LE
CANTIQUE SPIRITUEL
Là, sous le pommier,
Vous me fûtes fiancée,
Là je vous donnai la main,
Et vous fûtes rachetée
Là où votre mère perdit l'innocence.
Quand l'âme est parvenue à ce haut état de mariage spirituel,
l'Époux lui découvre très volontiers et très fréquemment ses merveilleux secrets
et lui fait connaître les oeuvres de sa puissance; l'amour véritable et parfait
n'a rien de caché pour celui qu'il aime. Il lui fait spécialement part des
mystères (au lieu du mot materias, que donnait le manuscrit, le Saint a mis
mysterios, mystères.) si doux de son Incarnation, des moyens divers qu'il a
employés pour la rédemption du genre humain, l'une des oeuvres les plus
profondes de sa Divinité, et par suite la plus remplie de suavité. L'Époux fait
tout ceci en cette strophe, où il montre comment il découvre au plus intime de
l'âme ces mystères avec grande suavité d'amour. Il s'entretient avec elle et lui
dit comment grâce à l'arbre de la Croix elle est devenue son Épouse, parce qu'il
l'a comblée de sa miséricorde, qu'il a voulu mourir pour elle, qu'il l'a remplie
de beauté, car il a tout réparé, et il l'a rachetée elle-même par cet instrument
même qui avait perdu la nature humaine au paradis terrestre en la personne d'Ève
notre première mère. Voici ses termes:
Là sous le pommier.
Par le pommier il entend l'arbre de la Croix où le Fils de
Dieu a racheté la nature humaine, et du coup l'a prise pour Épouse, ainsi que
chaque âme en lui donnant sa grâce et des gages de salut, en vertu des mérites
de sa Passion. Aussi il lui dit:
Vous me fûtes fiancés,
Là je vous donnai la main.
C'est-à-dire je vous donnai ma faveur et mon aide vous
élevant de l'état misérable et abject où vous étiez jusqu'à celui de vivre en ma
compagnie et de m'être unie comme Épouse.
Et vous fûtes rachetée
Là ou votre mère perdit l'innocence.
Votre mère, en effet, c'est-à-dire la nature humaine, a été
perdue sous un arbre par vos premiers parents, et vous, vous avez été rachetée
sous un arbre, celui de la Croix. De la sorte si votre mère vous a causé la mort
au pied d'un arbre, c'est aussi sous un arbre, celui de la Croix, que je vous ai
donné la vie. Voilà comment Dieu lui découvre peu à peu les conseils et les
desseins de sa Providence; il lui montre de quelle manière sage et admirable il
sait tirer le bien du mal et fait converger la cause même de nos maux à un plus
grand bien. Le contenu de cette strophe est littéralement ce que l'Époux dit à
l'Épouse au livre des Cantiques: Sub arbore malo suscitavi te; ibi corrupta est
mater tua; ibi violata est genitrix tua: « C'est sous le pommier que je vous ai
relevée; là votre mère a été corrompue, et celle qui vous a engendrée a perdu
son innocence (Cant. VIII, 5). »
O vous, oiseaux légers,
Lions, cerfs, daims bondissants,
Monts, vallées, rivages,
Eaux, vents, ardeurs,
Et vous, craintes qui veillez la nuit,
C'est par la suavité des lyres
Et le chant des sirènes que je vous conjure
Que vous colères cessent,
Ne touchez pas le mur
Pour que l'Épouse dorme avec plus de sécurité.
L'Époux continue; il montre dans ces deux strophes comment
par la suavité des lyres, symbole de la suavité dont l'âme jouit ordinairement
en cet état, ainsi que par le chant des sirènes, figure des délices dont elle
est toujours comblée, il achève de mettre fin à toutes ses agitations et à ses
passions; précédemment, en effet, il y avait là pour elle un obstacle et un
ennui: elle ne pouvait jouir en paix de cette faveur à cause des divagations de
son imagination. Aussi l'Époux les conjure de cesser; il met, en outre, à la
raison les deux puissances naturelles, l'irascible et la concupiscible, qui
précédemment causaient quelque chagrin à l'âme. De même par le moyen de ces
lyres et de ce chant il montre comment dans cet état on élève à leur perfection
respective, autant que cela est possible en cette vie, les trois puissances de
l'âme: l'entendement, la volonté et la mémoire. De plus, les quatre passions,
qui sont la douleur, l'espérance, la joie et la crainte, sont modérées et
soumises à la raison, grâce à la satisfaction où est l'âme, et qui est signifié
par la suavité des lyres et le chant des sirènes, comme nous allons le dire.
