LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XIII

OÙ L'ON PARLE DES CONNAISSANCES SPIRITUELLES, EN TANT QU'ELLES PEUVENT RÉSIDER DANS LA MÉMOIRE.

Les connaissances spirituelles, avons-nous dit, constituent une troisième sorte de connaissance de la mémoire. Ce n'est pas toutefois qu'elles appartiennent au sens corporel de l'imagination, comme les autres, car elles n'ont ni image ni forme corporelle, mais elles sont, elles aussi, l'objet de la réminiscence et de la mémoire spirituelle. Lorsque quelqu'une d'entre elles s'est produite, l'âme peut, quand elle veut, s'en souvenir. Ce n'est pas que cette représentation ait laissé quelque figure ou image dans le sens corporel; car, nous l'avons dit, ce qui est corporel est incapable de recevoir les formes spirituelles; mais l'âme s'en souvient intellectuellement et spirituellement, soit par la forme que cette connaissance y a gravée, forme qui est aussi une connaissance ou image spirituelle ou formelle qui l'aide à s'en souvenir, soit par l'effet qui en découle. Voilà pourquoi je range ces connaissances parmi celles de la mémoire, bien qu'elles n'appartiennent pas à celles de l'imagination.

Mais quelles sont ces connaissances, et quelle conduite doit tenir à leur égard l'âme qui tend à l'union divine? Nous l'avons expliqué suffisamment dans le chapitre XXIV du second Livre, où nous les avons considérées comme des connaissances de l'entendement. Qu'on les examine-là, et on verra que nous les avons divisées en deux catégories: celles des perfections incréées et celles des créatures.

Quant à ce qui concerne notre but, c'est-à-dire à l'attitude de la mémoire par rapport à ces connaissances pour parvenir à l'union, je dis, comme je viens de le faire remarquer en parlant des connaissances formelles dans le chapitre précédent dont font partie celles qui regardent les choses créées, que nous pouvons nous les rappeler, quand elles produisent un bon effet; mais il ne faudra pas chercher à les garder en soi, à moins qu'il ne s'agisse de raviver la connaissance et l'amour de Dieu. Si, au contraire, leur souvenir ne produit pas un bon effet, que l'on veille à ne jamais le rechercher.

Quant aux connaissances qui regardent les choses incréées, je dis qu'il faut tâcher de se les rappeler, toutes les fois qu'on le pourra, parce qu'elles produiront un grand effet; car, ainsi que nous l'avons dit dans le chapitre indiqué, ce sont des touches, des sentiments de l'union avec Dieu, but vers lequel nous acheminons l'âme. Or la mémoire ne s'en souvient pas à l'aide de quelque forme, image ou figure qui serait gravée dans l'âme, parce que ces touches ou sentiments de l'union avec Dieu n'en ont pas, mais à l'aide des effets de lumière, d'amour, de délices, de rénovation spirituelle qui se produisent en elle, et qui se renouvellent en partie, chaque fois qu'on s'en souvient de nouveau.

CHAPITRE XIV

OÙ L'ON MONTRE D'UNE MANIÈRE GÉNÉRALE COMMENT L'HOMME ADONNÉ À LA SPIRITUALITÉ DOIT SE COMPORTER À L'ÉGARD DE CETTE FACULTÉ DE LA MÉMOIRE.

Pour en finir avec cette question de la mémoire, il sera bon d'exposer ici la manière dont on doit généralement se comporter pour s'unir à Dieu selon cette puissance. Sans doute ce qui a été dit l'explique suffisamment; néanmoins, en le résumant ici, on en facilitera l'intelligence.

Il faut donc observer que notre but est de montrer que la mémoire doit s'unir à Dieu par l'espérance; or on n'espère que ce dont on n'a pas encore la possession. Mais moins l'âme possède les autres choses, plus elle a de capacité et d'aptitude pour espérer ce qu'elle désire, et par conséquent plus elle a d'espérance. Au contraire, plus on possède de choses, et moins on a d'aptitude et de capacité pour espérer, par conséquent moins on a d'espérance. Aussi, plus l'âme dépouille la mémoire de toutes les images ou choses créées qui ne sont pas Dieu,

(Ms. c, A, B, P: « qui ne sont pas de Dieu ou du Verbe Incarné dont le souvenir est toujours un aide, puisqu'il est la voie, le guide et l'auteur de tout bien ». Cette incise avait été ajoutée au texte. – Cf. la note du ch. I de ce Livre III) et plus elle la met en Dieu et par suite plus elle est libre et apte à espérer qu'il la comble de ses biens.

Ce que l'âme doit faire pour vivre dans une complète et pure espérance en Dieu, c'est que toutes les fois que se présenteront des connaissances, des formes, des images distinctes, elle veille, comme nous l'avons dit, à ne pas s'y arrêter, et à se tourner immédiatement vers Dieu dans un élan plein d'amour; elle sera complètement détachée de toutes ces connaissances; elle n'y pensera pas, elle ne s'en occupera pas, si ce n'est dans la mesure nécessaire pour connaître ses obligations et s'y conformer. Même alors elle n'y mettra ni plaisir, ni complaisance, ni affection. Ainsi donc on ne doit pas omettre de penser à ce qu'il faut faire et savoir, ni de s'en souvenir, et pourvu qu'on n'y mette pas un esprit de propriété, on n'en subira aucun dommage. Mais pour arriver à ce dénuement, on pourra se servir des petits vers placés au chapitre I du premier Livre de cette Montée du Carmel.

Toutefois remarquons bien ici que nous n'avons nullement l'intention, ni la volonté de confondre notre doctrine avec celle de ces hommes pervers qui, aveuglés par leur orgueil et une jalousie satanique, ont cherché à soustraire aux regards des fidèles le saint et nécessaire usage ainsi que le culte admirable des images de Dieu et des Saints. Notre doctrine, au contraire, est, toute différente de la leur. Notre but, en effet, ici, n'est pas, comme le leur, de prétendre qu'il ne faut plus d'images et qu'on ne doit pas les vénérer: nous voulons montrer la différence qu'il y a entre ces images et Dieu, et le moyen de se servir des images sans y trouver un obstacle à la réalité spirituelle qu'elles représentent, en s'y attachant plus qu'il ne faut. De même que le moyen est bon et nécessaire pour arriver à la fin, comme le sont les images pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints, de même, quand on s'arrête au moyen plus qu'il ne faut, ce moyen lui-même devient un obstacle comme le serait toute autre chose différente.

