goûte que dans l’unité. Sans cesse l’unité se fait sentir c’est pourquoi la faim n’exclut pas ici une délectation savoureuse.
Dans son humanité le Christ possédait le don de force spirituelle dans la plus haute perfection ; car il s’élevait sans cesse librement vers l’honneur et la louange de son Père, avec d’ardents désirs. En même temps il était et est toujours porté par grande compassion et miséricorde à subvenir à tous les besoins des hommes et aux misères des pécheurs, offrant pour eux tous d’intimes prières à son Père. Quiconque se confie en lui reçoit tout ce qu’il peut désirer. Quant aux bons, le Christ leur a montré et leur montre toujours avec quel amour il s’est donné lui-même et a offert sa mort comme prix de notre rachat. Il nous a livré sa chair à manger et son sang à boire, voulant ainsi pénétrer et se répandre en nous dans le corps et dans l’âme, et toutes les puissances, afin de nous dévorer, c’est-à-dire de nous attirer tout entiers en lui-même, pour que nous le possédions avec un amour plein de désirs. Ainsi peut-il à son tour nous faire siens par le goût divin qu’il répand dans l’intime de nous-mêmes.

C’est là manger et être mangé.
J’ose bien m’en porter garant
le moins puissant est dévoré.
Le Christ est voie et médiateur ;
Quiconque est par lui englouti
s’écoule entièrement dans l’unité.
Car le Christ désire sans mesure ;
est-ce étonnant qu’il nous prenne en nourriture
dans sa grande passion pour nous ?
Qu’il mange donc et que nous soyons mangés,
c’est cela avoir faim de la justice.
À ceci il faut s’appliquer
toute la vie
et toujours plus dans l’éternité.

CHAPITRE XXIII
COMMENT LA LIBERTÉ DE LA VOLONTÉ PEUT ÊTRE COMPARÉE AU FEU.

Quiconque jouit à ce degré du don divin de force possède l’ornement du quatrième élément, le feu, qui représente la liberté de la volonté de quatre manières.
Le feu, en effet, tend toujours à monter, et c’est la noblesse de sa nature (25). Mais il est ramené en bas par la force puissante du firmament et à cause de l’ordre établi par Dieu. Il possède de plus une action subtile, invisible et spirituelle qui se fait sentir en toutes les créatures. C’est par là que toutes sont amenées à la vie, sur la terre, dans les eaux et dans les airs, qu’elles croissent et sont maintenues dans l’existence. Enfin le feu demeure dans son lieu au-dessus des autres éléments, étant ainsi principe de lumière, de chaleur et de fécondité pour tout ce qui est sur la terre.
Or je retrouve ces qualités dans la liberté de la volonté, lorsqu’elle est ornée de la force spirituelle. Victorieuse, en effet, du démon et de toutes les créatures dont elle a rejeté le joug, libre du côté des vices et des défaillances, elle porte sans cesse en haut le cœur et toutes les puissances de l’âme, afin de louer Dieu éternellement. Elle possède aussi l’unité d’une façon stable et à jamais, en même temps qu’elle s’incline vers les hommes avec une juste miséricorde, attentive à tous leurs besoins et désireuse de faire porter du fruit à toutes les créatures. Lorsqu’elle ne peut y parvenir, elle en ressent de la souffrance. Alors elle remonte, avec une ardeur plus grande encore, comme le feu qui embrase et consume toutes choses, pour les élever à l’unité. Tel est le feu ; je vous laisse là, c’est assez dit.

CHAPITRE XXIV
COMMENT ON PEUT ACQUÉRIR LE DON DE FORCE.

