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DEUXIÈME DEGRÉ
De la Nécessité de se
dépouiller des affections
et des soins pour les choses de ce monde.
1. Celui qui aime Dieu de tout son coeur, qui
désire ardemment le royaume des cieux, qui travaille avec courage à se
purifier des fautes qu'il a faites et à se corriger des mauvaises habitudes
qu'il a contractées, qui ne perd jamais de vue le jugement dernier et les
supplices éternels, qui nourrit dans son âme la pensée et la crainte de la
mort, n'a plus ni amour ni inclination pour l'argent et les richesses, pour
ses parents et pour la gloire du monde, pour ses frères et ses amis, enfin
pour toutes les choses fragiles et périssables; il en a chassé de son coeur
tout sentiment, toute attache et tout souci; il hait même sa propre chair,
et, dans l'état d'une nudité parfaite, il s'étudie à suivre le Christ avec
une indicible ardeur; il ne soupire qu'après le bonheur du ciel, et c'est de
Dieu seul qu'il attend tous les secours nécessaires pour y arriver. Il dit
avec David : «Mon âme n'est attachée qu'à toi seul, ô mon Dieu» (Ps 62), et
avec un illustre prophète : «Je ne me suis point fatigué en te suivant,
Seigneur; et je n'ai pas recherché les jugements des hommes,ni leurs
consolations (Jer 17,16).»
2. Eh certes ! il nous serait bien honteux, si,
après avoir abandonné toutes les choses dont nous venons de parler, après
nous être dévoués, non pas à suivre un homme, mais à servir le Seigneur qui
nous a enrôlés sous ses étendards, nous nous amusions encore à chercher des
objets incapables de nous procurer le moindre soulagement dans l'extrême
nécessité où nous serons à l'heure de notre mort. Nous comporter de la
sorte, ne serait-ce pas violer le précepte de Jésus Christ qui nous défend
de regarder derrière nous ? Ne serait-ce pas nous déclarer ineptes pour le
royaume de Dieu ?
3. C'est pour nous faire éviter ce malheur, que
notre divin Sauveur, qui connaît si bien à quel point notre fragilité nous
expose à l'inconstance, et combien facilement notre pauvre coeur se
tournerait encore vers les choses de la terre, auxquelles nous avons
renoncé, si nous conversions et, que nous eussions quelque commerce avec les
personnes du monde, nous adresse ces paroles mémorables, qu'il dit au jeune
homme qui, avant de se mettre à sa suite, lui demandait la permission
d'aller ensevelir son père : «Laisse, lui répondit-Il, laisse les morts
ensevelir leurs morts.» (Mt 8,22).
4. Remarquons que souvent les démons, après que
nous avons renoncé aux choses du siècle, cherchent à nous faire croire que
ceux-là seuls, sont heureux, qui, dans le monde, sont dans le cas de faire
du bien aux indigents, et que nous sommes malheureux dans la vie religieuse,
parce que nous n'avons pas cette facilité. Or ce que les ennemis de notre
salut se proposent dans cette tentation, c'est de nous engager à rentrer
dans le siècle, ou de nous jeter dans le désespoir si nous persévérons à
vivre dans la retraite.
5. Dans la vie religieuse, on rencontre des
personnes qui par orgueil, méprisent ceux qui vivent dans le monde, et elles
s'élèvent au dessus d'eux. On en rencontre encore qui les méprisent dans le
seul dessein d'étouffer en elles-mêmes les pensées de découragement qu'elles
éprouvent, et de se fortifier dans l'espérance et la confiance en Dieu.
6. Écoutons donc avec une attention particulière
les avis que notre Seigneur donna un jour à un jeune homme qui avait assez
bien observé la loi de Dieu : «Il ne te a manque plus, lui dit-il, qu'une
seule chose, c'est de vendre ton bien, d'en donner le prix aux pauvres et de
te mettre à ma suite» (Mc 10,21), afin que, vous étant volontairement fait
pauvre, vous soyez obligé de recourir à la charité des autres.
