LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XXVII

DES SEPT DOMMAGES OÙ PEUT TOMBER LA VOLONTÉ QUAND ELLE MET SA JOIE DANS LES BIENS DE L'ORDRE MORAL.

Les dommages principaux où l'homme peut tomber quand il se complaît vainement dans ses bonnes oeuvres ou ses saintes pratiques sont, à mon avis, au nombre de sept; ils sont très préjudiciables, parce qu'ils sont spirituels. Je veux en parler ici brièvement.

Le premier dommage est la vanité, l'orgueil, la vaine gloire et la présomption. On ne peut, en effet, se réjouir de ses oeuvres sans les estimer. De là naissent la jactance et les autres vices dont nous venons de parler. C'est là ce que faisait le Pharisien. L'Évangile nous dit qu'il priait et, tout en remerciant Dieu, il se vantait de ses jeûnes et autres bonnes oeuvres (Luc, XVIII, 11-12).

Le second dommage est ordinairement uni au précédent. Il consiste à juger les autres mauvais et imparfaits par rapport à nous-mêmes. Il nous semble qu'ils n'agissent pas et ne se conduisent pas aussi bien que nous. Nous avons peu d'estime pour eux dans notre coeur et nous le montrons parfois dans nos paroles. Le Pharisien avait aussi ce défaut, car dans sa prière il disait: « Je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme les autres hommes, voleurs, injustes, adultères (Luc, XVIII, 11). » Aussi par un seul acte il tombait dans ces deux défauts, l'estime de soi et le mépris des autres. C'est là ce que font aujourd'hui beaucoup de gens; ils disent: Je ne suis pas comme celui-ci; je n'agis pas comme celui-là, ni comme tel ou tel autre. Beaucoup d'entre eux sont pires que le Pharisien. Celui-ci méprisait tout le monde en général, et il avait aussi un mépris particulier pour le Publicain; aussi il disait: Je ne suis pas comme cet homme; mais ceux dont nous parlons ne se contentent pas de faire l'un et l'autre; ils en viennent à se fâcher et à être remplis de jalousie quand ils voient que d'autres sont loués, qu'ils agissent mieux et valent mieux qu'eux-mêmes.

Le troisième dommage consiste en ce que, comme ces personnes ne recherchent dans leurs oeuvres que leur propre satisfaction, elles ne les accomplissent généralement que quand elles voient qu'elles vont en retirer quelque satisfaction ou quelque louange. Aussi Notre-Seigneur a-t-il dit d'elles: « Tout ce qu'elles font, elles le font afin d'être vues des hommes (Mat. XXIII, 5) », et elles n'agissent pas uniquement pour Dieu.

Le quatrième dommage découle de ce dernier, et il consiste en ce que ces personnes ne recevront pas de Dieu leur récompense parce qu'elles ont voulu l'avoir dès cette vie dans la jouissance, les consolations, l'honneur et d'autres intérêts qu'elles ont recherchés dans leurs oeuvres; voilà pourquoi le Sauveur a dit d'elles que de la sorte elles ont reçu leur récompense (Mat. VI, 2). Aussi ne retireront-elles de leurs oeuvres que la peine et la confusion, sans récompense aucune. Quelle misère que celle qui découle de ce dommage parmi les enfants des hommes! Je suis persuadé que la plupart des oeuvres qu'il font en public sont vicieuses, sans valeur, imparfaites ou défectueuses devant Dieu, parce qu'ils ne sont pas détachés de tout intérêt et de tout respect humain. Quel autre jugement peut-on porter sur ceux qui accomplissent certaines oeuvres, ou élèvent des monuments commémoratifs dans le seul but de manifester les honneurs et les vains hommages dont ils ont été l'objet durant leur vie? Ne veulent-ils pas par là perpétuer leur nom, la célébrité et la noblesse de leurs familles? Est-ce qu'ils ne vont pas jusqu'à mettre leurs âmes et leurs blasons dans les églises? Ne dirait-on pas qu'ils veulent se mettre là à la place des images des Saints, devant lesquelles tout le monde doit fléchir le genou? On peut bien dire que quelques-unes de ces personnes, en agissant de la sorte, s'estiment elles-mêmes plus que Dieu. Et cela est vrai quand elles font ces oeuvres dans ce but, et que sans cette intention elles ne les auraient pas accomplies.

Mais laissons de côté ceux qui arrivent à un pareil excès. Combien n'y en a-t-il pas qui tombent dans le même défaut d'une foule de manières? Les uns veulent être loués pour leurs oeuvres, d'autres veulent qu'on leur en témoigne de la reconnaissance, qu'on les raconte, ou qu'elles soient connues de telle ou telle personne, ou même de tout le monde; parfois même ils veulent que leurs aumônes ou autres bonnes oeuvres se fassent par l'intermédiaire d'un tiers pour qu'elles soient mieux divulguées; d'autres font même toutes ces choses à la fois. Voilà ce qui s'appelle sonner de la trompette; c'est, dit Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile, ce que font les âmes vaines qui, pour ce motif, ne recevront de Dieu aucune récompense de leurs oeuvres (Mat. VI, 2).

Il faut donc, pour éviter un pareil dommage, cacher nos bonnes oeuvres, afin que Dieu seul en soit le témoin, et vouloir que personne n'en fasse cas. Non seulement nous devons les cacher à tout le monde, mais encore à nous-mêmes, c'est-à-dire que nous ne devons pas y mettre de complaisance ni les estimer comme si elles avaient quelque valeur, ni en tirer la moindre joie. C'est là le sens spirituel que Notre-Seigneur a donné à cette parole: « Que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite (Ibid, VI, 3) », c'est-à-dire: Ce n'est pas avec un oeil terrestre et charnel que vous devez regarder et estimer l'oeuvre spirituelle que vous accomplissez. De la sorte, la force de la volonté se recueille tout entière en Dieu, et l'oeuvre quelle accomplit a de la valeur à ses yeux. Sans cela, comme nous l'avons dit, non seulement elle perd le fruit de ses bonnes oeuvres, mais très souvent par sa jactance et sa vanité elle se rend grandement coupable devant Dieu. C'est dans ce sens qu'il faut entendre cette parole de Job: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, si j'ai donné à ma main un baiser de ma bouche, j'ai commis une iniquité et un grand péché (Job, XXXI, 26-28). » Par la main Job signifie l'oeuvre que l'on accomplit, et par la bouche, la volonté qui se complaît dans cette oeuvre. Comme cela, ainsi que nous l'avons expliqué, est de la complaisance en soi-même, Job dit: « Si mon coeur s'est réjoui dans le secret, il a commis une grande iniquité »; il ajoute même que c'est là une négation de Dieu. Et en effet, quand on se donne à soi-même et qu'on s'attribue une bonne oeuvre, on refuse de la donner à Dieu, qui est l'auteur de tout bien; on suit les traces de Lucifer, qui, se complaisant en lui-même, refusa à Dieu ce qui lui appartenait, et se l'attribua, ce qui fut la cause de sa perte.