Celui donc qui veut posséder
la vraie force spirituelle
doit toujours désirer fuir toute préoccupation,
contempler la bonté de Dieu
et sa riche libéralité ;
puis aussi les pauvres hommes
qui sont attachés au monde
pour leur plus grande misère,
empêchés ainsi de louer Dieu
avec toute leur puissance ;
c’est là grande pitié.
Car ils ignorent les délices,
qui donnent nourriture et breuvage
et font goûter très suave ivresse.
Il faut donc que l’on prie Dieu
de vouloir bien leur faire grâce,
et laisser couler ses largesses :
afin qu’ils se convertissent
pour la louange et la révérence,
et refluent vers l’unité.
Ceux qui vivent avec la faim
sont en très bonne santé,
la faim, dis-je, de la justice.
Celui qui se retrouve
dans ce qui est dit ici
peut certainement penser
qu’il est maintenant élevé
à la plus haute force spirituelle.

Je veux encore vous enseigner
quatre choses qui sont grand obstacle
pour posséder le don de force :
oublier la bonté de Dieu
et la perversité des hommes,
c’est grande méconnaissance.
Qu’ils soient ainsi égarés
et que Dieu leur soit caché :
si l’on n’en est point affecté,
l’on a bien peu de bonté.
Afin qu’ils se convertissent
pour louer Dieu et l’honorer :
si de cœur on ne le désire
c’est avoir amour sans élan.
Ceux qui vivent sans grands désirs
ne s’élèvent pas bien haut :
c’est ce que je vois en ceux-ci,
ils ont peu de faim spirituelle.
 

Maintenant je veux vous révéler
quatre choses qui font obstacle
et s’opposent à toute vertu :
n’avoir souci de Dieu ni des hommes,
c’est une honte et un opprobre
et un aveuglement très obscur.
De ce qu’ils ne s’attachent pas à Dieu
d’où coulent les flots de grâce ;
si l’on n’éprouve nulle souffrance
on est sans compassion.
Ceux qui ne se convertissent pas
afin de louer leur Seigneur,
et ne le désirent pas pour autrui,
font preuve de haine et d’envie.
Ceux qui n’ont aucune faim
de donner satisfaction
à ce que demande la justice,
ne sont point encore élevés,
ainsi que je le remarque bien,
à la vraie force spirituelle.

CHAPITRE XXV
DU DON DE CONSEIL.

Le cinquième don divin qui orne l'âme est le don de conseil. Par la force spirituelle l'homme s'élève vers Dieu en louange et en dévotion, et il s'incline vers les pécheurs avec compassion et miséricorde pour remonter ensuite vers Dieu par le désir et la prière, lui demandant d'avoir pitié des malheureux et de leur accorder la grâce de se convertir pour le louer. Il met, à cette prière et au désir de voir Dieu glorifié, une faim, un amour et une ardeur qui grandissent sans cesse. Dieu, en effet, se montre si libéral et si riche, si aimable et si plein de délices, de joie et de suavité incompréhensibles ! Tous ces attributs divins sont appropriés au Saint-Esprit qui est amour sans mesure. Aussi lorsque l'homme sait cela, c'est-à-dire que l'amour est immense, il comprend que tout le reste doit suivre, car la bonté sans fond abonde en vertu infinie. Il en prend conscience, il le contemple et il le ressent intimement à cause de l'amour et de tous les dons que Dieu a répandus en lui. Il comprend alors très bien qu'à toute heure et sans cesse Dieu s'écoule lui-même avec tous ses dons, et c'est pour lui une cause de grande impatience d'amour. Il ne peut plus se contenir, et il doit s'écouler à son tour avec toutes ses puissances dans la bonté incompréhensible, dans la sublime Trinité et dans la délicieuse Unité, aussi loin qu'il peut y pénétrer. Ainsi se reprend-il à désirer et à se replonger dans l'unité.