Tous ces inconvénients, Dieu veut qu'ils cessent, afin que l'âme puisse jouir à
son gré, et sans interruption aucune, des délices de la paix et de la suavité de
son union avec Dieu.
O vous, oiseaux légers.
L'Époux donne le nom d'oiseaux légers aux divagations de
l'imagination qui, légères et rapides, volitgent en tous sens. Ce sont elles
qui, à l'heure où la volonté jouit en paix des suaves communications du
Bien-Aimé, ont coutume de lui causer du dégoût et de lui faire perdre sa joie
par leurs agitations pleines de subtilité. Mais l'Époux leur commande par les
lyres, à l'harmonie si suave, de s'arrêter; car, vu la suavité et les délices
dont l'âme jouit désormais et qui sont si abondantes, si fréquentes et si
fortes, elles ne pourront plus lui nuire comme précédemment, alors que sa
perfection était moins grande; voilà pourquoi elles doivent cesser leurs
agitations, cause de son inquiétude, ainsi que leurs assauts et leurs violences.
Ce commandement s'applique, en outre, aux autres parties de cette strophe que
nous allons expliquer maintenant; commençons par le vers suivant:
Lions, cerfs, daims bondissants.
Les lions figurent ici les emportements et les vivacités de
la puissance irascible: cette puissance agit avec audace et hardiesse comme les
lions.
Les cerfs et les daims bondissants représentent la seconde
puissance de l'âme, la concupiscence; son rôle est de se porter vers les objets
d'une façon tantôt ardente, tantôt pusillanime. Quand, en effet, les choses ne
lui conviennent pas, elle est pusillanime, elle se retire et se concentre en
elle-même, elle devient lâche; en cela on la compare aux cerfs: les cerfs, en
effet, ayant la puissance concupiscible beaucoup plus développée qu'un grand
nombre d'autres animaux, sont aussi plus timides et plus lâches. Mais cette
puissance manifeste sa hardiesse quand les choses sont à son gré; elle n'est
plus alors ni timide, ni lâche; elle devient audacieuse, elle recherche et
poursuit son but avec toute l'ardeur de ses désirs et de ses affections. Aussi
la compare-t-on aux daims: ces animaux ont tant de convoitise pour ce qu'ils
désirent, qu'ils s'y portent non seulement en courant, mais en sautant, et c'est
là le motif pour lequel on dit ici qu'ils sont bondissants.
Ainsi donc conjurer les lions, c'est mettre un frein aux
emportements et aux assauts de la partie irascible; conjurer les cerfs, c'est
fortifier la partie concupiscible dans les lâchetés et la pusillanimité où elle
était précédemment; et conjurer les daims bondissants, c'est satisfaire et
calmer les désirs et les tendances qui lui donnaient de l'inquiétude en sautant,
comme les daims, d'un objet à l'autre pour plaire à la partie concupiscible; or
celle-ci est désormais satisfaite par la suavité des lyres dont elle jouit et
par le chant des sirènes dont les délices sont l'aliment. Mais remarquons-le
bien, l'Époux ne conjure ni la partie irascible ni la partie concupiscible: ces
deux puissances ne peuvent jamais manquer dans l'âme; il s'adresse à leurs actes
ennuyeux et fâcheux qui sont figurés par les lions, les cerfs et les daims
bondissants: ce sont leurs actes qui nécessairement ne doivent plus se trouver
dans cet état de mariage spirituel.
Monts, vallées, rivages.
