PREMIÈRE CONFÉRENCE DE L'ABBÉ JOSEPH

DE L'AMITIÉ

CHAPITRE 1


De la première question que nous posa l'abbé Joseph.

Le bienheureux Joseph, dont je dois maintenant expliquer les enseignements et les préceptes, était l'un des trois vieillards dont j'ai fait mention dans la première conférence.
Sorti d'une illustre famille, et citoyen distingué de sa ville natale, qui s'appelle Thmuis, en Égypte, il avait appris parler fort exactement, non seulement la langue de son pays, mais encore le grec; si bien qu'en la compagnie de gens qui, comme nous, ignoraient tout à fait le copte, il pouvait s'exprimer lui-même avec beaucoup d'élégance, sans être obligé de recourir, comme les autres, à un interprète.
Ayant reconnu notre désir d'entendre ses leçons, il s'enquit tout d'abord si nous étions frères; et quand il nous eut ouï dire que nous l'étions en effet, non par la naissance, mais selon l'esprit, et que dès l'origine de notre renoncement, une inséparable société nous avait réunis, soit dans le voyage que nous avions entrepris l'un et l'autre en vue de nous former à la milice spirituelle, soit dans les saints exercices du monastère, il commença ainsi son discours.

CHAPITRE 2

Discours du vieillard sur les amitiés infidèles.


Il existe parmi les hommes bien des sortes d'amitiés et de liaisons; et fort divers sont les rapports qui les unissent.
Pour plusieurs, c'est une recommandation qui les a mis d'abord en connaissance, leur a fait nouer commerce d'amitié. Certains se sont liés d'affection à l'occasion de quelque contrat ou convention portant donné et reçu. D'autres ont conclu amitié, à cause de la ressemblance et communauté qu'ils avaient, soit dans les affaires, soit au service militaire, dans le métier ou dans la profession. Cette communauté est capable de mettre tant de douceur réciproque aux coeurs les plus farouches, que ceux-là mêmes qui, dans les forêts et les montagnes, se plaisent au brigandage et trouvent des délices à l'effusion du sang humain, se montrent pleins d'attachement et de soins les uns pour les autres.
Il est encore une autre sorte d'affection, née de l'instinct de la nature et de la loi du sang, par laquelle on préfère naturellement à tous les autres ceux de sa race, son époux ou son épouse, ses père et mère, ses frères ou ses enfants. On ne la voit pas seulement parmi les hommes, mais chez les oiseaux et tous les êtres vivants, que leur affection naturelle pousse à protéger et défendre leur nichée ou leurs petits, jusqu'à ne pas craindre de s'exposer pour eux au péril et à la mort. Les espèces mêmes de bêtes sauvages, de reptiles ou d'oiseaux que leur férocité insupportable ou leur mortel venin sépare et tient éloignés de tous les autres êtres — tels le basilic, le rhinocéros et le griffon —, bien que leur seule vue, dit-on, soit un danger pour tous, ne laissent pas de vivre constamment en paix les uns avec les autres et sans se nuire, à raison justement de leur communauté d'origine et de l'attachement qui en provient.
Mais toutes ces affections, que nous voyons être le commun partage des méchants aussi bien que des bons, des bêtes sauvages elles-mêmes et des serpents, ne peuvent non plus persévérer jusqu'à la fin. Elles sont souvent rompues et désunies par la distance, le temps, la conclusion d'un accord verbal ou le règlement d'une affaire, d'une question à intérêts. Nés des liens divers que créent le désir du gain, la passion, le sang, les relations de toutes sortes, elles se brisent aussi à la première occasion.

CHAPITRE 3

Où l'amitié indissoluble a son origine.


Parmi toutes les différentes amitiés, il ne s'en trouve qu'une sorte qui soit indissoluble : c'est celle qui a pour principe, non la faveur qu'une recommandation concilie, ni la grandeur des services ou des bienfaits reçus, ni quelque contrat, oui l'irrésistible poussée de la nature, mais la seule ressemblance de la vertu. C'est là, dis-je, l'amitié qu'aucun accident ne rompt, que la distance ou le temps ne peuvent désunir, ne peuvent effacer, bien plus, que la mort elle-même ne réussit point à briser. C'est là la vraie et indissoluble dilection, qui croît avec la perfection et la vertu des deux amis, et dont le noeud, une fois formé, n'est rompu, ni par la diversité des désirs ni par la lutte des volontés contraires.
Aussi bien, nous en avons connu beaucoup dans notre profession qui, après s'être liés, par amour pour le Christ, de la plus chaude amitié, n'ont pas su la conserver toujours sans rupture. Le principe de leur union était bon; mais ils ne firent point paraître une égale et même ardeur à tenir le propos qu'ils avaient embrassé. Leur affection fut de celle qui ne dure qu'un temps, parce qu'elle ne vivait pas d'une vertu pareille chez l'un et l'autre, mais ne se soutenait que par la patience d'un seul.
Le sort d'une telle société, quelque magnanime et infatigable que l'un se montre à la conserver, est de se rompre à la fin par la pusillanimité de l'autre. Supposez chez les forts toute la constance qu'il vous plaira ils supporteront donc les infirmités de ceux qui poursuivent avec trop de tiédeur la santé de la perfection. Mais alors, ce sont les faibles eux-mêmes qui ne se supporteront pas. Car c'est dans leur propre fond que gisent les causes de trouble qui ne leur permettront pas de demeurer tranquilles.
Ainsi voyons-nous faire à ceux qui souffrent. Ils imputent à la négligence des cuisiniers ou de leurs domestiques les répugnances de leur estomac de malades; et, quelque soin que l'on prenne de leur obéir, ils ne laissent pas de mettre au compte des gens bien portants la cause de leur émotion, sans s'apercevoir qu'elle se trouve en eux-mêmes, dans le mauvais état de leur santé.
C'est pourquoi, comme je l'ai dit, le noeud d'une amitié fidèle et indissoluble ne se forme que là où règne la parité de vertu. Car, «c'est le Seigneur qui fait habiter dans une même maison ceux qui ont un même esprit.» (Ps 132,1). La dilection ne peut persévérer sans rupture qu'entre ceux qui ont même propos, même volonté, et s'accordent également pour le oui et non.
Si vous désirez, vous aussi, garder inviolable votre amitié, hâtez-vous d'expulser vos vices et de mortifier vos volontés propres; puis, n'ayant plus qu'une même ambition, un même idéal, accomplissez vaillamment l'oracle qui comblait de délices l'âme du prophète : «Qu'il est bon, qu'il est doux pour des frères d'habiter ensemble !» (Ps 67,7). Ce qui doit s'entendre, non de ceux qui habitent en un même lieu, mais de ceux qui vivent dans un même esprit. Il ne sert de rien d'être unis dans une habitation commune, si l'on est séparé par la vie et par le but que l'on se propose; au contraire, pour ceux qui sont également fondés en vertu, la distance des lieux ne constitue pas un obstacle. Devant Dieu, c'est l'unité de conduite, et non point celle des lieux, qui fait habiter les frères dans une même demeure; et la paix ne se conservera jamais entière, où les volontés sont divergentes.

