Nulle part on ne
jette avec plus de sûreté les fondements de la vie intérieure que
dans la solitude ; nulle part on ne se prépare mieux aux fonctions
de la vie active et à conserver l'esprit de piété au milieu des
distractions
qu'entraîné le commerce des hommes. Ce fut dans le
désert de la grande Chartreuse que saint Hugues apprit à maîtriser
ses penchants, et qu'il amassa ce trésor de vertu qui fit de lui un
digne ministre de Jésus-Christ.
II était d'une
des meilleures familles de Bourgogne, et vint au monde en 1140. Il
n'avait point encore huit ans lorsqu'il perdit sa mère. On le mit
alors dans une maison de chanoines réguliers, voisine du château de
son père, qui avait servi avec distinction, et qui depuis se retira
dans le même monastère, où ri mourut dans le saint exercice de la
pénitence. Hugues avait les plus heureuses dispositions, et il fit
de grands progrès dans toutes les sc1ences auxquelles il s'appliqua.
L'abbé du monastère le mit spécialement sous la conduite d'un prêtre
vénérable qui le dirigeait dans ses études et dans les voies de la
vertu. Les leçons qu'il recevait firent sur son âme une impression
profonde.
L'abbé était dans
l'usage de visiter tous les ans la grande Chartreuse. Hugues, à
l'âge de dix-neuf ans, fut nommé pour l'accompagner. La retraite et
le silence de ce saint désert, la vie tout angélique des moines qui
l'habitaient, lui inspirèrent un désir ardent d'embrasser leur
institut. Les chanoines réguliers voulurent inutilement à son retour
le dissuader d'exécuter la résolution qu'il avait prise ;
persuadé que Dieu l'appelait à un genre de vie plus parfait, il
partit secrètement pour la grande Chartreuse, et y prit l'habit. Les
combats intérieurs qu'il éprouva d'abord, ne servirent qu'à purifier
son âme, qu'à augmenter sa ferveur et sa vigilance. Mais au milieu
de ces épreuves, il recevait quelquefois des consolations qui en
adoucissaient l'amertume. Enfin, la pratique de la mortification,
jointe à une prière continuelle, éteignit les traits enflammés de
l'ennemi du salut.
Le temps où il
devait être élevé au sacerdoce approchant, un ancien père qu'il
servait, suivant l'usage des Chartreux, lui demanda s'il voulait
être prêtre. Il répondit avec simplicité que c'était la chose du
monde qu'il désirait le plus. Le vieillard, qui craignait que cette
réponse ne vînt de présomption, et que Hugues n'estimât point assez
la grandeur des fonctions sacerdotales, lui dit d'un air sévère : «
Comment osez-vous aspirer à un degré où les plus saints ne se
laissent élever qu'en tremblant et par contrainte ? » Hugues, saisi
de frayeur, se prosterne par terre, et demande pardon avec beaucoup
de larmes. Le vieillard, touché de son humilité, le console, en lui
disant qu'il connaît la pureté de son désir, et il lui annonce que
non-seulement il sera prêtre, mais même évêque.
Il y avait dix
ans que Hugues vivait retiré dans sa cellule, lorsqu'il fut élu
procureur de son monastère. Il s'acquit une grande réputation de
prudence et de sainteté, qui le firent connaître par toute la
France.
Henri II, Roi
d'Angleterre, avait fondé à Witham, dans la province de Sommerset,
la première Chartreuse qu'il y ait eu dans la Grande-Bretagne. Mais
cet établissement avait souffert de grandes difficultés, et il
n'avait pas été possible d'y mettre la dernière main sous les deux
premiers prieurs. Henri envoya Renaud, évêque de Bath, et d'autres
personnes considérables à la grande Chartreuse, pour demander le
moine Hugues, qui paraissait le plus propre à gouverner le monastère
de Witham. Il y eut de grands débats par rapport à cette demande ;
on refusa d'abord d'y acquiescer ; mais d'après les réflexions qu'on
fit sur l'étendue de la charité chrétienne, qui ne doit pas se
confiner dans une seule famille, lorsque le bien général J'exige, il
fut arrêté en chapitre, qu'on déférerait aux désirs du Roi
d'Angleterre, et Hugues eut ordre de partir, quoiqu'il protestât que
de tous ses frères, il était le moins capable de répondre à la
confiance du monarque anglais.