Ces trois noms désignent les actes vicieux et désordonnés des
trois puissances de l'âme que l'on appelle la mémoire, l'entendement et la
volonté. Ces actes sont désordonnés et vicieux quand ils sont trop hauts, ou
quand ils sont trop bas, ou quand encore, sans tomber dans l'un de ces deux
extrêmes, ils inclinent vers l'un ou l'autre. Ainsi, les montagnes qui sont très
élevées figurent les actes qui dépassent d'une manière désordonnée leurs propre
limites; les vallées qui sont très basses figurent les actes de ces trois
puissances qui n'atteignent pas la mesure qu'il leur faudrait: les rivages qui
ne sont ni très hauts, ni très bas, ne sont pas néanmoins un terrain uni, aussi
ils participent quelque peu à l'un ou à l'autre de ces deux extrêmes; ils
signifient les actes des puissances quand ils dépassent un peu ou n'atteignent
pas tout à fait la ligne du juste milieu. Ces actes, bien qu'ils ne soient pas
très désordonnés, ce qui constituerait un péché mortel, le sont cependant dans
une certaine mesure; car ce sont ou des péchés véniels, ou des imperfections,
minimes évidemment dans l'entendement, la mémoire et la volonté. Or tous ces
actes qui sont en dehors du juste milieu, l'Époux les conjure également de
cesser au nom des lyres suaves et du chant des sirènes dont nous avons parlé. Ce
sont en effet ces lyres et ce chant qui retiennent si bien les trois puissances
de l'âme au point voulu qu'elles agissent avec toute la perfection qui leur est
propre: non seulement elles ne tombent dans aucun extrême, mais elles n'ont pas
la moindre part à l'un d'eux. Voici maintenant les autres vers :
Eaux, vents, ardeurs,
Et vous, craintes qui veillez la nuit.
Ces quatre mots désignent les affections des quatre passions,
qui, avons-nous dit, sont la douleur, l'espérance, la joie et la crainte. Les
eaux marquent les affections de douleur qui affligent l'âme et la pénètrent
comme l'eau. Aussi David, s'adressant à Dieu, dit à leur sujet: Salvum me fac,
Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam: « Sauvez-moi, ô mon Dieu,
car les eaux ont pénétré jusqu'à mon âme (Ps. LXVIII, 1). » Les vents indiquent
les affections de l'espérance; car ces affections volent comme le vent vers
l'objet absent qu'elles convoitent et espèrent; le même David a dit: Os meum
aperui, et attraxi spiritum, quia mandata tua desiderabam: « J'ai ouvert la
bouche de mon espérance et j'ai attiré à moi le souffle de mon désir, parce que
j'espérais et souhaitais vos commandements (Ps. CXVIII, 131). » Les ardeurs
marquent les affections de la passion de la joie, qui enflamment le coeur comme
le feu. Le même David a dit encore: Concaluit cor meum intra me, et in
meditatione mea exardescet ignis: « Mon coeur s'est embrasé au-dedans de moi, et
dans ma méditation s'allumera le feu, c'est-à-dire la joie (Ps. XXXVIII, 4). »
Les craintes qui tiennent éveillé la nuit sont les affections de l'autre
passion, que l'on appelle la crainte. Ces affections, chez les personnes
adonnées à la spiritualité qui ne sont pas encore parvenues à cet état de
mariage spirituel dont nous parlons, sont ordinairement très vives. Elles
viennent parfois de Dieu, au moment où il veut leur accorder certaines faveurs,
comme nous l'avons dit plus haut. D'ordinaire l'esprit est en proie à la crainte
et à la peur, tandis que la chair et les sens sont émus, parce que leur nature
n'est pas encore fortifiée, perfectionnée, ni habituée à de pareilles faveurs.
D'autres fois ces craintes viennent du démon; lorsque l'âme est appelée par Dieu
à se recueillir en lui et à y goûter sa suavité, le démon est tellement jaloux
et vexé du bien et de cette paix dont l'âme possède la jouissance, qu'il cherche
à lui inspirer de l'horreur et de la crainte dans l'esprit pour l'empêcher de
jouir de cette grâce; il la menace même dans sa partie spirituelle; quand il
voit qu'il ne peut pénétrer jusqu'à l'intérieur de l'âme, parce qu'elle est très
recueillie et tout unie à Dieu, il cherche du moins à l'attaquer par le dehors
dans sa partie sensitive; il lui suggère des distractions, toutes sortes
d'angoisses, de douleurs, d'horreur; il voudrait par ce moyen arriver à troubler
l'Épouse dans sa chambre nuptiale. Ces craintes sont appelées craintes nocturnes
parce qu'elles viennent du démon, et que le démon s'en sert pour répandre ses
ténèbres dans l'âme et obscurcir la lumière divine dont elle jouit.
