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LIVRE 8 DE L'ESPRIT DE COLÈRE CHAPITRE 1 Que le quatrième combat est contre le vice de la colère, et des grands maux qu'engendre cette passion. La tâche du quatrième combat est de bannir à fond des replis de l'âme le poison mortel de la colère. Tant qu'elle réside en notre cœur, et aveugle de ses fatales ténèbres notre mil intérieur, nul moyen d'acquérir le jugement de la droite discrétion, de jouir de la pure et belle contemplation on de la maturité du conseil, de participer à la vie ou de conserver la justice; impossible même de communier à la vraie et spirituelle lumière, car il est dit: «Mon œil a été troublé par la colère;» (Ps 30,10) d'avoir part à la sagesse, quand bien même l'opinion serait unanime à nous proclamer sages, «parce que la colère repose dans le sein des insensés'» (Ec 7,10) d'obtenir la vie de l'immortalité, encore qu'au jugement des hommes nous paraissions prudents, car «la colère perd même les prudents»; (Pro 15,1) de tenir en main le gouvernail de la justice par un discernement perspicace, quelque parfaits et saints que chacun nous estime, parce que «la colère de l'homme n'opère pas la justice de Dieu»; (Jac 1,20) de garder l'honnête gravité, familière même aux gens du monde, quoique le privilège de la naissance nous fasse compter pour nobles et distingués, parce que «l'homme coléreux n'est pas honorable»; (Pro 11,25) d'obtenir la maturité du conseil, quelque apparence que nous ayons de gravité et de science, parce que «l'homme coléreux agit sans conseil»; (Ibid., 14,17) ni de demeurer tranquilles à l'abri des emportements funestes de la passion, ni d'être exempts de péché, lors même que les autres ne nous donneraient aucun sujet de trouble, car «l'homme coléreux enfante des querelles et le violent fait surgir de terre le péché». (Ibid., 29,22). CHAPITRE 2 De ceux qui prétendent que la colère n'est pas mauvaise, si nous nous fâchons contre ceux qui manquent en quelque chose, parce qu'il est dit de Dieu lui-même qu'il s'irrite.
Nous en
avons entendu plusieurs qui tentaient d'excuser cette pernicieuse maladie de
l'âme; et, dans le désir de la dissimuler, ils se livraient à une interprétation
plus détestable encore des Écritures. Il n'est pas mal, disait-ils, de se fâcher
contre les frères qui commettent quelque faute : il est bien dit que Dieu entre
en fureur et en colère contre ceux qui ne veulent pas le connaître, ou qui, le
connaissant, le méprisent. Tel ce passage : Le Seigneur s'enflamma de colère
contre son peuple;( Ps 105,40) telle aussi la prière du prophète : «Seigneur, ne
me reprenez pas dans votre Fureur, et dans votre Colère ne me châtiez pas.» (Ps
6,2). CHAPITRE 13 Comment nous désignons les choses divines selon notre manière de parler humaine.
Si,
lorsqu'il est ainsi parlé de Dieu, il faut entendre ces paroles à la lettre,
devra-t-on croire aussi qu'il dorme, parce qu'il est dit : CHAPITRE 4 Comment il faut interpréter les endroits de l'Écriture qui prêtent au Dieu immuable et incorporel les passions et les membres de l'homme.
De même donc
que ces expressions ne peuvent, sans un sacrilège abominable, s'entendre à la
lettre de Celui que l'autorité des saintes Écritures nous déclare invisible,
ineffable, incompréhensible, inestimable, simple et sans composition; de même y
aurait-il un blasphème énorme, à mettre dans cette Nature immuable le trouble de
la fureur et de la colère. CHAPITRE 5 Combien le moine doit être paisible.