7. Nous qui avons résolu de poursuivre notre
course avec ardeur et promptitude, soyons très attentifs à la condamnation
que le Seigneur a portée contre tous ceux qui vivent dans le monastère, et,
vivants, sont morts, quand Il dit : «laisse ceux qui sont dans le monde et
sont morts, ensevelir ceux qui sont morts corporellement.» (cf. Mt 8,22).
8. Cependant les richesses que possédait ce
jeune homme, ne furent pas un obstacle à ce qu'il reçût le baptême; c'est
pourquoi nous pensons qu'ils se sont trompés, ceux qui ont dit que c'était
pour recevoir le baptême, que le Seigneur avait ordonné à ce jeune homme de
vendre tout ce qu'il possédait : le divin Sauveur voulut par là nous faire
comprendre qu'il exigeait plus de lui pour le faire entrer dans l'état de
perfection qu'il lui proposait, que pour l'admettre à la réception du
baptême. Or une telle preuve doit nous convaincre de l'excellence de la
notre profession.
9. On pourrait ici examiner pourquoi certaines
personnes qui, tandis qu'elles étaient dans le monde, s'étaient livrées à
des veilles pénibles, à des jeûnes rigoureux, à des travaux fatigants et à
toute sorte de mortifications, étant arrivées à la vie solitaire, ont
abandonné ces pratiques de piété, parce qu'elles les ont regardées comme
fausses et mauvaises.
10. Ah ! c'est que la vie religieuse fait
reconnaître les véritables vertus, de celles qui ne sont que des vertus
hypocrites, et qu'elle montre la carrière où l'on peut courir et combattre
avec succès et des avantages réels; car j'ai été dans le cas de remarquer
que la plupart des bonnes oeuvres pratiquées par les gens du siècle sont des
plantes qu'ils arrosent avec l'eau bourbeuse et infecte de la vaine gloire,
qu'ils cultivent et qu'ils nourrissent dans l'ostentation et dans les
applaudissements et les louanges; mais que, transplantées dans la solitude
des anachorètes, inaccessibles aux regards des gens du monde, et ne trouvant
plus cette humidité mondaine ni cette eau corrompue de la vaine gloire, ces
prétendues bonnes oeuvres, ces fausses vertus ne tardaient pas à périr; car
ces plantes, nées dans une terre humide et grasse, ne peuvent pas prospérer
dans un terrain sec et aride, et privé de toutes les louanges humaines,
telles que les saintes écoles de la solitude et des déserts.
11. Celui donc qui hait l'esprit du monde, se délivre heureusement de tout
ce qui peut lui causer des peines et des chagrins; mais celui qui se laisse
conduire par cet esprit et qui conserve encore de l'affection pour les
choses de la terre, n'est sûrement pas exempt de tristesse et d'ennui. Eh!
Comment pourrait-il sans peine se voir privé des choses qu'il aime ?
12. Ah ! si nous avons besoin en toute chose de
beaucoup de prudence et de circonspection, c'est ici surtout que nous devons
être sages et discrets; car il n'est pas rare de voir un grand nombre de
personnes qui, tandis qu'agitées dans le monde par des soins et des
inquiétudes, surchargées d'affaires et d'occupations, affaiblies par des
veilles profanes, s'étaient préservées de la folie et de la contagion des
plaisirs charnels, devenir les tristes victimes de la plus honteuse des
passions, lorsqu'elles sont entrées dans le repos et dans la tranquillité de
la vie religieuse, ou dans le silence de la solitude.
13. Prenons donc garde avec un soin tout
particulier que, tout en croyant et en disant que nous marchons par la voie
étroite et difficile, nous ne marchions en effet par la voie large et
spacieuse. Or les marques par lesquelles nous connaîtrons que nous sommes
dans le chemin qui conduit au ciel, sont la mortification dans le manger,
les veilles, la privation même de l'eau pour boire, et du pain pour manger,
l'amour des humiliations, la patience dans les injures, les railleries et
les outrages, le renoncement à sa propre volonté, la douceur dans les
reproches et les affronts, le silence de la bouche et du coeur dans les
mépris qu'on fait de nous, la parfaite tranquillité au milieu des
traitements les plus mauvais, le courage constant à supporter, avec bonté
ceux qui nous font des choses injustes, qui nous noircissent par la
médisance, qui nous couvrent d'ignominies, et nous condamnent injustement.