Cela est d'autant plus vrai que je m'occupe ici surtout des images et des visions surnaturelles qui sont exposées à beaucoup d'erreurs et de dangers. Mais le souvenir, le culte et l'estime des images que naturellement nous propose la sainte Église, n'expose à aucune illusion ni à aucun danger; car on ne recherche en elles que l'objet qu'elles représentent. Leur souvenir ne manquera pas d'être utile à l'âme, car elle ne les recherche que par amour pour cet objet; elle ne s'en sert que dans ce but; voilà pourquoi ces images favorisent toujours l'union divine, pourvu qu'on laisse l'âme s'élever, quand Dieu lui en fait la grâce, de la représentation de l'objet au Dieu vivant, tandis qu'elle oublie toutes les créatures et tout ce qui en découle.

CHAPITRE XV

OÙ L'ON COMMENCE À TRAITER DE LA NUIT DE LA VOLONTÉ. ON APPORTE UN TEXTE DU DEUTÉRONOME ET UN AUTRE DE DAVID; ON DONNE LA DIVISION DES AFFECTIONS DE LA VOLONTÉ.

Il ne suffit pas de purifier l'entendement pour l'établir dans la vertu de la foi, ni la mémoire pour l'établir dans la vertu de l'espérance. On n'aura rien fait si l'on ne purifie aussi la volonté pour l'établir dans la troisième vertu théologale, qui est la charité. C'est elle qui donne la vie aux oeuvres accomplies avec foi et leur donne la plus haute valeur; car sans cette vertu les oeuvres n'ont aucun prix, et comme le dit saint Jacques: « Sans les oeuvres de la charité, la foi est morte. (Jac. II, 20) »

Or, comme je veux traiter maintenant de la nuit obscure de la volonté et du dépouillement actif de cette puissance pour la disposer et la former à cette vertu de l'amour de Dieu, je ne trouve pas de parole plus opportune que celle du Deutéronome où Moïse dit: « Tu aimera le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme et de toutes tes forces (Deut. VI, 5). » Ce passage renferme tout ce que l'homme spirituel doit faire, et tout ce que j'ai à lui enseigner en ce moment pour qu'il arrive vraiment à unir sa volonté à Dieu par le moyen de la charité. Il prescrit, en effet, à l'homme de diriger vers Dieu toutes les puissances, toutes les tendances, toutes les oeuvres et toutes les affections de son âme, afin que toutes ses aptitudes et toutes ses forces ne servent qu'à cette fin. C'est là ce que dit David: Fortitudinem meam ad te custodiam ((Ps. LVIII, 10) Je vous garderai ma force.) La force de l'âme se trouve dans ses puissances, dans ses passions et dans ses tendances, qui toutes sont gouvernées par la volonté. Or quand la volonté les détourne de ce qui n'est pas Dieu et les dirige vers Dieu, elle garde alors la force de son âme pour Dieu; c'est ainsi qu'elle parvient à aimer Dieu de toutes ses forces. Pour que l'âme atteigne ce but, nous nous occuperons ici de purifier la volonté de toutes ses affections désordonnées, qui sont la source d'où procèdent ses tendances, ses attaches et ses oeuvres désordonnées, et d'où vient également qu'elle ne garde pas toute sa force pour Dieu.

Ces affections ou passions sont au nombre de quatre, à savoir: la joie, l'espérance, la douleur et la crainte. Quand on les applique à Dieu par un exercice raisonnable, de telle sorte que l'âme ne se réjouisse que de ce qui intéresse purement l'honneur et la gloire de Dieu Notre-Seigneur, ne mette qu'en lui son espérance, ne s'afflige que de ce qui le blesse, ne craigne que lui, il est clair que l'on dispose et que l'on garde toutes les forces de l'âme et toute son habileté pour Dieu. Au contraire, plus l'âme se réjouirait en quelque autre chose, et moins de force elle conserverait pour mettre sa joie en Dieu; plus elle mettrait sa confiance dans quelque chose de créé, moins elle en mettrait en Dieu; et ainsi des autres passions.

Pour expliquer davantage cette doctrine, nous suivrons notre coutume et traiterons en particulier de chacune de ces quatre passions ou tendances de la volonté. En définitive, pour arriver à l'union avec Dieu, il faut purifier la volonté de ses affections et tendances, afin que, d'humaine et grossière qu'elle est, elle devienne une volonté toute divine et ne fasse plus qu'une même chose avec la volonté de Dieu.

Ces quatre passions règnent d'autant plus dans l'âme et lui font d'autant plus la guerre, que la volonté est moins forte au service de Dieu et plus dépendante des créatures. Alors, en effet, elle se réjouit très facilement de choses qui ne méritent point la joie; elle espère ce qui ne lui procure aucun avantage; elle se désole de ce qui peut-être devrait la réjouir, et elle craint quand il n'y a rien à redouter.

Ces passions donnent naissance à tous les vices et à tous les obstacles, je veux dire, aux imperfections, quand elles ne sont pas tenues sous le frein; mais elles engendrent aussi toutes les vertus quand elles sont bien dirigées et gouvernées. Il faut savoir, en outre, que si l'une d'elles est bien dirigée et soumise au joug de la raison, toutes les autres la suivront dans la même mesure. Elles sont vraiment soeurs et si unies entre elles que là où l'une va actuellement, les autres y tendent virtuellement; ou si l'une d'elles se retire actuellement, les autres se retirent virtuellement dans la même mesure. Si, en effet, la volonté se réjouit d'une chose, c'est dans la même proportion qu'elle va l'espérer, ou qu'elle va éprouver de la douleur ou de la crainte par rapport à cet objet. Dans la mesure, au contraire, où sa joie diminue, elle perd aussi la douleur, la crainte ou l'espérance. La volonté avec ses quatre passions est en quelque sorte symbolisée par cette représentation des quatre animaux qu'Ézéchiel vit dans un seul corps qui avait quatre faces; et les ailes de l'un étaient rattachées aux ailes de l'autre, et chacun d'eux allait dans la direction de sa face, et quand ils marchaient, ils ne retournaient point en arrière (Ex. I, 8-9).