Le moine qui
tend à la perfection, et désire combattre selon, les règles le combat spirituel,
doit rester étranger à tout vice de colère et de fureur. Qu'il écoute le
précepte que lui fait l'Apôtre, le vase d'élection : «Que toute colère, tout
emportement, clameur et médisance soient bannis du milieu de vous, ainsi que
toute malice !» (Eph 4,31). En disant : «Que toute colère soit bannie du milieu
de vous !» il n'en excepte aucune, comme nécessaire et utile. CHAPITRE 6 Des mouvements justes et injustes de la colère. Quelle que soit la cause de l'effervescence de la colère, elle aveugle les yeux du cœur : maladie terrible qui oppose comme une poutre fatale à l'éclair du regard, et ne permet plus de contempler le soleil de justice. Que l'on applique sur les yeux des plaques d'or, de plomb ou de quelque autre matière, le résultat est le même; le prix du métal ne fait pas de différence dans la cécité. CHAPITRE 7 Où la colère nous est nécessaire. Nous avons toutefois la faculté de nous servir avantageusement de la colère; et, dans ce cas seulement, il nous est utile de lui donner accueil. C'est lorsque nous frémissons d'indignation contre les mouvements libertins de notre cœur, et que nous éprouvons un sentiment d'indignation et de révolte, de voir remuer dans les replis cachés de notre âme, des choses que nous rougirions de faire ou de dire à la vue des hommes : tremblants d'effroi en la présence des anges et de Dieu Lui-même, qui pénètre tout et partout, sous ce regard auquel ne sauraient échapper les secrets de notre conscience. CHAPITRE 8 Le bienheureux David nous donne plusieurs fois l'exemple d'une colère salutaire.
Il en va de
même, lorsque nous nous élevons contre la colère même qui s'est glissée en nous
à l'égard d'un frère, et que, saintement irrités, nous en bannissons les
instigations meurtrières, sans lui laisser le moindre repaire au sanctuaire de
notre âme. CHAPITRE 9 De la colère qu'il faut concevoir contre nous-mêmes.
Il nous est
donc ordonné de nous irriter, mais d'une colère bienfaisante, mais contre
nous-mêmes et contre les suggestions perverses qui s'élèvent en nous; et, en
même temps, de ne pas pécher, en conduisant ces dernières jusqu'à l'effet
coupable. CHAPITRE 10 De quel soleil il est dit qu'il ne doit pas se coucher sur notre colère.
C'est de ce
soleil que évidemment Dieu fait mémoire par le ministère du prophète, lorsqu’Il
dit : «Pour vous qui craignez mon Nom, se lèvera un soleil de justice, et vous
trouverez la guérison sous ses ailes.» (Mal 4,2). Il est dit encore, dans un
autre endroit, qu'Il se couche au milieu du jour pour les pécheurs, les faux
prophètes et ceux qui s'irritent : «Le soleil, déclare le prophète, se couchera
pour eux en plein midi.» (Am 8,9). CHAPITRE 11 Des colères auxquelles le coucher même du soleil ne met point de terme. Que dire maintenant — en vérité, je n'en puis parler sans confusion — de ceux qui se montrent implacables, au point que le soleil même, en se couchant, ne met pas fin à leur colère ? Mais ils la font durer de longs jours, et gardent rancune au fond de leur cœur à ceux contre qui ils se sont émus. Leur bouche, il est vrai, nie qu'ils soient fâchés, mais leur conduite prouve une animosité violente. Ils n'abordent plus leurs frères avec les formes convenables; ils ne leur parlent plus avec l'affabilité ordinaire. Cependant, ils pensent ne point pécher, parce qu'ils ne cherchent pas à se venger Mais, c'est qu'ils n'osent ou ne peuvent manifester ni exercer leur esprit de vengeance. Retournant alors contre eux-mêmes le virus de la colère, ils la mûrissent dans leur cœur sans dire mot, et la dévorent silencieusement en soi-même. Au lieu de bannir l'amertume de la tristesse par un acte de courage, ils laissent aux jours qui s'écoulent le soin de la digérer, et, tant mal que bien, ils finissent, avec le temps, par l'apaiser. CHAPITRE 12 La tristesse ou la colère atteint son but, lorsqu'elle s'assouvit dans la mesure de son pouvoir.