Le cinquième dommage consiste à ne pas faire de progrès dans le chemin de la perfection. C'est le cas de ceux, en effet, qui s'attachent aux goûts et aux consolations qu'ils trouvent dans les bonnes oeuvres. Dès qu'ils ne trouvent plus dans leurs bonnes oeuvres ou exercices de piété ni goûts ni consolations, ils ne comprennent pas que cela arrive ordinairement quand Dieu, pour les élever plus haut, leur donne le pain dur destiné aux parfaits, et les sèvre du lait des enfants; il éprouve leurs forces et purifie leurs désirs encore faibles, il veut leur faire goûter le pain qui convient aux hommes mûrs. Mais le plus souvent ces âmes sont déconcertées, et perdent courage parce qu'elles ne trouvent plus de douceur dans leurs bonnes oeuvres. Il faut leur appliquer dans le sens spirituel cette parole du Sage: « Les mouches qui meurent dans le parfum en gâtent la suavité (Eccl. X, 1). » Quand en effet, il s'offre quelques mortifications à ces âmes, elles ne les accomplissent pas; elles perdent courage et ne goûtent pas la suavité de l'esprit et la consolation intérieure qui étaient renfermées dans ces oeuvres.

Le sixième dommage vient de ce que l'on se trompe généralement quand on regarde comme meilleures les choses et les oeuvres qui plaisent que celles qui ne plaisent pas; on loue et on estime les unes, tandis que l'on critique et déprécie les autres. Et cependant, on peut dire qu'en général, les oeuvres qui, par elles-mêmes, procurent plus de mortification à l'homme, surtout quand il n'est pas très avancé dans la perfection, sont plus agréables à Dieu et plus précieuses devant lui par suite de l'abnégation de soi que l'homme doit y pratiquer, que celle où il trouve sa consolation et où il peut très facilement se rechercher. Le prophète Michée dit à ce sujet: « Ils ont appelé bien le mal qu'ils font (Mich. VII, 3) », c'est-à-dire que ce qui dans les oeuvres est mauvais, ils l'appellent bon. Cela vient de ce qu'ils mettent leur joie dans leurs oeuvres, et non dans l'unique désir de plaire à Dieu.

Ce dommage règne à un tel point chez les personnes adonnées à la spiritualité, comme chez les personnes communes, qu'il serait trop long de le raconter. A peine peut-on trouver une seule personne qui consente à n'agir que pour Dieu, sans jamais s'attacher à une consolation, jouissance ou intérêt pour soi-même.

Le septième dommage consiste en ce que l'homme qui n'a pas étouffé en lui la vaine joie qui provient des biens de l'ordre moral, est incapable de recevoir les bons conseils et les enseignements sages qui lui seraient nécessaires pour les oeuvres qu'il doit accomplir. Cette habitude de faiblesse qu'il a de rechercher dans ses oeuvres une vaine jouissance comme son bien propre l'enchaîne de telle sorte qu'il ne regardera pas le conseil des autres comme meilleur, ou du moins, s'il le trouve tel, il ne voudra pas le suivre, faute de courage. La charité alors devient très faible soit pour Dieu soit pour le prochain. Car l'amour-propre que l'on apporte dans les oeuvres refroidit la vertu de charité.

CHAPITRE XXVIII

DES AVANTAGES QU'IL Y A POUR L'ÂME À RENONCER AUX JOIES QUI VIENNENT DES BIENS TEMPORELS.

Il y a de très grands avantages pour l'âme à refuser d'appliquer la vaine joie de la volonté à cette sorte de biens.

Le premier, c'est qu'elle se délivre d'une foule de tentations et de pièges du démon qui se trouvent cachés sous la joie qui provient des bonnes oeuvres. Nous pouvons le comprendre par ces paroles de Job: « Il dort à l'ombre dans le secret des roseaux, dans des lieux humides (Job. XL, 16). » Il désigne ainsi le démon, qui trompe l'âme par la joie et la vanité des oeuvres, figurées par l'humilité des lieux et la fragilité du roseau. Or il n'y a rien d'étonnant à ce que le démon nous trompe secrètement sous le couvert de cette joie; car avant même que ses suggestions se produisent, cette vaine joie est elle-même une illusion; et cela a lieu surtout quand il y a dans le coeur une certaine jactance au sujet de cette joie. Jérémie nous le dit clairement en ces termes: « L'arrogance de votre coeur vous a séduit: Arrogantia tua deceptit te (Jér. . XLIX, 16). » Et, en effet, quelle plus grande illusion que celle de la jactance? Or l'âme ne peut s'en délivrer qu'en renonçant à cette joie.

Le second avantage, c'est que l'on accomplit ses oeuvres avec plus de sagesse et de perfection, car s'il y a la passion de la joie et du plaisir, on n'y donne pas lieu. Cette passion de la joie, en effet, excite extrêmement ces tendances que l'on appelle irascible et concupiscible; la raison perd son autorité et ordinairement se montre versatile dans ses oeuvres et ses projets, laisse les uns pour les autres, les commence et les abandonne sans jamais rien achever. Comme l'homme agit alors à cause du goût qu'il trouve dans ces oeuvres, et que ce goût est très variable, et beaucoup plus encore dans certaines natures, il en résulte que, là où ce goût vient à cesser, les oeuvres et les projets cessent aussi, malgré toute leur importance. Pour ces sortes de personnes, la jouissance qu'elles trouvent dans leurs oeuvres en est comme l'âme et toute la force. Dès que la jouissance vient à cesser, c'en est fait de l'oeuvre; elles l'abandonnent, et ne persévèrent pas. Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit de ces personnes qu' « elles reçoivent la parole divine avec joie, mais bientôt le démon la leur ravit, pour qu'elles ne persévèrent pas (Lc, VIII, 12) ». Ce malheur arrive parce que la parole divine n'avait pas d'autre force et d'autre racine que la joie que l'on en avait conçue. Quand donc on enlève cette joie à la volonté et qu'on l'en sépare, on lui donne un motif de persévérance et de succès. Aussi cet avantage est très grand, comme est très grand le dommage qui lui est opposé. Le Sage jette ses regards sur la substance de l'oeuvre et ses avantages, et non sur la saveur et le plaisir qu'il y goûterait. Aussi n'agit-il pas en l'air, il tire de ses oeuvres une joie durable, sans rechercher le tribut des saveurs qu'elles pourraient apporter...