À ce moment surgit le don de conseil divin. C'est une touche ou une motion en la mémoire de l'homme (26) ; motion qui vient de l'éternelle génération du Père, engendrant son Fils en la haute mémoire, au-dessus de la raison, dans l'essence même de l'âme. Sous cette touche l'âme devient très noble et très surnaturelle, sans pouvoir néanmoins comprendre ni saisir ce qu'elle ressent. Elle voudrait bien le connaître, mais plus elle regarde attentivement, plus cela lui échappe. C'est ici l'œuvre particulière du Père dans la partie supérieure de l'âme, qui en est favorisée à cause du grand amour et de la grande faim de désirs avec lesquels elle a fait retour à l'unité de son esprit. Sans doute, elle ne parvient pas à l'unité de nature divine, dans laquelle le Père engendre son Fils et le possède dans sa nature féconde, et où les personnes divines, sous l'impulsion de l'amour, reviennent sans cesse avec un amour sans mesure. L'âme élevée au degré que nous disons ne connaît pas l'unité à la manière divine ; car ainsi elle passerait à l'état sans mode et à l'amour de fruition : mais elle la connaît à la manière des créatures, c'est-à-dire d'une façon moins haute, et seulement comme une ressemblance de l'unité divine, et c'est là ce qui cause l'impatience d'amour.

De cette touche de l'âme et de la génération du Fils, Sagesse éternelle, naît dans l'intellect une lumière brillante qui éclaire et illumine la raison d'une clarté singulière. Cette lumière, c'est la Sagesse de Dieu qui la donne pour imprimer à l'intellect de l'âme sa propre ressemblance, pour l'éclairer et l'élever. Et la raison reçoit cette clarté et cette illumination toutes les fois qu'elle s'élève et pénètre dans l'unité par l'ardeur de son désir.

La raison éclairée maintenant voudrait bien savoir ce qui l'empêche de demeurer dans cette unité si douce et comprendre d'où vient la touche qu'elle ressent et ce qu'est cette motion divine. Alors elle regarde avec grande attention et elle découvre au plus profond de la mémoire comme le jet d'une source vive qui jaillirait d'un centre vivant et fécond. Ce centre vivant, c'est l'unité de Dieu, la propriété des personnes et l'origine de l'âme ; car l'unité possède la fécondité, elle est l'origine et la fin de toute créature. Le jet qui sort de cette source, l'attouchement divin est si merveilleux et si doux à l'intelligence, si aimable et si singulièrement désirable à la volonté, que l'âme tombe dans une impatience et une folie d'amour, et sent grandir son ardeur. À nouveau elle se met à rechercher ce qui peut l'empêcher de trouver son repos soit en Dieu, soit en elle-même. Elle scrute du haut en bas son royaume : et sa raison y met une rapidité extrême. Elle regarde ce sommet où elle a fait son retour à l'essence même de sa mémoire, là où les trois puissances supérieures prennent leur source, d'où elles tirent leur origine et re-tournent d'elles-mêmes vers l'unité. C'est en ce même sommet de l'âme que se fait sentir la touche mystérieuse, ce flot jaillissant de la source divine : et cette touche ébranle l'étincelle de l'âme (27), elle est la source qui apporte avec elle tous les dons divins, selon la dignité et la vertu de chacun. Cependant à ce degré de la contemplation, la touche divine n'est connue que par un sentiment d'amoureuse impatience, ressentie dans l'étincelle de l'âme. Ceux qui sont dans la vie active ne peuvent en faire l'expérience d'une manière aussi élevée ; et pourtant toute leur bonne volonté, tout leur amour et toutes leurs vertus reçoivent la vie et la conservent dans cette étincelle. S'ils ne peuvent connaître la touche divine au même degré que les contemplatifs, c'est qu'ils ne sont pas encore assez élevés dans le royaume de l'âme et dans la vie affective ; car cette touche divine c'est Dieu adhérant à l'âme, en son plus haut sommet. En tant que l'âme comprend et ressent cette touche, c'est quelque chose de créé, mais en tant que celle-ci lui échappe, il s'agit de Dieu même, et alors vient l'impatience d'amour. En cet état élevé, l'âme demeure toujours attachée à l'unité en sa mémoire ; elle se répand à l'extérieur par l'activité de ses puissances, mais le fond même de ces puissances demeure attaché à l'unité. Cependant elle voudrait bien suivre, à travers l'unité, le flot doux comme le miel qui en jaillit, afin d'arriver jusqu'à la source vive d'où il s'échappe ; mais plus elle tend de ce côté avec ardeur de désir, plus elle ressent l'impatience et l'emportement d'amour. Le désir de la créature ne peut atteindre Dieu, car avec une lumière et un amour créés, son opération est limitée ; à ce degré donc, l'âme demeure toujours dans l'ardeur d'amour, et c'est pour elle une vraie noblesse, ainsi qu'une haute ressemblance avec la Sainte Trinité.

