

Manuscrit C
Manuscrit autobiographique
dédié A la révérende mère Marie de Gonzague (1897)
C’est bien vrai car je n’économise pas les citations... Mère
chérie, je vous amuserais, je crois, en vous racontant toutes mes aventures dans
les bosquets du
Carmel, je ne sais pas si j’ai pu écrire dix lignes sans être
dérangée; cela ne devrait pas me faire rire, ni m’amuser, cependant pour
l’amour du Bon Dieu et de mes soeurs (si charitables envers moi) je tâche
d’avoir l’air contente et surtout de l’être... Tenez, voici une faneuse qui
s’éloigne après m’avoir dit d’un ton compatissant: "Ma pauvre petite soeur, ça
doit vous fatiguer d’écrire comme ça toute la journée." "Soyez tranquille, lui
ai-je répondu, je parais écrire beaucoup mais véritablement je n’écris presque
rien." "Tant mieux!" m’a-t-elle dit d’un air rassuré, mais c’est égal, je
suis bien contente qu’on soit en train de faner car ça vous distrait toujours un
peu. "En effet, c’est une si grande distraction pour moi (sans compter les
visites des infirmières) que je ne mens pas en disant n’écrire presque rien.
Heureusement je ne suis pas facile à décourager, pour vous le montrer, ma Mère,
je vais finir de vous expliquer ce que Jésus m’a fait comprendre au sujet de la
charité. Je ne vous ai encore parlé que de l’extérieur, maintenant je voudrais
vous confier comment je comprends la charité purement spirituelle. Je suis bien
sûre que je ne vais pas tarder à mêler l’une avec l’autre mais, ma Mère, puisque
c’est à vous que je parle, il est certain qu’il ne vous sera pas difficile de
saisir ma pensée et de débrouiller l’écheveau de votre enfant. Ce n’est pas
toujours possible, au Carmel, de pratiquer à la lettre les paroles de l’Evangile,
on est parfois obligé à cause des emplois de refuser un service, mais lorsque la
charité a jeté de profondes racines dans l’âme elle se montre à l’extérieur. Il
y a une façon si gracieuse de refuser ce qu’on ne peut donner, que le refus fait
autant de plaisir que le don. Il est vrai qu’on se gêne moins de réclamer un
service à une soeur toujours disposée à obliger, cependant Jésus a dit : "
N’évitez point celui qui veut emprunter de vous. " (NHA 1058) (Mt 5,42) Ainsi
sous prétexte qu’on serait forcée de refuser, il ne faut pas s’éloigner des
soeurs qui ont l’habitude de toujours demander des services. Il ne faut pas non
plus être obligeante afin de le paraître ou dans l’espoir qu’une autre fois la
soeur qu’on oblige vous rendra service à son tour, car Notre-Seigneur a dit
encore : " Si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir quelque chose
quel gré vous en saura-t-on ? Car les pécheurs mêmes prêtent aux pécheurs afin
d’en recevoir autant. Mais pour vous, faites du bien, PRÊTEZ SANS EN RIEN
ESPÉRER, et votre récompense sera grande". (NHA 1059) (Lc 6,34-35) Oh oui ! la
récompense est grande, même sur la terre... dans cette voie il n’y a que le
premier pas qui coûte. Prêter sans en rien espérer, cela paraît dur à la nature; on aimerait mieux donner, car une chose donnée n’appartient plus. Lorsqu’on
vient vous dire d’un air tout à fait convaincu: "Ma soeur, j’ai besoin de
votre aide pendant quelques heures, mais soyez tranquille, j’ai permission de
notre Mère et je vous rendrai le temps que vous me donnez, car je sais combien
vous êtes pressée. " Vraiment, lorsqu’on sait très bien que jamais le temps
qu’on prête ne sera rendu, on aimerait mieux dire : "Je vous le donne." Cela
contenterait l’amour-propre car donner, c’est un acte plus généreux que de
prêter et puis on fait sentir à la soeur qu’on ne compte pas sur ses services...
Ah ! que les enseignements de Jésus sont contraires aux sentiments de la nature
! Sans le secours de sa grâce il serait impossible non seulement de les mettre
en pratique mais encore de les comprendre. Ma Mère, Jésus a fait cette grâce à
votre enfant de lui faire pénétrer les mystérieuses profondeurs de la charité ;
si elle pouvait exprimer ce qu’elle comprend, vous entendriez une mélodie du
Ciel, mais hélas ! je n’ai que des bégaiements enfantins à vous faire
entendre... Si les paroles mêmes de Jésus ne me servaient pas d’appui, je serais
tentée de vous demander grâce et de laisser la plume... Mais non, il faut que je
continue par obéissance ce que j’ai commencé par obéissance. Mère bien-aimée,
j’écrivais hier que les biens d’ici-bas n’étant pas à moi, je ne devrais pas
trouver difficile de ne jamais les réclamer si quelquefois on me les prenait.
Les biens du Ciel ne m’appartiennent pas davantage, ils me sont prêtés par le
Bon Dieu qui peut me les retirer sans que j’aie le droit de me plaindre.