Le troisième avantage est divin. Il a lieu quand on étouffe la vaine joie que l'on trouve dans les bonnes oeuvres, et que l'on se fait pauvre d'esprit. C'est là l'une des béatitudes dont a parlé le Fils de Dieu quand il a dit: « Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Mat. V, 3). »

Le quatrième avantage, c'est que celui qui renoncera à cette joie sera doux, humble et prudent dans sa conduite. Il n'agira pas avec précipitation ou impétuosité, et ne se laissera pas entraîner à la joie par la partie de son âme que l'on appelle concupiscible et irascible; il ne sera pas présomptueux, ni affecté par une estime exagérée de ses oeuvres à cause du goût qu'il y trouve, il ne sera point non plus imprudent jusqu'à se laisser aveugler par cette joie.

Le cinquième avantage est qu'on se rend agréable à Dieu et aux hommes; on se délivre de l'avarice, de la gourmandise, de la paresse spirituelle, de l'envie spirituelle et de mille autres vices.

CHAPITRE XXIX

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DU CINQUIÈME GENRE DE BIENS, C'EST-À-DIRE DES BIENS SURNATURELS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR. ON EN EXPLIQUE LA NATURE, ON MONTRE COMMENT ILS SE DISTINGUENT DES BIENS SPIRITUELS ET COMMENT ON DOIT DIRIGER VERS DIEU LA JOIE QU'ON EN ÉPROUVE.

Il convient maintenant de parler du cinquième genre de biens dans lesquels l'âme peut mettre sa joie et que nous avons appelés surnaturels. Nous entendons par là tous les dons et toutes les grâces qui viennent de Dieu, qui dépassent les facultés et les forces de la nature, et que l'on appelle (gratis datae) grâces données gratuitement; tels sont les dons de sagesse et de science qui ont été accordés à Salomon; telles sont aussi les grâces dont parle saint Paul: « la foi, le don des guérisons, le don des miracles, l'esprit de prophétie, la connaissance et le discernement des esprits, l'interprétation des paroles et aussi le don des langues (I Cor. XII, 9-10) ». Ces biens sont sans doute spirituels, comme ceux du sixième genre dont nous traiterons bientôt; mais comme il y a beaucoup de différence entre eux, j'ai voulu en traiter à part. L'exercice de ces biens regarde immédiatement l'utilité du prochain: c'est dans ce but et pour cette fin, dit saint Paul (Ibid, XII, 7), que Dieu les accorde. L'Esprit surnaturel ne se donne à personne, si ce n'est pour le bien du prochain, et cela s'entend de ces grâces. Quant aux grâces spirituelles, leur exercice comprend seulement les rapports de l'âme à Dieu et de Dieu à l'âme, dans une communication d'intelligence, de volonté, etc., comme nous le dirons plus tard. Il y a donc une différence dans l'objet, puisque les dons spirituels regardent Dieu et l'âme, tandis que les faveurs surnaturelles dont nous parlions sont ordonnées aux autres créatures et pour leur utilité. Elles diffèrent aussi dans leur substance et par suite dans leurs opérations, et par conséquent, elles diffèrent nécessairement dans la doctrine.

Nous allons donc parler maintenant des dons et des grâces surnaturelles dans le sens où nous les entendons ici. Or, pour surnaturaliser la vaine joie qui en provient, il convient de signaler deux avantages qu'il y a dans ce genre de biens, c'est-à-dire l'un temporel, l'autre spirituel. Le temporel regarde la santé rendue aux malades, la vue restituée aux aveugles, la résurrection des morts, la délivrance des possédés du démon, la prophétie de l'avenir qui avertit les hommes de se tenir sur leur gardes, et autres choses de ce genre. L'avantage spirituel et éternel consiste en ce que Dieu est connu et glorifié par ces oeuvres, par celui qui les accomplit, par ceux en faveur de qui ou en présence de qui elles s'accomplissent.

Quant au premier avantage, qui est l'avantage temporel, les oeuvres et les miracles surnaturels ne méritent que peu ou même nullement la joie de la part de l'âme, car, si on exclut le second avantage, ils n'ont pas beaucoup d'importance pour l'âme; ils n'en ont même aucune, puisqu'ils ne sont pas par eux-mêmes le moyen qui unit l'âme à Dieu; c'est là l'oeuvre exclusive de la charité. Ces oeuvres ou grâces surnaturelles peuvent même être accomplies par quelqu'un qui n'est pas en état de grâce et ne possède pas la charité, car ou bien Dieu confère véritablement ces dons et ces grâces comme il le fit à l'impie prophète Balaam et à Salomon, ou bien le démon les falsifie, comme cela eut lieu avec Simon le Magicien, ou enfin cela provient d'une vertu secrète de la nature.

Or si parmi ces oeuvres et ces merveilles, il y en avait qui fussent de quelque profit à celui qui les accomplit, ce serait les véritables, celles qui viennent de Dieu. Et si vous voulez savoir ce qu'elles valent quand elles sont privées du second avantage, écoutez ce que nous dit saint Paul: « Si je parlais le langage des hommes et des anges, et que je n'eusse pas la charité, je ne serais qu'un airain sonnant ou une cymbale retentissante. Si j'avais le don de prophétie, si je connaissais tous les mystères et toutes les sciences; si j'avais une foi à transporter les montagnes et que je n'eusse pas la charité, je ne suis rien (I Cor. XIII, 1-2). » Aussi quand un grand nombre de ceux qui auront ainsi estimé leurs oeuvres demanderont à Notre-Seigneur pour récompense la gloire et lui diront: Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus... et virtutes multas fecimus? « Seigneur, est-ce que nous n'avons pas prophétisé en votre nom et accompli beaucoup de miracles? » Notre Seigneur répondra: Discedite a me qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, vous qui avez accompli l'iniquité (Mat. VII, 22-23). »

L'homme doit donc se réjouir, non de la possession de ces grâces extraordinaires et de l'usage qu'il en fait, mais du fruit spirituel qu'il peut en retirer en servant Dieu avec une véritable charité, car c'est elle qui nous donne droit à la vie éternelle. Voilà pourquoi notre Sauveur reprit ses disciples qui revenaient tout joyeux d'avoir chassé les démons et leur dit: « Gardez-vous de vous réjouir de ce que les démons vous sont soumis, mais plutôt de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie (Luc, X, 20) ». En bonne théologie cela veut dire: Réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans le livre de vie. Par conséquent l'homme ne doit se réjouir que s'il est dans la voie qui conduit à cette vie, voie qui consiste à accomplir ses oeuvres dans la charité de Dieu; car de quoi sert ce qui n'est pas amour de Dieu? Quelle en est la valeur? Or cet amour n'est pas parfait, s'il n'a pas assez de force et de sagesse pour purifier l'âme de toutes les joies qui viennent de la créature et pour ne se complaire que dans l'accomplissement de la volonté de Dieu. C'est à cette condition que la volonté s'unit à Dieu par le moyen de ces biens surnaturels.