On appelle encore ces craintes des « veilles », car leur but
est de tenir l'âme éveillée et de la tirer du doux sommeil intérieur où elle
est; d'autre part le démon, cause de ces craintes, ne cesse de veiller pour les
inspirer. Telles sont les craintes intimes que reçoivent passivement de Dieu les
personnes vraiment spirituelles, ou qui leur viennent du démon
[4],
comme je l'ai dit. Je ne m'occupe pas ici des autres craintes temporelles ou
naturelles; les personnes spirituelles dont nous parlons ne les ont pas, mais
les craintes spirituelles susdites leur appartiennent.
Le Bien-Aimé conjure donc ces quatre sortes d'affections, les
quatre passions de l'âme; il les faits cesser et il les apaise. Il donne à l'âme
parvenue à cet état l'abondance de ses richesses, la force et le bonheur; grâce
aux lyres harmonieuses il lui fait goûter sa suavité, et grâce au chant des
sirènes il la comble de ses délices. C'est ainsi que ces passions loin de régner
en elle, y sont même dans l'impuissance de lui causer tant soi peu de chagrin.
La grandeur et la stabilité de l'âme dans cet état sont merveilleuses;
précédemment les eaux de la douleur la pénétraient pour un motif quelconque,
comme aussi pour les péchés personnels ou ceux d'autrui; et ce sont là surtout
les souffrances que ressentent d'ordinaire les personnes spirituelles. Sans
doute l'âme sait ce qu'est le péché; mais elle n'en ressent ni douleur ni
chagrin; elle n'en a plus de compassion, ou pour mieux dire elle n'a plus le
sentiment de la compassion, elle en a les oeuvres, et les oeuvres les plus
parfaites. L'âme n'a plus désormais cette faiblesse qu'elle manifestait dans la
pratique des vertus; elle en a conservé ce qui est leur force, leur constance et
leur perfection. Elle agit à la manière des Anges; ceux-ci se rendent fort bien
compte de tout ce qui cause de la douleur, sans cependant en ressentir jamais;
ils exercent les oeuvres de miséricorde et de pitié, sans en éprouver le
sentiment; ainsi en est-il des âmes parvenues à cette transformation d'amour.
Parfois, il est vrai, et dans certaines circonstances, Dieu les laisse à leur
sensibilité et permet qu'elles souffrent afin de leur fournir l'occasion de
gagner des mérites, comme il le fit pour la Vierge, sa Mère; mais cet état de
mariage spirituel est par lui-même incompatible avec la souffrance. J'ajoute
qu'il tint la même ligne de conduite avec saint Paul (cette dernière phrase est
ajoutée à la fin de la phrase par le Saint: y con san Pablo).
Les désirs de l'espérance ne lui causent, non plus, aucune
peine; car elle est déjà satisfaite autant qu'elle peut l'être en cette vie,
depuis qu'elle est unie à Dieu; elle n'a plus rien à espérer du monde, plus rien
à désirer du côté spirituel. En réalité, elle se voit et elle se sent comblée
des richesses divines; aussi, qu'elle vive ou qu'elle meure, elle est conforme à
la volonté de Dieu et en parfait accord avec elle. (Ce qui fait que même si son
désir de voir Dieu n'est accompagné d'aucune peine. [Toute cette phrase est
ajoutée au manuscrit par le Saint (t. II, p. 97): y asi el deseo que tiene de
ver à Dios es sin pena.])
Il en est de même des affections de joie qu'elle éprouvait
précédemment d'une manière plus ou moins vive; elle ne s'aperçoit pas de leur
diminution, et leur augmentation ne lui donne pas l'impression de la nouveauté.
De fait, la joie dont elle est inondée d'ordinaire est tellement abondante
qu'elle ressemble à la mer, qui ne diminue pas par les eaux qui en sortent, et
n'augmente pas par les fleuves qui y entrent. Telle est l'âme où se trouve la
fontaine, dont les eaux, dit le Christ en saint Jean, rejaillissent jusqu'à la
vie éternelle (Jean, IV, 14).
Enfin les craintes qui troublent les nuits sans sommeil
n'arrivent pas jusqu'à elle. Elle est tellement inondée de lumière, tellement
fortifiée, tellement établie dans la paix de Dieu, que les démons ne peuvent
l'aveugler de leurs ténèbres, l'effrayer de leurs terreurs, ou la maltraiter de
leurs assauts. Aussi il n'est rien qui soit capable de lui causer du chagrin.