Cependant les biens qui viennent directement du bon Dieu, les élans de
l’intelligence et du coeur, les pensées profondes, tout cela forme une richesse
à laquelle on s’attache comme à un bien propre auquel personne n’a le droit de
toucher... Par exemple si en licence on dit à une soeur quelque lumière reçue
pendant l’oraison et que, peu de temps après, cette soeur parlant avec une autre
ici dise, comme l’ayant pensée d’elle-même, la chose qu’on lui avait confiée, il
semble qu’elle prend ce qui n’est pas à elle. Ou bien en récréation on dit tout
bas à sa compagne une parole pleine d’esprit et d’à-propos; si elle la répète
tout haut sans faire connaître la source d’où elle vient, cela paraît encore un
vol à la propriétaire qui ne réclame pas, mais aurait bien envie de le faire et
saisira la première occasion pour faire savoir finement qu’on s’est emparé de
ses pensées. Ma Mère, je ne pourrais si bien vous expliquer ces tristes
sentiments de nature si je ne les avais sentis dans mon coeur et j’aimerais à me
bercer de la douce illusion qu’ils n’ont visité que le mien si vous ne m’aviez
ordonné d’écouter les tentations de vos chères petites novices. J’ai beaucoup
appris en remplissant la mission que vous m’avez confiée, surtout je me suis
trouvée forcée de pratiquer ce que j’enseignais aux autres; ainsi maintenant,
je puis le dire, Jésus m’a fait la grâce de n’être pas plus attachée aux biens
de l’esprit et du coeur qu’à ceux de la terre. S’il m’arrive de penser et de
dire une chose qui plaise à mes soeurs, je trouve tout naturel qu’elles s’en
emparent comme d’un bien à elles. Cette pensée appartient à l’Esprit-Saint et
non à moi puisque Saint Paul dit que nous ne pouvons, sans cet Esprit d’Amour,
donner le nom de "PÈRE" à notre Père qui est dans les Cieux. (NHA 1101) (Rm
8,15) Il est donc bien libre de se servir de moi pour donner une bonne pensée à
une âme; si je croyais que cette pensée m’appartient je serais comme "L’âne
portant des reliques" (NHA 1102) qui croyait que les hommages rendus aux Saints
s’adressaient à lui. Je ne méprise pas les pensées profondes qui nourrissent
l’âme et l’unissent à Dieu, mais il y a longtemps que j’ai compris qu’il ne faut
pas s’appuyer sur elles et faire consister la perfection à recevoir beaucoup de
lumières. Les plus belles pensées ne sont rien sans les oeuvres; il est vrai
que les autres peuvent en retirer beaucoup de profit si elles s’humilient et
témoignent au bon Dieu leur reconnaissance de ce qu’il leur permet de partager
le festin d’une âme qu’il lui plaît d’enrichir de ses grâces, mais si cette âme
se complaît dans ses belles pensées et fait la prière du pharisien, elle devient
semblable à une personne mourant de faim devant une table bien garnie pendant
que tous ses invités y puisent une abondante nourriture et parfois jettent un
regard d’envie sur le personnage possesseur de tant de biens. Ah ! comme il n’y
a bien que le Bon Dieu tout seul qui connaisse le fond des coeurs... que les
créatures ont de courtes pensées... Lorsqu’elles voient une âme plus éclairée
que les autres aussitôt elles en concluent que Jésus les aime moins que cette
âme et qu’elles ne peuvent être appelées à la même perfection. Depuis quand le
Seigneur n’a-t-Il plus le droit de se servir d’une de ses créatures pour
dispenser aux âmes qu’Il aime la nourriture qui leur est nécessaire ? Au temps
de Pharaon le Seigneur avait encore ce droit, car dans l’Écriture il dit à ce
monarque : " Je vous ai élevé tout exprès pour faire éclater en vous MA
PUISSANCE, afin qu’on annonce mon nom par toute la terre. " (NHA 1103) (Rm 9,17)
(Ex 9,16) Les siècles ont succédé aux siècles depuis que le Très-Haut prononça
ces paroles et depuis sa conduite n’a pas changé, toujours Il s’est servi de ses
créatures comme d’instruments pour faire son oeuvre dans les âmes. Si la toile
peinte par un artiste pouvait penser et parler, certainement elle ne se
plaindrait pas d’être sans cesse touchée et retouchée par un pinceau et
n’envierait pas non plus le sort de cet instrument, car elle saurait que ce
n’est point au pinceau mais à l’artiste qui le dirige, qu’elle doit la beauté
dont elle est revêtue. Le pinceau de son côté ne pourrait se glorifier du
chef-d’oeuvre fait par lui, Il sait que les artistes ne sont pas embarrassés,
qu’ils se jouent des difficultés et se plaisent à choisir parfois des
instruments faibles et défectueux... Ma Mère bien-aimée, je suis un petit
pinceau que Jésus a choisi pour peindre son image dans les âmes que vous m’avez
confiées. Un artiste ne se sert pas que d’un pinceau, il lui en faut au moins
deux, le premier est le plus utile, c’est avec lui qu’il donne les teintes
générales, qu’il couvre complètement la toile en très peu de temps, l’autre,
plus petit, lui sert pour les détails. Ma Mère, c’est vous qui me représentez le
précieux pinceau que la main (de) Jésus saisit avec amour lorsqu’Il veut faire
un grand travail dans l’âme de vos enfants, et moi je suis le tout petit dont Il
daigne se servir ensuite pour les moindres détails. La première fois que Jésus
se servit de son petit pinceau, ce fut vers le 8 décembre 1892 Toujours je me
rappellerai cette époque comme un temps de grâces. Je vais, Ma Mère chérie, vous
confier ces doux souvenirs. A quinze ans, lorsque j’eus le bonheur d’entrer au
Carmel, je trouvai une compagne de noviciat (NHA 1104) qui m’avait précédée de
quelques mois ; elle était plus âgée que moi de huit ans mais son caractère
enfant faisait oublier la différence des années, aussi bientôt vous avez eu, ma
Mère, la joie de voir vos deux petites postulantes s’entendre à merveille et
devenir inséparables. Pour favoriser cette affection naissante qui vous semblait
devoir porter des fruits, vous nous avez permis d’avoir ensemble de temps en
temps de petits entretiens spirituels. Ma chère petite compagne me charmait par
son innocence, son caractère expansif, mais d’un autre côté je m’étonnais de
voir combien l’affection qu’elle avait pour vous était différente de la mienne.