CHAPITRE XXX

DES DOMMAGES OÙ L'ÂME TOMBE QUAND ELLE MET LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS CE GENRE DE BIENS.

Trois dommages principaux peuvent, ce me semble, arriver à celui qui met sa joie dans les biens surnaturels: il se trompe ou il est trompé; il subit un détriment de la foi; et il s'expose à la vaine gloire ou à quelque vanité.

Quant à ce qui concerne le premier, il est très facile de tromper les autres et de se tromper soi-même, lorsque l'on met sa joie dans ces sortes d'oeuvres. La raison en est que pour discerner quand ces oeuvres sont fausses ou quand elles sont véritables, comme on doit les accomplir et à quel moment, il faut une grande prudence et beaucoup de lumière de Dieu. Or ces deux qualités sont entravées par la joie que l'on a de ces oeuvres et l'estime que l'on en fait; et cela pour deux motifs: le premier, parce que la joie émousse le jugement et l'obscurcit; le second, parce que cette joie,non seulement entraîne à accomplir l'oeuvre plus tôt, mais encore pousse à l'accomplir en dehors du temps voulu. Supposé même que les vertus et les oeuvres qui en découlent viennent de Dieu, il suffit des deux défauts que nous venons de signaler pour que l'on se trompe souvent; ou bien on ne les comprendra pas comme il faudrait, ou bien on n'en profitera pas comme il faut et quand ce serait plus convenable. Sans doute, il est vrai que, lorsque Dieu confère ces dons et ces grâces, il communique aussi la lumière et l'impulsion pour en user de la manière et dans le temps voulu. Mais par suite de l'attachement et de l'imperfection que l'on peut avoir par rapport à ces faveurs, on peut se tromper grandement et ne pas en user avec la perfection que Dieu veut, ni comme il veut, ni quand il veut. Telle était, lisons-nous, la conduite de Balaam; il voulait, contre la volonté de Dieu, maudire le peuple d'Israël, et Dieu irrité le menaça de mort (Nomb. XXII, 22, 23). Telle fut aussi la conduite de saint Jacques et de saint Jean. Se laissant entraîner par leur zèle, ils voulaient faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains, parce qu'ils ne donnaient pas l'hospitalité à Notre-Seigneur Jésus-Christ; mais Notre-Seigneur les en reprit (Luc, IX, 54).

Ces exemples montrent clairement que les imparfaits dont nous parlons se déterminent à accomplir ces oeuvres en dehors du temps voulu, par suite de quelque passion imparfaite qui provient de la joie et de l'estime qu'elles ont de ces sortes de faveurs. Quand il n'y a pas d'imperfection de cette sorte, on n'agit et on ne se détermine à user de ces dons que quand et comme il plaît à Dieu, jusqu'alors cela ne conviendrait pas. Voilà pourquoi Dieu se plaint de certains prophètes par la bouche de Jérémie et dit: « Je n'envoyais pas ces prophètes, et ils couraient; je ne leur parlais pas, et ils prophétisaient (Jér. XXIII, 21) ». Il dit encore un peu plus loin: « Ils ont trompé mon peuple par leurs mensonges et leurs miracles, quand je ne leur avais rien commandé et que je ne les avais pas envoyés (Jér. XXIII, 32) ». Dans le même endroit, il ajoute: Ils avaient des visions appropriées au goût de leur coeur, et ce sont celles-là qu'ils divulgaient; ce qui n'aurait pas eu lieu s'ils n'avaient pas eu cette abominable défaut d'une attache à ces faveurs extraordinaires.

Ces textes nous font comprendre que le danger de cette joie non seulement mène une âme à user d'une façon inique et perverse des dons de Dieu, comme le fit Balaam et les autres dont nous avons parlé qui opéraient des miracles à l'aide desquels ils trompaient le peuple, mais encore à prétendre user de ce pouvoir sans l'avoir reçu de Dieu, comme ceux qui faisaient des prophéties de leur invention et les publiaient, ou donnaient celles que le démon leur représentait. Comme le démon, en effet, les voit affectionnés à ces faveurs extraordinaires, il leur fournit un vaste champ et une matière abondante; il exerce son influence d'une foule de manières. Aussi ces infortunés déploient-ils leurs voiles, montrent une audace sans pudeur et s'adonnent à la pratique de ces oeuvres prodigieuses. Ils ne s'arrêtent pas là. Leur joie pour ces oeuvres extraordinaires, le désir de les pratiquer, peut arriver à tel point que s'ils avaient déjà fait un pacte secret avec le démon (car c'est le cas de beaucoup d'entre eux), ils ont l'audace de contracter avec lui un pacte formel et explicite. Ils se constituent de plein gré ses disciples et ses adeptes. De là viennent les sorciers, les maléfices des enchantements et de la magie, les augures et les devins. La joie de pouvoir pratiquer ces choses extraordinaires arrive même à un tel excès, que non seulement on veut acheter ces dons et ces faveurs pour de l'argent, comme le voulait Simon le Magicien, afin de servir le démon, mais que l'on cherche encore à se procurer les choses sacrées et ce que l'on ne peut dire sans frémir, les choses divines elles-mêmes: c'est ainsi que ces infâmes se sont procuré le corps sacré de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour leurs pratiques d'impiétés et leurs abominations. Oh! Que Dieu manifeste ici les profondeurs et les richesses de sa miséricorde! Il n'est personne qui ne comprenne aisément combien ces malheureux se font tort à eux-mêmes et sont préjudiciables à la société. Aussi doit-on se rappeler que tous ces mages et ces devins qu'il y avait parmi les enfants d'Israël et que Saül fit mettre à mort, parce qu'ils avaient voulu imiter les vrais prophètes du Seigneur étaient tombés dans toutes ces abominations et ces illusions étranges.

Que celui donc qui aura reçu de Dieu des grâces et des dons surnaturels se garde bien du désir et de la joie de s'en servir, qu'il n'en parle pas; car Dieu, qui les lui confère surnaturellement pour l'utilité de l'Église et de ses membres, lui inspirera aussi surnaturellement d'en user de la manière et au moment qu'il faut. Il recommandait à ses disciples de ne pas se préoccuper de ce qu'ils auraient à dire, parce que leurs réponses devaient être l'effet surnaturel de la foi; or il veut également, puisque l'usage de ces faveurs n'est pas moins surnaturel, que l'homme attende que Dieu lui-même meuve intérieurement son coeur pour agir, car c'est par sa vertu que doit se produire toute vertu. Voilà pourquoi nous voyons dans les Actes des Apôtres que les disciples, bien qu'ayant déjà reçu ces grâces et ces dons surnaturels, priaient Dieu et le suppliaient de daigner étendre sa main afin d'opérer par eux des miracles et des guérisons et de répandre dans les coeurs la foi de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Act. IV, 29-30).