Elle a quitté toutes les créatures, comme nous l'avons dit, et elle est entrée
dans le jardin des délices qu'elle désirait. Là elle jouit de toute paix, elle
goûte toute suavité; elle est inondée de toutes les délices, autant que le
permettent sa condition et son état sur cette terre. C'est de cette âme que
parle le Sage quand il dit: Secura mens quasi juge convivium: « L'âme tranquille
et pacifique est comme un festin perpétuel (Pro. XV, 15). » Car de même que dans
un festin il y a toutes sortes de mets qui sont pleins de saveur pour le goût,
et que l'on entend toutes sortes d'harmonies qui flattent l'oreille, de même en
est-il de l'âme qui se trouve au festin que le Bien-Aimé lui a préparé sur son
sein; elle y jouit de toutes les délices; elle y goûte toutes les suavités.
Mais que celui qui lira ces lignes ne s'imagine pas que notre
exposé a été long. Car en réalité, s'il nous fallait expliquer ce que l'âme
éprouve, une fois qu'elle est élevée à ce bienheureux état, les paroles et le
temps nous manqueraient et nous n'en dirions qu'une bien minime partie; car si
l'âme arrive à posséder la paix de Dieu, cette paix qui « surpasse tout
sentiment (Phil. IV, 7) », il est clair que tout sentiment est incapable de
l'expliquer et l'on n'a donc qu'à garder le silence. Parlons maintenant du vers
suivant:
C'est par la suavité des lyres
Et le chanté des sirènes que je vous conjure.
Comme nous l'avons déjà dit, la suavité des lyres est celle
dont l'âme est inondée en cet état de mariage spirituel. De même que l'harmonie
des lyres remplit l'esprit de suavité et le repose, le ravit et le tient si bien
en suspens qu'elle le met à l'abri de toute peine et de tout chagrin, de même
cette suavité recueille si bien l'âme en elle-même qu'aucune peine n'est capable
d'arriver jusqu'à elle. Aussi l'Époux conjure les puissances et les passions de
cesser leurs ennuis à cause de la suavité qu'il communique à l'âme.
Quant au chant des sirènes, il signifie, comme nous l'avons
dit également, les délices dont l'âme est ordinairement inondée. (Telle est la
propriété du chant des sirènes. [Phrase ajoutée en marge par le Saint (t. II, p.
100): La propiedad de canto de serenas]) Par là, l'âme est complètement délivrée
de tous ses ennemis ainsi que de tous les troubles fatigants dont nous avons
parlé (le Saint a mis entre les lignes le mot dichas, que nous traduisons par
les mots dont nous avons parlé), et qui sont renfermés dans le vers suivant:
Que vos colères cessent.
On appelle colères toutes ces actions et affections
désordonnées mentionnées déjà. La colère est un certain mouvement impétueux qui
dépasse les limites de la raison, quand son acte est vicieux; ainsi en est-il de
ces actions et affections dont nous avons parlé: elles dépassent le domaine de
la paix et de la tranquillité de l'âme, si elles veulent y régner; voilà
pourquoi l'Époux dit:
Ne touchez pas le mur.
Par mur on entend ici le rempart de la paix, des vertus et
des imperfections, apanage de l'âme, et qui lui sert d'abri; c'est le mur de
défense du jardin de son Bien-Aimé. Ce qui explique le nom que l'Époux lui donne
au livre des Cantiques: Hortus conclusus, soror mea: « Ma soeur est un jardin
fermé »; gardez-vous donc de toucher à ce mur.
Pour que l'Épouse dorme avec plus de sécurité.
C'est-à-dire pour qu'elle jouisse plus à son gré de la
quiétude et de la suavité qui font ses délices dans le jardin où elle est
entrée, le cou penché sur les bras si doux du Bien-Aimé. (Et ainsi il n'y a plus
désormais de porte fermée pour l'âme. [Cette dernière phrase est ajoutée par le
Saint à la marge: y asi no ay para el alma ya puerta cerrada]).
O nymphes de Judée,
Tant que sur les fleurs et les rosiers
L'ambre répand son parfum,
Restez dans les faubourgs,
Et veillez à ne pas toucher le seuil de nos portes.
