FRAGMENT I

(CHAPITRE XLV, ÉDITION P. GÉRARD)

ON PARLE DE LA PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ ET ON MONTRE COMMENT AUCUN OBJET INFÉRIEUR À NOS TENDANCES NE PEUT ÊTRE UN MOYEN D'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU PAR LA VOLONTÉ.

La première des passions de l'âme et affections de la volonté, c'est la joie. La volonté la cause toujours dans l'âme, lorsque les objets se présentent à elle comme bons, convenables, pleins de suavité et d'attrait, ou parce qu'ils semblent beaux, agréables, délicieux ou splendides. C'est d'après cela que la volonté se porte vers eux, les désire et y met sa complaisance quand elle les possède, craint de les perdre et se désole quand elle les a perdus. Ainsi donc, selon la passion de la joie, l'âme s'inquiète et se trouble.

Pour détacher cette passion de tout ce qui n'est pas Dieu, il faut savoir que tout ce dont peut se réjouir d'une manière particulière la volonté est pour elle suave et agréable; or cet objet suave et agréable, quel qu'il soit, dont elle fait sa joie et ses délices n'est pas Dieu. Dieu, en effet, qui ne peut être perçu par aucune des autres puissances, ne peut l'être non plus par les penchants et les goûts de la volonté, car sur cette terre l'âme ne pouvant goûter Dieu d'une manière essentielle, toutes les suavités et délices qu'elle peut savourer, si élevées qu'elles soient, ne peuvent être Dieu.

De plus, la volonté ne peut goûter et désirer d'une manière particulière tel ou tel objet qu'autant qu'elle en a la connaissance. Or comme elle n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a pas connu par quelque appréhension de ses puissances, elle ne peut pas savoir comment il est, ni ce que c'est que de le goûter. Ses puissances sont incapables de le goûter et de le désirer. Il est au-dessus de toute sa capacité. Il est donc clair qu'aucune de ces choses particulières où elle met sa joie n'est Dieu; voilà pourquoi, si elle veut s'unir à lui, elle doit faire le dénûment dans ses puissances et se détacher de toutes les joies particulières qui pourraient lui venir d'en haut ou d'en bas, car si la volonté peut d'une certaine manière comprendre Dieu et s'unir à lui, ce n'est pas par un moyen appréhensif de ses puissances, mais par l'amour. Or comme ni les délices ni la suavité ni les joies perçues par la volonté ne sont l'amour, il en résulte qu'aucun de ces sentiments agréables ne peut être un moyen proportionné pour l'union de l'âme à Dieu; il faut l'opération de la volonté elle-même, opération qui est toute différente de son sentiment. Par l'opération, elle s'unit à Dieu et son terme, c'est l'amour, mais ce n'est pas l'effet du sentiment ou de l'appréhension de sa tendance qui s'arrête à l'âme comme à son but et à son terme.

Les sentiments peuvent servir seulement de motifs pour aimer, si la volonté veut aller de l'avant; mais, là s'arrête leur rôle. Voilà pourquoi les sentiments de joie par eux-mêmes ne dirigent pas l'âme vers Dieu; ils la fixent plutôt en eux-mêmes. Seule l'opération de la volonté, qui est d'aimer Dieu, place l'âme en lui; elle laisse loin derrière elle toutes les créatures, et aime Dieu au-dessus de tout. Par conséquent, si quelqu'un se met à aimer Dieu non à cause du plaisir qu'il y éprouve, c'est qu'il laisse de côté cette suavité et met son amour en Dieu, lequel n'est pas sensible. S'il mettait avec advertance son amour dans la suavité et le goût qu'il ressent, ce serait le mettre dans la créature ou ce qui la concerne, et prendre ce qui n'est qu'un moyen pour la fin et le terme; par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait vicieuse. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, il ne faut pas que la volonté, pour mettre son opération d'amour en Dieu, la place dans ce que sa tendresse peut toucher ou saisir, mais dans ce que qu'elle ne peut comprendre ni atteindre. De la sorte l'âme aime d'une manière certaine et en réalité au goût de la foi; elle fait le vide et la nuit dans tout ce qu'elle est capable de percevoir par les sens, l'entendement fait de même par rapport à toutes ses connaissances et sa foi monte au-dessus de tout ce qu'on peut comprendre.

FRAGMENT II

(CHAPITRE XLVI, ÉDITON P. GÉRARD)

LA VOLONTÉ, POUR ARRIVER À L'UNION DIVINE, DOIT NÉCESSAIREMENT ÊTRE DÉTACHÉE DE SES TENDANCES NATURELLES.

Il serait bien insensé, celui qui étant privé des suavités et délices spirituels s'imaginerait que pour ce motif Dieu va lui manquer, ou que les ayant, il jouit de Dieu et s'imagine le posséder; mais il le serait davantage encore s'il allait chercher ces suavités en Dieu et s'il s'y complaisait. Et en effet, il n'irait plus à la recherche de Dieu avec une volonté qui a pour fondement le dénuement de la foi, mais avec une volonté qui s'attache au goût spirituel, c'est-à-dire à quelque chose de créé, et par conséquent il suivrait ses inclinations; il n'aimerait pas Dieu purement et au-dessus de tout, c'est-à-dire en mettant en lui toute la force de la volonté. Car, lorsqu'il s'attache à la créature et par ses tendances, il ne s'élève pas au-dessus d'elle pour arriver à Dieu, dès lors que Dieu est inaccessible. Il est impossible, en effet, que la volonté puisse arriver aux suavités et délices de l'union divine, sans que la tendance soit détachés de tous les goûts particuliers. C'est ce que signifie cette parole du Psalmiste: Dilata os tuum, et implebo illud (Ps. LXXX, 11: Ouvre ta bouche et je la remplirai). Cette tendance, c'est comme la bouche de la volonté qui s'ouvre quand elle n'est pas occupée à savourer quelques délices, car lorsque la tendance se porte vers un objet, par le fait même la volonté se ferme. Mais en dehors de Dieu tout est étroit; la volonté doit donc tenir sa bouche toujours ouverte à Dieu, avoir sa tendance sevrée de tout mets, afin que Dieu puisse la combler elle-même de son amour et de ses délices; elle se tiendra dans la faim et la soif de Dieu seul, sans chercher de satisfaction personnelle; car ici-bas elle ne saurait goûter Dieu tel qu'il est. Ce qu'elle peut goûter, si elle a le désir de quelque chose, serait encore un obstacle à cet amour. Tel est l'enseignement d'Isaïe, quand il nous dit: « Vous tous qui avez soif, venez aux eaux. (Is. LV, 1-2). » Par ces paroles il invite ceux qui ont soif de Dieu seul, et sont détachés de leurs tendances, à s'abreuver aux eaux divines en s'unissant à Dieu. Or comme la joie se soutient par cette bouche de la volonté, c'est-à-dire par la tendance, nous parlerons des différentes sortes d'aliments qu'elle peut goûter, et nous la détacherons de chacun d'eux. Il faut sevrer cette bouche de toute nourriture sensible, pour qu'elle n'ait plus faim que de la volonté de Dieu, en tant qu'il est au-dessus de toute compréhension.

    

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