Comme si la
vengeance ne consistait pas à obéir dans la mesure de son pouvoir aux
instigations de la colère, et que, ce faisant, l'on ne donnât pas satisfaction à
sa fureur ou à sa tristesse ! Or, tel est évidemment le cas de ceux qui
contiennent leur émotion, non par désir de la tranquillité d'âme, mais par
impuissance de se venger. Ils ne peuvent rien de plus contre ceux qui les ont
fâchés, que de ne plus leur parler avec l'affabilité accoutumée. CHAPITRE 13 On n'a pas le droit de rester, même un instant, sur sa colère.
Comment le
Seigneur souffrira-t-Il que nous gardions un seul moment la colère, Lui qui ne
consent pas que nous offrions les sacrifices spirituels de nos prières, si nous
savons qu'un autre a quelque rancœur contre nous ? Il dit, en effet : «Si,
lorsque vous présentez votre offrande à l'autel, il vous souvient que votre
frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et
allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez présenter votre
offrande.» (Mt 5,23-24). Comment nous sera-t-il permis de conserver de l'humeur
contre un frère, je ne dis pas plusieurs jours durant, mais seulement jusqu'au
coucher du soleil, si la faculté même nous est refusée d'offrir à Dieu nos
prières, lorsqu'il a, Lui, quelque chose contre nous ? Et l'Apôtre ne nous
fait-il pas ce commandement : «Priez sans relâche»; (1 Th 5,17) «En tout lieu,
levez au ciel des mains pures, sans colère ni contestation» ? (1 Tim 2,8). CHAPITRE 14 De la réconciliation fraternelle.
Maintes fois
il arrive qu'après avoir blessé et contristé nos frères, nous n'en faisons nul
cas; ou du moins, nous prétendons que ce n’est pas notre faute s'ils se sont
offensés, et nous affectons une superbe indifférence. Mais le Seigneur, qui est
le médecin des âmes et voit les sentiments cachés, a voulu arracher de notre
cœur jusqu'aux dernières racines de la colère. Et voilà pourquoi il ne nous
prescrit pas seulement de pardonner, et de nous réconcilier avec nos frères,
lorsque c'est nous qui avons été offensés, sans garder le moindre souvenir de
leurs injures et mauvais procédés; mais, si nous apprenons qu'ils ont quelque
chose contre nous, à tort ou à raison, Il commande encore que nous laissons là
notre présent, c'est-à-dire que nous si arrêtions notre prière, et que nous
courions d’abord les apaiser: notre frère guéri, nous offrirons le sacrifice
sans tâche de nos oraisons. CHAPITRE 15 La Loi ancienne elle-même proscrit la colère, non seulement dans les actes, mais jusque dans la pensée.
Mais
pourquoi s'attarder davantage aux préceptes de l'évangile et de l'Apôtre,
lorsque la Loi ancienne elle-même, dont l'idéal était moins élevé, présente les
mêmes défenses : «Tu ne haïras point ton frère dans ton cœur»; (Lev 19,17) «Tu
ne te souviendras pas des injures de tes concitoyens»; (Ibid., 18) «Les sentiers
de ceux qui gardent la mémoire du mal qu'on leur a fait, conduisent à la mort.»
(Pro 12,28). CHAPITRE 16 Rien ne sert de se retirer au désert, si l'on ne se retire de ses défauts.