Le second dommage peut venir du précédent; c'est un détriment de la foi qui peut avoir lieu de deux manières. Et tout d'abord chez les autres. Si un homme se propose de faire des miracles ou des prodiges en dehors du temps voulu ou de la nécessité, non seulement il tente Dieu, ce qui est un grand péché, mais il peut se faire qu'il ne réussisse pas, et dans ce cas il engendre dans les coeurs une diminution et un mépris de la foi; et quand parfois, il réussit, parce que Dieu le permet ainsi pour d'autres motifs et d'autres causes, comme il le fit pour la pythonisse de Saül (Rois, XXVIII, 12) (si toutefois, c'est bien l'ombre de Samuel qui apparut alors à Saül), il n'en sera pas toujours ainsi. Mais alors même qu'ils réussissent, ils sont vraiment dans l'illusion et sont coupables de vouloir user de ces dons quand cela ne convient pas.

En second lieu, l'âme qui se réjouit de ces faveurs peut recevoir en elle-même un détriment sous le rapport du mérite de la foi. Quand elle fait grand cas des miracles, elle se détourne beaucoup de l'habitude substantielle de la foi, qui est une habitude obscure; aussi plus il y a de miracles et de prodiges, moins il y a de mérite à croire. Aussi saint Grégoire dit que la foi est sans mérite lorsque la raison lui donne des preuves humaines et palpables. Voilà pourquoi Dieu n'accomplit jamais ces merveilles que quand elles sont absolument nécessaires pour la foi, ou pour d'autres fins qui intéressent sa propre gloire et celle des Saints. C'est pour ce motif et aussi afin que ses disciples ne fussent pas privés du mérite de la foi s'ils constataient par eux-mêmes sa Résurrection qu'il fit beaucoup de choses avant de se montrer à eux, afin de leur inculquer tout d'abord la foi. C'est pour ce motif qu'il fit montrer à Marie-Madeleine tout d'abord son sépulcre vide; ensuite, il voulut lui annoncer sa résurrection par la voix des anges (car la foi vient de l'ouïe, dit saint Paul (Rom. X, 17)), et qu'ainsi elle crût en lui avant de l'avoir vu. Et même lorsqu'elle le vit, c'est sous la figure d'un jardinier. Le Sauveur voulait par là achever de la perfectionner dans la foi qui lui manquait encore par suite de son attachement à sa présence sensible. Quant à ses disciples, il leur envoya tout d'abord les saintes femmes pour leur annoncer sa résurrection, et c'est alors qu'ils vont au sépulcre et le trouvent vide. Voyez ce qu'il fait aux disciples d'Emmaüs. Il se joint à eux sous la forme d'un voyageur et il commence tout d'abord par enflammer leur coeur de la foi la plus vive. Et finalement, il reproche à tous ses disciples de n'avoir pas cru à ceux qui leur avaient annoncé sa Résurrection (Luc, XXIV, 15). Voyez ce qu'il dit à saint Thomas, qui avait voulu voir ses plaies comme preuve de sa Résurrection: « Bienheureux ceux qui auront cru en lui sans l'avoir vu (Jean, XX, 29) ». Ainsi donc Dieu n'aime pas qu'il se fasse des miracles; car s'il les fait, c'est, comme l'on dit, qu'il ne peut pas faire autrement. Voilà pourquoi il adressait des reproches aux Pharisiens qui ne croyaient que parce qu'ils voyaient des prodiges; il leur dit: « Si vous ne voyez pas des prodiges et des miracles, vous ne croyez pas (Jean, IV, 48) ». Ils perdent donc beaucoup du mérite de la foi ceux qui se complaisent dans ces faits surnaturels.

Le troisième dommage consiste en ce que la joie que l'on a de ces faits surnaturels jette l'âme dans la vaine gloire ou quelque vanité. La joie elle-même que l'on conçoit de ces faits, n'étant pas purement en Dieu et pour Dieu, est déjà une vanité. La preuve nous en est donnée par Notre-Seigneur lorsqu'il a reproché à ses disciples de s'être réjouis de la puissance qu'ils avaient sur les démons (Luc, X, 20): si cette joie n'avait pas été vaine, jamais le Sauveur ne leur en aurait fait un reproche.

CHAPITRE XXXI

DE DEUX AVANTAGES QUE L'ON SE PROCURE QUAND ON RENONCE À LA JOIE QUI VIENT DES GRÂCES SURNATURELLES.

Indépendamment des avantages qu'il y a pour l'âme à s'affranchir des dommages dont nous venons de parler lorsqu'elle s'abstient de se complaire dans les grâces surnaturelles, elle en acquiert deux autres excellents. Le premier est de glorifier et d'exalter Dieu; le second est de s'exalter elle-même.

L'âme peut exalter Dieu de deux manières. La première, lorsqu'elle retire son coeur et la joie de sa volonté de tout ce qui n'est pas Dieu, pour les mettre en lui seul. C'est là ce que David a voulu dire dans ce texte que nous avons rapporté au début du traité sur la Nuit de cette puissance: « L'homme élèvera son coeur, et Dieu sera exalté (Ps. LXIII, 8) ». En effet, quand le coeur s'élève au-dessus de toutes les créatures, l'âme s'élève comme lui au-dessus de tout. Comme elle met alors toutes ses affections en Dieu seul, Dieu en est exalté et glorifié; il lui manifeste son excellence et sa grandeur; et comme elle s'élève au-dessus de toutes les joies créées, il lui donne un témoignage de ce qu'il est. Cette faveur n'a pas lieu sans que la volonté soit sevrée de toute joie et de toute consolation par rapport aux choses créées comme le dit encore David: « Laissez tout, et considérez que c'est moi votre Dieu (Ps. XLV, 11). » Et ailleurs il dit encore: « C'est par une terre déserte, aride et sans chemin que je me suis présenté devant vous comme dans votre sanctuaire pour y contempler votre puissance et votre gloire (Ps. LXII, 3). » Or, s'il est vrai que Dieu est exalté quand on renonce à toute la joie qui provient des créatures, il l'est beaucoup plus quand on renonce à la joie de toutes ces faveurs si extraordinaires pour la reporter en lui seul, car, dès lors qu'elles sont surnaturelles, elles sont de beaucoup plus élevées que les autres biens; aussi quand on y renonce pour ne se réjouir qu'en Dieu seul, on attribue beaucoup plus de gloire et plus d'excellence à Dieu qu'à elles; et en effet, plus les choses que l'on méprise pour un autre sont élevées et supérieures, plus on montre l'estime que l'on a pour lui et plus on l'exalte.