CHAPITRE 4

Question : Faut-il accomplir quelque oeuvre utile, même contre le désir de son frère ?

GERMAIN. — Quoi donc ? Si l'un veut faire une chose qu'il reconnaît avantageuse et salutaire selon Dieu, et que l'autre n'y donner point son consentement, devra-t-il exécuter son projet, même contre le désir e son frère, ou l'abandonner, afin de lui complaire ?

CHAPITRE 5

Réponse : L'amitié constante ne saurait exister qu'entre les parfaits.

JOSEPH. — C'est là justement pourquoi j'ai dit que la grâce de l'amitié ne saurait persévérer pleine et parfaite qu'entre les parfaits, chez qui se voit une égale vertu. Une même volonté, un commun idéal ne souffrent pas qu'il y ait chez eux, ou du moins très rarement, des vues différentes, ni quelque dissentiment sur ce qui touche au progrès de la vie spirituelle. S'ils se prennent à s'échauffer en de trop vives disputes, il est clair que leurs coeurs ne furent jamais unis selon la règle
que j'ai dite.
Mais on ne débute point par la perfection; il faut tout d'abord en poser le fondement. Vous-mêmes, aussi bien, ne demandez pas à savoir quelle en est la grandeur, mais le moyen d'y parvenir. Je crois donc nécessaire de vous en faire connaître brièvement les lois, et de vous découvrir un sentier où conduire vos pas, afin que vous puissiez obtenir plus facilement le bien de la patience et de la paix.

CHAPITRE 6

Par quels procédés l'amitié se conserve inviolable.

Le premier fondement de l'amitié véritable est le mépris des biens de ce monde et le dédain de tout ce que nous avons. Ce serait la dernière injustice, un outrage à tout ce qu'il y a de plus sacré, si, après avoir renoncé à la vanité du monde et de tout ce qu'il renferme, nous préférions le vil instrument qui nous reste à l'affection si précieuse de notre frère.
Il convient deuxièmement que chacun retranche ses volontés propres, de peur que, se jugeant plus sage et plus habile, il ne préfère suivre son sentiment plutôt que celui du prochain.
Le troisième procédé consiste à se persuader que tout, même ce que l'on estime vraiment utile, doit passer après le bien de la paix et de la charité.
Le quatrième est de croire que pour aucun motif, juste ni injuste, il n'est permis de se mettre en colère. En cinquième lieu, il faut tâcher d'adoucir la colère que notre frère a conçue contre nous, même sans sujet, avec autant d'empressement que nous ferions la nôtre propre : sachant que nous souffrons le même préjudice de la tristesse d'autrui, que si nous étions émus nous-mêmes, à moins que nous ne cherchons, dans la mesure du possible, à la bannir de son âme.
Le dernier procédé, qui est aussi, à n'en pas douter, la mort de tous les vices, consiste à penser chaque jour que l'on peut jusqu'au soir émigrer de ce monde. Cette persuasion ne permettra pas qu'il séjourne dans notre coeur une ombre de tristesse; mais encore elle étouffera tous les mouvements des convoitises et des vices.
Si l'on tient fermement ces principes, il est impossible de ressentir soi-même ou de causer chez les autres l'amertume de la colère et de la discorde. Viennent-ils, au contraire, à être négligés, l'ennemi de la charité versera insensiblement dans le coeur des amis le poison de la tristesse. Dispute sur dispute, la dilection, par une suite nécessaire, se refroidira peu à peu; tant qu'enfin la rupture se fasse complète entre des coeurs dès longtemps ulcérés.
Il en va d'autre sorte pour celui qui se dirige par le sentier dont nous avons parlé.
À quel propos se pourrait-il brouiller avec son ami ? En ne revendiquant rien comme sa propriété, il coupe la racine première des procès, qui naissent habituellement de petites choses et pour les objets les plus dépourvus de valeur; de toute sa force, il s'applique à observer ce que nous lisons dans les Actes des apôtres sur l'unité qui régnait parmi les fidèles : «La multitude des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme; nul ne disait sien ce qu'il possédait, mais tout était commun entre eux.» (Ac 4,32).
Comment produirait-il des semences de discorde ? Esclave, non de sa volonté propre, mais de celle de son frère, il se rend l'imitateur de son Seigneur et Créateur, qui disait, parlant au nom de l'humanité qu'Il avait assumée : «Je ne suis pas venu faire ma Volonté, mais la Volonté de Celui qui m'a envoyé.» (Jn 6,38).
Le moyen qu'il allume le brandon de la dispute ? Il s'est fait une loi, lorsqu'il s'agira de sa manière de voir et de comprendre les choses, de ne pas tant se fier à son jugement
qu'à l'appréciation de son frère; et sur la décision de cet arbitre, on le voit approuver on désapprouver ses propres idées, montrant dans l'humilité d'un coeur tout rempli de douceur une expression achevée de cette parole de l'Évangile : «Non pas comme je veux, mais comme vous voulez.» (Mt 26,39).
Se permettra-t-il la moindre chose qui puisse affliger son frère, lui qui n'estime rien plus précieux que le bien de la paix, et ne perd jamais la mémoire de cette parole du Seigneur : «C'est en cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres;» (Jn 13,35) amour que le Christ a voulu pour le troupeau de ses brebis comme un cachet spécial auquel on le reconnût en ce monde, et, si l'on peut ainsi parler, comme une empreinte qui le distinguât du reste des hommes ?
Pour quel motif pourra-t-il bien souffrir que la tristesse trouve entrée en son propre coeur ou demeure au coeur d'un autre ? C'est, à ses yeux, un principe sans appel, que la passion de la colère, pernicieuse comme elle est illicite, ne peut avoir de justes causes; et qu'il lui est autant impossible de prier, si un frère s'irrite contre lui, que si lui-même s'irritait contre son frère. Toujours il garde dans un coeur humble le souvenir de cette parole du Seigneur notre Sauveur : «Si, lors que vous présentez votre offrande à l'autel, il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez présenter votre offrande.» (Mt 5,23-24).
Rien ne vous servirait, en effet, d'affirmer que vous n'avez point, quant à vous, de colère, et de vous persuader que vous remplissez ce commandement : «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère», (Ep 4,26). «Quiconque se met en colère contre son frère méritera d'être puni par les juges,» (Mt 5,22) si vous méprisez d'un coeur superbe et dur la tristesse de votre prochain, quand votre mansuétude aurait pu l'adoucir. Vous encourez au même titre le reproche de prévarication contre le précepte du Seigneur; car Celui qui a dit que vous ne deviez pas entrer en colère contre votre prochain, a dit du même coup que vous ne deviez pas faire fi de sa tristesse. Que vous vous perdiez vous-même oui un autre, cela ne fait point de différence aux yeux de Dieu, «qui veut que tous les hommes soient sauvés.» (1 Tim 2,4). Quel que soit celui qui périt, c'est pour lui un même dommage. Pareillement, celui qui trouve tant de plaisir à l'universelle perdition, retire un même gain de votre mort éternelle ou de celle de votre frère.
Pour finir, comment garder contre son frère la plus légère impression de chagrine humeur; si l'on songe que l'on peut chaque jour, et mieux encore, à l'instant, émigrer du siècle présent ?