C'est l'Épouse qui parle dans cette strophe. Elle voit sa
partie supérieure et spirituelle enrichie des dons les plus précieux et comblée
de délices par son Bien-Aimé. Aussi son désir est d'en conserver d'une manière
sûre et permanente cette possession que l'Époux lui a concédée, comme nous
l'avons vu dans les deux strophes précédentes. Néanmoins la partie inférieure ou
la sensualité pourrait empêcher cette faveur, et de fait l'empêche (ce dernier
membre de phrase est ajouté entre les lignes par le Saint: y que de hecho impide);
elle trouble la possession d'un si grand bien. L'Épouse demande donc aux
puissances et aux sens de cette partie inférieure de se calmer et de cesser
leurs opérations et leurs agitations, comme aussi de ne pas dépasser leur
domaine qui est celui de la sensualité; sans quoi ce serait jeter le trouble et
l'inquiétude dans la partie supérieure et spirituelle de l'âme; il ne faut donc
pas qu'elles empêchent même par le plus petit mouvement le bien et la suavité
dont l'âme jouit. Car si les mouvements de la partie sensitive et les puissances
entrent en action quand l'esprit est dans la jouissance, ils le gênent à
proportion de leur activité remuante.
Voici ses paroles :
O nymphes de Judée.
Elle désigne sous le nom de Judée la partie inférieure ou
sensitive de l'âme; elle l'appelle Judée, parce qu'elle est faible, charnelle,
et par elle-même aveugle comme l'est la nation juive. Elle donne le nom de
nymphes aux imaginations, fantaisies, mouvements et affections de cette partie
inférieure; de même, en effet, que les nymphes de la fable attiraient à elles
les coeurs par leurs séductions et leurs bonnes grâces, de même ces opérations
et ces agitations de la sensualité cherchent d'une manière très suave à
s'attirer la volonté de la partie raisonnable, en lui faisant quitter les choses
intérieures pour les objets extérieurs qu'elles désirent et recherchent. Elles
attirent aussi l'entendement pour qu'il s'unisse à elles et se joigne à leur
manière basse et sensible. En un mot leur but est de conformer et de régler la
partie raisonnable à la partie sensible. L'âme dit donc: Vous autres, opérations
et agitations sensibles,
Tant que sur les fleurs et les rosiers
L'ambre répand son parfum.
Les fleurs figurent les vertus de l'âme, comme nous l'avons
déjà dit, et les rosiers symbolisent les trois puissances de l'âme, à savoir
l'entendement, la mémoire et la volonté, qui portent les roses et les fleurs des
pensées divines, des actes d'amour et de toutes les vertus. L'ambre représente
l'Esprit divin qui demeure dans l'âme; cet Ambre divin « parfume » les fleurs et
les rosiers, quand il se communique aux puissances et aux vertus de l'âme, se
répand en elles d'une manière très suave, donnant par elles à l'âme ses parfums
d'une suavité toute divine. Or, tandis que cet esprit divin comble mon âme de
suavité.
Restez dans les faubourgs.
Dans les faubourgs de la Judée. La Judée, avons-nous dit, est
la partie sensitive de l'âme; ces faubourgs sont les sens intérieurs: la
fantaisie, l'imagination et la mémoire; dans ces sens se trouvent et se
conservent les représentations, les images et les formes des objets; or nous
appelons ces dernières des nymphes; pour entrer dans les faubourgs des sens
intérieurs elles pénètrent par les portes des sens extérieurs: l'ouïe, la vue,
l'odorat, le goût et le toucher; aussi nous pouvons donner le nom de faubourgs
aux puissances et aux sens de cette partie sensitive: ce sont les faubourgs hors
de la cité; car ce que l'on appelle cité dans l'âme, c'est ce qu'il y a de plus
profond en elle, à savoir sa partie raisonnable qui est capable d'entrer en
communication avec Dieu et dont les opérations sont opposées à celles de la
sensibilité.
Mais il y a une communication naturelle entre les habitants
de ces faubourgs de la partie sensitive que nous avons appelés les nymphes, et
les habitants de la partie raisonnable ou de la cité. Il en résulte en
conséquence que ce qui se fait dans la partie inférieure de l'âme se sent
ordinairement dans la partie raisonnable, et par suite attire son attention et
trouble ses rapports spirituels avec Dieu. Voilà pourquoi l'âme dit aux nymphes
de Judée de rester dans leurs faubourgs, c'est-à-dire de garder le repos dans
leurs sens intérieurs et extérieurs.
Et veillez à ne pas toucher le seuil de nos portes.