Lorsqu'elle voit qu'elle ne gagne rien, mais que toujours elle perd sa peine, elle se réfugie en son sommet et elle considère son royaume en tous sens, pour voir s'il n'y a pas quelque chose à mettre en ordre et à gouverner. À cet effet, elle députe deux messagers qui descendent dans son royaume l'un est la raison éclairée par la divine sagesse ; l'autre est la promptitude mue et poussée par la touche du Père et par l'emportement d'amour qui est dans l'âme. La promptitude oblige à se hâter à travers le royaume, sous l'action du Seigneur qui la meut et sous l'impulsion de la touche divine et du feu de l'amour. La raison éclairée fait d'attentives remarques, car elle sert la divine sagesse. Ainsi marchent ensemble dans le royaume la promptitude et la raison éclairée et elles règlent et ordonnent toutes choses. Leurs recherches les amènent à constater qu'il y a partout grande pauvreté et grand défaut de vertus, et que le royaume est tout dépouillé de l'ornement des nobles actions. La raison peut faire cette remarque, mais elle n'a pas ce qu'il faut pour remédier au mal. Les deux messagers reviennent alors à l'unité et exposent leur requête à l'amour élevé qui languit dans une grande impatience de goûter Dieu d'une façon parfaite. Mais dès que l'amour reçoit ce message et apprend qu'il y a si grand défaut de biens et d'ornement de vertus, il appelle ses deux filles la Miséricorde et la Libéralité, ainsi que leur compagne, la raison éclairée et leur servante à toutes, la promptitude, et tous ensemble ils s'en vont de nouveau dans le royaume de l'âme. La raison éclairée régit et ordonne toutes choses selon la rectitude ; et, de son côté, l'amour distribue libéralement, pourvoyant à tout besoin avec miséricorde. C'est ainsi que l'homme règle et ordonne le royaume de son âme d'une façon raisonnable, qu'il pourvoit à tout besoin selon la miséricorde, et donne à toute indigence le secours de ses libéralités, établissant de la sorte par l'amour son royaume dans l'unité. Cela s'appelle mener une vie de désir selon la vérité, et c'est la possession parfaite du don divin de conseil. C'est aimer Dieu de toute son âme, et à ceux qui agissent ainsi s'applique la parole du Christ : « Bienheureux les miséricordieux, car ils recevront miséricorde (28). » Ils sont vraiment miséricordieux parce qu'ils ont été poussés par Dieu et son amour à parcourir du haut en bas le royaume de leur âme, afin de prendre en pitié toute nécessité. Et ils suivent la miséricorde divine jusqu'à l'unité, qu'ils ne peuvent dépasser.

Les hommes dont nous parlons ressemblent aux anges du sixième chœur, et ils sont leurs émules. On appelle ces anges Dominations, parce qu'ils ont empiré et commandement sur les cinq chœurs inférieurs, qu'ils illuminent, ordonnent et régissent, ayant à un degré plus élevé la lumière et l'ornement des vertus. Ils ont aussi un commerce spirituel avec les hommes qui leur ressemblent en vertus et en clarté de vie ; et ils intéressent le ciel en faveur de toutes les créatures qui sont sur la terre, dans les eaux et dans les airs.