CHAPITRE 7

Que l'on ne doit rien préférer à l'amour, ni rien mépriser plus que la colère.

S'il ne faut rien préférer à l'amour, rien, à l'encontre, n'est à regarder comme un plus grand mal que la fureur et la colère. On doit tout sacrifier, de quelque utilité qu'il paraisse, pour éviter le trouble de cette passion; et tout embrasser, tout supporter, même ce qui passe pour adversité, afin de garder inviolable la tranquillité de la dilection et de la paix : bien convaincu qu'il n'est rien de plus pernicieux que la colère et la tristesse, rien de plus profitable que l'amour.

CHAPITRE 8

Des causes de dissension entre les spirituels.

Entre les frères charnels encore et faibles, le démon a tôt fait de semer la colère et la désunion à propos de choses viles et terrestres. Mais pour les spirituels, c'est par la diversité de sentiment qu'il fait naître chez eux la discorde. Telle est, sans aucun doute, la fréquente origine des disputes et des querelles que l'Apôtre condamne. (Cf. Gal 5,20). De celles-ci l'ennemi, envieux et méchant, prend ensuite occasion, afin de pousser à la rupture des frères qui n'avaient jusque là qu'une âme. Car elle est bien vraie, la parole du sage Salomon : «La dispute suscite la haine; mais pour tous ceux qui ne disputent point, l'amitié les protégera.» (Pro 10,12).

CHAPITRE 9

Qu'il faut retrancher, comme les autres, les causes spirituelles de discorde.

Aussi ne servirait-il de rien, pour conserver une éternelle et indivisible charité, de retrancher la premier cause de dissentiment, qui vient habituellement des choses caduques et terrestres, de mépriser tout ce qui est charnel, et de permettre indifféremment à tous les frères l'usage des objets qui nous sont le plus nécessaire; si nous n'ôtions aussi la seconde, qui surgit de la diversité des opinions, et ne prenions soin d'acquérir en tout, avec l'humilité de l'esprit, une volonté à l'unisson de celle d'autrui.

CHAPITRE 10

De la meilleure manière de chercher la vérité.

C'était du temps que ma jeunesse me conseillait de vivre avec un compagnon. Il me souvient que, très fréquemment, telle manière de voir nous était individuellement suggérée sur la morale ou les saintes Écritures, que nous paraissait la chose du monde la plus juste et la plus raisonnable.
Réunis ensuite, nous commencions d'exprimer tout haut notre sentiment. Or, après avoir soumis à l'épreuve de nos communes manières certaines affirmations, il arrivait que d'abord l'un de nous les notât comme fausses et périlleuses; puis bientôt, une commune sentence les déclarait pernicieuses et portait condamnation contre elles.
Cependant, elles semblaient éclater comme la lumière auparavant, lorsque le démon nous les inspirait; et elles auraient facilement engendré la discorde, si le commandement des anciens, gardé par nous comme un oracle de Dieu, ne nous eût prévenus contre toute dispute. Ils ont prescrit, en effet, et posé comme une sorte de loi, que ni l'un ni l'autre ne devait plus se lier à son jugement propre qu'à celui de son frère, s'il ne voulait être abusé par la fourberie du démon.

CHAPITRE 11

Il est impossible que celui qui se fie à son propre jugement ne tombe point dans les illusions du diable.

On a maintes fois éprouvé la vérité de ce que dit l'Apôtre, que «Satan lui-même se transforme en ange de lumière», (2 Cor 11,14) afin de répandre les obscures et affreuses ténèbres de l'erreur pour la vraie lumière de la science. Heureux, si ses suggestions rencontrent un coeur humble et doux, qui les soumette à l'examen d'un frère mûri par l'expérience ou d'un ancien de vertu consommée, puis les rejette ou les accueille selon qu'ils en auront jugé, après les avoir soigneusement éprouvées. Autrement, il n'est pas douteux que nous ne révérions l'ange des ténèbres comme un ange de lumière, et ne périssions de la mort la plus terrible.
Il est impossible d'éviter ce malheur, si l'on se lie à son propre sens. Mais il faut aimer et pratiquer la vraie humilité; il faut remplir, avec un coeur contrit, le voeu si pressant de l'Apôtre : «S'il st quelque consolation dans le Christ, s'il est quelque douceur et soulagement dans la charité, s'il est quelque tendresse et compassion, rendez ma joie parfaite; ayez une même pensée, un même amour, une même âme, un même sentiment; ne faites rien dans un esprit de contention ni par vaine gloire; mais tenez-vous en toute humilité pour supérieurs les uns aux autres.» (Phil 2,13). Il dit encore: «Prévenez-vous d'honneur les uns les autres.» (Rom 12,10).
Ainsi, que chacun attribue à son compagnon plus de science et de sainteté qu'à soi-même, et croie que la véritable et parfaite discrétion se rencontre au jugement de l'autre plutôt qu'au sien.

CHAPITRE 12

Pourquoi l'on ne doit pas mépriser les inférieurs dans les conférences.