Nous nous
laissons vaincre à la superbe et à l'impatience; et cependant, nous ne vouIons
pas amender notre conduite irrégulière et désordonnée. Alors, nous nous prenons
à gémir, parfois, et à soupirer tout haut après la solitude. Là, personne ne
nous exciterait, et nous ferions nôtre sur-le-champ la vertu de patience. CHAPITRE 17 La tranquillité de notre cœur ne doit pas dépendre du bon plaisir des autres, mais de nous. Il ne faut pas faire dépendre notre amendement ni notre paix du bon plaisir des autres, qui n'est d'aucune façon soumis à notre pouvoir; mais plutôt qu'ils soient en notre puissance. De rester étrangers à la colère, ce doit être chez nous l'effet, non de la perfection d'autrui, mais de notre vertu; et celle-ci ne s'acquiert point par la patience des autres, mais par notre propre longanimité. CHAPITRE 18 À quel dessein il faut aller au désert, et quels sont ceux qui y progressent. Ce sont les parfaits, ceux qui sont purs de tout vice, qui doivent gagner le désert. Il n'y faut entrer, qu'après avoir entièrement réduit nos défauts dans la communauté des frères, non pour chercher un refuge à sa pusillanimité, mais en vue de la divine contemplation et par le désir. d'une pénétration plus sublime, qui sont le privilège de la solitude et de la perfection. Quelques vices que nous portions au désert avant de les avoir guéris, nous sentirons qu'ils sont cachés en nous, mais non pas abolis. De même que la solitude ouvre une contemplation très pure à ceux qui ont réformé leur vie, et leur dévoile la science des mystères spirituels dans une vue sans ombre; de même elle conserve les vices de ceux qui ne se sont pas corrigés, et bien plus, elle les exagère. On se croit patient et humble, tant qu'on ne se mêle pas à la société des hommes; mais, à la première occasion de mécontentement, la nature revient au galop. Sur-le-champ, les vices, qui se tenaient cachés, se montrent. Tels on voit des chevaux indomptés, nourris dans un trop long repos, s'emporter à l'envi hors de leurs barrières avec une véhémence plus sauvage; et malheur à qui les conduit ! Dès que cesse, avec la fréquentation des hommes, l'exercice qu'elle comporte, nos vices, s'ils n'ont été éliminés, deviennent plus farouches; et l'ombre illusoire de patience que nous semblions posséder mêlés parmi les frères, par respect pour eux et par crainte de l'opinion, l'inertie de la sécurité la fait s'évanouir. CHAPITRE 19 À quoi comparer ceux qui ne sont patients, que lorsque personne ne les provoque.
Comme si
toutes les races de serpents venimeux et de bêtes sauvages ne demeuraient pas
inoffensives, tant qu'elles restent au désert, dans leurs repaires! On ne
saurait dire néanmoins qu'elles soient proprement inoffensives, du fait qu'elles
ne font de mal à personne. Ce n'est pas douceur chez elles, mais nécessité de
leur isolement. Qu'elles trouvent le moyen de nuire : aussitôt, elles répandent
le venin caché dans leur sein, ou font voir la férocité de leur naturel. CHAPITRE 20 Comment l'Évangile nous invite à retrancher la colère.
Si donc nous
sentons le désir d'obtenir le tout des récompenses divines : «Heureux les cœurs
purs, parce qu'ils verront Dieu,» (Mt 5,8) il ne faut pas seulement retrancher
la colère de nos actes, mais nous devons l'extirper radicalement de l'intime de
notre âme. Le profit serait petit, de contenir la fureur de la colère, de
manière qu'elle ne s'échappe ni en paroles ni en effets, si Dieu, à qui les
secrets des cœurs ne se dérobent point, découvrait sa Présence au fond de
nous-mêmes. CHAPITRE 21 Dans ce texte de l'Évangile : «Celui qui se met en colère contre son frère méritera d'être puni par les juges,» faut-il admettre l'addition : «sans cause» ?
Il faut
savoir d'autre part, que, dans la leçon qui se trouve en certains exemplaires :
«Celui qui se met en colère contre son frère sans cause méritera d'être puni par
les juges,» les mots «sans cause» sont de trop, et qu'ils ont été ajoutés par
ceux qui ne pensent point devoir retrancher la colère, lorsqu'elle a de justes
motifs. Mais, il n'est personne, si peu fondée que soit sa colère, qui convienne
de s'être fâché sans cause. Et il paraît bien par là que les auteurs de
l'addition n'ont pas saisi le dessein de ce texte, qui veut retrancher
absolument le foyer de la colère et ne laisser aucune occasion de s’indigner, de
peur que la permission de s'irriter lorsqu'il y a motif, ne donne prétexte de se
fâcher aussi sans cause. La fin de la patience ne consiste pas à se mettre en
colère justement, mais à ne pas se mettre en colère du tout. CHAPITRE 22 Remèdes propres à déraciner la colère de notre cœur.
Il faut donc
que l'athlète du Christ qui veut combattre dans les règles, arrache jusqu'à la
racine la passion de la colère. Voici du reste le remède parfait à cette
maladie.
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