Heureux ceux qui, étant entrés dans la vie religieuse, suivent cette voie !
Car «le royaume des cieux leur appartient.» (Mt 5,9-12).
14. Nulle sera reçu dans la salle nuptiale du
paradis pour y recevoir la couronne de l'immortalité, s'il n'a pas fait les
trois renoncements que je vais dire; premièrement, s'il n'a pas dit adieu à
toute chose, à ses parents, à ses amis et à tout le monde; secondement, s'il
n'a pas renoncé à sa propre volonté; troisièmement, s'il n'a pas immolé la
vaine gloire qu'on a coutume de rechercher même dans le devoir de
l'obéissance.
15. C'est pour cette fin que le Seigneur nous
fait dire par son prophète : «Sortez du milieu d'eux, tenez-vous en séparés,
et ne vous souillez point dans les impuretés du monde.» (2 Cor 6,17).
Trouvera-t-on jamais parmi les mondains quelqu'un qui ait fait des choses
dignes d'être admirées, qui ait rendu la vie à des morts, qui ait chassé les
démons ? Ah ! Vous le chercheriez en vain. Ces merveilles sont ordinairement
des récompenses que Dieu accorde à ceux qui sont tout entiers à son service;
les mondains n'en sont pas susceptibles, et s'ils pouvaient y prétendre, à
quoi servirait-il de se retirer du monde, et de se consacrer aux travaux
pénibles d'une vie religieuse ?
16. Si, lorsque nous avons quitté le monde, les
démons nous troublent et nous tentent par le souvenir douloureux et tendre
de nos pères et mères, de nos frères et soeurs, sachons recourir promptement
aux saintes armes de la prière, à la pensée des flammes éternelles, afin que
le souvenir de ces flammes effrayantes éteigne en nous les feux par lesquels
les démons voudraient réduire en cendres nos généreuses résolutions.
17. Remarquons ici qu'il est dans une funeste
illusion, celui qui croit être détaché de tout, avoir renoncé à tout, et qui
cependant éprouve un sentiment de tristesse, en ne possédant pas ce qu'il
désire.
18. Les personnes qui, dans leur jeunesse, ont
eu le malheur de se laisser aller à l'amour et à la jouissance des plaisirs
sensuels, et qui néanmoins dans la suite forment le dessein et prennent la
résolution d'entrer dans une communauté religieuse, doivent s'exercer avec
le plus grand soin dans les règles austères de la sobriété et de la
tempérance, se donner entièrement aux exercices sacrés de la prière, refuser
sévèrement à leurs corps tout plaisir et tout ce qui pourrait leur procurer
des jouissances et de la joie, et s'abstenir de toute sorte de dérèglements
et de sensualités, dans la crainte que leur dernier état ne devint plus
mauvais que le premier (cf. Mt 12,45). Car la religion est un port où l'on
trouve le salut; mais on peut aussi y trouver le naufrage, et ceux qui
voyagent sur cette mer spirituelle, peuvent attester cette vérité. Ah ! Que
c'est un déchirant spectacle de voir des gens qui, après avoir traversé la
mer orageuse du monde, viennent misérablement faire naufrage et périr dans
le port. Voilà donc le second degré; si vous y montez, que votre fuite vous
fasse imiter Loth, et non sa femme.
TROISIÈME DEGRÉ
De la Fuite du Monde.
1. La retraite, ou la fuite du monde, est un
renoncement éternel à tout ce qui peut s'opposer aux desseins de piété que
nous avons formés; c'est un heureux changement de moeurs et de conduite, une
sagesse inconnue, une prudence qui fuit avec horreur les regards des hommes,
une vie cachée, une fin et un but intérieur et secret, une méditation douce
et tranquille, un empressement pour le mépris et les humiliations, un désir
ardent pour les austérités et les souffrances, un solide fondement
d'affection et d'amour pour Dieu, une source féconde de charité, un
renoncement parfait à la vaine gloire, et un profond silence.