Il arrive souvent, soit illusion diabolique, soit erreur humaine — car il n'est personne en ce monde qui, de par sa nature même, ne soit sujet à faillir —, que celui qui a le plus de pénétration naturelle dans l'esprit et le plus de science, se forge des idées fausses; tandis qu'avec une intelligence plus lente et une science moindre, l'autre voit plus juste et plus vrai.
Il n'appartient donc à personne, pour savant qu'il soit, de s'aller gonfler d'un vain orgueil, et de se persuader qu'il saura se passer de conférer avec son frère. Les illusions du diable n'abuseraient-elles point son jugement, il n'échappera pas aux pièges plus redoutables de l'élèvement et de la superbe.
Qui pourrait usurper une telle indépendance, sans courir à de mortels dangers ? Voyez saint Paul, en qui le Christ parlait, à ce qu'il déclare lui-même (Cf. 2 Cor 13,3). Il assure être monté à Jérusalem, uniquement en vue de communiquer aux autres apôtres, dans un examen privé, l'Évangile qu'il prêchait aux nations d'après la révélation et avec la coopération du Seigneur. Cet exemple est éloquent : la docilité aux règles que nous traçons, ne conserve pas seulement l'unanimité à la concorde; mais elle met encore à l'abri de toutes les embûches du démon, notre ennemi, et des pièges de ses illusions.

CHAPITRE 13

Que la charité n'est pas seulement une chose divine, mais Dieu Lui-même.

L'Écriture exalte merveilleusement la charité. Le bienheureux apôtre Jean va jusqu'à proclamer, non seulement qu'elle est chose de Dieu, mais qu'elle est Dieu Lui-même : «Dieu, dit-il, est amour; et quiconque demeure dans l'amour demeure en Dieu, et Dieu en lui.» (1 Jn 4,16).
Et nous-mêmes, n'apercevons-nous pas très clairement qu'elle est divine ? Car nous sentons en nous comme une réalité vivante ce que dit l'Apôtre : «L'amour de Dieu a été répandue dans nos coeurs par l'Esprit saint qui habite en nous.» (Rom 5,5). Ce qui équivaut à dire : Dieu a été répandu dans nos coeurs par l'Esprit saint qui habite en nous. Ignorants de ce que nous devons demander, c'est l'Esprit qui «prie pour nous par des gémissements ineffables; et Celui qui scrute les coeurs sait quel est le désir de l'Esprit, car il ne demande rien que selon Dieu pour les saints.» (Rom 8,26-27).

CHAPITRE 14

Des degrés de l'amour.

Il existe une charité générale qu'il est possible de rendre à chacun. C'est d'elle que le bienheureux Apôtre dit : «Durant que nous en avons le temps, pratiquons le bien envers tous, principalement envers nos frères dans la foi.» (Gal 6,10). Nous la devons à tous sans exception, tellement que le Seigneur nous fait un commandement de la témoigner même à nos ennemis : «Aimez, dit-il, vos ennemis.» (Mt 5,44).
Mais pour la charité d'affection, nous ne la rendons qu'à un très petit nombre, à ceux-là seulement qui nous sont unis par la ressemblance des moeurs ou la société des vertus.
Elle-même, au reste, offre des variétés nombreuses. Autre est l'amour filial et l'amour conjugal; autre l'amour fraternel et l'amour paternel. Et dans ces rapports d'affection se remarquent derechef beaucoup de nuances diverses.
On voit bien, par exemple, que l'amour des parents pour leurs enfants n'est pas uniforme. Le patriarche Jacob nous en fournit une preuve. Père de douze fils, il les aimait tous d'une charité vraiment paternelle. Il ressentait cependant un penchant tout particulier pour Joseph, de qui l'Écriture déclare ouvertement : «Ses frères le jalousaient, parce que son père l'aimait.» (Gen 37,4). Non que ce juste, ce vrai père ne chérît aussi grandement ses autres enfants; mais il avait plus de douceur et de complaisance à se reposer dans son affection pour celui-ci, comme portant dans sa personne la figure du Seigneur.
Nous lisons que Jean l'évangéliste fut l'objet d'une semblable préférence : rien de plus clair que les paroles qui le désignent comme «le disciple que Jésus aimait.» (Jn 13,23). Certes, le Seigneur enveloppait également les onze autres, qu'il avait choisis aussi bien que lui, d'une véritable prédilection. Il l'atteste Lui-même dans l'Évangile,lorsqu'Il dit : «Comme Je vous ai aimés, aimez-vous les uns les autres.» (Jn 13,34). Et c'est d'eux encore qu'il est écrit dans un autre endroit : «Aimant les siens qui étaient dans le monde, Il les aima jusqu'à la fin.» (Jn 13,1). Ainsi, la particulière dilection qu'il montra pour le seul saint Jean, ne signifie point que sa charité fût tiède à l'égard des autres; mais seulement que la surabondance de son amour s'épanchait plus largement sur celui-ci, parce que le privilège de sa virginité et sa parfaite intégrité le lui rendaient aussi plus aimable. C'est précisément pourquoi l'Évangile marque cette effusion comme plus sublime et exceptionnelle; car ce n'est pas le contraste de la haine qui la relève tant, mais la grâce plus abondante d'un débordant amour.
Nous trouvons encore quelque chose de pareil, au Cantique des Cantiques, sur les lèvres de l'Épouse : «Ordonnez en moi, dit-elle, l'amour.» (Can 2,4). Or, la charité vraiment ordonnée est celle qui, n'ayant de haine pour personne, en aime toutefois quelques-uns par préférence, à cause de leurs mérites.
Ressentant une affection générale pour tous, elle en excepte plusieurs qu'elle croit devoir envelopper d'une particulière tendresse; et sur ce nombre même des privilégiés, elle se réserve encore une élite, à qui elle donne un rang plus élevé qu'à tous les autres dans son amour.

CHAPITRE 15

De ceux qui augmentent leur propre émotion et celle de leur frère, en dissimulant.

À l'opposé de cette charité, nous avons reconnu chez quelques frères — et plût au ciel que de tels faits nous fussent restés ignorés ! — une obstination et une dureté singulières.
Se sentent-ils émus contre leur frère, ou l'esprit de leur frère excité contre soi : ils s'appliquent à dissimuler la tristesse produite en leur âme, soit par leur propre émotion, soit par celle d'autrui. Et tout en s'éloignant de ceux qu'ils auraient dû apaiser par une humble satisfaction et de douces paroles, ils se mettent à chanter quelques versets des psaumes.
Ils pensent calmer par ce moyen l'amertume conçue dans leur coeur. Mais ce beau dédain ne fait qu'augmenter un feu qu'ils auraient pu éteindre sur-le-champ, s'ils eussent consenti à montrer plus de fraternelle sollicitude et d'humilité; car un repentir opportun guérissait à la fois leur propre blessure, et adoucissait l'esprit de leur frère.
En agissant comme ils font, ils caressent et nourrissent leur pusillanimité, ou mieux leur orgueil, plutôt qu'ils n'extirpent le foyer des querelles; ils oublient le commandement du Seigneur. «Quiconque se met en colère contre son frère, méritera d'être puni par les juges»; (Mt 5,22). «S'il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre offrande, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère; puis, venez présenter votre offrande.» (Mt 5,23-24).