Il y avait aussi bien des choses dans sa conduite envers les soeurs que j’aurais
désiré quelle changeât... Dès cette époque le bon Dieu me fit comprendre qu’il
est des âmes que sa miséricorde ne se lasse pas d’attendre, auxquelles Il ne
donne sa lumière que par degré, aussi je me gardais bien d’avancer son heure et
j’attendais patiemment qu’il plaise à Jésus de la faire arriver. Réfléchissant
un jour à la permission que vous nous aviez donnée de nous entretenir ensemble
comme il est dit dans nos saintes constitutions : Pour nous enflammer davantage
en l’amour de notre époux, je pensai avec tristesse que nos conversations
n’atteignaient pas le but désiré ; alors le Bon Dieu me fit sentir que le moment
était venu et qu’il ne fallait plus craindre de parler ou bien que je devais
cesser des entretiens qui ressemblaient à ceux des amies du monde. Ce jour était
un samedi, le lendemain pendant mon action de grâces, je suppliai le bon Dieu de
me mettre à la bouche des paroles douces et convaincantes ou plutôt de parler
Lui-Même par moi. Jésus exauça ma prière, il permit que le résultat comblât
entièrement mon espérance car: Ceux qui tourneront leurs regards vers lui en
seront éclairés (Ps. XXXIII) (NHA 1105) (Ps 34,6) et La Lumière s’est levée dans
les ténèbres pour ceux qui ont le coeur droit. (NHA 1106) (Ps 112,4) La première
parole s’adresse à moi et la seconde à ma compagne, qui véritablement avait le
coeur droit... L’heure à laquelle nous avions résolu d’être ensemble étant
arrivée, la pauvre petite soeur en jetant les yeux sur moi, vit tout de suite
que je n’étais plus la même ; elle s’assit à mes côtés en rougissant et moi,
appuyant sa tête sur mon coeur, je lui dis avec des larmes dans la voix tout ce
que je pensais d’elle, mais avec des expressions si tendres, en lui témoignant
une si grande affection que bientôt ses larmes se mêlèrent aux miennes. Elle
convint avec beaucoup d’humilité que tout ce (que) je disais était vrai, me
promit de commencer une nouvelle vie et me demanda comme une grâce de l’avertir
toujours de ses fautes. Enfin au moment de nous séparer notre affection était
devenue toute spirituelle, il n’y avait plus rien d’humain. (Ps 19,15) En nous
se réalisait ce passage de l’Ecriture : "Le frère qui est aidé par son frère
est comme une ville fortifiée". (Pr 18,19) (NHA 1107) Ce que Jésus fit avec son
petit pinceau aurait été bientôt effacé s’Il n’avait agi par vous, ma Mère, pour
accomplir son oeuvre dans l’âme qu’Il voulait tout à Lui. L’épreuve sembla bien
amère à ma pauvre compagne mais votre fermeté triompha et c’est alors que je
pus, en essayant de la consoler, expliquer à celle que vous m’aviez donnée pour
soeur entre toutes, en quoi consiste le véritable amour. Je lui montrai que
c’était elle-même qu’elle aimait et non pas vous, je lui dis comment je vous
aimais et les sacrifices que j’avais été obligée de faire au commencement de ma
vie religieuse pour ne point m’attacher à vous d’une façon toute matérielle
comme le chien qui s’attache à son maître. L’amour se nourrit de sacrifices,
plus l’âme se refuse de satisfactions naturelles, plus sa tendresse devient
forte et désintéressée. Je me souviens qu’étant postulante, j’avais parfois de
si violentes tentations d’entrer chez vous pour me satisfaire, trouver quelques
gouttes de joie, que j’étais obligée de passer rapidement devant le dépôt (NHA
1108) et de me cramponner à la rampe de l’escalier. Il me venait à l’esprit une
foule de permissions à demander, enfin, ma Mère bien-aimée, je trouvais mille
raisons pour contenter ma nature... Que je suis heureuse maintenant de m’être
privée dès le début de ma vie religieuse ! Je jouis déjà de la récompense (MnC
108) promise à ceux qui combattent courageusement. Je ne sens plus qu’il soit
nécessaire de me refuser toutes les consolations du coeur, car mon âme est
affermie par Celui que je voulais aimer uniquement. (Jdt 15,10-11) Je vois avec
bonheur qu’en l’aimant, le coeur s’agrandit, qu’il peut donner incomparablement
plus de tendresse à ceux qui lui sont chers que s’il s’était concentré dans un
amour égoïste et infructueux. Ma Mère chérie, je vous ai rappelé le premier
travail que Jésus et vous, avez daigné accomplir par moi ; ce n’était que le
prélude de ceux qui devaient m’être confiés. Lorsqu’il me fut donné de pénétrer
dans le sanctuaire des âmes, (NHA 1109) je vis tout de suite que Ia tâche était
au-dessus de mes forces, alors je me suis mise dans les bras du bon Dieu, comme