De plus, Dieu est glorifié d'une autre manière, lorsque la volonté se détache de ce genre de faits extraordinaires; car plus on croit en lui et plus on le sert sans avoir des témoignages ou des faits extraordinaires, et plus on le glorifie; l'âme alors a par sa foi une connaissance de Dieu plus grande que ne pourraient lui en donner les prodiges et les miracles.

Le second avantage est celui qui grandit l'âme. Quand l'âme dégage sa volonté de toute affection aux témoignages et signes sensibles, elle s'élève à une foi plus pure que Dieu lui infuse et élève à un degré beaucoup plus éminent. Il augmente en même temps en elle les deux autres vertus théologales: l'espérance et la charité. Elle jouit alors de connaissances divines très élevées par le moyen de cette habitude obscure et nue de la foi. Elle jouit des délices les plus suaves de l'amour par le moyen de la charité, à l'aide de laquelle la volonté ne se complaît que dans le Dieu vivant; elle jouit enfin du repos de sa volonté par le moyen de l'espérance. Ces faveurs constituent un avantage admirable qui a une importance essentielle et directe pour l'union parfaite de l'âme avec Dieu.

CHAPITRE XXXII

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DU SIXIÈME GENRE DE BIENS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR. ON DIT QUELS SONT CES BIENS ET ON EN FAIT UNE PREMIÈRE DIVISION.

Le but que nous poursuivons dans cet ouvrage est de conduire l'esprit par le moyen des biens spirituels jusqu'à l'union parfaite de l'âme avec Dieu. Maintenant nous devons traiter du sixième genre de biens, c'est-à-dire des biens spirituels; ce sont ceux-là qui contribuent le plus à la réalisation de notre dessein; nous devons donc, le lecteur et moi, apporter toute notre attention à ce sujet. C'est une chose très certaine et très fréquente que bien des âmes, par défaut de science, ne se servent des choses spirituelles que pour la satisfaction des sens et laissent leur esprit sans profit. A peine en trouvera-t-on une à qui la satisfaction des sens ne cause une grande perte en retenant pour eux l'eau de la grâce avant qu'elle ait pu parvenir à l'esprit qui, par suite, demeure dans la sécheresse et le vide.

Or pour en venir à notre sujet, je dis que par biens spirituels j'entends tous les biens qui nous aident et nous meuvent vers les choses divines, ou les rapports soit de l'âme avec Dieu, soit de Dieu avec l'âme.

Commençant donc à les diviser par les genres les plus universels, je dis que les biens spirituels sont de deux sortes: les uns sont agréables à l'âme, les autres lui sont pénibles. Chacun de ces deux genres se divise à son tour en deux catégories, car, parmi les biens qui sont agréables, il y en a que l'esprit comprend clairement et distinctement, et d'autres qu'il ne comprend pas clairement et distinctement. Parmi les biens qui sont pénibles, il y en a dont l'objet est clair et distinct, et d'autres dont l'objet est obscur et confus. Tous ces biens, nous pouvons encore les diviser d'après la distinction des puissances de l'âme. Les uns, en effet, sont des connaissances intellectuelles et appartiennent à l'entendement, d'autres sont des affections et appartiennent à la volonté; et d'autres sont imaginaires et appartiennent à la mémoire.

Pour le moment, laissons de côté les biens pénibles; ils font partie de la nuit passive; c'est là que nous en parlerons. Ne parlons pas, non plus, des biens agréables qui, avons-nous dit, ont pour objet des choses confuses et non distinctes; nous en parlerons plus tard, parce qu'ils appartiennent à la connaissance générale, confuse, amoureuse par laquelle s'accomplit l'union de l'âme avec Dieu. Lorsque nous faisions la division des diverses conceptions de l'entendement au second Livre, nous avons différé de parler de cette connaissance confuse, parce que nous voulons en traiter à la fin, au traiter de la Nuit obscure. Nous ne parlerons donc ici que des biens agréables qui ont pour objet des choses claires et distinctes.

CHAPITRE XXXIII

DES BIENS SPIRITUELS QUI SONT PERÇUS DISTINCTEMENT PAR L'ENTENDEMENT ET LA MÉMOIRE. ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ DOIT SE COMPORTER PAR RAPPORT À LA JOIE QUI EN PROVIENT.

Nous aurions beaucoup à faire ici, à cause de la multitude de conceptions qui se forment dans la mémoire de l'entendement, si nous devions marquer à la volonté quelles dispositions elle doit avoir à l'égard de la joie que causent ces biens. Mais nous en avons déjà parlé longuement dans le deuxième Livre et le troisième. Mais comme nous avons déjà marqué là de quelle manière il convenait à ces deux puissances d'agir à l'égard de ces connaissances pour les diriger à l'union avec Dieu, et que d'autre part, il convient à la volonté d'agir de la même manière à l'égard de la joie qui provient de ces biens, il n'est pas nécessaire d'insister. Il suffit de prévenir que, partout où l'on dit que ces deux premières puissances doivent se dépouiller de telles et telles appréhensions, il faut dire également que la volonté doit renoncer à la joie qui en découle. Et s'il est établi que l'entendement et la mémoire doivent être dégagés à l'égard de toutes ces appréhensions, il en doit être de même pour la volonté. L'entendement et les autres puissances ne peuvent rien accepter ni rejeter, sans que la volonté les suive; il est donc clair que la doctrine qui concerne les premières facultés concerne aussi la volonté.

Voilà pourquoi on aura soin de se conformer à ce que nous avons déjà dit pour le cas présent; car l'âme tombera dans tous les dommages et tous les dangers que nous avons signalés alors, si elle ne sait pas au milieu de toutes ces connaissances élever vers Dieu la joie de la volonté.

CHAPITRE XXXIV

DES BIENS SPIRITUELS AGRÉABLES QUI PEUVENT ÊTRE L'OBJET DISTINCT DE LA VOLONTÉ. ON EXPOSE COMBIEN DE SORTES IL Y EN A.

Nous pouvons réduire à quatre tous les genres de biens spirituels dont la volonté peut distinctement se réjouir: ils motivent la dévotion, ils la provoquent, ils la dirigent et la perfectionnent. Nous allons en parler séparément et dans l'ordre énoncé.

Et tout d'abord les biens qui motivent la dévotion sont les images, les portraits des Saints, les oratoires et les cérémonies.

Quant à ce qui regarde les images et les portraits des Saints, il peut y avoir beaucoup de vanité et de joie frivole. Ils sont cependant très importants pour le culte divin, et même très nécessaires pour porter la volonté à la dévotion. La preuve, c'est que la sainte Église, notre Mère, les approuve et en fait usage. Aussi est-il toujours convenable que nous les mettions à profit pour secouer notre tiédeur. Et cependant, il y a beaucoup de personnes qui se complaisent plutôt dans la peinture et les ornements de ces images que dans le sujet qu'elles représentent.

