La haine que
nourrissait Dioclétien envers les chrétiens, est connue de tous
les hagiographes.
Pour nous en rendre
compte, voici le récit de son martyr et de celui de ses
compagnes :
*****
« L'édit
de persécution fut renouvelé en l'an 304. D'après la nouvelle
rédaction, il était commandé, dit Eusèbe, “que tous, en tout
pays, dans chaque ville, offrissent publiquement des sacrifices
et des libations aux idoles”. Pendant le mois de mars de
cette année, un chrétien et plusieurs chrétiennes furent
traduits à Thessalonique devant Dulcetius, gouverneur de
Macédoine, sous l'inculpation de refus de communier au sacrifice
offert aux idoles. L'homme s'appelait Agathon, les trois jeunes
filles dont on va lire les Actes avaient caché, l'année
précédente, de nombreux manuscrits des Écritures et s'étaient
enfuies dans les montagnes. De retour dans leurs maisons, elles
y furent arrêtées. En même temps qu'elles, trois autres
chrétiennes comparurent, Cassia, Philippa et Eutychia.
En ce qui concerne
l'arrestation des saintes, nous adoptons les données historiques
qui se dégagent de l'interrogatoire d'Irène, sans prêter
attention à la contradiction qu'y oppose le prologue des Actes,
parce que ce prologue est d'une main étrangère, tandis que les
Actes authentiques ne commencent qu'avec l'interrogatoire. C'est
une pièce excellente dans laquelle Tillemont ne voit “rien
qui ne s'accorde parfaitement avec les monuments du temps et qui
n'ait l'air d'une pièce authentique et originale”. »
L’accusation
Dulcétius entre en
séance. Artème, son greffier, dit :
« “Si tu
l'ordonnes, je vais lire le rapport de l'officier de police au
sujet des gens qui sont ici.
— Lis.
— Je lis sans rien
passer. Rapport de Cassandre, bénéficiaire : Maître et
Seigneur : Agathon, Agape, Chionie, Irène, Cassis, Philippa et
Eutychia refusent de manger des victimes immolées aux dieux.
Aussi je les ai fait conduire devant ta Grandeur”.
Dulcétius dit aux
accusés : “Quelle sottise de refuser d'obéir aux ordres des
Césars et des Empereurs !” — Se tournant vers Agathon :
“Pourquoi n'as-tu pas pris part aux sacrifices, suivant l'usage
de ceux qui ont été consacrés aux dieux ?
— Parce que je suis
chrétien.
— Persistes-tu
aujourd'hui dans ta résolution ?
— De plus en plus.
— Et toi, Agape,
que dis-tu ?
— Moi, je crois au
Dieu vivant et j'ai refusé de faire les choses dont tu parles.
— Et toi, Chionie ?
— Je crois au Dieu
vivant et j'ai refusé de faire ce que tu dis.
— Toi, Irène ?
Pourquoi n'as-tu pas obéi au commandement des Empereurs et des
Césars ?
— Parce que je
crains Dieu.
— Toi, Cassia ?
— Je veux sauver
mon âme.
— Alors tu ne veux
pas prendre part aux sacrifices ?
— Non.
— Toi, Philippa ?
— Comme les autres.
— Quoi encore ?
— J'aime mieux
mourir que de manger de vos sacrifices.
— Toi, Eutychia ?
— La même
chose. — J'aime mieux mourir que de faire ce que tu commandes.
— Es-tu mariée ?
— Mon mari est
mort.
— Depuis combien de
temps ?
— Sept mois
environ.
— De qui es-tu
enceinte ?
— Du mari que Dieu
m'a donné.
— Laisse donc tout
cela et reviens à des sentiments plus humains. Qu'en dis-tu ?
Veux-tu obéir à l'édit ?
— Non, je ne veux
pas obéir, je suis chrétienne, servante du Dieu tout-puissant.
— Puisque Eutychia
est grosse, elle sera gardée en prison.
— Et toi, Agape,
veux-tu faire les mêmes choses que nous qui sommes dévoués à nos
maîtres les Empereurs et à nos Césars ?
— Jamais. Je ne
saurais être dévouée à Satan. Tes paroles ne me feront pas
changer ; ma résolution est inébranlable.
— Et toi, Chionie,
que dis-tu de tout cela ?
— Personne ne
pourra pervertir mon âme.
— N'y a-t-il pas
chez vous quelques écrits des chrétiens, parchemins ou livres ?
— Rien du tout, les
empereurs actuels nous ont tout enlevé.
— Qui vous a ainsi
conseillées ?
— Dieu
tout-puissant.
— Quels sont ceux
qui les premiers vous ont entraînées à cette folie ?
— Dieu
tout-puissant et son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— “Il est clair que
vous devez tous obéir à nos Empereurs et Césars. Mais puisque,
après tant de délais, tant d'avertissements, tant d'édits et de
menaces, vous êtes assez téméraires pour mépriser les justes
commandements des Empereurs et des Césars, en persistant dans le
nom impie de chrétiens ; puisque jusqu'à ce jour, pressées par
nos agents et par les premiers de la milice de renoncer par
écrit au Christ, vous persistez dans votre refus, vous allez
être justement châtiées”. »
La condamnation
« Dulcétius lut la
sentence : Agape et Chionie, qui par leur impiété et leur esprit
de rébellion ont résisté au divin édit de nos maîtres les
Empereurs et les Césars, et aujourd'hui encore pratiquent la
religion des chrétiens, vaine, téméraire, odieuse à tous les
hommes, seront brûlées. — Cependant Agathon, Cassia, Philippa et
Irène seront gardées en prison jusqu'à nouvel ordre.