un petit enfant et cachant ma figure dans ses cheveux, je Lui ai dit : Seigneur,
je suis trop petite pour nourrir vos enfants ; si vous voulez leur donner par
moi ce qui convient à chacune, remplissez ma petite main et sans quitter vos
bras, sans détourner la tête, je donnerai vos trésors à l’âme qui viendra me
demander sa nourriture. Si elle la trouve à son goût, je saurai que ce n’est pas
à moi, mais à vous qu’elle la doit ; au contraire, si elle se plaint et trouve
amer ce que je lui présente, ma paix ne sera pas troublée, je tâcherai de lui
persuader que cette nourriture vient de vous et me garderai bien d’en chercher
une autre pour elle. Ma Mère, depuis que j’ai compris qu’il m’était impossible
de rien faire par moi-même, la tâche que vous m’avez imposée ne me parut plus
difficile, j’ai senti que l’unique chose nécessaire était de m’unir de plus en
plus à Jésus et que Le reste me serait donné par surcroît. " (NHA 1110) (Lc
10,41-42 Mt 6,33) En effet jamais mon espérance n’a été trompée, (Rm 5,5) le Bon
Dieu a daigné remplir ma petite main autant de fois qu’il a été nécessaire pour
nourrir l’âme de mes soeurs. Je vous avoue, Mère bien-aimée, que si je m’étais
appuyée le moins du monde sur mes propres forces, je vous aurais bientôt rendu
les armes... De loin cela paraît tout rose de faire du bien aux âmes, de leur
faire aimer Dieu davantage, enfin de les modeler d’après ses vues et ses pensées
personnelles. De prés c’est tout le contraire, le rose a disparu... on sent que
faire du bien c’est chose aussi impossible sans le secours du bon Dieu que de
faire briller le soleil dans la nuit... On sent qu’il faut absolument oublier
ses goûts, ses conceptions personnelles et guider les âmes par le chemin que
Jésus leur a tracé, sans essayer de les faire marcher par sa propre voie. Mais
ce n’est pas encore le plus difficile ; ce qui me coûte par-dessus tout, c’est
d’observer les fautes, les plus légères imperfections et de leur livrer une
guerre à mort. J’allais dire : malheureusement pour moi ! (mais non, ce serait
de la lâcheté) je dis donc : heureusement pour mes soeurs, depuis que j’ai pris
place dans les bras de Jésus, je suis comme le veilleur observant l’ennemi de la
plus haute tourelle d’un château fort. Rien n’échappe à mes regards ; souvent je
suis étonnée d’y voir si clair et je trouve le prophète Jonas bien excusable de
s’être enfui au lieu d’aller annoncer la ruine de Ninive. (Jon 1,2-3) J’aimerais
mille fois mieux recevoir des reproches que d’en faire aux autres, mais je sens
qu’il est très nécessaire que cela me soit une souffrance car, lorsqu’on agit
par nature, c’est impossible que l’âme à laquelle on veut découvrir ses fautes
comprenne ses torts, elle ne voit qu’une chose : la soeur chargée de me diriger
est fâchée et tout retombe sur moi qui suis pourtant remplie des meilleures
intentions. Je sais bien que vos petits agneaux me trouvent sévère. S’ils
lisaient ces lignes, ils diraient que cela n’a pas l’air de me coûter le moins
du monde de courir après eux, de leur parler d’un ton sévère en leur montrant
leur belle toison salie, ou bien de leur apporter quelque léger flocon de laine
qu’ils ont laissé déchirer par les épines du chemin. Les petits agneaux peuvent
dire tout ce qu’ils voudront ; dans le fond, ils sentent que je les aime d’un
véritable amour, que jamais je n’imiterai Le mercenaire qui voyant venir le loup
laisse le troupeau et (Jn 10,10-15 11,1-4) s’enfuit. (NHA 1111) Je suis prête à
donner ma vie pour eux, mais mon affection est si pure que je ne désire pas
qu’ils la connaissent. Jamais avec la grâce de Jésus, je n’ai essayé de
m’attirer leurs coeurs, j’ai compris que ma mission était de les conduire à Dieu
et de leur faire comprendre qu’ici-bas, vous étiez, ma Mère, le Jésus visible
qu’ils doivent aimer et respecter. Je vous ai dit, Mère chérie, qu’en
instruisant les autres j’avais beaucoup appris. J’ai vu d’abord que toutes les
âmes ont à peu près les mêmes combats, mais qu’elles sont si différentes d’un
autre côté que je n’ai pas de peine à comprendre ce que disait le Père Pichon :
" Il y a bien plus de différence entre les âmes qu’il n’y en a entre les
visages. " Aussi est-il impossible d’agir avec toutes de la même manière. Avec
certaines âmes, je sens qu’il faut se faire petite, ne point craindre de
m’humilier en avouant mes combats, mes défaites ; voyant que j’ai les mêmes
faiblesses qu’elles, mes petites soeurs m’avouent à leur tour les fautes
qu’elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience.