A peine eut-il
débarqué en Angleterre, qu'il prit la route de Witham, sans se
présenter à la cour. Son arrivée releva le courage du petit nombre
de religieux qu'il
y trouva. Le Roi, l'ayant fait venir, lui donna mille marques de
bonté; il lui fit divers présents, et lui fournit tout ce qui était
nécessaire pour achever le monastère. Hugues ne tarda pas à mettre
la dernière main aux bâtiments ; et on le vit y travailler lui-même
avec les ouvriers. Son humilité, sa douceur, et la sainteté de sa
vie, lui gagnèrent le cœur de ceux qui avaient le plus traversé ce
saint établissement. La conduite édif1ante du prieur et de ses
religieux réconcilia les esprits avec leur institut ; plusieurs
même, touchés du désir de servir Dieu dans leur solitude,
renoncèrent au inonde pour les imiter, en sorte que la communauté
devint nombreuse et florissante en fort peu de temps.
Les historiens rapportent que le Roi,
revenant avec son armée de Normandie en Angleterre, fut assailli
d'une violente tempête. Le danger était si pressant, qu'on
n'attendait plus rien de l'art des pilotes. Tous s'étant adressés au
Ciel, Henri fit cette prière : « Grand Dieu, que le prieur » de
Witham sert avec vérité, daignez, par les mérites et »
l'intercession de votre serviteur, jeter un regard de pitié » sur
notre triste situation. » Cette prière faite, le calme succéda à
l’orage, et le reste du trajet fut heureux. Cet événement augmenta
beaucoup la confiance que le Roi et la plupart de ses sujets avaient
en la vertu du saint prieur de Witham.
Il y avait
quelque temps que le siége épiscopal de Lincoln était vaquant :
Henri n'avait point voulu permettre qu'on le remplît; mais enfin il
rendit au doyen et au chapitre de la cathédrale la liberté d'élire
un évêque. Le choix tomba sur le prieur des Chartreux. Hugues
allégua bien des raisons pour ne pas accepter ; mais on n'y eut
aucun égard, et Baudouin, archevêque de Cantorbéry, l'obligea de se
laisser sacrer le 21 Septembre 1186.
Le nouvel évêque
commença l'exercice de son autorité par former un conseil, où il fit
entrer ce qu'il y avait dans
son clergé de plus pieux et de plus éclairé. Il rétablit la
discipline ecclésiastique, et réforma les abus qui avaient pu se
glisser parmi les clercs. Ses discours et ses exhortations
ranimèrent partout l'esprit de foi. Il savait, dans les
conversations ordinaires, profiter des circonstances pour porter les
autres à la vertu. Il était gai et affable ; mais il conservait
toujours un fond de gravité qui lui conciliait le respect. Lorsqu'il
s'agissait de faire quelque fonction importante, il s'y préparait
par de longues prières et par un jeûne austère. Il faisait une
exacte recherche des pauvres, afin de pouvoir les assister; il
allait fréquemment les visiter, et il les consolait avec bonté. Il
affectionnait surtout les lépreux, et on le vit plus d'une fois
baiser leurs ulcères. Quelqu'un lui ayant dit un jour en plaisantant
qu'il ne guérissait pas la chair des lépreux qu'il baisait, il fit
cette réponse : « Le baiser de saint Martin guérissait la chair des
lépreux, et moi je les baise pour guérir mon âme. » Lorsqu'il
voyageait, il était si recueilli, qu'il ne jetait jamais les yeux
sur ce qui se trouvait autour de lui. La ferveur avec laquelle il
récitait les psaumes, paraissait plus qu'humaine; aussi les
sentiments qu'il y puisait, donnaient-ils sans cesse à son âme une
nouvelle force et une nouvelle vigueur. Sa ponctualité à réciter
l'office divin était extraordinaire, et il lui arriva une fois de
rester dans une auberge pour satisfaire à ce devoir, quoiqu'on
l'avertît de partir promptement pour éviter la rencontre de voleurs