CHAPITRE 16

Sur ce que le Seigneur repousse l'offrande de nos prières, si notre frère a quelque inimitié contre nous.

Voyez à quel point le Seigneur est opposé à ce que nous ayons en mépris la tristesse d'autrui. Si notre frère a quelque chose contre nous, il ne consent pas même à recevoir nos dons — c'est-à-dire qu'il ne permet pas que nous lui offrions nos prières —, tant que, par une prompte satisfaction, nous n'ayons pas banni cette tristesse, qu'elle ait été conçue justement, ou non. Il ne dit pas : Si votre frère a vraiment sujet de se plaindre de vous, laissez là votre offrande, et allez d'abord vous réconcilier avec lui; mais : «S'il vous souvient que votre frère a quelque chose contre vous,» c'est-à-dire : Même si le grief qui a provoqué l'émotion de votre frère est futile et insignifiant, le souvenir en vient-il soudain frapper votre mémoire, sachez que vous ne devez pas offrir les dons spirituels de vos prières, avant d'avoir fait disparaître la tristesse du coeur de votre frère, qu'elle qu'en soit la cause, par une satisfaction pleine de tendresse.
C'est ainsi que l'Évangile nous ordonne de faire réparation à nos frères courroucés même pour une inimitié passée, sans profondeur au surplus et née de causes futiles. Nous cependant, devant des colères toutes fraîches, et bien autrement sérieuses, et dues à notre faute, nous affectons obstinément de ne pas voir ! Que sera-t-il fait de nous, malheureux ? Enflés d'une superbe diabolique et rougissant de nous humilier, nous ne voulons pas reconnaître que nous soyons les auteurs de la tristesse de notre frère. Notre esprit rebelle dédaigne de se soumettre aux préceptes du Seigneur. Nous prétendons qu'il n'est aucunement obligatoire de les prendre en considération, ni possible de les accomplir. Mais, en jugeant impraticables ou peu séants les commandements qu'il nous a faits, nous nous rendons, selon le mot de l'apôtre, «non pas les observateurs, mais les juges de la loi.» (Jac 4,11).

CHAPITRE 17

De ceux qui pensent devoir être patients à l'égard des séculiers, plutôt que pour leurs frères.

De quelles larmes ne faudrait-il pas pleurer cet autre travers !
De certains frères ont été piqués d'une parole injurieuse. Un tiers survient, qui désire les apaiser et les harcèle de ses prières. Il leur remontre que l'on ne doit jamais concevoir ni garder d'humeur contre un frère, selon qu'il est écrit : «Quiconque se met en colère contre son frère, méritera d'être puni par les juges;» (Mt 5,22) et : «Que le soleil ne se couche pas sur votre colère !» (Eph 4,26).
À ces mots, ils éclatent : «Si un païen, si un séculier eût fait ou dit chose pareille, oui, on aurait dû le supporter; c'eût été justice. Mais qu'un frère commette sciemment une faute aussi grave ou profère de telles insolences, qui pourrait le souffrir ?
Comme si la patience n'était due qu'aux infidèles et aux sacrilèges, et non à tous communément ! Comme si la colère, nuisible contre un païen, devenait bonne contre un frère ! Un esprit troublé qui s'obstine dans son irritation, se fait un tort égal, quel que soit celui qui en est l'objet. Quel entêtement, ou plutôt quelle démence ! Ces gens ont perdu toute raison et demeurent stupides, incapables de discerner le sens propre des mots. Car il n'est pas dit : Quiconque se met en colère contre un étranger, méritera d'être puni par les juges. Ceci peut-être eût pu donner lieu à une exception pour ceux qui nous sont unis par la communauté de foi et de vie, comme ils veulent l'entendre. Mais l'Évangile s'est exprimé de la façon la plus claire : «Quiconque se met en colère contre son frère, méritera d'être puni par les juges.» Et sans doute, la vérité nous fait une loi de tenir tout homme pour notre frère; cependant, le nom même de frère, dans ce passage, désigne tout d'abord les fidèles et ceux qui partagent votre vie, plutôt que les païens.

CHAPITRE 18

De ceux qui, affectant une patience menteuse, excitent leurs frères à la colère par leur silence.