Avec d’autres j’ai vu qu’il faut au contraire pour leur faire du bien, avoir
beaucoup de fermeté et ne jamais revenir sur une chose dite. S’abaisser ne ait
point alors de l’humilité, mais de la faiblesse. Le bon Dieu m’a fait la grâce
de ne pas craindre la guerre, à tout prix il faut que je fasse mon devoir. Plus
d’une fois j’ai entendu ceci : " Si vous voulez obtenir quelque chose de moi, il
faut me prendre par la douceur ; par la force, vous n’aurez rien. " Moi je sais
que nul n’est bon juge dans sa propre cause et qu’un enfant auquel le médecin
fait subir une douloureuse opération ne manquera pas de jeter les hauts cris et
de dire que le remède est pire que le mal ; cependant s’il se trouve guéri peu
de jours après, il est tout heureux de pouvoir jouer et courir. Il en est de
même pour les âmes, bientôt elles reconnaissent qu’un peu d’amertume est parfois
préférable au sucre et ne craignent pas de l’avouer. Quelquefois je ne puis
m’empêcher de sourire intérieurement en voyant quel changement s’opère du jour
au lendemain, c’est féerique... On vient me dire : " Vous aviez raison hier
d’être sévère, au commencement cela m’a révoltée, mais après je me suis souvenue
de tout et j’ai vu que vous étiez très juste... écoutez : en m’en allant je
pensais que c’était fini, je me disais : " Je vais aller trouver notre Mère et
lui dire que je n’irai plus avec ma Soeur Thérèse de l’Enfant Jésus. " " Mais
j’ai senti que c’était le démon qui m’inspirait cela et puis il m’a semblé que
vous priiez pour moi, alors je suis restée tranquille et la lumière a commencé à
briller, mais maintenant il faut que vous m’éclairiez tout à fait et c’est pour
cela que je viens. " La conversation s’engage bien vite : moi je suis tout
heureuse de pouvoir suivre le penchant de mon coeur, en ne servant aucun mets
amer. Oui mais... je m’aperçois vite qu’il ne faut pas trop s’avancer, un mot
pourrait détruire le bel édifice construit dans les larmes. Si j’ai le malheur :
de dire une parole qui semble atténuer ce que j’ai dit la veille, je vois ma
petite soeur essayer de se raccrocher aux branches, alors je fais intérieurement
une petite prière et la vérité triomphe toujours. Ah ! c’est la prière, c’est le
sacrifice qui font toute ma force, ce sont les armes invincibles que Jésus m’a
données, elles peuvent bien plus que les paroles toucher les âmes, j’en ai fait
bien souvent l’expérience. Il en est une entre toutes qui m’a fait une douce et
profonde impression. C’était pendant le carême, je ne m’occupais alors que de
l’unique novice (NHA 1112) (MnC 121) qui se trouvait ici et dont j’étais l’ange.
Elle vint me trouver un matin toute rayonnante : " Ah ! si vous saviez, me
dit-elle, ce que j’ai rêvé cette nuit, j’étais auprès de ma soeur et je voulais
la détacher de toutes les vanités qu’elle aime tant, pour cela je lui expliquais
ce couplet de : Vivre d’amour. T’aimer Jésus, quelle perte féconde ! Tous mes
parfums sont à toi sans retour, Je sentais bien que mes paroles pénétraient dans
son âme et j’étais ravie de joie. Ce matin en m’éveillant j’ai pensé que le Bon
Dieu voulait peut-être que je lui donne cette âme. Si je lui écrivais après le
carême pour lui raconter mon rêve et lui dire que Jésus la veut tout à Lui ? "
Moi, sans en penser plus long, je lui dis qu’elle pouvait bien essayer mais
avant, qu’il fallait en demander la permission à Notre Mère. Comme le carême
était encore loin de toucher à sa fin, vous avez été, Mère bien-aimée, très
surprise d’une demande qui vous parut trop prématurée ; et, certainement
inspirée par le bon Dieu, vous avez répondu que ce n’était point par des lettres
que les carmélites doivent sauver les âmes mais par la prière. En apprenant
votre décision je compris tout de suite que c’était celle de Jésus et je dis à
Soeur Marie de la Trinité : " Il faut nous mettre à l’oeuvre, prions beaucoup.
Quelle joie si à la fin du Carême, nous étions exaucées !... " Oh ! miséricorde
infinie du Seigneur, qui veut bien écouter la prière de ses enfants... A la fin
du Carême, une âme de plus se consacrait à Jésus. C’était un véritable miracle
de la grâce, miracle obtenu par la ferveur d’une humble novice ! Qu’elle est
donc grande la puissance de la Prière ! On dirait une reine ayant à chaque
instant libre accès auprès du roi et pouvant obtenir tout ce qu’elle demande. Il
n’est point nécessaire pour être exaucée de lire dans un livre une belle formule
composée pour la circonstance ; s’il en était ainsi... hélas ! que je serais
plaindre !... En dehors de l’office Divin que je suis bien indigne de réciter,
je n’ai pas le courage de m’astreindre à chercher dans les livres de belles
prières, cela me fait mal à la tête, il y en a tant !. .. et puis elles sont
toutes plus belles les unes que les autres... Je ne saurais les réciter toutes
et ne sachant laquelle choisir, je fais comme les enfants qui ne savent pas
lire, je dis tout simplement au Bon Dieu ce que je veux lui dire, sans faire de
belles phrases, et toujours Il me comprend... Pour moi, la prière, c’est un élan
du coeur, c’est un simple regard jeté vers le Ciel, c’est un cri de
reconnaissance et d’amour au sein de l’épreuve comme au sein de la joie ; enfin
c’est quelque chose de grand, de surnaturel, qui me dilate l’âme et m’unit à
Jésus. Je ne voudrais pas cependant, ma Mère bien-aimée, que vous croyiez que
les prières faites en commun au choeur, ou dans les ermitages, je les récite
sans dévotion. Au contraire j’aime beaucoup les prières communes car Jésus a
promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom (NHA 1113)
(Mt 18,19-20) je sens alors que la ferveur de mes soeurs supplée à la mienne,
mais toute seule (j’ai honte de l’avouer) la récitation du chapelet me coûte
plus que de mettre un instrument de pénitence... Je sens que je le dis si mal !