Après le supplice
d'Agape et de Chionie, Dulcétius fit comparaître Irène :
— Ta folie éclate
dans toutes tes actions. Quoi ! jusqu'à ce jour tu as voulu
garder chez toi les parchemins, les livres, les tablettes, les
volumes et les pages des Écritures appartenant aux chrétiens !
Lorsqu'on te les a présentés, tu les as reconnus, après avoir
nié chaque jour, malgré le supplice de tes sœurs et la peine qui
t'attendait, que de tels écrits fussent en ta possession. La
mort de tes sœurs ne t'aura donc pas suffi ? Tu ne crains donc
pas la mort quand elle est devant tes yeux ? Aussi tu dois être
punie. Cependant, notre indulgence te permet encore d'échapper
au supplice : en reconnaissant au moins les dieux, tu peux
sortir d'ici non seulement indemne, mais libre. Que dis-tu à
cela ? Obéis-tu aux ordres des Empereurs et des Césars ? Es-tu
prête à offrir un sacrifice et à manger des viandes immolées ?
— Non, non, par le
Dieu tout-puissant qui a créé le ciel, la terre, la mer et tout
ce qu'ils renferment ! Le suprême châtiment du feu éternel est
réservé à ceux qui auront nié le Christ.
Dulcétius dit :
Mais qui t'a poussée à conserver jusqu'à ce jour ces paperasses
et ces Écritures ?
— Le même Dieu
tout-puissant qui a ordonné de l'aimer jusqu'à la mort ; c'est
pourquoi nous n'avons pas osé le trahir, et nous voulons plutôt
être brûlées vives, ou souffrir tout autre mal, que de livrer
les Écritures.
— Qui donc, dans ta
maison, savait que tu les gardais ?
— Le Dieu
tout-puissant, qui sait toutes choses, les a vues, mais nul
autre. Nous regardions nos maris comme plus à craindre que nos
pires ennemis. Aussi n'avons-nous montré ces livres à personne.
— L'année dernière,
lors de la publication du premier édit de nos maîtres les
Empereurs et les Césars, où vous êtes-vous cachées ?
— Où Dieu a voulu.
Dieu sait que nous avons vécu dans les montagnes, en plein air.
— Chez qui
viviez-vous ?
— En plein air,
tantôt sur une montagne, tantôt sur une autre.
— Qui vous donnait
du pain ?
— Dieu, qui donne à
tous la nourriture.
— Votre père
était-il complice ?
— Non, par le Dieu
tout-puissant ! il ne pouvait être complice, il ignorait tout.
— Parmi vos
voisins, qui le savait ?
— Demande-le-leur,
parcours le pays, demande qui sont ceux qui ont connu notre
retraite.
— Après votre
retour de la montagne, comme tu dis, lisiez-vous ces Ecritures
en présence de quelqu'un ?
— Elles étaient
dans notre maison et nous n'osions les en tirer. Nous étions
tristes de ne pouvoir les étudier nuit et jour, comme nous
l'avons fait jusqu'au moment où, l'année dernière, nous les
avons cachées.
— Tes sœurs ont
souffert le châtiment que nous avons ordonné. Mais toi, avant de
fuir avec elles, tu avais encouru la peine de mort, pour avoir
caché ces écrits et ces papiers; cependant, je ne veux pas te
faire périr comme elles tout de suite : j'ordonne que par mes
gardes et par Zozime, bourreau public, tu sois exposée nue dans
une maison de prostitution : un pain t'y sera donné tous les
jours du palais, et les gardes ne te permettront pas d'en
sortir. — Vous, les gardes, et toi, bourreau, sachez qu'il y va
de votre tête. Que cependant on me remette tous les livres
cachés dans les coffres et les boîtes d'Irène.
Irène fut conduite
dans une maison de prostitution, mais l'Esprit-Saint veillait et
se la gardait comme une victime pure et intacte à offrir au
Seigneur Dieu de l'univers. Personne n'osa approcher d'elle ni
risquer un geste ou une parole qui eût alarmé sa modestie.
Dulcétius, l'ayant
appris, se la fit amener de nouveau : — Persistes-tu dans ta
témérité ?
— Non pas dans ma
témérité, mais dans le culte de Dieu.
— Puisque par tes
premières réponses tu as clairement manifesté l'intention de ne
pas obéir aux Empereurs, et que je te vois persister dans le
même orgueil, tu subiras la peine méritée.
Il demanda une
tablette et écrivit : “Irène ayant contrevenu à l'ordre
impérial, refusé de sacrifier aux dieux immortels, et
persévérant aujourd'hui dans la religion des chrétiens,
j'ordonne qu'elle soit brûlée vive comme ses sœurs.”
Après le prononcé
de la sentence, les gardes conduisirent Irène sur une petite
élévation, au lieu même où ses sœurs avaient auparavant souffert
le martyre. Ils allumèrent un grand bûcher et ordonnèrent à la
victime d'y monter elle-même ; elle s'y jeta en chantant des
psaumes. C'était le 1er
jour d'avril, sous le neuvième consulat de Dioclétien Auguste et
le huitième de Maximien Auguste. Jésus-Christ régnait en maître
sur le monde. »
DOM H. LECLERCQ,
Moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough : Les martyrs,
Tome II – Le troisième siècle, Dioclétien. |