qui infestaient le chemin par lequel il devait passer. Tous les ans
il faisait au moins une retraite dans la Chartreuse de Witham. Il y
suivait alors les observances de la règle, et n'était distingué des
autres religieux que par les marques de la dignité épiscopale. Dans
cette solitude, comme d'une tour élevée, il considérait la vanité
des choses humaines, la brièveté de la vie, et les profondeurs de
l'éternité. Tournant ensuite les yeux sur lui-même, il examinait
avec impartialité toutes ses actions et tous les mouvements de son
cœur. Il se pénétrait de toute l'étendue de ses obligations, et
prenait de sages mesures pour ne pas tomber dans le précipice, sur
le bord duquel il était forcé de marcher. Le goût qu'il se sentait
pour la solitude, lui faisait regretter sans cesse son premier état
; il lâcha même d'obtenir du Saint-Siège la permission de quitter le
gouvernement de son diocèse ; mais elle lui fut constamment refusée.
Le mépris qu'il avait pour les choses de la terre, l'élevait
au-dessus de toutes les considérations du respect humain. Il ne
craignait point de donner des avis au Roi, quoiqu'il n'aimât point à
être contredit. Henri les recevait avec une sorte de respect ; et
s'il n'en profita pas toujours, ils le disposèrent au moins à faire
un bon usage des afflictions que Dieu lui envoya depuis, et à
renoncer à ses passions sur la fin de sa vie.
Quelque grande
que fût la douceur de l'Evêque de Lincoln, il savait être ferme dans
l'occasion. Les forestiers ou officiers chargés de l'inspection des
forêts du Roi, exerçaient une tyrannie barbare à la campagne. Ils
mutilaient et mettaient même à mort quiconque avait tué ou blessé
une bête fauve. Les paysans avaient la douleur de voir périr leurs
moissons, sans pouvoir prendre des mesures pour les conserver. Sur
le plus léger soupçon, on leur faisait subir l'épreuve de l'eau, si
fortement proscrite par l'Eglise, et malheur à tous ceux auxquels le
prétendu jugement de Dieu n'était point favorable. Les officiers du
Roi faisaient valoir des coutumes ou plutôt des abus qui se
trouvaient fortifiés par des lois injustes et tyranniques.
Quelques-uns d'entre eux se saisirent d'un clerc, et le condamnèrent
à une amende considérable. Hugues s'en plaignit, et après une triple
citation, il excommunia le chef de ces officiers. Cette action
déplut beaucoup au Roi. Il dissimula cependant son ressentiment.
Quelque temps après, il demanda au saint évêque une prébende en
faveur d'un de ses courtisans. Hugues répondit que ces places
étaient pour les clercs, et non pour les courtisans, et que le Roi
ne manquait pas de moyens pour récompenser ceux qui étaient attachés
à son service. Henri le pressa aussi de lever l'excommunication
prononcée contre l'officier ; mais il déclara qu'il ne
réconcilierait le coupable, que quand il reconnaîtrait sa faute, et
qu'il donnerait des marques d'un repentir sincère. Henri envoya
chercher l'évêque pour se plaindre de son ingratitude, et de la
manière dont il en agissait à son égard. Hugues lui représenta avec
douceur qu'il n'avait cherché dans toute cette affaire que la gloire
de Dieu et le salut de Sa Majesté, et que le Roi s'exposait à perdre
son âme, s'il protégeait les oppresseurs de l'Eglise, ou s'il
exigeait que les bénéfices fussent donnés à des personnes qui n'en
étaient pas dignes. Henri, touché de ses représentations, parut
satisfait. L'officier excommunié se montra pénitent, et fut absous
dans la forme usitée en pareil cas. Il devint depuis fort zélé pour
l'accomplissement des devoirs de la religion, et l'un des plus
fidèles amis de l'évêque de Lincoln.