L'Église s'est proposé deux fins principales en nous prescrivant le culte des images: d'abord d'honorer les Saints par ce moyen, et ensuite de mouvoir la volonté pour réveiller la dévotion à leur égard. Or en tant qu'elles servent à ce double but, elles sont très utiles et l'usage en est nécessaire. Aussi devons-nous choisir celles qui représentent le mieux et le plus exactement leur objet et portent davantage la volonté à la dévotion. C'est là le point sur lequel nous devons jeter les yeux, et non sur la valeur de l'image, la délicatesse du travail ou de l'ornementation. Il y a, je le répète, certaines personnes qui s'attachent plus à la beauté de l'image et à sa valeur qu'à ce qu'elle représente. Quant à la dévotion intérieure et spirituelle qu'elles devraient avoir pour le Saint que l'on ne voit pas, que devient-elle? On oublie immédiatement l'image, puisqu'elle n'a servi qu'à donner une émotion; on l'emploie comme un objet de curiosité, ou un ornement extérieur. Par là, les sens sont flattés et satisfaits, et là s'arrêtent la joie et l'affection de la volonté. Mais une telle conduite détruit complètement la véritable ferveur qui requiert le renoncement absolu à l'affection pour tous les objets particuliers. Nous en avons une preuve dans cet usage abominable que certaines personnes ont introduit de nos jours. Elles n'ont pas horreur des modes profanes du monde; elles ornent les images de ces costumes que les mondains inventent périodiquement pour s'en faire des passe-temps et satisfaire leurs propres légèretés; or ces costumes qui sont répréhensibles chez eux leur servent à couvrir les images, quand les Saints qu'elles représentent les avaient en horreur, et à juste titre. Ils sont d'accord avec le démon pour canoniser ainsi leurs vanités en les imposant aux Saints, comme si ce n'était pas là leur faire une grave injure. De la sorte la vraie et solide piété, qui rejette et repousse bien loin toute vanité et toute apparence même de vanité, a disparu. La dévotion ne consiste plus, pour ainsi dire, qu'à parer des poupées. Pour quelques-uns l'image est devenue une idole, dans laquelle ils mettent leur complaisance.

Aussi vous verrez certaines personnes qui ne se lassent pas d'entasser images sur images; ces images devront être faites de telle sorte et de telle manière; elles ne seront placées que de telle façon, afin de plaire aux sens. La dévotion du coeur sera bien peu de chose. On a autant d'attachement à ces images que Michas et Laban à leurs idoles. Le premier sortit de sa maison en criant qu'on les lui avait enlevées (Jug. XVIII, 24), et le second, après avoir couru longtemps et s'être emporté, bouleversa tous les meubles de Jacob pour les retrouver (Gen. XXXI, 34).

Celui qui est vraiment pieux met surtout sa dévotion dans l'objet invisible que représentent ces images. Il n'a pas besoin de beaucoup d'images; très peu lui suffisent; et encore, il ne se sert que de celles qui rappellent plus le divin que l'humain. Ce sont celles-là qu'il veut voir, comme lui-même d'ailleurs, en conformité avec cet extérieur qui élève la pensée vers le ciel et les Saints qui l'habitent, plutôt que vers la terre. De la sorte non seulement il se garde des vanités de ce monde, mais il n'en a même pas la pensée quand il a sous les yeux ce qui leur ressemble, ou quelque chose de ce genre. Il y a plus: son coeur n'a aucune attache aux images dont il se sert. Vient-on à les lui enlever, il ne s'en préoccupe pas beaucoup; il cherche, en effet, cette image vivante qu'il porte en lui-même, c'est-à-dire Jésus crucifié. Voilà pourquoi, par amour pour lui, il est plutôt heureux de ce qu'on lui enlève tout et de ce que tout lui manque, même les moyens qui semblaient les plus aptes à l'élever vers Dieu; il est alors dans la paix. Il y a d'ailleurs plus de perfection pour l'âme à garder la paix et la joie quand on la prive de ces moyens que quand elle les possède avec attachement et avec passion. Sans doute, c'est une chose bonne que de se réjouir quand on a ces images ou ces moyens qui favorisent la dévotion; aussi doit-on choisir toujours celles qui y portent le plus; mais ce n'est pas une perfection que d'y être tellement attaché qu'on les possède avec un esprit de propriété, et que si on nous les enlève nous en soyons attristés. Il faut même regarder comme certain que plus on est attaché avec esprit de propriété à une image ou à un secours sensible, moins la dévotion et l'oraison s'élèveront vers Dieu. Évidemment parmi ces images, il y en a qui représentent mieux que d'autres leur objet, elles porteront aussi beaucoup plus à la dévotion; et ce motif seul suffit pour les estimer davantage, comme nous venons de le dire, mais nous ne devons pas y apporter cet esprit d'attache et de propriété dont nous avons parlé. Ce moyen, en effet, doit aider l'âme à prendre son vol vers Dieu, et il doit être mis aussitôt de côté; mais si le sens absorbe ce moyen pour y concentrer sa joie, ce qui devait être un secours pour l'âme devient un obstacle et n'est rien moins quelquefois par son imperfection que cet attachement personnel ou cet esprit de propriété que l'on a pour toute autre chose.

Si cette question des images vous suggère quelques difficultés, cela vient de ce que vous ne comprenez pas bien le dénuement et l'esprit de pauvreté que requiert la perfection; du moins vous reconnaîtrez l'imperfection que l'on apporte généralement dans l'usage des chapelets. On trouvera à peine une personne qui n'ait quelque faiblesse à leur sujet; on veut qu'ils soient de telle sorte plutôt que de telle autre, de telle couleur, de tel métal, ou avec tel ou tel ornement; or il importe peu qu'ils soient d'une façon ou d'une autre. Dieu n'écoute pas mieux la prière qu'on fait avec ce chapelet que celle qu'on fait avec un autre; il a pour agréable celle qu'on lui adresse avec un coeur simple et droit, avec l'unique but de lui être agréable, sans se préoccuper de ce chapelet plutôt que d'un autre, à moins qu'il ne soit indulgencié.