C'est-à-dire qu'il ne vous vienne même pas à l'idée de
toucher à la partie supérieure, car les premiers mouvements de l'âme sont
l'entrée et le seuil par où on pénètre dans l'âme, et quand ces premiers
mouvements arrivent jusqu'à la raison, ils ont déjà franchi le seuil des portes;
mais si ces premiers mouvements restent ce qu'ils sont, on dit qu'ils ne font
que toucher au seuil ou frapper à la porte. Cela arrive quand la partie sensible
attaque la raison par quelque acte désordonné. Or non seulement l'âme désire que
ces premiers mouvements ne la touchent pas, mais encore qu'il faut laisser de
côté toutes les considérations qui n'ont aucun rapport avec la quiétude et le
bonheur dont elle jouit.
Ainsi donc cette partie sensitive avec toutes ses puissances,
ses forces et ses faiblesses, est désormais complètement soumise à l'esprit
lorsque l'âme est en cet état. Il mène désormais une vie de béatitude semblable
à celle de l'état d'innocence, alors que toute l'harmonie et l'habileté de la
partie sensitive de l'homme ne servait qu'à augmenter son bonheur et l'aidait à
mieux connaître et aimer Dieu, dans la paix et un accord parfait avec sa partie
supérieure. Heureuse l'âme qui arrivera à cet état! « Mais quel est celui-là?
Nous le comblerons de louanges, car il a accompli des merveilles dans sa vie! (Eccl.,
31, 9) ».
Nous avons placé ici cette strophe pour montrer quelle paix
douce et assurée possède l'âme une fois qu'elle est parvenue à cet état si
sublime. On ne doit donc pas croire que si elle manifeste ici le désir de voir
les nymphes cesser leurs agitations, c'est qu'elle en est troublée dans cet
état. Non, toutes ces agitations se sont déjà calmées, comme nous l'avons déjà
dit. Ce désir concerne donc plutôt les âmes qui sont encore dans la voie du
progrès que celles qui sont arrivées à la perfection; chez celles-ci, en effet,
les passions et les agitations n'ont que peu ou point d'influence.
Cachez-vous, Époux Bien-Aimé,
Tournez votre face vers les montagnes,
Et veuillez n'en rien dire,
Mais regardez les compagnes
De celle qui s'en va par les îles étrangères.
Dans les strophes précédentes, l'Époux et l'Épouse ont mis
des freins et imposé silence aux passions et aux puissances sensitives et
spirituelles qui pouvaient troubler l'âme; l'Épouse dans la strophe présente se
met à jouir de son Bien-Aimé dans un recueillement profond. L'Époux lui est uni
par amour, et il la comble des délices les plus intimes et les plus
merveilleuses. Ce qui se passe alors en elle dans ce recueillement du mariage
spirituel avec son Bien-Aimé est tellement profond et rempli de suavité, qu'elle
est dans l'impossibilité de l'exprimer et qu'elle ne voudrait même pas en
parler; car ce sont là de ces choses dont parle Isaïe: Secretum meum mihi: « Mon
secret est pour moi (Is. XXIV, 16) ». Et si elle possède ces choses dans le
secret, c'est aussi dans le secret qu'elle les comprend, dans le secret qu'elle
en jouit, et elle est heureuse que tout cela soit dans le secret; son désir est
que ce soit très caché, très profond et très éloigné de toute communication
extérieure. Sous ce rapport elle est comme le marchand de perles précieuses, ou
mieux encore, comme celui qui, ayant trouvé un trésor dans un champ, s'en alla
plein de joie le cacher, afin de le tenir en sûreté. C'est là ce que l'âme
demande maintenant à l'Époux, voilà pourquoi, dans son désir d'être exaucée,
elle lui adresse quatre suppliques: La première, qu'il daigne se communiquer à
elle dans le fond le plus intime et le plus caché d'elle-même. La seconde, qu'il
investisse ses puissances de la gloire et de la magnificence de la Divinité. La
troisième, que ces faveurs lui soient accordées d'une manière tellement relevée
qu'elle n'ait ni le désir ni la faculté d'en parler, et que sa partie extérieure
et sensible soit dans l'impuissance d'y participer. La quatrième enfin, qu'il
s'éprenne d'amour à la vue des vertus nombreuses qu'il a déposées en elle,
puisqu'elle va vers lui et s'élève par des connaissances très hautes et très
sublimes de la Divinité, ainsi que par des transports d'amour plus merveilleux
et plus extraordinaires que ceux dont elle est d'ordinaire embrasée.