Il était alors
d'usage que le clergé fît présent au Roi tous les ans d'un manteau
précieux. On l'achetait avec les sommes qu'on levait sur le peuple,
et les clercs partageaient entre eux l'argent qui restait. Hugues
abolit cet usage, après avoir obtenu du Roi qu'il renoncerait au
présent. Il changea aussi les peines qu'infligeait sa cour
ecclésiastique, et qui consistaient principalement en amendes
pécuniaires. Il en substitua d'autres qui devaient produire plus
d'effet pour l'avantage de la religion. Il donnait également ses
soins à la décence du culte extérieur ; il acheva sa cathédrale.
Henri II mourut
en 1198, après un règne de trente-quatre ans, et Richard I lui
succéda. Hugues l'exhorta, comme son prédécesseur, à réprimer ses
passions, et à ne point opprimer ses sujets. Il défendit aussi avec
une généreuse liberté les immunités de l'Eglise. Il tint la même
conduite sous le Roi Jean, qui monta sur le trône en 1199. Ce
dernier prince l'envoya, en qualité d'ambassadeur, à la cour de
Philippe-Auguste, Roi de France, pour conclure la paix entre les
deux couronnes ; et la réputation de sainteté dont jouissait
l'évêque de Lincoln, ne contribua pas peu au succès de la
négociation. Hugues, avant de quitter la France, voulut visiter la
grande Chartreuse. Ayant logé durant la route dans une Chartreuse
appelée Arneria, quelques moines lui demandèrent des
nouvelles. Etonné de cette question , il leur répondit qu'un évêque
, obligé par état de vivre dans le monde, pouvait quelquefois savoir
des nouvelles et en parler, mais que cela était défendu à des
religieux qui étaient morts au monde , et qui devaient ignorer ce
qui s'y passait.
II arriva à
Londres lorsqu'on était sur le point de faire à Lincoln l'ouverture
d'un concile. Il se proposait d'y assister, mais il en fut empêché
par une fièvre qui le saisit, et qui, suivant l'auteur de sa vie,
était la suite de son excessive abstinence. Il prédit sa mort, et
s'y prépara par les exercices de la plus fervente piété. On lui
administra le saint Viatique et l'Extrême-onction le jour de saint
Matthieu, mais il vécut encore jusqu'au dix-sept du mois de Novembre
suivant. Ce jour il fit réciter l'office divin dans sa chambre par
ses chapelains, auxquels s'étaient joints plusieurs moines et
plusieurs prêtres. Voyant qu'ils pleuraient, il les consola, et les
pria chacun en particulier de le recommander à la bonté divine.
Enfin, il se fit étendre sur une croix de cendres bénites, qu'on
avait formée sur le plancher de sa chambre ; et il expira en
récitant le cantique, Nùnc dimittis, l'an 1200 de
Jésus-Christ, le soixantième de son âge, et le quinzième de son
épiscopat. On embauma son corps, et on le porta solennellement de
Londres à Lincoln. Un grand nombre d'évêques, d'abbés et de
personnes qualifiées, assistèrent à ses funérailles. Jean, Roi
d’Angleterre, et Guillaume, Roi d'Ecosse, mirent le cercueil sur
leurs épaules, lorsqu'on le portait à l'église. Le second de ces
princes, qui avait aimé le Saint tendrement, fondait en larmes.
Trois paralytiques et quelques autres malades furent guéris à son
tombeau. Il fut canonisé par Honorius troisième et quatrième du nom.
Il est nommé en ce jour dans le martyrologe romain.
SOURCE :
Alban Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux
Saints… – Traduction : Jean-François Godescard. |