Ainsi donc les ailes de chacune de ces passions sont rattachées de telle sorte aux ailes des autres, que là où l'une d'elles tourne actuellement sa face, ou son activité, il est nécessaire que les autres la suivent virtuellement: si l'une s'abaisse, toutes s'abaissent; si l'une s'élève, toutes s'élèvent; là où tend l'espérance, tendent aussi la joie, la crainte ou la douleur; mais si elle se détourne d'un objet, toutes s'en détournent; ainsi en est-il des autres passions.

Aussi je vous en préviens, ô homme adonné à la spiritualité, là où se dirigera l'une de vos passions, se dirigera toute votre âme; la volonté et les autres puissances vivront comme des esclaves sous sa dépendance; les trois autres puissances ou passions y trouveront leur vie; elle affligeront l'âme de leurs chaînes, l'empêcheront de prendre librement son vol; elles la priveront du repos de la douce contemplation et de l'union. Voilà pourquoi Boèce a dit: Si vous voulez connaître la vérité dans toute sa clarté, faites abstraction de la joie, de l'espérance, de la crainte et de la douleur; car tant que ces passions régneront en vous, elles ne laisseront pas à votre âme la tranquillité et la paix requises pour recevoir naturellement et surnaturellement la sagesse.

CHAPITRE XVI

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DE LA PREMIÈRE AFFECTION DE LA VOLONTÉ. ON DIT CE QUE C'EST QUE LA JOIE, ET ON FAIT LA DISTINCITON DES OBJETS DONT LA VOLONTÉ PEUT SE RÉJOUIR.

La première des passions de l'âme et des affections de la volonté est la joie. Nous la définissons, pour le but que nous nous proposons, un contentement de la volonté, et une estime d'un certain objet que l'on regarde comme convenable. Car il n'y a jamais de joie dans la volonté, si ce n'est quand on estime l'objet et qu'on en est satisfait. Je parle ici de la joie active qui a lieu quand l'âme comprend d'une manière claire et distincte l'objet qui la lui donne et qu'elle est libre de l'accepter ou repousser. Car il existe aussi une joie passive, que la volonté peut éprouver sans en comprendre d'une manière claire et distincte la cause, ou, quand elle la comprend parfois, il n'est pas en son pouvoir alors de l'éprouver ou non. Nous traiterons plus tard de cette dernière. Pour le moment, nous parlerons de la joie en tant qu'elle est active et volontaire, et a pour objets des choses distinctes et claires.

La joie peut naître de six genres d'objets ou de biens: ils sont temporels, naturels, sensuels, moraux, surnaturels et spirituels. Nous parlerons de chacun d'eux à part, en dirigeant la volonté d'après la raison, pour qu'elle n'y trouve pas un obstacle qui l'empêche de placer en Dieu toute la force de sa joie.

Mais avant tout il faut rappeler un principe qui sera comme le fondement sur lequel nous devons toujours nous appuyer. Or ce principe, il convient de ne point le perdre de vue; car il est la lumière qui doit toujours nous guider pour nous faire comprendre la doctrine que nous enseignons et nous diriger au milieu de tous ces biens dont il est question, pour placer notre joie en Dieu seul.

Ce principe est le suivant: La volonté ne doit se réjouir que de ce qui regarde l'honneur et la gloire de Dieu; or le plus grand honneur que nous puissions lui rendre, c'est de le servir d'après les règles de la perfection évangélique; et tout ce qui est en dehors de là est de nulle valeur ou utilité pour l'homme.

CHAPITRE XVII

QUI TRAITE DE LA JOIE PROVENANT DES BIENS TEMPORELS. ON MONTRE COMMENT IL FAUT LA DIRIGER VERS DIEU.

La première sorte de biens dont nous avons parlé renferme les biens temporels. Par là nous entendons les richesses, les possessions, les emplois et autres avantages extérieurs; nous y comprenons aussi les enfants, les parents, les alliances..., toutes choses dont la volonté peut se réjouir. Mais combien est vaine la joie que l'on tire des richesses, des titres, des possessions, des emplois et autres biens de ce genre qui d'ordinaire excitent l'ambition! Cela est la clarté même. Si, en effet, l'homme, parce qu'il est plus riche, était plus grand serviteur de Dieu, il aurait raison de se réjouir de ses richesses; mais elles sont, au contraire, une cause qu'il offense Dieu, comme nous le rappelle le Sage par ces paroles: « Mon fils, si tu es riche, tu ne seras pas à l'abri du péché (Eccl. XI, 10). »

Sans doute, les biens temporels par eux-mêmes ne portent pas nécessairement au péché, mais le coeur de l'homme s'y attache d'ordinaire par faiblesse d'affection, et il manque à ses devoirs envers Dieu, ce qui est un péché, parce que c'est un péché véritable que de manquer ainsi à ses devoirs; voilà pourquoi le Sage a dit: « tu ne seras pas à l'abri du péché ». C'est aussi la raison pour laquelle Notre-Seigneur Jésus-Christ a, dans l'Évangile, appelé les richesses des épines (Mat. XIII, 22; Luc, VIII, 14), pour nous faire comprendre que celui qui y est attaché par la volonté sera blessé de quelque péché. Voici encore cette exclamation, rapportée dans saint Matthieu, qui est bien capable de nous faire trembler: Oh! Combien il est difficile aux riches, c'est-à-dire à ceux qui placent leurs joies dans les richesses, d'entrer dans le royaume des cieux! (Mat. XIX, 23) Il veut nous faire comprendre que nous ne devons pas mettre notre joie dans les richesses, dès lors qu'elles nos exposent à un si grand danger.

C'est pour nous éloigner d'un si grand danger que David a dit: « Si les richesses abondent, n'y attache pas ton coeur (Ps. LXI, 11). » Inutile d'apporter d'autres témoignages dans une question aussi claire. Je n'en finirais plus de citer la Sainte Écriture et d'énumérer les maux que nous en décrit Salomon dans l'Ecclésiaste. Ce roi, qui avait possédé tant de richesses et la plus haute sagesse, les connaissait bien quand il disait que tout ce qu'il y avait sous le soleil était vanité des vanités, affliction d'esprit et frivole sollicitude de l'âme. – Et encore: « Celui qui aime les richesses n'en recueillera point le fruit. » – Et de plus: « Les richesses se gardent pour le malheur de leur maître (Eccl. I, 14; II, 26; V, 9; V, 12). »

Voici encore ce qu'on lit dans l'Évangile, de celui qui se réjouissait d'avoir recueilli des biens abondants qui devaient lui suffire durant plusieurs années. Il lui fut dit du ciel même: Stulte, hac nocte animam tuam repetunt a te: quae autem parasti, cujus erunt? « Insensé, cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes; et ce que tu as amassé, pour qui sera-t-il? (Luc, XII, 20) » Enfin David nous enseigne la même vérité quand il nous dit: « Ne portons point envie à notre prochain lorsqu'il s'enrichit, car cela ne lui servira de rien pour l'autre vie (Ps. XLVIII, 17-18) »; il nous fait entendre que nous devrions plutôt le plaindre d'avoir des richesses.