2. Abandonner et quitter leurs proches et ce
qu'ils possèdent dans le monde, voilà le projet qui agite le plus souvent et
avec le plus de violence ceux qui, dès le commencement de leur conversion,
s'attachent fortement à Dieu, et sont comme embrasés d'un feu tout céleste.
Or, ce qui les porte à ce pieux dessein, ces nouveaux amants d'une beauté si
noble et si excellente, c'est le désir qu'ils ont de se dévouer à toute
sorte d'humiliations et à toute sorte de peines et de souffrances. Mais plus
cette résolution est généreuse et louable, plus ils ont besoin de prudence
et de discernement pour l'accomplir; car je suis loin de donner mon
approbation à toute retraite qui se ferait avec le plus grand courage.
3. En effet, si notre divin Sauveur nous assure
que «personne n'est bon prophète dans son propre pays» (Jn 4,44) c'est pour
nous avertir de prendre garde qu'en renonçant à notre patrie, nous ne le
fassions que pour la trouver réellement dans la vaine gloire que nous nous
proposerions dans la fuite du monde; car la fuite du monde n'est rien
d'autre qu'une séparation franche et véritable de toutes les choses de la
terre, de manière que notre âme soit invariablement unie à Dieu et ne s'en
sépare jamais. Elle doit essentiellement produire et soutenir en nous la
douleur et le repentir de nos fautes. Il s'est donc séparé du siècle, celui
qui a renoncé à toute affection charnelle pour les siens, et pour les choses
qui sont étrangères à son, nouvel état.
4. Ô vous qui pensez à sortir du monde, je vous
prie de ne pas attendre, pour le faire, que vos amis aient pu se débarrasser
de leurs affaires : craignez que la mort ne vous surprenne, avant que vous
ayez accompli votre pieux dessein. Hélas ! Il y en a eu un grand nombre qui
se sont trompés. Ils voulaient sauver des personnes paresseuses et
négligentes; mais en les attendant, le feu de l'amour divin qui les
embrasait s'est éteint peu à peu dans leurs coeurs, et ils ont misérablement
péri avec ceux qu'ils prétendaient sauver. Or, puisque vous sentez en vous
les ardeurs célestes de l'amour divin, et que vous ne savez pas quand elles
pourraient disparaître de vous, et vous laisser dans les ténèbres, marchez
et courez donc où Dieu vous appelle, rappelez-vous que l'Apôtre nous avertit
que nous ne sommes pas tous chargés du salut de nos frères : «Ô mes frères,
nous dit-il, chacun de nous rendra compte à Dieu pour soi-même (Rom 14,12)»;
et il ajoute ailleurs : «Quoi ? Vous voulez donner des leçons aux autres, et
vous ne vous instruisez pas vous-même ?» (Rom 2,21) Or n'est-ce pas comme
s'il disait, «pour ce qui regarde les autres, je n'en sais rien; mais pour
ce qui regarde chacun de nous en particulier, je sais très bien que nous
sommes obligés de nous connaître et de nous sauver.»
5. Ô vous qui entreprenez le voyage qui doit
vous faire sortir du monde, veillez sur vous avec le plus grand soin; car le
démon cherchera à vous rendre inconstant et sensuel, et votre retraite même
lui en fournira les moyens et les occasions.
6. Il est du plus grand mérite devant Dieu de
s'être dépouillé de toute affection pour les choses de la terre; et c'est la
fuite du monde qui nous met dans cet heureux état.
7. C'est pourquoi celui qui, pour l'amour du
Seigneur, a quitté le monde, ne doit plus être animé que du désir de plaire
à ce divin Sauveur : autrement il suivrait encore aveuglément les affections
et les passions de son coeur.
8. Vous donc qui avez dit adieu au monde, cessez
de vous mêler en rien des affaires du monde; car remarquez bien que les
désirs qu'on a étouffés dans le coeur cherchent à s'y rétablir.
9. Ce fut par la force, et malgré elle qu'Ève fut chassée du paradis
terrestre; mais c'est par un acte de sa propre volonté, qu'un moine quitte
son pays pour s'enfermer dans un lieu à l'écart. Ève, si elle fût encore
demeurée dans le jardin délicieux où elle avait été placée, n'aurait pas
manqué de vouloir manger du fruit qui l'avait portée à une première
désobéissance; et le moine, en restant dans le monde, n'aurait pas trouvé
peu de dangers de se perdre au milieu de ses parents et de ses amis.