Ces hommes ont aussi une ressemblance avec la très haute et féconde nature de Dieu, car cette noble nature, cause première de toutes les créatures, possède la fécondité, et c'est pourquoi elle ne peut se contenir dans l'unité de paternité ; mue par sa puissance féconde, elle engendre sans cesse l'éternelle Sagesse, le Fils du Père. Toujours et sans cesse le Fils de Dieu est engendré, reçoit la génération et demeure au sein du Père. Néanmoins il est tout entier un même Fils (29). Là où le Père contemple son Fils, la Sagesse éternelle, ainsi que toutes choses en cette même Sagesse, le Fils est engendré et une personne distincte du Père. Et dans l'acte même du Père contemplant son Fils, en cette même Sagesse, le Fils reçoit la génération. Enfin le Père demeurant toujours fécond, le Fils lui demeure sans cesse attaché. Là où la nature est féconde, là le Fils est dans le Père et le Père dans le Fils ; et là où le Père engendre le Fils, là le Fils naît du Père. Enfin là où le Père contemple le Fils et toutes choses dans le Fils, là le Fils est engendré. Et en tout cela il n'y a qu'un seul Fils engendré de la nature féconde qui est paternité.

Quant à l'Amour, c'est-à-dire le Saint-Esprit, ce n'est point de cette génération du Fils par le Père qu'il émane ; mais parce que le Fils est engendré, personne distincte du Père, le Père contemple son Fils engendré et toutes choses en lui et avec lui, comme en leur vie à toutes ; et le Fils à son tour contemple le Père qui l'engendre en sa fécondité et il se contemple lui-même ainsi que toutes choses dans le Père : ce qui est contempler et contempler de retour dans une même nature féconde : c'est de là que vient un Amour qui s'appelle le Saint-Esprit, qui est un lien du Père au Fils et du Fils au Père ; et les personnes sont tout enveloppées et pénétrées de cet Amour qui les fait refluer vers l'unité d'où le Père engendre éternellement. Écoulées dans l'unité, elles n'y peuvent cependant demeurer, en raison de la fécondité de la nature. Cette génération et ce reflux vers l'unité, c'est l'opération de la Trinité de telle sorte qu'il y a là trinité de personnes et unité de nature. Dans la Trinité Dieu opère toutes ses œuvres : de l'unité naît la génération et le reflux des personnes dans une perpétuelle faim d'amour et un éternel désir. Cependant les personnes ne peuvent demeurer en repos dans l'unité, car cette unité est féconde et la propriété des personnes. Aussi est-elle le mode suprême de l'être divin, au-dessous cependant de l'essence divine, qui est sans modes. L'unité n'est donc pas la béatitude fruitive de Dieu, puisque cette unité consiste dans la fécondité de la nature il n'y a pas là de fruition éternelle ; mais la béatitude fruitive de Dieu ignorant tout mode consiste en l'immersion des personnes divines, toujours en possession de leurs propriétés personnelles, dans l'essence sans mode de Dieu.

Cette sublime nature de Dieu possédant avec plénitude et de toute éternité sagesse, bonté, libéralité, amour infini et miséricorde, le Père tout puissant incline ses regards et considère toutes ses créatures, œuvre de sa sagesse ; il les ordonne, les régit avec discrétion, les attire par sa miséricorde, les enrichit de ses dons avec libéralité, se les unit avec amour et fait entrer dans l'unité avec lui-même tous ceux qui en sont dignes par leurs vertus.

CHAPITRE XXVI
COMMENT CES HOMMES RESSEMBLENT AU CHRIST DANS SON HUMANITÉ.