Il suit de là que l'homme ne doit pas se réjouir des richesses qu'il possède, ou que son frère possède, à moins qu'on ne s'en serve pour Dieu. Si on peut à la rigueur se réjouir d'en posséder, c'est quand on les emploie ou qu'on les dépense au service de Dieu, car sans cela on n'en retirerait aucun profit.

Il faut dire de même des autres biens, titres, possessions, emplois... C'est une vanité de s'en réjouir, si l'on ne constate pas que l'on sert mieux Dieu et que l'on suit un chemin plus sûr pour la vie éternelle. Or comme on ne peut savoir clairement qu'il en est ainsi et que l'on sert Dieu plus fidèlement, ce serait une chose vaine que de se réjouir de ces biens d'une façon déterminée, parce qu'une telle joie ne peut pas être raisonnable. Notre-Seigneur dit en effet: « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme? (Mat. XVI, 26) » Il n'y a donc pas lieu de se réjouir, si ce n'est de ce qui favorise la gloire de notre Dieu.

Il n'y a pas lieu, non plus, de se réjouir d'avoir des enfants, parce qu'ils sont nombreux, ou riches, comblés des dons et grâces de la nature ou des biens de la fortune; il faut s'en réjouir seulement s'ils servent Dieu. Voyez Absalon, fils de David; sa beauté, ses richesses, son origine illustre, ne lui ont servi de rien, car il ne servit pas Dieu (II Rois, XIV, 25). Voilà pourquoi vaine fut la joie qu'il eut de ses biens.

De là il suit encore qu'il est vain de désirer d'avoir des enfants, comme le font quelques-uns qui remuent et bouleversent le monde pour en avoir. Ils ne savent pas, en effet, si ces enfants seront bons et serviront Dieu, et si le contentement qu'ils en attendent ne se changera pas plutôt en douleur, si le repos et la consolation qu'ils s'en promettent ne se transformeront pas en travaux et en désolations, si l'honneur qu'ils en espèrent ne sera pas plutôt le déshonneur et pour eux-même l'occasion d'offenser Dieu davantage, comme cela arrive souvent. C'est de ceux-là que Notre-Seigneur Jésus-Christ a dit qu'ils parcourent la mer et les terres pour enrichir leurs enfants, et en faire des fils de perdition deux fois plus mauvais qu'eux-mêmes (Mat. XXIII, 15).

Voilà pourquoi, alors même que tout sourirait à l'homme et lui serait propice, ou, comme on dit, lui arriverait à souhait, il devrait se tenir dans la crainte plutôt que dans la joie, car dans cet état, comme nous l'avons dit, se multiplient les occasions et les dangers d'oublier Dieu et de l'offenser. C'est pour cette raison que Salomon, qui s'en défiait, a dit dans l'Ecclésiaste: « Le rire, je l'ai regardé comme une erreur; et j'ai dit à la joie: Pourquoi te trompes-tu en vain? (Eccl. II, 2) » Comme s'il disait: Lorsque tout me souriait, j'ai regardé comme une erreur et une illusion la pensée de m'en réjouir. Grande, en effet, est l'erreur et la folie de l'homme qui se réjouit de ce qui se présente à lui favorable et prospère, quand il n'a pas la certitude qu'il lui en reviendra quelque bien éternel. « Le coeur de l'insensé, a dit le Sage, est là où se trouve la joie; et le coeur du sage est là ou se trouve la tristesse. (Eccl. VII, 5) ». La raison, c'est que la joie vaine aveugle le coeur et ne le laisse pas examiner et peser la valeur des choses; la tristesse au contraire, fait ouvrir les yeux et examiner si les choses occasionneront une perte ou un gain. De là vient que, comme le dit encore le Sage: « La colère est préférable au rire. Aussi vaut-il mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin, car on y voit la fin de tous les hommes (Ibid. VII, 4). »

C'est encore une vanité pour des époux de se réjouir quand ils ne savent pas clairement si l'état de mariage les aidera à servir Dieu plus parfaitement. Ils devraient, au contraire, être tout confus de ce que, comme dit saint Paul, le mariage est cause que leur coeur, partagé par l'amour mutuel qu'ils ont l'un pour l'autre, ne soit pas tout entier à Dieu. Voilà pourquoi l'Apôtre a dit: « Si vous êtes affranchis des liens du mariage, n'en contractez pas (I Cor. VII, 27). » Mais si vous avez une épouse, il convient que vous la gardiez avec une telle liberté de coeur que ce soit comme si vous n'en aviez pas.

Tout cela, ainsi que ce que nous avons dit des biens temporels, l'Apôtre nous l'enseigne encore par ces paroles: « Une chose certaine, mes frères, c'est que le temps est court; par conséquent, que ceux qui sont mariés soient comme ceux qui ne le sont pas; que ceux qui pleurent soient comme ceux qui ne pleurent pas; ceux qui se réjouissent, comme ceux qui ne se réjouissent pas; ceux qui achètent, comme ceux qui ne possèdent pas; ceux qui usent de ce monde, comme ceux qui n'en usent pas (I Cor. VII, 21-31). » Tout cela, il le dit pour nous donner à entendre que si l'on met sa joie dans ce qui ne se rapporte pas à la gloire de Dieu, tout est vanité et sans profit, car la joie qui n'est pas selon Dieu ne saurait être utile à l'âme.

CHAPITRE XVIII

DES DOMMAGES QUE L'ÂME PEUT SUBIR QUAND ELLE MET SA JOIE DANS LES BIENS TEMPORELS.