J’ai beau m’efforcer de méditer les mystères du rosaire, je n’arrive pas à fixer
mon esprit... Longtemps je me suis désolée de ce manque de dévotion qui
m’étonnait, car j’aime tant la Sainte Vierge qu’il devrait m’être facile de
faire en son honneur des prières qui lui sont agréables. Maintenant je me désole
moins, je pense que la Reine des Cieux étant ma MÈRE, elle doit voir ma bonne
volonté et qu’elle s’en contente. Quelquefois, lorsque mon esprit est dans une
si grande sécheresse qu’il m’est impossible d’en tirer une pensée pour m’unir au
Bon Dieu, je récite très lentement un " Notre Père " (Mt 6,9-13) et puis la
salutation angélique; alors ces prières me ravissent, elles nourrissent mon âme
bien plus que si je les avais récitées précipitamment une centaine de fois... (Lc
1,28) (Mt 6,9-13) La Sainte Vierge me montre qu’elle n’est pas fâchée contre
moi, jamais elle ne manque de me protéger aussitôt que je l’invoque. S’il me
survient une inquiétude, un embarras, bien vite je me tourne vers elle et
toujours comme la plus tendre des Mères elle se charge de mes intérêts. Que de
fois en parlant aux novices, il m’est arrivé de l’invoquer et de ressentir les
bienfaits de sa maternelle protection !... Souvent les novices me disent : "
Mais vous avez une réponse à tout, je croyais cette fois vous embarrasser... où
donc allez-vous chercher ce que vous dites ? " Il en est même d’assez candides
pour croire que je lis dans leur âme parce qu’il m’est arrivé de les prévenir en
leur disant ce qu’elles pensaient. Une nuit, une de mes compagnes (NHA 1114)
avait résolu de me cacher une peine qui la faisait beaucoup souffrir. Je la
rencontre dès le matin, elle me parle avec un visage souriant et moi, sans
répondre à ce qu’elle me disait, je lui dis avec un accent convaincu : Vous avez
du chagrin. Si j’avais fait tomber la lune à ses pieds je crois qu’elle ne
m’aurait pas regardée avec plus d’étonnement. Sa stupéfaction était si grande
qu’elle me gagna, je fus un instant saisie d’un effroi surnaturel. J’étais bien
sûre de n’avoir pas le don de lire dans les âmes et cela m’étonnait d’autant
plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le Bon Dieu était tout près,
que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant, des paroles qui ne
venaient pas de moi mais de Lui. Ma Mère bien-aimée, vous comprenez qu’aux
novices tout est permis il faut qu’elles puissent dire ce qu’elles pensent sans
aucune restriction, le bien comme le mal. Cela leur est d’autant plus facile
avec moi qu’elles ne me doivent pas le respect qu’on rend à une maîtresse. Je ne
puis dire que Jésus me fait marcher extérieurement par la voie des humiliations.
Il se contente de m’humilier au fond de mon âme ; aux yeux des créatures tout me
réussit, je suis le chemin des honneurs, autant comme cela est possible en
religion. Je comprends que ce n’est pas pour moi, mais pour les autres, qu’il me
faut marcher par ce chemin qui paraît si périlleux, En effet si je passais aux
yeux de la communauté pour une religieuse remplie de défauts, incapable, sans
intelligence ni jugement, il vous serait impossible, ma Mère, de vous faire
aider par moi. Voilà pourquoi le Bon Dieu a jeté un voile sur tous mes défauts
intérieurs et extérieurs, Ce voile, parfois, m’attire quelques compliments de la
part des novices, je sens bien qu’elles ne me les font pas par flatterie mais
que c’est l’expression de leurs sentiments naïfs ; vraiment cela ne saurait
m’inspirer de vanité, car j’ai sans cesse présent à la pensée le souvenir de ce
que je suis. Cependant, quelquefois il me vient un désir bien grand d’entendre
autre chose que des louanges. Vous savez, ma Mère bien-aimée que je préfère le
vinaigre au sucre ; mon âme aussi se fatigue d’une nourriture trop sucrée, et
Jésus permet alors qu’on lui serve une bonne petite salade, bien vinaigrée, bien
épicée, rien n’y manque excepté l’huile, ce qui lui donne une saveur de plus...