Notre nature est tellement avide de jouissance qu'elle cherche à s'attacher à tout; elle est semblable au ver rongeur, qui s'attaque à ce qui est sain et n'épargne pas plus le bon que le mauvais. Voyons. N'est-ce pas là ce que vous faites, quand vous prenez plaisir à avoir un beau chapelet, de telle matière plutôt que de telle autre? Est-ce que vous ne mettez pas votre joie dans ce qui n'est qu'un instrument? Et quand vous préférez cette image à une autre, vous ne considérez pas si elle réveillera davantage en vous l'amour de Dieu, mais si elle est plus précieuse et plus belle. Évidement si vous n'aviez d'autre désir et d'autre joie que de plaire à Dieu, vous ne tiendriez aucun compte de ces accessoires. Aussi est-il vraiment fâcheux de voir certaines personnes pieuses attachées si fortement à la forme, au travail, à la beauté de ces moyens ou accessoires, et au plaisir frivole qu'elles y mettent. Vous ne les verrez jamais contentes, elles ne font que laisser les uns pour les autres; elles les changent encore, et de la sorte elles oublient la dévotion spirituelle pour rechercher ces objets sensibles auxquels elles s'attachent avec cet esprit de propriété qui ressemble parfois à celui qu'elles ont pour les biens temporels. De là résultent pour elles toutes sortes de dommages.

CHAPITRE XXXV

OÙ L'ON CONTINUE LA QUESTION DES IMAGES ET OU L'ON MONTRE QUELLE EST L'IGNORANCE DE CERTAINES PERSONNES SUR CE POINT.

Il y aurait beaucoup à dire sur l'ignorance d'un grand nombre de personnes à l'égard des images. La sottise va si loin que quelques-uns mettent plus de confiance dans certaines images que dans d'autres. Ils s'imaginent que Dieu les écoutera mieux par celles-ci que par celles-là, bien que les deux représentent le même personnage, comme par exemple deux images de Notre-Dame ou deux de Notre-Seigneur Jésus-Christ. La cause de cette préférence, c'est qu'ils aiment telle figure plus que telle autre. Ils montrent par là quelle est leur ignorance et leur grossièreté dans leurs rapports avec Dieu, dans le culte et l'honneur qu'on lui doit; car Dieu regarde seulement la foi et la pureté du coeur de celui qui prie. Si parfois Dieu accorde plus de faveur par l'intermédiaire de telle image plutôt que de telle autre, ce n'est pas parce que l'une sera plus apte que l'autre à cet effet, malgré toute la différence qu'il y aura entre elles, mais parce que celui qui prie est porté à plus de dévotion devant l'une que devant l'autre. S'il a la même dévotion avec l'une qu'avec l'autre, ou même sans l'une ni l'autre, Dieu lui accordera la même faveur. Aussi le motif pour lequel Dieu fait des miracles et accorde des grâces par l'intermédiaire de telle image et non de telle autre n'est pas pour qu'on estime les unes plus que les autres, mais pour que la dévotion endormie soit réveillée et que les fidèles se portent à prier. De là vient que si la dévotion est rallumée par cette image, et si la prière continue, double condition pour que Dieu nous soit propice et nous accorde ce que nous lui demandons, alors c'est à cause de l'affection des fidèles et la continuité de la prière devant cette image que Dieu continue à répandre ses faveurs et à opérer des miracles par le moyen de cette image. Mais il est clair que Dieu n'agit pas ainsi à cause de l'image elle-même; car en soi elle n'est pas autre chose qu'une peinture; il agit ainsi à cause de la foi et de la dévotion que l'on a pour le Saint représenté par l'image. Voilà pourquoi si vous avez la même dévotion et la même foi pour Notre-Dame devant une image que devant une autre ou même sans sans l'une ni l'autre, comme nous l'avons dit vous recevrez les mêmes grâces. L'expérience même démontre que si Dieu fait quelques grâces ou quelques miracles, il les fait d'ordinaire par le moyen d'images qui ne sont pas bien taillées, ni bien peintes, ou bien représentées, afin que les fidèles n'attribuent pas ces faveurs à la peinture ou à la forme. Bien souvent Notre-Seigneur accorde des faveurs par le moyen d'images qui sont dans des lieux très écartés. Il agit de la sorte tout d'abord afin que le pèlerinage que l'on fait pour s'y rendre accroisse la dévotion et en rende l'acte plus intense, en second lieu afin qu'on s'éloigne du bruit et de la foule pour prier comme le faisait Notre-Seigneur. Voilà pourquoi celui qui va en pèlerinage fait bien de choisir le moment où il n'y a pas de monde, alors même que l'époque paraîtrait extraordinaire. Mais quand il y a beaucoup de monde, je ne lui conseille pas d'y aller; car on en revient ordinairement plus distrait qu'avant. Beaucoup, en effet, y vont par esprit de récréation plutôt que de dévotion. Ainsi donc, quand il y a de la dévotion et de la foi, tout image suffit; mais si l'une et l'autre viennent à manquer, aucune image ne suffira. Notre-Seigneur était une image bien vivante quand il était en ce monde, et malgré cela, ceux qui n'avaient pas la foi avaient beau être en sa compagnie et contempler ses oeuvres merveilleuses, ils n'en tiraient aucun profit. C'est là le motif pour lequel il ne faisait pas beaucoup de miracles dans son pays, comme nous le raconte l'Évangéliste. (Luc, IV, 24).

Je veux encore parler ici de quelques effet surnaturels que des images produisent parfois chez certaines personnes. Dieu communique à une âme une impression spirituelle à l'aide d'une image: il le fait de telle sorte que l'image et la dévotion qu'elle lui a causée restent fixées dans son esprit et lui sont comme présentes; lorsqu'elle se souvient tout à coup de cette image, elle en éprouve un effet qui est le même que la première fois, ou plus grand ou plus faible; tandis qu'une autre image beaucoup plus belle ne produit pas cette impression.

Il y a aussi beaucoup de personnes qui ont plus de dévotion pour les images de telle forme que de telle autre forme, et chez quelques-uns ce ne sera qu'une question d'affection ou de goût naturel; il en est ainsi de celui qui a plus de sympathie pour le visage d'une personne que pour celui d'une autre; il lui porte naturellement plus d'affection et son souvenir lui est très présent alors même que ce visage serait moins beau que celui des autres; mais il a un attrait naturel pour cette sorte de forme et de figure. Aussi quelques personnes prendront-elles pour de la dévotion l'affection qu'elles ont pour telle ou telle image, et ce ne sera peut-être qu'une affection ou un goût de la nature.

D'autres fois, il arrive qu'en regardant une image on la voit se mouvoir, changer de physionomie, faire des signes, donner certaines choses à entendre, parler de telle ou telle sorte. Ces faits surnaturels des images dont nous parlons peuvent être bons et vrais très souvent. Dieu les produit pour augmenter la dévotion, ou donner à l'âme quelque appui auquel elle s'attache afin de soutenir sa faiblesse et ne point se perdre dans les distractions. Mais bien des fois aussi c'est le démon qui les produit pour tromper et pour nuire. Voilà pourquoi dans le chapitre suivant nous enseignerons la ligne de conduite que requièrent l'un et l'autre cas.

    

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