Si nous voulions raconter tous les dangers auxquels l'âme s'expose quand elle porte l'affection de sa volonté aux biens temporels, nous n'aurions pas assez d'encre, ni de papier, ni de temps. Il s'agit d'un petit mal; mais il peut mener à de très grands maux et détruire les plus grands biens. C'est comme une étincelle qui n'est pas éteinte; elle est capable d'allumer d'immenses incendies qui embrasent le monde. Tous ces dommages ont leur racine et leur origine dans un autre dommage provenant de la joie que l'on a des biens temporels; et celui-là est le principal; il est privatif; il nous détourne de Dieu. Tous les biens nous viennent quand nous nous approchons de Dieu par les affections de la volonté; mais au contraire, quand nous nous détournons de lui en donnant notre affection aux créatures, tous les dommages et tous les maux nous arrivent dans la proportion où nous nous attachons à elles avec complaisance et amour, parce que par le fait même on se détourne de Dieu. Par conséquent, on peut comprendre que, selon que l'on s'éloigne plus ou moins de Dieu, les dommages seront plus ou moins considérables en étendue ou en intensité, et, le plus souvent, sous ce double rapport à la fois.

Ce dommage privatif d'où proviennent, avons-nous dit, les autres dommages privatifs et positifs, renferme quatre degrés, tous plus mauvais les uns que les autres. Quand l'âme est arrivée au quatrième degré, elle a atteint tous les maux et toutes les adversités qu'on peut énumérer en cette matière. Ces quatre degrés sont parfaitement caractérisés par Moïse. Il nous dit dans le Deutéronome: « Le peuple chéri de Dieu s'est repu et est retourné en arrière. Il s'est repu, engraissé et dilaté; il a abandonné Dieu son créateur, il s'est éloigné de Dieu son sauveur (Deut. XXXII, 15). »

Cet embonpoint de l'âme qui précédemment était la bien-aimée de Dieu signifie qu'elle s'est plongée dans la joie des créatures. De là vient le premier dommage qu'elle subit; elle retourne en arrière, c'est une pesanteur d'esprit à l'égard de Dieu, qui lui voile les biens spirituels, comme le nuage qui obscurcit l'air et empêche de voir la clarté du soleil. Par le fait même que le spirituel met sa joie dans quelque créature et lâche la bride à ses tendances vers des objets frivoles, il s'obscurcit par rapport à Dieu, il perd la simplicité de son intelligence et de son jugement. C'est là ce que nous enseigne l'Esprit de Dieu au livre de la Sagesse: « Le charme trompeur ou la fausse apparence de la vanité, ainsi que l'illusion, nous cachent les vrais biens, et les caprices de nos tendances troublent et pervertissent le jugement qui était sans malice (Sag. VI, 12). » Par ces paroles le Saint-Esprit nous donne à comprendre que, alors même qu'aucune mauvaise intention de l'entendement n'aurait précédé l'action, il suffit de mettre de la complaisance et de la joie dans les créatures pour causer ce premier dommage. C'est un engourdissement de l'esprit, une obscurité qui empêche le jugement de bien comprendre la vérité et d'apprécier les choses comme elle sont. La sainteté et le bon jugement n'empêchent même pas de tomber dans ce danger, si on se laisse aller à mettre de la complaisance et de la joie dans les biens temporels. Voilà pourquoi Dieu nous donne un avis par Moïse, et nous dit: « Tu ne recevras point de présents, parce qu'ils aveuglent les sages eux-même (Ex. XXIII, 8). » Cette recommandation s'adressait particulièrement à ceux qui devaient exercer les fonctions de juges; car ils doivent avoir l'esprit droit et lucide; mais ils ne l'ont pas quand ils se laissent aller à la convoitise et à l'amour des présents. Aussi Dieu a-t-il encore ordonné au même Moïse de nommer des juges qui auraient en horreur l'avarice, afin que leur jugement ne fût pas perverti par l'attrait des richesses (Ex. XVIII, 21-22). Il dit que ceux-là non seulement ne doivent pas désirer les richesses, mais qu'ils doivent les avoir en horreur. En effet, pour se prémunir parfaitement contre l'amour d'un objet, il faut l'avoir en horreur, car un contraire est exclu par un autre contraire. Aussi le motif pour lequel le prophète Samuel a toujours été un juge si droit et si éclairé, c'est que, comme il le dit lui-même au premier livre des Rois, il n'avait reçu aucun présent de personne; Si de manu cujusquam munus accepi (I Rois, XII, 3).

C'est de ce premier degré du dommage privatif que naît le second; il nous est donné à entendre dans ces paroles du texte déjà cité: « Il s'est repu, il s'est dilaté (Deut. XXXII, 15). » Ainsi le second degré est une dilatation de la volonté qui se donne déjà plus de liberté pour les biens temporels; elle ne se préoccupe plus autant de la peine et de la répugnance que lui donnaient sa joie et sa complaisance pour les biens créés. Cette disposition lui est venue de ce que dès le principe l'âme a lâché bride à cette joie; ce désir à grossi l'âme, comme nous l'avons dit, et cet embonpoint qui lui est venu de la joie a fait dilater davantage la volonté en la portant vers les créatures. Voilà ce qui entraîne de grands préjudices pour l'âme. En effet, ce second degré l'éloigne des choses de Dieu et des exercices de piété; elle ne les goûte plus; elle porte son affection à d'autres choses; elle se livre à mille imperfections, futilités, joies frivoles et vaines satisfactions. Quand ce second degré est achevé, consommé, il éloigne complètement l'âme des exercices de piété dont elle avait l'habitude et fait que toutes ses attentions et ses désirs se tournent vers les vanités du monde.

Ceux qui sont déjà arrivés à ce second degré ont leur esprit et leur jugement obscurcis pour connaître la vérité et la justice, comme ceux qui sont dans le premier degré. Il y a de plus chez eux beaucoup de lâcheté, de tiédeur et d'indifférence pour s'instruire et remplir leurs devoirs. C'est d'eux que parle Isaïe quand il dit: « Tous aiment les présents et se laissent entraîner par l'appât des récompenses. Ils ne défendent pas les droits de l'orphelin, et la cause de la veuve n'a point d'accès auprès d'eux, et ils ne s'en occupent point (Is. I, 23). » Cela ne leur arrive pas sans qu'il y ait faute de leur part, surtout quand ils y sont obligés par leur office. En effet ceux qui se trouvent déjà dans ce degré ne sont pas exempts de malice comme ceux du premier degré; voilà pourquoi ils s'éloignent davantage de la justice et de toutes les vertus, parce qu'ils embrassent de plus en plus leur volonté d'affection pour les créatures.