Quel abus encore, de nous croire quelquefois bien patients, parce que nous dédaignons de répondre aux provocations qui nous sont faites; cependant que, par un silence blessant, un mouvement, un geste de moquerie, nous tournons en dérision nos frères tout émus, et les excitons à la colère par ce masque impassible, plus que ne l'auraient fait de furieuses invectives !
Nous estimons n'être point coupables devant Dieu, parce que nulle parole n'est sortie de nos lèvres qui nous puisse flétrir ou condamner au jugement des hommes. Comme si, aux yeux de Dieu, ce fuissent les paroles seulement qui comptent pour fautes, et non pas surtout la volonté ! où qu'il n'y eût de crime que dans l'oeuvre du péché, et non pas aussi dans le voeu et le dessein ! Comme s'il avait uniquement égard, lorsqu'il nous juge, à ce que nous avons fait; et point du tout à ce que nous nous sommes proposés de faire ! Ce n'est pas seulement le caractère apparent de nos provocations qui fait notre culpabilité, mais aussi notre intention. Notre juge, dans son examen impartial, s'enquerra moins des modalités extérieures de la querelle, qu'il ne cherchera par la faute de qui elle s'est allumée. Ce qu'il faut considérer, c'est le péché lui-même, et non pas l'acte matériel.
Qu'importe que l'on tue son frère par l'épée, ou qu'on le pousse à la mort par quelque fourberie ? Ruse ou crime, n'est-il pas constant qu'il meurt par vous ? Depuis quand suffit-il de ne point jeter de sa propre main l'aveugle au précipice ? Celui qui, le pouvant, néglige de le retenir, lorsqu'il le voit penché déjà et suspendu sur l'abîme, n'est-il pas responsable également de sa mort ? Ou bien sera-t-on criminel seulement à la condition d'étrangler soi-même son prochain; et point lorsqu'on prépare la corde, ou qu'on la lui passe, ou que l'on néglige de la lui ôter, quoiqu'on le puisse ?
De même, rien ne sert de se taire, si nous nous commandons le silence dans le dessein d'obtenir par son moyen ce qu'aurait fait l'injure; si nous y joignons de certains gestes hypocrites, qui jetteront dans une colère plus véhémente celui qu'il eût fallu guérir, et qui, pour comble, nous vaudront des louanges de sa ruine et de sa perdition. Comme si l'on ne devenait pas plus criminel encore par le fait même que l'on veut s'acquérir de la gloire de la perte d'un frère ! Mais, aussi bien, un tel silence sera-t-il mauvais à tous deux. Comme il augmente la tristesse au coeur du prochain, il ne permet pas qu'elle disparaisse du notre.
C'est à ceux qui agissent de la sorte que s'adresse tout spécialement la malédiction du prophète : «Malheur à qui mêle son fiel dans le breuvage qu'il sert à son ami, et qui l'enivre pour voir sa nudité ! Il s'est rassasié d'opprobre, au lieu de gloire.» (Hab 2,15-16). Et voici ce qu'un autre a dit de leurs pareils : «Le frère ne pense qu'à supplanter son frère, et l'ami use de tromperie contre son ami; l'homme se rira de son frère, et ils ne diront point la vérité,» (Jer 9,4-5) car «ils ont tendu leur langue comme un arc, afin de lancer le mensonge, et non la vérité.» (Jer 9,3).
Souvent, une feinte patience excite plus impétueusement à la colère que ne feraient les paroles, un silence méchant passe les plus violentes injures, et l'on supporte plus aisément les blessures d'un ennemi déclaré que les fausses douceurs d'un moqueur. De telles gens, le prophète dit fort proprement : «Ses discours sont plus onctueux que l'huile, mais ce sont des javelots;» (Ps 54,22) et ailleurs: «Les paroles des hommes rusés sont douces, mais elles pénètrent jusqu'au fond des entrailles.» (Pro 26,22). On peut encore admirablement leur appliquer cet oracle : «Il a dans la bouche des paroles de paix pour son ami; et en secret, il lui tend des embûches.» (Jer 9,8). Mais c'est le trompeur qui est trompé. Car «celui qui tend le filet devant son ami, s'en empêtre soi-même,» (Pro 29,5) et «celui qui creuse une fosse pour son prochain y tombera.» (Pro 26,27).
Une multitude énorme était venue pour saisir le Seigneur, avec des épées et des bâtons. Or, personne ne fut plus cruellement parricide contre l'Auteur de notre vie que le traître Judas, qui, prévenant tous les autres afin de lui offrir, en le saluant, un hypocrite hommage, lui donna le baiser d'une charité perfide. Et le Seigneur lui dit : «Judas, tu livres le Fils de l'homme par un baiser ? » (Lc 22,48) c'est-à-dire : Pour couvrir l'amertume de la persécution et de la haine, tu empruntes le signe fait pour exprimer la douceur du véritable amour ! Mais il exhale plus ouvertement et avec plus de véhémence la violence de sa douleur par la bouche du prophète : «Si c'était un ennemi qui m'eût outragé, je l'aurais supporté; et si c'était celui qui m'avait en haine qui se fût élevé contre moi dans ses paroles, je me serais caché de lui. Mais toi, tu n'avais qu'une âme avec moi; tu étais mon guide et mon ami; tu partageais avec moi une douce nourriture; nous allions de concert dans la maison de Dieu !» (Ps 54,13-15).

CHAPITRE 19

De ceux que l'irritation fait jeûner.

Il est une autre sorte de tristesse vraiment sacrilège, qui ne vaudrait pas la peine d'être rappelée, si nous ne savions que plusieurs frères s'y abandonnent.
Étant de mauvaise humeur ou en colère, ils s'abstiennent opiniâtrement de nourriture. J'ai honte de le dire : voilà des hommes qui, tandis qu'ils sont paisibles, prétendent ne pouvoir différer leur réfection jusqu'à la sixième heure, ou tout au moins jusqu'à la neuvième. Mais, lorsque la tristesse ou la fureur les enivre, ils demeurent insensibles au jeûne, même prolongé jusqu'à deux jours. Le manque de nourriture devrait les épuiser; ils le supportent en se rassasiant de colère.
C'est tomber très évidement dans le crime de sacrilège. Les jeûnes que l'on ne doit offrir qu'à Dieu seul, en vue d'humilier son coeur et de se purifier des vices, ils les soutiennent afin de satisfaire un orgueil diabolique ! Ce qui est tout de même que s'ils présentaient des prières et des sacrifices, non à Dieu, mais aux démons, et méritaient par là d'entendre le reproche de Moïse : «Ils ont sacrifié à des démons, et non à Dieu, à des dieux qu'ils ne connaissaient pas.» (Dt 32,7).

CHAPITRE 20

De plusieurs qui simulent la patience, et présentent à frapper l'autre joue.

Nous n'ignorons pas un autre genre encore de démence qui se rencontre chez quelques frères sous les couleurs d'une patience fardée.
C'est peu pour eux d'avoir soulevé des querelles, si par leurs paroles provocantes, ils n'irritent leurs frères, de manière à les porter à des voies de fait. Puis, à peine le plus léger coup les a-t-il effleurés, ils présentent à frapper leur corps par un autre côté, pensant bien accomplir ainsi en perfection le commandement : «Si quelqu'un vous frappe sur une joue, présentez-lui encore l'autre.» (Mt 5,39).
Mais ils méconnaissent absolument le sens de ce texte et l'objet qu'il se propose. Ils s'imaginent pratiquer la patience évangélique par le vice de la colère. Or, c'est précisément afin de le retrancher radicalement que, non content de nous interdire la pratique du talion et les provocations aux voies de fait, le Seigneur nous ordonne d'apaiser qui nous frappe, par notre constance à supporter l'injure, même redoublée.

CHAPITRE 21

Question : Comment, obéissant aux commandements du Christ, peuvent-ils être frustrés de la perfection évangélique ?

GERMAIN. — Comment trouvez-vous blâmable celui qui satisfait au précepte évangélique, et non seulement ne rend point le mal
pour le mal, mais se montre prêt à souffrir une seconde offense ?

CHAPITRE 22

Réponse : Le Christ n'a pas égard à l'acte seulement, mais aussi à l'intention.