Cette bonne petite salade m’est servie par les novices au moment où je m’y
attends le moins. Le bon Dieu soulève le voile qui cache mes imperfections,
alors mes chères petites soeurs me voyant telle que je suis ne me trouvent plus
tout à fait à leur goût. Avec une simplicité qui me ravit, elles me disent tous
les combats que je leur donne, ce qui leur déplaît en moi ; enfin, elles ne se
gênent pas davantage que s’il était question d’une autre, sachant qu’elles me
font an grand plaisir en agissant ainsi. Ah ! vraiment, c’est plus qu’un
plaisir, c’est un festin délicieux qui comble mon âme de joie. Je ne puis
m’expliquer comment une chose qui déplaît tant à la nature peut causer un si
grand bonheur ; si je ne l’avais expérimenté, je ne pourrais le croire... Un
jour que j’avais particulièrement désiré d’être humiliée, il arriva qu’une
novice (NHA 1115) se chargea si bien de me satisfaire qu’aussitôt je pensai à
Saül maudissant David (NHA 1116) (2S 16,10) et je me disais : oui, c’est bien le
Seigneur qui lui ordonne de me dire toutes ces choses... Et mon âme savourait
délicieusement la nourriture amère qui lui était servie avec tant d’abondance.
C’est ainsi que le bon Dieu daigne prendre soin de moi. Il ne peut toujours me
donner le pain fortifiant de l’humiliation extérieure, mais de temps en temps,
Il me permet de me nourrir des miettes qui tombent de la table DES ENFANTS (NHA
1117) (Mc 7,28) Ah ! que sa miséricorde est grande, je ne pourrai la chanter
qu’au Ciel... (Ps 89,2) Mère bien-aimée, puisqu’avec vous j’essaie de commencer
à la chanter sur la terre, cette miséricorde infinie, je dois encore vous dire
un grand bienfait que j’ai retiré de la mission que vous m’avez confiée.
Autrefois lorsque je voyais une soeur qui faisait quelque chose qui me
déplaisait et me paraissait irrégulier, je me disais : Ah ! si je pouvais lui
dire ce que je pense, lui montrer qu’elle a tort, que cela me ferait de bien !
Depuis que j’ai pratiqué un peu le métier, je vous assure, ma Mère, que j’ai
tout à fait changé de sentiment. Lorsqu’il m’arrive de voir une soeur faire une
action qui me paraît imparfaite, je pousse un soupir de soulagement et je me dis
: Quel bonheur ! ce n’est pas une novice, je ne suis pas obligée de la
reprendre. Et puis bien vite je tâche d’excuser la soeur et de lui prêter de
bonnes intentions qu’elle a sans doute. Ah ! ma Mère, depuis que je suis malade,
les soins que vous me prodiguez m’ont encore beaucoup instruite sur la charité.
Aucun remède ne vous semble trop cher, et s’il ne réussit pas, sans vous lasser
vous essayez autre chose. Lorsque j’allais à la récréation, quelle attention ne
faisiez-vous pas à ce que je sois bien placée à l’abri des courants d’air !
Enfin, si je voulais tout dire, je ne terminerais pas. En pensant à toutes ces
choses, je me suis dit que je devrais être aussi compatissante pour les
infirmités spirituelles de mes soeurs, que vous l’êtes, ma Mère chérie, en me
soignant avec tant d’amour. J’ai remarqué (et c’est tout naturel) que les soeurs
les plus saintes sont les plus aimées, on recherche leur conversation, on leur
rend des services sans qu’elles les demandent, enfin ces âmes capables de
supporter des manques d’égards, de délicatesses, se voient entourées de
l’affection de toutes. On peut leur appliquer cette parole de notre Père Saint
Jean de la Croix : Tons les biens m’ont été donnés quand je ne les ai plus
recherchés par amour-propre. (NHA 1118) Les âmes imparfaites au contraire, ne
sont point recherchées, sans doute on se tient à leur égard dans les bornes de
la politesse religieuse, mais craignant peut-être de leur dire quelques paroles
peu aimables, on évite leur compagnie. En disant les âmes imparfaites, je ne
veux pas seulement parler des imperfections spirituelles, puisque les plus
saintes ne seront parfaites qu’au Ciel, je veux parler du manque de jugement,
d’éducation, de la susceptibilité de certains caractères, toutes choses qui ne
rendent pas la vie très agréable. Je sais bien que ces infirmités morales sont
chroniques, il n’y a pas d’espoir de guérison, mais je sais bien aussi que ma
Mère ne cesserait pas de me soigner, d’essayer de me soulager si je restais
malade toute ma vie. Voici la conclusion que j’en tire : Je dois rechercher en
récréation, en licence, la compagnie des soeurs qui me sont le moins agréables,
remplir près de ces âmes blessées l’office du bon Samaritain. Une parole, un
sourire aimable, suffisent souvent pour épanouir une âme triste ; mais ce n’est
pas absolument pour atteindre ce but que je veux pratiquer la charité car je
sais que bientôt je serais découragée : un mot que j’aurai dit avec la meilleure
intention sera peut-être interprété tout de travers. Aussi pour ne pas perdre
mon temps, je veux être aimable avec tout le monde (Citation de Jean
délocalisée, place exacte à retrouver ! ! ! (Jn 16,20) (et particulièrement avec
les soeurs les moins aimables) pour réjouir Jésus et répondre au conseil qu’Il
donne dans l’Evangile à peu près en ces termes : " Quand vous faites un festin
n’invitez pas vos parents et vos amis de peur qu’ils ne vous invitent à leur