Aussi le caractère distinctif de ceux qui se trouvent dans ce deuxième degré consiste dans une grande tiédeur pour les exercices spirituels, qu'ils accomplissent fort mal, et plutôt par manière d'acquit, par force ou par routine, que par un motif d'amour.

Le troisième degré de ce dommage privatif consiste à abandonner Dieu complètement, sans se préoccuper de sa loi, afin de ne point manquer aux frivolités mondaines; aussi l'âme entraînée par la passion se laisse tromper dans le péché mortel. Ce troisième degré est marqué dans le texte que nous avons cité, et où il est dit: « Il a abandonné Dieu, son créateur (Deut. XXXII, 15). » Dans ce troisième degré se trouvent compris tous ceux qui ont si bien engagé les puissances de l'âme dans les vanités du monde, les richesses, et tout ce qui s'y rattache, qu'ils n'ont plus aucun souci d'accomplir la loi de Dieu. Ils vivent dans le plus grand oubli, dans la plus grande torpeur par rapport aux choses du salut, et dans la plus grande activité et habileté par rapport aux choses du monde. Aussi Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'Évangile les appelle-t-il « les enfants de ce siècle », et il dit qu'ils sont plus prudents et plus habiles dans leurs affaires que les enfants de lumière dans les leurs (Luc, XVI, 8). Ainsi donc ils ne sont rien par rapport aux choses de Dieu, mais par rapport aux choses du monde ils sont tout. Ce sont là, à proprement parler, les avares dont la complaisance et la satisfaction pour les choses créées ont pris une telle proportion, une telle étendue, un tel attrait, qu'elles ne peuvent se rassasier; au contraire, la faim et la soif qui les dévorent grandissent d'autant plus qu'ils s'éloignent davantage de l'unique source qui pourrait les satisfaire, c'est-à-dire de Dieu. C'est de ces gens que le Seigneur a dit par la bouche de Jérémie: Me dereliquerunt fontem aquae vivae, et foderunt sibi cisternas, cisternas dissipas, quae continere non valent aquas: « Ils m'ont abandonné, moi qui suis la source d'eau vive, et ils se sont creusé des citernes percées qui ne peuvent contenir l'eau (Jér. II, 13). » Et cela, parce que les avares ne trouvent point dans les créatures de quoi étancher leur soif, mais au contraire de quoi l'augmenter. Ce sont ceux-là qui tombent dans toutes sortes de péchés par amour pour les biens temporels, et innombrables sont les pertes qu'ils subissent; voilà pourquoi David s'est exprimé ainsi à leur sujet: Transierunt in affectum cordis: « Ils se sont abandonnés à toutes les passions de leur coeur (Ps. LXXII, 7). »

Le quatrième degré de ces dommages privatifs est exprimé par les dernières paroles du texte cité: « Il s'est éloigné de Dieu, son sauveur (Deut. XXXII, 15). » Il est une conséquence du troisième degré dont nous venons de parler. Quand, en effet, l'avare ne fait plus cas de la loi divine et ne lui donne plus son coeur, parce qu'il est épris d'amour pour les biens temporels, il en vient à s'éloigner beaucoup de Dieu par sa mémoire, son entendement et sa volonté; il l'oublie et le regarde comme s'il n'existait pas, et cela parce qu'il se fait un dieu de l'argent et des biens temporels, car, ainsi que le dit saint Paul: « L'avarice est une idolâtrie (Col. III, 5). » Ce quatrième degré en vient jusqu'à oublier Dieu; et l'homme qui devait placer formellement son coeur en Dieu le met formellement dans l'argent, comme s'il n'y avait pas d'autre Dieu.

C'est à ce degré que se trouvent ceux qui n'hésitent point à faire servir les choses divines et surnaturelles aux choses temporelles comme à leur dieu, quand au contraire ils devraient ordonner les choses temporelles à Dieu, s'ils le reconnaissaient comme tel, ainsi que la raison l'exige. De ce nombre fut l'impie Balaam, qui vendait la grâce de prophétie dont Dieu l'avait favorisé (Nomb. XXII, 7). Tel fut également Simon le Magicien, qui s'imaginait que la grâce de Dieu pouvait être appréciée au poids de l'or et voulait l'acheter (Act. VIII, 18-19). Par là il montrait bien que l'argent avait plus de valeur à ses yeux; il s'imaginait qu'il y aurait quelqu'un qui estimerait davantage l'argent, puisqu'il donnerait la grâce pour de l'argent. Ils sont nombreux ceux qui dans ce quatrième degré leur ressemblent de beaucoup de manières; leur raison est obscurcie par leur convoitise des choses spirituelles; c'est l'argent qu'ils servent, et non Dieu; ils travaillent pour de l'argent, et non pour Dieu; ils recherchent une rétribution temporelle, et non la valeur de la grâce divine et sa récompense. Ils ont une foule de manières de faire de l'argent leur dieu principal et leur fin, dès lors qu'ils le mettent au-dessus de la fin dernière, qui est Dieu.

C'est à ce quatrième degré qu'appartiennent également tous ces infortunés qui sont tellement épris des biens temporels et les regardent si bien comme leur dieu, qu'ils n'hésitent pas à leur sacrifier leur vie. Quand, en effet, ils voient que leur divinité temporelle vient à leur manquer, ils se désespèrent et se donnent eux-mêmes tristement la mort pour de misérables motifs; ils montrent ainsi quelle triste récompense on peut attendre d'une pareille divinité. Comme il n'y a rien à attendre d'elle, elle ne donne que le désespoir et la mort. Quant à ceux qu'elle ne pousse pas jusqu'à ce triste dénouement de la mort, elle fait de leur vie une sorte de mort par les peines, les sollicitudes et mille autres misères dont elle les accable; elle ne laisse pas la joie entrer dans leur coeur; elle ne laisse aucun bien briller à leurs yeux sur la terre. Pour eux, ils apportent sans cesse le tribut de leur coeur à leur trésor; c'est pour lui qu'ils souffrent, c'est avec lui qu'ils s'approchent de la dernière calamité, qui sera leur juste réprobation, selon cette parole du Sage: « Les richesses sont gardées pour le malheur de leur maître (Eccl. V, 12). »

C'est encore à ce quatrième degré qu'appartiennent ceux dont parle saint Paul en ces termes: Tradidit illos Deus in reprobum sensum (Rom. I, 28: Dieu les a livrés à leurs sens pervers). Voilà jusqu'à quels dommages peut conduire la joie quand l'homme la met dans les biens terrestres comme dans sa fin dernière. Mais ceux en qui cette joie est moins désastreuse sont toujours dignes d'une très grande compassion, car, comme nous l'avons dit, elle fait reculer énormément les âmes dans la voie de Dieu. Aussi, comme dit David: « Ne craignez pas l'homme qui s'enrichit (Ps. XLVIII, 17-18) », c'est-à-dire ne lui portez pas envie, et ne vous imaginez pas qu'il l'emporte sur vous. Car, lorsqu'il aura achevé sa carrière, il n'emportera rien, et sa gloire comme sa joie ne descendra pas avec lui dans la tombe.