Les hommes qui possèdent le don de conseil divin dans ce degré de perfection sont semblables au Christ selon son humanité. On trouve trois sortes d'hommes qui portent la ressemblance de la sublime Trinité de Dieu et de son adorable humanité. Les premiers ont une ressemblance naturelle et imparfaite ; les seconds une ressemblance surnaturelle et parfaite, chacun dans un degré donné ; les troisièmes sont à la fois ressemblants et bienheureux, chacun selon ses mérites. La première ressemblance naturelle et imparfaite appartient aux hommes qui accomplissent des œuvres vertueuses en dehors de l'impulsion de l'Esprit-Saint et sans amour de Dieu. Ils font des œuvres bonnes mais avec des intentions étrangères, soit pour un avantage temporel, soit pour tout motif autre que Dieu. À cette catégorie appartiennent aussi les incroyants et tous ceux qui, sur un point quelconque, sont opposés à la sainte Église, aux Sacrements ou aux commandements. Quelque ressemblance qu'ils montrent ou quelque grandes que soient leurs œuvres, ils ne peuvent atteindre la ressemblance parfaite sans la grâce de Dieu. Alors même que, par une sorte de vide et de détachement des choses terrestres, au moyen de la clarté de leur intelligence naturelle et du retour de leurs puissances dans leur propre fond, ils parviendraient à reconnaître le naturel penchant de leur âme vers son principe, il n'y aurait là autre chose que cette loi commune à tout être créé d'avoir son attache en sa cause, comme en son propre repos. Seraient-ils d'autre part arrivés à cette pénétration de leur propre essence, qui fait que l'on se perd soi-même et que l'on n'agit plus ni à l'extérieur, ni à l'intérieur, sous forme d'amour ni de connaissance, ce serait temps perdu, car ils ne possèdent pas la ressemblance. L'Esprit de Dieu, en effet, pas plus que son amour ne demeurent oisifs soit dans la grâce, soit dans la gloire : aussi ces hommes ne s'élèvent-ils pas au-dessus d'eux-mêmes ; ce qu'ils sentent c'est l'inclination naturelle qu'ils ont pour leur principe, qui est Dieu. Quant à la divine jouissance, nul ne peut la goûter s'il n'est semblable au Christ et à la sainte Église, et rendu capable, par cette ressemblance, de leur être uni. Il n'y a point, en effet, de ressemblance parfaite pour ceux qui veulent se reposer dans l'inaction et abandonner le travail des vertus, car ils n'ont en vue qu'eux-mêmes dans toute leur vie et ils se croient des esprits sublimes parce qu'ils arrivent à percevoir leur propre fond et à ressentir ce que c'est que l'absence de modes. Mais si, par la grâce divine, ils étaient poussés au dehors vers toutes les vertus, dans l'amour de Dieu, puis ramenés au-dedans par l'impatience et l'emportement d'amour, enfin s'ils étaient transportés moyennant l'amour de jouissance jusqu'en la superessence de Dieu, de manière à le goûter selon son mode divin, alors ils vivraient dans la pratique de toutes les vertus comme le Christ et les saints ; ils leur seraient semblables, en tout ce qui peut s'accomplir par voie de modes, tandis qu'ils adhéreraient sans cesse, par l'amour de fruition, à l'être sans modes.

La seconde ressemblance est surnaturelle, elle est parfaite en ses divers degrés. Ceux-là ont cette ressemblance qui sont mus par la grâce de Dieu et par le divin amour ; ayant abandonné le péché, ils pratiquent la vertu et recherchent Dieu, son honneur et leur propre salut. Ainsi ont-ils la ressemblance parfaite, chacun selon sa mesure ; mais plus ils reçoivent de grâce et s'adonnent davantage aux vertus, plus aussi ils sont élevés et ressemblent à Dieu pourtant à ce degré ce n'est qu'une ressemblance et non l'unité.