Cachez-vous, Époux Bien-Aimé.
Elle veut dire: O mon cher Époux, retirez-vous dans le plus
intime de mon âme; communiquez-vous à elle secrètement; manifestez-lui vos
merveilles cachées que nul oeil mortel n'a jamais contemplées.
Et tournez votre face vers les montagnes.
La face de Dieu figure sa Divinité, et les montagnes
symbolisent les puissances de l'âme: mémoire, entendement et volonté. Cela veut
dire: Revêtez mon entendement de votre Divinité en lui donnant l'intelligence
des vérités divines; revêtez-en ma volonté en lui donnant et en lui communiquant
le divin amour; revêtez-en ma mémoire, en lui donnant la possession de la gloire
divine. De la sorte elle lui demande tout ce qu'elle peut demander. Désormais,
elle ne se contente plus d'avoir des connaissances et des lumières de Dieu
semblables à celles qui furent accordées à Moïse quand il vit ses épaules (Ex.,
XXXIII, 22), car ainsi on ne connaît Dieu que par ses effets et par ses oeuvres.
Mais elle veut voir la face de Dieu, c'est-à-dire posséder une connaissance
essentielle de la Divinité, sans intermédiaire quelconque. Elle s'opère par un
certain contact de l'âme avec la Divinité, chose qui est au-dessus de tout sens
et de tout accident, dès lors qu'il s'agit d'un contact de substance pure avec
une autre substance pure, c'est-à-dire de l'âme avec la Divinité; aussi l'âme
dit aussitôt:
Et veuillez n'en rien dire.
Cela veut dire: Ne le dites pas comme par le passé, lorsque
les lumières que vous m'accordiez étaient de telle sorte que vous les faisiez
connaître aux sens extérieurs; il s'agissait alors de grâces qui n'étaient ni
trop élevées ni trop profondes pour eux. Mais maintenant je demande que ces
lumières soient tellement élevées, substantielles et intimes, que vous daigniez
n'en rien dire aux sens et qu'ils restent dans l'impossibilité de les connaître.
La substance spirituelle ne peut en effet se communiquer aux sens, et ainsi ce
que le sens reçoit n'est pas essentiellement Dieu. Or l'âme désirant ici une
communication de Dieu essentielle, qui ne tombe point sous les sens, demande
donc à l'Époux qu'elle ait lieu d'une manière cachée pour les sens; en d'autres
termes, que l'Époux ne se communique pas d'une façon tellement basse et que les
sens extérieurs ne puissent la connaître et l'exprimer.
Mais regardez les compagnes.
Nous l'avons déjà dit, le regard de Dieu signifie son amour.
Celles que l'âme appelle ses compagnes sont la multitude des vertus, des dons,
des perfections et des richesses spirituelles dont elle est ornée. Elle semble
donc dire: Tournez-vous du côté de mon intérieur, ô mon Bien-Aimé. Regardez avec
amour les vertus et les perfections que vous avez données comme compagnes à mon
âme, afin qu'étant épris d'amour pour moi, vous vous cachiez au milieu de ces
vertus et que vous vous établissiez; sans doute ces vertus vous appartiennent,
mais depuis que vous les avez données à mon âme, elle sont aussi à elle.
A celle qui s'en va par les îles étrangères.
C'est-à-dire à mon âme: Elle s'élève vers vous par des
lumières extraordinaires sur vous-même, par des manières et des voies qui sont
étrangères et inconnues à tous les sens et en dehors du mode ordinaire de
connaître. L'Épouse semble donc dire: Puisque je m'élève vers vous par des
connaissances merveilleuses et étrangères au sens, daignez vous communiquer
aussi à moi d'une manière si intime et si sublime qu'elle soit étrangère à eux
tous.
* * * * *
Le P. Gerardo [t. II, p. 271] fait remarquer à juste titre que le texte
de cette phrase est incomplete dans tous les manuscrits; il propose de
supprimer un que, ce qui rendrait la phrase complète, ou d'ajouter
quelques mots à la fin. – Le P. Silverio ne dit rien de cette phrase [t.
II, p. 94]. – Pour nous, au lieu de suivre le P. Gerardo qui mettrait:
Estos temores passivamente..., nous proposons ce texte: « Estos son los
temores que passivamente... »; dans ce cas, on ne supprime pas le que,
mais on ajoute les deux mots; son los, qui nous semblent sous-entendus.
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