JOSEPH. — Je l'ai dit tout à l'heure, il ne faut pas considérer seulement l'acte matériel, mais la disposition d'esprit et l'intention de celui qui agit. Pesez bien, dans l'intime de votre coeur, les sentiments qui animent les actions humaines, examinez de quel mouvement elles procèdent; et vous verrez que la vertu de patience et de douceur ne se peut accomplir en aucune façon par un esprit tout contraire, à savoir l'esprit d'impatience et de fureur.
Notre Seigneur et Sauveur a voulu nous former à une vertu profonde, qui ne fût pas seulement sur nos lèvres, mais demeurât au sanctuaire le plus intime de notre âme. Dans cette formule qu'il nous donne de la perfection évangélique : «Si quelqu'un vous frappe sur la joue droite, présentez-lui encore l'autre,» il faut certainement sous-entendre, à la fin, le mot droite. Et par cette autre joue droite, l'on ne peut entendre, s'il m'est permis de parler ainsi, que la face de l'homme intérieur.
Le Seigneur désire donc extirper complètement des plus profondes retraites de l'âme le foyer de la colère. Il veut que l'homme extérieur se voyant frapper sur la joue droite par un injuste agresseur, votre homme intérieur présente aussi à frapper sa joue droite, en consentant humblement à l'affront; qu'il prenne part à la souffrance de l'homme extérieur, soumettant et abandonnant en quelque sorte son propre corps à l'injure. Car il ne faut pas que l'homme intérieur s'émeuve, même silencieusement, du coup reçu par l'homme extérieur.
Vous voyez par là combien ceux dont nous parlons sont éloignés de la perfection évangélique. Elle nous enseigne à garder la patience, non en paroles, mais par la tranquillité du coeur. Et avec quelles exigences veut-elle que nous soyons attentifs à la conserver dans les rencontres fâcheuses ! Ce n'est rien encore de nous garder indemnes des émotions violentes de la colère.,Nous devons, en pliant sous l'injure, contraindre à s'apaiser ceux qui sont émus même par leur faute, leur permettre de s'assouvir en nous frappant. Il faut, à force de douceur, triompher de leur emportement.
Ainsi remplirons-nous le conseil de l'Apôtre : «Ne vous laissez pas vaincre par le mal, mais triomphez du mal par le bien.» (Rom 12,21). Mais c'est de quoi demeurent bien incapables, ceux qui profèrent des paroles de douceur et d'humilité dans un esprit d'orgueil; et, loin de songer à éteindre chez soi l'incendie de la colère, ne se proposent, au contraire, que d'en aviver les flammes, et dans leur propre coeur, et dans le coeur de leur frère. Lors même qu'ils réussiraient, pour leur part, à conserver quelque façon de douceur et de paix, ils ne cueilleraient pas encore de cette manière le fruit de la justice, parce qu'ils cherchent à obtenir la gloire de la patience au détriment du prochain. Ne se rendent-ils point, par ce fait, absolument étrangers à l'amour recommandée par l'Apôtre ? Celle-ci «ne cherche pas son intérêt propre,» (1 Cor 13,5) mais celui des autres. Le désir de s'enrichir ne lui fait point poursuivre son profit aux dépens du prochain. Elle ne souhaite pas de rien acquérir, en dépouillant autrui.

CHAPITRE 23

Que celui-là est fort et en santé, qui sait se plier à la volonté de l'autre.

Il faut bien se le persuader: celui-là montre le plus de force, qui soumet sa volonté à celle de son frère, et non celui qui est le plus opiniâtre à défendre et garder son sentiment. Par le support et la patience, le premier mérite de compter parmi les trempes saines et robustes; le second, au contraire, se range parmi les faibles et, si l'on peut dire, les malades, C'est un homme à qui l'on doit prodiguer caresses et douceurs. Parfois même, il sera bon de prendre quelque relâche dans les choses nécessaires, afin qu'il demeure tranquille et en paix. Que l'on ne croie pas, du reste, ôter, ce faisant, à sa propre perfection. Tant s'en faut : le bien de la longanimité et de la patience fait qu'on a profité beaucoup plus. C'est, en effet, le précepte de l'Apôtre : «Vous qui êtes forts, supportez les faiblesses de ceux qui sont infirmes.» (Rom 15,1). Il dit encore : «Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ.» (Gal 6,2). Jamais le faible ne supportera le faible, ni le malade ne pourra endurer ou guérir le malade. Mais celui-là peut apporter le remède au faible, qui n'est pas lui-même soumis à la faiblesse. Autrement, on aurait sujet de dire : «Médecin, guéris-toi toi même.» (Lc 4,23).

CHAPITRE 24

Les faibles sont portés à l'injure, mais ne peuvent la souffrir eux-mêmes.

Vous remarquerez encore chez les faibles ce trait de nature. Prompts et faciles à l'outrage, à soulever des querelles, ils ne veulent pas être effleurés eux-mêmes par le plus léger soupçon d'injure. Pleins de propos insolents, ils traitent chacun de haut avec une liberté inconsidérée et superbe, mais un souffle, un rien les rend fort mal contents.
Si bien qu'il en faut revenir à la maxime, des anciens : l'amitié ne saurait durer jusqu'à la fin, stable et sans rupture, qu'entre des hommes d'égale vertu et de même propos. Autrement, il est fatal qu'elle se rompe un jour ou l'autre, quelque soin que le fort prenne de la conserver.

CHAPITRE 25

Question : Comment donner la qualité de fort à celui qui ne sait pas supporter le faible jusqu'au bout ?

GERMAIN. — En quoi la patience du fort mérite-t-elle des éloges, s'il n'est pas capable de supporter le faible jusqu'au bout ?

CHAPITRE 26

Réponse : C'est le faible qui ne permet pas qu'on le supporte.

JOSEPH. — Je n'ai pas dit non plus que la vertu ni la patience de celui qui est fort et robuste soient jamais vaincues. Mais ce sont les mauvaises dispositions du faible qui, entretenues par le support de l'autre, iront tous les jours de mal en pis. Les choses en viendront à tel point, qu'il ne devra plus être toléré davantage, ou que lui-même, présumant connues, et la patience de son frère, et sa honteuse impatience, aimera mieux s'en aller quelque jour, plutôt que de se voir supporter toujours par la magnanimité d'autrui. Et maintenant, je le déclare à ceux qui désirent garder inviolablement les sentiments de l'amitié, voici la loi qu'ils doivent, selon moi, observer avant tout.
De prime abord, quelles que soient les injures dont on le charge, le moine gardera la paix, je ne dis pas seulement sur ses lèvres, mais dans le fond de son coeur. S'il se sent troublé le moins du monde, qu'il se contienne dans un absolu silence, et suive exactement le conseil du psalmiste : «Je me suis troublé, et je n'ai point parlé»; (Ps 76,5). «J'ai dit : Je garderai mes voies, de crainte de pécher par ma langue. J'ai mis une garde à ma bouche, tant que le pécheur se tient en face de moi. Je suis resté muet, et je me suis humilié, et j'ai gardé le silence même pour les choses bonnes.» (Ps 38,2-3).
Il ne faut pas qu'il s'arrête à considérer le présent; il ne faut pas que ses lèvres profèrent ce que lui suggère sur l'heure une colère emportée, ce que lui dicte son coeur exaspéré. Mais plutôt qu'il repasse en son esprit la complaisance de charité qui l'unissait naguère à son ami; ou qu'il tourne ses regards vers l'avenir, pour y voir en esprit la paix déjà refaite comme elle était devant; qu'il s'attache à la contempler, dans le temps même où il se sent ému, à la pensée qu'elle va revenir sur-le-champ.
Tandis qu'il se réserve pour la douceur de la concorde prochaine, il ne sentira pas l'amertume de la querelle présente, et fera de préférence telle réponse dont il n'ait pas à s'accuser lui-même ni à être repris par son frère, lorsque l'amitié sera rétablie. De cette façon, il accomplira la parole du prophète : «Dans la colère, souviens-toi de la miséricorde.» (Hab 3,2).