La troisième catégorie comprend les bienheureux qui sont dans la gloire : ceux-là aussi ont la ressemblance avec Dieu dans la lumière de gloire, chacun selon le mérite acquis dans la lumière de grâce. Le Christ, dans son humanité, possédait la ressemblance la plus parfaite selon la grâce et les dons divins, de même jouit-il dans la gloire de la plus haute ressemblance avec Dieu : car c'est de sa plénitude que tous nous avons reçue et ce que nous sommes dans la grâce et ce que nous serons dans la gloire. Sous la touche intime de son Père, il devait constamment sortir de l'unité pour pratiquer les vertus et pour se dévouer aux besoins corporels et spirituels des hommes, puis de nouveau, il refluait vers son Père par le désir et par l'impatience de son amour. Cependant il ne pouvait rester dans l'unité à cause de la touche du Père ; et en cela il ressemblait et ressemble toujours à la Trinité Sainte, qui, féconde en elle-même, ne peut demeurer dans l'unité de sa nature. Le Christ possédait donc par là et possède à jamais la ressemblance ; et il avait la grâce (30), comme il a maintenant la gloire, selon la mesure de sa capacité créée. De même, tous les hommes bons, élevés à ce degré portent la ressemblance de Dieu, dans la grâce, comme aussi dans la gloire. Et tous, à cause de cette ressemblance, s'écoulent dans l'unité, sans pouvoir cependant parvenir à cette unité que possèdent les divines personnes. L'unité pour les créatures réside dans le fond propre des puissances, au sommet le plus élevé du mode créé, mais elle est au-dessous du mode divin : car le mode de la créature est mesuré, tandis que celui des personnes divines est sans mesure. C'est pourquoi l'homme parvenu à ce degré ne peut, par la lumière créée, atteindre le mode divin, ni ce principe de l'unité des personnes, qui est la Paternité ; car l'unité qui s'acquiert dans la lumière créée n'est qu'une ressemblance de cette unité des personnes, et l'unité de Dieu est au-dessus. C'est pourquoi ce que peut donner la lumière créée, ce n'est que l'impatience d'amour ; cette lumière ne peut faire dépasser la ressemblance, ni faire goûter Dieu selon son propre mode. C'est la dignité de cet état : car, dans la grâce ou dans la gloire, l'homme parvenu à ce degré connaît et aime au moyen d'une lumière créée : aussi ne peut-il goûter l'unité où les personnes divines se pénètrent dans une connaissance infinie et un inconcevable amour ; car même à ce degré les saints, qu'ils soient dans la grâce ou dans la gloire, ne sont jamais qu'une ressemblance de Dieu. Jamais la grâce ni la gloire ne peuvent être si grandes qu'elles deviennent infinies ; et personne ne peut posséder cette unité que par un amour sans mesure, ce qui fait que la simple ressemblance n'y peut jamais atteindre en demeurant ressemblance. Or la ressemblance obtenue en ce degré est pour jamais, car la gloire, mesurée elle aussi, est pour la vie éternelle et ne doit jamais finir. Ainsi, l'homme, dans la grâce ou dans la gloire, connaît selon son mode créé, dans la lumière de grâce ou de gloire ; et c'est une noblesse de ce degré, car de là viennent la faim du désir et l'impatience causée par cette impuissance à atteindre et à goûter jamais celui que l'on aime, selon son mode, dans un complet apaisement.

Or, chacun possède cette unité d'une façon particulière ; il la connaît et la goûte dans la proportion où il a été doué par Dieu et selon ses propres mérites et son degré d'amour divin. Cette unité n'est pas unique cependant ; dans la grâce comme dans la gloire, chacun a en lui-même son unité spéciale, et ses actions sont d'accord avec sa propre noblesse. Cette unité réside dans la mémoire et toutes les puissances y sont maintenues sous le lien de l'amour. Chacun en a le sentiment dans sa propre unité, au fond de lui-même, et cela selon le degré de noblesse dont il a été divinement doué, car là il est donné à chacun plus ou moins, selon ses mérites. Mais l'unité des personnes divines demeure toujours au-dessus de ces unités créées, donnant à chacune suffisamment selon sa dignité propre, c'est-à-dire les excitant aux vertus et les ramenant à l'impatience d'amour. Et celui qui possède plus de ressemblance avec la Sainte Trinité ressent aussi plus vite sa motion et est ramené intérieurement avec plus d'amour. Mais ce sont là des opérations toujours limitées, soit dans la grâce, soit dans la gloire. Aussi n'y a-t-il jamais qu'une ressemblance avec la Sainte Trinité, ressemblance sans laquelle nul ne peut être un avec Dieu ni dans le temps ni dans l'éternité.