CHAPITRE XIX

AVANTAGES QUE L'ÂME SE PROCURE PAR LE RENONCEMENT À LA JOIE DES BIENS TEMPORELS.

L'homme adonné à la vie spirituelle doit se tenir beaucoup sur ses gardes pour ne pas commencer à attacher son coeur ou à donner sa joie aux biens de ce monde; il doit craindre que cet attachement, léger au début, ne devienne très grand et ne prenne peu à peu d'immenses proportions. Car une cause minime en soi finit par produire des dommages considérables; c'est comme une étincelle qui peut embraser une montagne et même le monde tout entier. On ne doit jamais vivre en sécurité, si petit que soit l'attachement aux biens de ce monde, dès lors qu'on ne le rompt pas tout de suite, sous prétexte qu'on le fera plus tard. Si en effet on n'a pas le courage d'y couper court quand il est encore faible et à son commencement, comment avez-vous la pensée et la présomption de pouvoir le faire quand il aura grandi et aura pris racine? Est-ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas dit dans l'Évangile: « Celui qui est fidèle dans les petites choses le sera aussi dans les grandes ? (Luc, XVI, 10) » Car celui qui évite les petites fautes se préservera aussi des plus grandes; d'ailleurs il y a déjà un grand dommage à s'attacher aux petites choses; par  là en effet l'enceinte, la forteresse du coeur est déjà forcée, et, comme le dit l'adage: Celui qui commence, a déjà moitié fait. Aussi David nous prévient par ces paroles: « Bien que vous ayez beaucoup de richesses, n'y attachez pas votre coeur (Ps. LXI, 11). » Alors même que l'homme ne pratiquerait pas ce détachement par amour pour Dieu, ou à cause de l'obligation où il est de tendre à la perfection chrétienne, ne devrait-il pas, en constatant les avantages temporels qui en découlent, sans parler des intérêts spirituels, délivrer complètement son coeur de toute joie dans les biens d'ici-bas? Non seulement il s'affranchit alors de tous ces dommages si déplorables dont nous avons parlé dans le chapitre précédent, mais il acquiert la vertu de libéralité, qui est un attribut, une vertu de Dieu, mais qui est incompatible avec la convoitise. De plus, il se procure la liberté d'esprit, la sérénité de la raison, le repos, la tranquillité et la confiance paisible en Dieu, auquel il rend par sa volonté un véritable culte et ses adorations les plus sincères. D'ailleurs, plus il se dégage des créatures, plus il en jouit et y trouve d'agréments; au contraire, il ne pourrait nullement en jouir s'il les regardait avec esprit de propriété, car il y aurait là un souci, et ce souci est un lien qui attache l'esprit à la terre et ôte la dilatation du coeur. C'est dans le détachement des biens terrestres que l'on s'en forme une connaissance vraie et que l'on comprend bien les vérités qui les concernent au point de vue naturel et au point de vue surnaturel. Aussi en jouit-on d'une autre manière que celui qui y est attaché; on en retire de grands profits et de grands avantages. Celui-ci en jouit selon la vérité, celui-là selon leurs apparences trompeuses; celui-ci selon leur côté le meilleur, celui-là selon leur côté inférieur; celui-ci selon leur substance, celui-là selon leurs accidents puisqu'il s'attache d'une manière sensible. Le sens, en effet, ne peut atteindre et ne pénètre que l'accident; tandis que l'esprit purifié de tous les nuages et de toutes les formes accidentelles pénètre la vérité et la valeur des choses, parce que tel est son objet. Voilà pourquoi la joie est comme un nuage qui obscurcit le jugement, parce qu'il est impossible que la joie volontaire pour la créature existe sans qu'il y ait aussi l'esprit de propriété volontaire; de même que la joie, en tant que passion, ne peut pas exister s'il n'y a pas en même temps le sentiment habituel de propriété dans le coeur. Au contraire, l'abnégation, la purification de cette jouissance laisse au jugement toute sa clarté, comme l'air qui redevient pur quand les vapeurs qui l'obscurcissaient sont dissipées.

Ainsi donc celui qui ne met plus aucune complaisance dans les créatures, et dont le coeur en est désapproprié, jouit de toutes comme s'il les possédait toutes; au contraire, celui qui les regarde avec un esprit particulier de propriété perd la jouissance de toutes en général. Le premier, qui n'en possède aucune dans son coeur, les possède toutes d'une manière très libre, comme dit saint Paul (II Cor. VI, 10). Le second, qui y tient attaché son coeur, n'a rien et ne possède rien; ce sont les créatures plutôt qui possèdent son coeur et lui font sentir la dureté de l'esclavage. Aussi plus une âme veut mettre sa complaisance dans les créatures, plus aussi elle sent son coeur lié et enchaîné par la souffrance et la peine. Celle qui est détachée n'a plus ces angoisses, ni à l'oraison ni en dehors de cet exercice; voilà pourquoi elle peut, sans perdre de temps, acquérir avec facilité un grand trésor spirituel. L'autre, au contraire, ne cesse de se retourner avec cette chaîne qui captive et retient son coeur: c'est à peine si elle peut se délivrer pour quelques instants des pensées et de la complaisance qui la portent vers l'objet dont son coeur est épris. L'homme spirituel doit donc réprimer le premier mouvement qui le porte vers la jouissance des créatures. Il se souviendra de ce principe que nous venons d'exposer, à savoir que l'homme ne doit se réjouir de rien, si ce n'est de servir Dieu, de procurer son honneur et sa gloire en tout, de ne diriger toute sa vie qu'à ce but, de fuir enfin toute vanité qu'il pourrait rencontrer dans les créatures, sans jamais y rechercher de complaisance ou de consolation.