10. Évitez les occasions de faire des chutes et
des péchés, avec au moins autant de soin que vous éviteriez une peine et un
supplice graves qu'on voudrait vous infliger. Les fruits qu'on ne voit pas,
n'exposent pas à la tentation et au désir d'en manger, comme ceux que l'on
voit.
11. Connaissez bien les ruses et les artifices
qu'emploient, pour vous faire tomber, les esprits ténébreux de l'enfer : ils
cherchent à nous faire croire que nous ne devons pas nous retirer des
embarras du siècle ni du milieu de nos frères, parce qu'en le faisant, nous
perdons une grande récompense et une grande gloire car, par exemple, nous
disent-ils intérieurement, «quel mérite n'aura pas une personne qui
triomphera d'elle-même, en réprimant les feux impurs, lorsqu'elle verra
quelque beauté terrestre ?» Ah ! Dans des circonstances pareilles
gardons-nous bien de les écouter; faisons le contraire de ce qu'ils nous
suggèrent.
12. Si donc, après avoir abandonné nos proches
et notre famille, après avoir passé quelques années et même un grand nombre
d'années dans la vie monastique, après avoir fait des progrès dans la piété
et dans la pratique de la vertu, après avoir amèrement pleuré et réparé le
temps de notre vie que nous avons passé dans le péché et dans le
contentement de nos passions, après avoir heureusement reçu le don de
continence et de chasteté, il nous vient dans l'esprit des pensées vaines et
frivoles, comme de retourner dans notre patrie, sous le spécieux prétexte
d'édifier par notre vie nouvelle et vertueuse ceux que nous avions
scandalisés par notre vie licencieuse et déréglée, et, par notre éloquence,
notre savoir et nos talents, d'être pour les peuples leurs sauveurs, leurs
lumières, leurs docteurs et leurs conducteurs. Ah ! Soyons bien convaincus
que ce n'est là qu'un piège que nous tendent les démons. Ils veulent nous
faire perdre dans la haute mer le trésor que nous avons heureusement acquis
loin des tempêtes et dans le port.
13. Dans cette occasion, c'est Loth, et non pas
sa femme, que nous devons imiter; car quiconque retournera dans le lieu
qu'il a quitté, et aux choses qu'il a abandonnées, deviendra comme un sel
affadi, et méritera de demeurer immobile comme la femme de Loth, qui fut
changée en une statue de sel.
14. Fuyez loin de l'Égypte, et ne conservez même
pas la pensée d'y retourner; car ils ont perdu la paix et la tranquillité de
la Jérusalem céleste, ceux qui sont retournés en Égypte dans leurs pensées
et dans leurs désirs.
15. Cependant il est arrivé quelquefois que des
personnes qui avaient quitté le monde pour conserver leur influence, après
s'être solidement fortifiées dans la vertu, et après avoir saintement
purifié leurs consciences, sont rentrées dans le monde et y ont produit de
très grands biens, en contribuant puissamment au salut des autres, sans
négliger jamais le leur. Ce fut ainsi que Moïse, après avoir dans le désert
contemplé la face de Dieu, reçut l'ordre de retourner en Égypte pour y
sauver ceux de sa nation; ce qu'il fit au milieu des dangers les plus
nombreux et les plus éminents, et des ténèbres les plus profondes.
16. Il vaut infiniment mieux déplaire à nos
parents que déplaire à Dieu; car il est le Maître souverain de nos proches,
et c'est Lui qui nous a créés et rachetés. Au reste, il n'est pas rare que
les parents perdent leurs enfants tout en les aimant, et les précipitent
dans les supplices éternels.
17. Nous disons que celui-là s'est vraiment séparé du monde, qui ne parle
plus le langage du monde et ne comprend plus le sien.
18. Lorsque nous quittons le monde pour embrasser la vie solitaire, ce n'est
pas à cause de la haine que nous portons à nos proches, ni à cause de
l'aversion que nous avons pour notre patrie : un crime aussi horrible est
bien loin de nous; mais c'est uniquement pour éviter de nous perdre
éternellement.