CHAPITRE 27

De la manière d'étouffer la colère.

Il nous faut donc contenir tous les mouvements de la colère, et les modérer par le gouvernement de la discrétion, de peur que notre emportement ne nous jette tête baissée dans le travers que Salomon condamne : «L'insensé répand toute sa colère, mais le sage la distribue par parties;» (Pro 29,11) c'est-à-dire : L'insensé s'enflamme à la vengeance dans l'émotion de la colère, mais le sage l'atténue et la fait disparaître peu à peu par la maturité de son conseil et l'habileté avec laquelle il sait la tempérer.
L'Apôtre ne parle pas autrement : «Ne vous vengez pas vous-mêmes, mais donnez place à la colère;» (Rom 12,19) c'est-à-dire : Ne courez pas à ta vengeance sous l'aveugle poussée de la passion, mais donnez place à la colère. Quoi encore ? Ne laissez pas resserrer vos coeurs par l'étroitesse de l'impatience et de la pusillanimité, tellement qu'ils ne puissent soutenir la tempête impétueuse de l'emportement, lorsqu'elle se déchaînera. Dilatez-les, au contraire, et recevez les flots ennemis de la passion dans les espaces élargis de la charité, qui «souffre tout, supporte tout.» (1 Cor 13,7). Que votre âme ainsi dilatée par la largeur de la longanimité et de la patience, possède en soi les retraites salutaires de la délibération et du conseil, on l'horrible fumée de la colère trouve, si l'on peut ainsi parler, une issue, se répande, et finalement se dissipe.
On peut comprendre encore de la manière suivante. Nous donnons place à la colère, toutes les fois que nous plions d'une âme humble et tranquille devant l'émotion de notre frère, et que, nous reconnaissant en quelque façon dignes de toutes les injures, nous cédons à l'impatience déchaînée.
Cependant, il en est qui inclinent à un tout autre sens le précepte de perfection enseigné par l'Apôtre. Donner place à la colère, c'est à les en croire, s'éloigner de celui qui s'irrite. Mais de cette manière, on entretient, me semble-t-il, le foyer des discussions; on ne le retranche point. Il faut vaincre la colère du prochain sur-le-champ par une humble satisfaction; la fuite la provoque, plutôt qu'elle ne l'évite.
Voici encore une parole de Salomon qui ressemble bien aux précédentes : «Ne te hâte point, dans ton esprit, de te mettre en colère, parce que la colère repose dans le sein des insensés»; (Ec 7,9). «Ne te hâte point de quereller, de peur que tu ne t'en repentes à la fin.» (Pro 25,8).
Si, d'ailleurs, il blâme les disputes et les colères précipitées, ce n'est pas qu'il les approuve lorsqu'elles sont lentes. Il faut entendre dans le même sens le mot que voici : «L'insensé déclare sur l'heure sa colère, mais l'homme habile cache son ignominie.» (Pro 12,6). En décidant que le sage doit cacher la passion ignominieuse de la colère, Salomon blâme assurément la promptitude à s'emporter. Il ne suit pas toutefois qu'il n'interdise aussi de la même manière le vice lent à se déclarer.
Mais il estime que la colère doit être tenue secrète, si, par une fatalité inhérente à l'humaine faiblesse, elle vient à faire irruption dans l'âme, afin que, sagement cachée sur l'heure, elle disparaisse pour toujours. Telle est, en effet, sa nature différée, elle languit et meurt; manifestée, elle s'enflamme de plus en plus.
Que notre coeur se dilate donc et s'ouvre largement ! Resserré par l'étroitesse de la pusillanimité, le bouillonnement tumultueux de la colère le remplirait. Puis, nous n'aurions point de place, dans un coeur étroit, pour le commandement divin, qui est infini, selon le prophète; nous ne pourrions non plus redire après celui-ci : «J'ai couru dans la voie de vos commandements, parce que vous dilatiez mon coeur.» (Ps 118,32).
La longanimité est sagesse : des témoignages évidents de l'Écriture nous l'assurent : «Celui qui est longanime se gouverne, avec une grande prudence, mais le pusillanime est bien insensé.» (Pro 14,29). Aussi est-il écrit de celui qui demanda si louablement la sagesse : «Dieu donna à Salomon une sagesse et une prudence prodigieuses, et un esprit aussi vaste que les sables sans nombre de la mer.» (3 Roi 4,29).

CHAPITRE 28

Les amitiés formées par serment n'ont point de fermeté.

L'expérience l'a montre bien souvent : ceux qui ont établi leur amitié sur le principe du serment, n'ont pu vivre toujours dans la concorde. C'est que le désir de la perfection, le souci d'obéir au précepte apostolique de l'amour ne les animaient point à la conserver; mais ils n'étaient retenus que par une
affection tout humaine, oui par la nécessité et la contrainte du pacte qu'ils avaient formé. Ou bien ce fut l'artificieux ennemi
qui les précipita à rompre le lien de l'amitié, afin de les faire manquer à leur serment.
Rien donc n'est plus certain que la maxime des hommes les plus éminents par la prudence : la vraie concorde, l'amitié indissoluble ne peut subsister qu'avec une vie sans reproche, et entre gens de même vertu et de même propos.
Tel fut le discours tout spirituel que le bienheureux Joseph nous fit sur le sujet de l'amitié; et il nous enflamma d'une plus vive ardeur à garder toujours l'amour qui nous unissait l'un à l'autre d'un si intime commerce.

    

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