Il y a un autre avantage très grand et très important à renoncer à la jouissance que procurent les biens de ce monde. C'est celui de laisser notre coeur libre pour Dieu. C'est là une condition qui dispose l'âme à toutes les faveurs que Dieu voudra lui accorder, et sans laquelle il ne les accordera pas. Ces récompenses sont de telle sorte que, même au point de vue temporel, viendrait-on à sacrifier une jouissance par amour pour Dieu, ou dans le but de se conformer à la perfection de l'Évangile, Sa Majesté, d'après l'Évangile lui-même, donnerait le cent pour un dès cette vie (Mat. XIX, 29). Mais alors même qu'il ne s'agirait pas de ces intérêts, est-ce que le déplaisir causé à Dieu par ces complaisances dans les créatures ne suffirait pas à lui seul pour porter le spirituel et le chrétien à les étouffer dans son âme? Or que voyons-nous dans l'Évangile? Le fait seul que ce riche se réjouissait de posséder des biens pour plusieurs années irrita à tel point le Seigneur qu'il lui dit: « Cette nuit même on appellera ton âme à rendre ses comptes (Luc, XII, 20) ». Voilà pourquoi nous devons craindre que, toutes les fois que nous nous réjouissons vainement, Dieu qui a l'oeil sur nous nous prépare quelque châtiment ou amertume en rapport avec notre faute, et encore arrive-t-il très souvent que la peine qui provient de cette jouissance est bien supérieure à la jouissance elle-même.

Sans doute, elle est vraie cette parole que saint Jean nous dit de Babylone dans son Apocalypse: « Plus elle a été dans la jouissance et les délices, et plus grands doivent être son tourment et sa peine (Apoc. XVIII, 7). » Mais cela ne veut pas dire que la peine ne sera pas plus grande que ne l'a été la joie, car, hélas! Pour des plaisirs de courte durée il y aura des tourments terribles et éternels. On veut seulement donner à entendre qu'aucune faute ne restera sans un châtiment particulier, car celui qui châtie la parole inutile ne laissera pas sans punition la vaine joie que l'on prend dans les créatures.

CHAPITRE XX

OÙ L'ON MONTRE COMBIEN IL EST FRIVOLE DE PLACER LA JOIE DE LA VOLONTÉ DANS LES BIENS TEMPORELS, JE VEUX DIRE NATURELS, ET COMMENT IL FAUT S'EN SERVIR POUR MONTER VERS DIEU.

Par biens naturels nous entendons ici la beauté, la grâce, la distinction des manières, la complexion et toutes les autres qualités du corps; nous entendons aussi les qualités de l'âme qu'on appelle la belle intelligence, la discrétion, et les autres dons de la raison. Or si un homme met ses complaisances à considérer que lui ou les siens possèdent ces qualités, sans élever plus haut ses pensées, ni rendre grâces à Dieu qui ne concède ces dons que pour être mieux connu et aimé, s'il n'a pas d'autre but que ces complaisances, c'est une vanité et une illusion, comme le dit Salomon: « Trompeuse est la grâce, vaine est la beauté; la femme qui craint Dieu est celle qui mérite d'être louée (Pro. XXXI, 30). » Par ces paroles nous sommes prévenus que l'homme, au lieu de se glorifier de ces dons naturels, doit plutôt se tenir dans la crainte, car il peut facilement être entraîné à y trouver l'occasion de s'éloigner de l'amour de Dieu, de tomber dans la vanité et l'illusion. Voilà pourquoi le Sage nous dit que la grâce corporelle est trompeuse. Elle trompe l'homme, en effet, dans le chemin qu'il suit; elle l'entraîne à ce qui ne lui convient pas, et cela par suite de la vaine joie et de la complaisance qu'il en conçoit en lui-même ou en celui qui en est favorisé. Le Sage ajoute encore que la beauté est vaine; et, en effet, elle fait tomber l'homme de bien des manières quand il l'estime et y met ses complaisances; car il ne doit s'en réjouir que si elle l'aide, lui ou le prochain, à servir Dieu. Sans cela il doit craindre et se défier que ces dons et ces grâces de la nature ne soient peut-être pour lui une cause d'offense de Dieu, parce qu'il y mettra une vaine présomption ou les regardera avec une affection désordonnée. Aussi celui qui est favorisé de ces dons doit être prudent et veiller avec soin à n'être pour personne, par une vaine ostentation, la cause de s'éloigner tant soit peu de Dieu. Ces grâces et ces dons de la nature ont des charmes si attrayants et si provocateurs, pour celui qui les possède comme pour celui qui les regarde, qu'à peine s'en trouve-t-il un dont le coeur échappera à leurs filets et à leurs liens. Voilà pourquoi nous voyons beaucoup de personnes spirituelles qui, étant quelque peu favorisées de ces dons, vivaient dans la crainte et obtinrent par leurs prières d'en être dépourvues; elle ne voulaient être, ni pour elles-mêmes ni pour d'autres, la cause ou l'occasion de quelque vaine affection ou satisfaction frivole.

L'homme spirituel doit donc purifier sa volonté de cette vaine complaisance et en détourner le regard; il saura que la beauté comme toutes les autres grâces naturelles ne sont que terre ; c'est de la terre qu'elles viennent; c'est à la terre qu'elles retournent. Les bonnes grâces et les agréments extérieurs ne sont que fumée ou vapeur légère. Aussi, pour ne point tomber dans la vanité, doit-on les regarder et apprécier comme tels, élever le coeur vers Dieu dans la joie et l'allégresse, parce qu'il renferme éminemment toutes les beautés et toutes les grâces des créatures et les dépasse d'une manière infinie ; car, ainsi que le dit David : « Toutes les créatures sont comme un vêtement qui vieillit et qui passe ; Dieu seul est immuable et ne change pas (Ps. CI,  27) .» Voilà pourquoi, si l'on ne surnaturalise pas la joie qui vient des créatures et si on ne l'élève pas à Dieu, elle sera toujours vaine et trompeuse. C'est évidemment d'une joie semblable et puisée dans les créatures que Salomon a prononcé cette parole: « J'ai dit à la joie: Pourquoi vous laissez-vous tromper vainement? (Eccl. II, 2) » C'est là ce qui se vérifie quand le coeur de l'homme se laisse séduire par les créatures.

    

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