19. En cela, comme en toute chose, c'est le
Seigneur que nous écoutons, et dont nous suivons les traces; car nous savons
qu'il a Lui-même plusieurs fois abandonné ses parents selon la chair. En
effet quelqu'un l'ayant un jour averti que sa mère et ses frères Le
cherchaient, ce divin Maître, pour nous faire voir qu'il est des occasions
où nous devons fuir saintement nos parents, lui fit cette admirable réponse
: «Ma mère et mes frères sont ceux qui accomplissent la Volonté de mon Père
qui est dans les cieux (Mt 12,49).
20. Reconnaissez vraiment pour père celui qui
peut et qui veut vous décharger du poids énorme de vos péchés; et pour mère,
la componction du coeur, capable de vous purifier de vos souillures; pour
frères, ceux qui peuvent vous aider à obtenir les dons célestes, et
travailler et combattre avec vous; pour épouse, qui vous soit
indissolublement unie, la pensée constante de la mort; pour enfants
uniquement chéris, les gémissements du coeur; pour esclaves, vos sens et
votre chair; et pour amis, les légions célestes, lesquelles vous rendront
d'autant plus de service à l'heure de votre mort, que pendant votre vie vous
aurez plus pris de soin d'être et de vous conserver dans leur amitié. Telle
est la sainte parenté de ceux qui cherchent sincèrement le Seigneur (cf. Ps
23,6).
21. Que le désir du ciel fait facilement et
promptement disparaître les affections charnelles qu'on avait pour ses
proches ! Il est donc grossièrement dans l'erreur celui qui s'imagine
pouvoir en même temps aimer ses parents selon la chair et aimer le ciel
selon Dieu, puisque notre divin Sauveur lui fait entendre cette sentence qui
le condamne : «Personne ne peut servir deux maîtres.» (Mt 6,24).
22. Ailleurs il nous déclare positivement, qu'il
n'est pas venu sur la «terre pour apporter la paix, mais la guerre et le
glaive» (Mt 10,34), c'est-à-dire, qu'Il n'est pas venu apporter aux parents
et aux frères un amour charnel pour leurs enfants et leurs frères qui
voudraient se consacrer à son service, mais qu'Il est venu séparer ceux qui
aiment et servent Dieu, d'avec ceux qui aiment et qui servent le monde; ceux
qui sont attachés à la terre, de ceux qui fixent leurs affections dans les
cieux; ceux qui recherchent l'orgueil, de ceux qui ne se plaisent que dans
l'humilité : car Il aime cette division et cette séparation spirituelles.
23. Prenez garde, oui, je le répète, prenez
garde que l'affection que vous auriez pour vos proches et pour les choses de
la terre, ne vous fasse faire un triste naufrage au milieu des eaux de
péchés dont le monde est inondé. Et si vous ne voulez pas pleurer
éternellement, ne soyez pas sensibles aux larmes de vos parents et de vos
amis.
24. Si donc, pour vous arrêter dans votre pieux
dessein, ils vous entourent, comme des mouches à miel, ou plutôt comme des
guêpes, et que, pour vous en détourner, ils vous fassent entendre des
lamentations déchirantes, portez promptement votre esprit sur le souvenir de
la mort et sur les dangers terribles auxquels vous êtes exposé, et sans
détourner votre attention de ces deux objets, triompher de la peine que vous
font vos proches, par la peine que vous vous ferez à vous-même, en vous
exposant au malheur éternel, comme on chasse un clou par un autre clou.
25. Ces personnes qui semblent être toutes dévouées à nos intérêts, mais qui
réellement ne nous veulent que du mal, nous promettent des montagnes d'or,
et nous assurent avec zèle qu'elles ne nous feront que des choses qui nous
seront très agréables et très utiles; mais tous ces témoignages sont
trompeurs : tout ce qu'elles se proposent par là, c'est de nous détourner du
chemin qui doit nous conduire au bonheur éternel, et de nous engager à faire
et à suivre leur propre volonté.