L'homme qui, sous l'influence du don de conseil divin, réalise la parfaite ressemblance avec la Sainte Trinité peut être comparé au firmament du ciel, mû lui-même par la touche divine et conduit par les puissances angéliques. C'est de même façon, en effet, que son esprit ressent sous le toucher divin l'impatience d'amour. Le firmament éclaire tout ce qui est sur la terre, de même que la raison illuminée par la sagesse éternelle éclaire tout le royaume de l'âme. Le firmament verse sa chaleur à toute créature, en même temps qu'il donne à toute chose vie et croissance. De même, l'homme qui possède le don de conseil répand sa chaleur de son amour et de sa compassion ; et c'est pour toutes les puissances de son âme une source de vie, d'activité et de croissance en vertus. Le firmament du ciel est enfin orné de sept planètes et d'étoiles qui éclairent et régissent tous les corps qui sont sous le firmament.

(19) L’interprétation symbolique que nous trouvons ici est traditionnelle. Saint Augustin l’a donnée dans plusieurs de ses écrits, eu particulier dans le de Genesi contra Manichœos, 1. II, c. XIV, et dans le traité de Civitate Dei, 1. XIII, c. XXI. D’autre part, Pierre Lombard l’avait faite sienne : cf. Sentent., lib. II, dist. XXIV, C. VII.
(20) MATTH., V, 4.
(21) MATTH., V, 5.
(22) MATTH., V, 6.
(23) MATTH., V, 6
(24) Expression proverbiale qui se rencontre déjà dans le Roman de la Rose. Le sens est celui-ci : c’est une bonne affaire d’acheter le plus avec le moins.
(25) Ce qui est dit ici de l’élément du feu s’applique spécialement au soleil, ainsi que nous l’avons vu plus haut.

(26) Mémoire doit être prise dans tout ce chapitre au sens indiqué plus haut, lorsqu'il a été question de la voie de lumière naturelle, au chapitre V. C'est non point la mémoire en tant que faculté sensible, mais la mémoire élevée, consi-dérée par Ruysbroeck comme la faculté la plus haute de l'âme.
(27) L'expression employée par Ruysbroeck die vonke dersielen, que nous traduisons par l'étincelle de l'âme, se retrouve
au Miroir du Salut éternel, c. VIII, et aux Noces spirituelles, I, c. I. Dans ce dernier traité, l'expression est prise au sens strict et désigne une tendance naturelle de l'esprit vers Dieu et vers le bien. Mais ici et au passage indiqué du Miroir, le sens est plus général et l'étincelle de l'âme doit être entendue de la région même où s'exerce la tendance naturelle vers le bien. C'est là que se fait sentir la touche divine dont il est question ici. Ruysbroeck suit de nouveau la doctrine de saint Bonnaventure (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 2, a. 2) qui fait de la synderesis ou scintilla un habitus de la volonté, tan-dis que saint Thomas identifie d'une part la scintilla avec la nature intelligente de l'homme, en son point culminant (in Sentent. 1. II, dist. XXXIX, q. 3, a. s) et d'autre part avec la synderesis, habitus naturel de l'homme à connaître les premiers principes des choses à faire, ce qui est à peu près la conception de Ruysbroeck dans le Livre des noces spirituelles (cf. S. Thomas, de Veritate, quæst. XVII, a. 2, ad 3um, et Summ.theol., Ia, quæst. LXXIX, a. 12).
(28) MATTH., V, 7.
(29) La traduction littérale serait : totus unus Filius. Il est possible que Surius ait eu un texte différent de celui des cinq manuscrits qui ont servi pour l'édition flamande de David. La traduction latine donne, en effet, une phrase entière qui ne se trouve pas dans le texte original : « Est enim in Patre tanquam in proprio sempiternoque fonte, a quo immanens sive in illo se permanens egreditur, et absque egressione orilur ; et tamen unus idemque Filius est. » Cf. SURIUS, D. J. Rusbrochii opera, edit. 1609, p. 565.
(30) Le Christ, néanmoins, a toujours possédé a vision béatifique, mais son corps n'a été glorifié qu'après sa résurrection

 

pour toute suggestion ou demande d'informations