26. Lorsque, enfin nous quittons le monde, il
nous est important de nous retirer dans les lieux, où nous pouvons croire
que nous trouverons moins de consolations humaines, moins d'occasions de
vaine gloire, et où nous serons moins exposés à une funeste célébrité;
autrement nous ressemblerions aux oiseaux qui ne changent que d'air; notre
coeur serait le même, et nos passions auraient le même empire sur nous.
27. Il est encore d'un grand intérêt de cacher
la splendeur de votre naissance et l'éclat de votre nom, afin que votre vie
et vos actions n'annoncent autre chose que l'amour de Dieu et de votre
salut.
28. On trouverait difficilement quelqu'un qui
ait abandonné sa patrie et ses proches avec une générosité et une perfection
semblables à celles du saint patriarche Abraham. À peine eut-il entendu ces
paroles de Dieu : «Sors de ton pays, de ta parenté et du sein de ta famille»
(Gen 12,1), qu'il se mit en chemin sans hésiter, quoique ce fût pour aller
au milieu des peuples barbares et dont il ignorait le langage.
29. Il en est cependant que le Seigneur a
couverts de gloire, pour avoir imité ce grand personnage, en quittant
généreusement tout ce qu'ils possédaient en ce monde. Néanmoins je crois que
cette gloire, quoiqu'elle vienne de Dieu, doit être évitée, et qu'il ne faut
se la proposer que dans un esprit d'humilité.
30. Quand les démons, ou même les hommes, nous
donnent des louanges sur notre retraite comme d'une action forte et
généreuse, c'est afin de nous en faire concevoir un sentiment d'orgueil.
Chassons promptement cette tentation, en pensant que pour l'amour de nous et
à cause de notre salut, le Fils de Dieu a bien daigné quitter les splendeurs
éternelles de sa Gloire et venir habiter humblement sur la terre; et nous
connaîtrons que, quand nous vivrions une éternité, nous ne serions pas
capables de rien faire de semblable pour Lui témoigner notre reconnaissance.
31. L'affection que nous conserverions
intérieurement pour nos proches, et même pour des étrangers, pourrait nous
devenir très funeste; elle nous engagerait peu à peu à rentrer dans le
monde, ou du moins serait très propre à éteindre dans nous la ferveur de la
piété et de notre componction.
32. Comme il est impossible que d'un oeil nous
regardions le ciel, et que nous fixions l'autre en même temps sur la terre,
de même il est impossible que celui qui ne se retirant pas du milieu de ses
proches et de toutes les personnes qui lui sont chères selon la chair, par
une séparation parfaite et d'esprit et de corps, ne s'expose pas au danger
évident d'une perte éternelle.
33. Sachons donc que ce ne sera qu'avec beaucoup
de peines et de travaux, que nous viendrons à bout de réformer nos moeurs et
notre conduite, et qu'il peut fort bien arriver que ce que nous n'aurions
acquis qu'avec un travail long et pénible, nous le perdions dans un seul
instant; car les discours vains et profanes, et surtout les mauvais, ont
bien vite corrompu les bonnes moeurs (cf. 1 Cor 15,33).
34. Celui donc qui, ayant renoncé à tout, ne
laisse pas de suivre les usages des gens du monde et de les fréquenter,
tombera dans les mêmes pièges qu'eux, souillera son coeur par la pensée des
choses profanes; ou s'il ne charge pas sa conscience par des pensées
mondaines, il la chargera par les jugements téméraires qu'il fera sur ceux
qu'il croira être souillés de ces mauvaises pensées. C'est ainsi que, d'un
côté ou d'un autre, il ne se préservera pas de pécher avec les séculiers.
Des songes qui ont
coutume de troubler le sommeil à ceux qui ont quitté le monde.
35. Ce serait en vain que je voudrais cacher
combien j'ai l'esprit peu subtil et pénétrant, et combien mes connaissances
sont bornées et mon ignorance profonde. Comme le palais de la bouche juge du
genre et de la nature des mets, que les oreilles délicates des auditeurs
jugent de la beauté des pensées de l'orateur, et que l'éclat du soleil fait
connaître la faiblesse des yeux, de même mes paroles font bien voir mon peu
de capacité; mais souvent l'amour nous porte à entreprendre des choses
réellement au dessus de nos forces. Je pense donc, sans oser l'assurer,
qu'après avoir parlé, ou plutôt en parlant de la fuite du monde, il convient
de dire quelque chose des songes, afin que nous sachions que les démons s'en
servent comme d'un piège pour perdre les âmes.
36. Je dis que le songe n'est autre chose qu'un
mouvement et une agitation de l'esprit, pendant que les sens du corps sont
assoupis.
37. Une vision imaginaire est une illusion par
laquelle l'imagination seule, et sans pouvoir en juger, croit apercevoir
certains objets, dans le temps même du réveil : c'est donc une
représentation de choses qui n'ont ni être ni existence.
38. La raison qui nous engage à parler des
songes, après avoir dit quelque chose de la fuite du siècle, doit paraître
évidente. En effet, lorsque, pour l'amour du Seigneur, nous avons renoncé à
nos biens et à nos proches, et que, dans l'exil volontaire, nous nous sommes
consacrés et comme vendus à son service et à l'amour des biens célestes, les
démons, jaloux de notre bonheur, tâchent de répandre le trouble et
l'inquiétude dans nos âmes, par le moyen des songes. C'est ainsi qu'ils nous
représentent nos proches, tantôt dans les pleurs, tantôt étendus sur un lit
de mort, tantôt plongés dans le chagrin à cause de nous, et tantôt
tourmentés par quelque malheur; mais celui qui croit aux songes, comme à
quelque chose de réel, ressemble très bien à une personne qui courrait après
son ombre, et qui ferait des efforts pour la saisir.
39. Remarquons ici que les démons, pour nous
vendre quelque peu de fumée de vaine gloire, se rendent en quelque sorte
prophètes en nous : ils nous annoncent dans des songes, des choses futures
qu'ils ont devinées par la subtilité de leurs conjectures; et, en voyant
arriver ce que nous avons vu dans nos rêves, nous en sommes frappés de
surprise et d'étonnement. C'est ainsi qu'ils nous portent à l'orgueil, en
nous inspirant que Dieu nous fait connaître les choses futures.
40. Il faut avouer ici que pour ceux qui croient
au démon, cet esprit de malice leur a révélé des choses qui sont ensuite
arrivées; mais qu'il n'a jamais été qu'un menteur pour ceux qui méprisent
les songes qu'il leur donne : car étant un pur esprit, il peut plus
facilement connaître les choses qui ont lieu dans l'univers. Ainsi, par
exemple, sachant qu'une personne est près de mourir, il peut dans des songes
annoncer cette mort à ceux qui se prêtent à ses insinuations.
41. Quant aux choses futures, il n'en sait rien
: sa prescience ne va pas jusque là. Au reste des médecins habiles et
expérimentés pourraient également en faire autant sur la mort de certains
malades.
42. Sachons que ces esprits de ténèbres se
changent souvent en anges de lumières, et nous apparaissent en songe sous la
figure de quelques martyrs, afin qu'à notre réveil, ils nous fassent goûter
une joie funeste, et nous inspirent une orgueilleuse opinion de nous-mêmes.
43. Voici la marque à laquelle vous pourrez
reconnaître la fraude et les artifices des démons, d'avec les soins que nos
anges prennent de nous. Ces derniers ne nous font jamais voir dans les
songes, dont ils sont les auteurs, que les supplices éternels, le jugement
dernier, la séparation effrayante des méchants d'avec les gens de bien, et
nous inspirent à notre réveil une crainte et une tristesse salutaires.
44. Si nous croyons les choses que les démons
nous inspirent pendant le sommeil, ils se joueront de nous, même pendant
notre réveil. Ainsi nous devons avouer qu'il manque de lumière et de
discernement, celui qui croit aux songes, et qu'il est prudent et sage celui
qui n'y ajoute aucune foi.
45. Ne respectez que ceux qui vous représentent
les peines éternelles et les jugements de Dieu. Si, par contre, ces songes
vous portaient au désespoir, soyez encore convaincus qu'ils sont l'ouvrage
des démons.
Ce troisième degré termine le symbole de la très sainte Trinité; et si vous
avez le bonheur d'y monter, ne regardez ni à droite ni à gauche.
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