tour, et qu’ainsi vous ayez reçu votre récompense ; mais invitez les pauvres,
les boiteux, les paralytiques (Lc 14,12-14) et vous serez heureux de ce qu’ils
ne pourront vous rendre, (NHA 1119) car votre Père qui voit dans le secret vous
en récompensera " (Mt 6,3-4) (NHA 1120) Quel festin pourrait offrir une
carmélite à ses soeurs si ce n’est un festin spirituel composé de charité
aimable et joyeuse ? Pour moi, je n’en connais pas d’autre et je veux imiter
Saint Paul qui se réjouissait avec ceux qu’il trouvait dans la joie (NHA 1121)
il est vrai qu’il pleurait aussi avec les affligés (Rm 12,15) et les larmes
doivent quelquefois paraître dans le festin que je veux servir, mais toujours
j’essaierai qu’à la fin ces larmes se changent en joie (NHA 1122) (Jn 16,20)
puisque le Seigneur aime ceux qui donnent avec joie. (2Co 9,7) (NHA 1123) (2Co
9,7) Je me souviens d’un acte de charité que le Bon Dieu m’inspira de faire
étant encore novice, c’était peu de chose, cependant notre Père qui voit dans le
secret, qui regarde plus à l’intention qu’à la grandeur de l’action, m’en a déjà
récompensée, sans attendre l’autre vie. C’était du temps que Soeur Saint Pierre
allait encore au choeur et au réfectoire. (Mt 6,3-4) A l’oraison du soir elle
était placée devant moi : dix minutes avant six heures, il fallait qu’une soeur
se dérange pour la conduire au réfectoire, car les infirmières avaient alors
trop de malades pour venir la chercher. Cela me coûtait beaucoup de me proposer
pour rendre ce petit service, car je savais que ce n’était pas facile de
contenter cette pauvre soeur Saint Pierre qui souffrait tant qu’elle n’aimait
pas à changer de conductrice. Cependant je ne voulais pas manquer une si belle
occasion d’exercer la charité, me souvenant que Jésus avait dit : Ce que vous
ferez au plus petit des miens c’est à moi que vous l’aurez fait. (NHA 1124) (Mt
25,40) Je m’offris donc bien humblement pour la conduire : ce ne fut pas sans
mal que je parvins à faire accepter mes services ! Enfin je me mis à l’oeuvre et
j’avais tant de bonne volonté que je réussis parfaitement. Chaque soir quand je
voyais ma Soeur Saint Pierre secouer son sablier, je savais que cela voulait
dire : partons ! C’est incroyable comme cela me coûtait de me déranger surtout
dans le commencement ; je le faisais pourtant immédiatement, et puis, toute une
cérémonie commençait. Il fallait remuer et porter le banc d’une certaine
manière, surtout ne pas se presser, ensuite la promenade avait lieu. Il
s’agissait de suivre la pauvre infirme en la soutenant par sa ceinture, je le
faisais avec le plus de douceur qu’il m’était possible ; mais si, par malheur,
elle faisait un faux pas, aussitôt il lui semblait que je la tenais mal et
qu’elle allait tomber. " Ah ! mon Dieu ! vous allez trop vite, j’vais m’briser.
" Si j’essayais d’aller encore plus doucement : " Mais suivez-moi donc ! je
n’sens pus vot’main, vous m’avez lâchée, j’vais tomber ; ah ! j’avais bien dit
qu’vous étiez trop jeune pour me conduire. " Enfin nous arrivions sans accident
au réfectoire ; là survenaient d’autres difficultés, il s’agissait de faire
asseoir Soeur Saint Pierre et d’agir adroitement pour ne pas la blesser, ensuite
il fallait relever ses manches (encore d’une certaine manière), puis j’étais
libre de m’en aller. Avec ses pauvres mains estropiées elle arrangeait son pain
dans son godet, comme elle pouvait. Je m’en aperçus bientôt et, chaque soir, je
ne la quittai qu’après lui avoir encore rendu ce petit service. Comme elle ne me
l’avait pas demandé, elle fut très touchée de mon attention et ce fut par ce
moyen que je n’avais pas cherché exprès, que je gagnai tout à fait ses bonnes
grâces et surtout (je l’ai su plus tard) parce que, après avoir coupé son pain,
je lui faisais avant de m’en aller mon plus beau sourire. Ma Mère bien-aimée,
peut-être êtes-vous étonnée que je vous écrive ce petit acte de charité, passé
depuis si longtemps. Ah ! si je l’ai fait c’est que je sens qu’il me faut
chanter, à cause de lui, les miséricordes du Seigneur, Il a daigné m’en laisser
le souvenir, comme un parfum qui me porte à pratiquer la charité. (Ps 89,2) Je
me souviens parfois de certains détails qui sont pour mon âme comme une brise
printanière. En voici un qui se présente à ma mémoire : Un soir d’hiver
j’accomplissais comme d’habitude mon petit office, il faisait froid, il faisait
nuit... tout à coup j’entendis dans le lointain le son harmonieux d’un
instrument de musique, alors je me représentai un salon bien éclairé, tout
brillant de dorures, des jeunes filles élégamment vêtues se faisant mutuellement
des compliments et des politesses mondaines ; puis mon regard se porta sur la
pauvre malade que je soutenais ; au lieu d’une mélodie j’entendais de temps en
temps ses gémissements plaintifs, au lieu de dorures, je voyais les briques de
notre cloître austère, à peine éclairé par une faible lueur. Je ne puis exprimer
ce qui se passa dans mon âme, ce que je sais c’est que le Seigneur l’illumina
des rayons de la vérité qui surpassèrent tellement l’éclat ténébreux des fêtes
de la terre, que je ne pouvais croire à mon bonheur... Ah ! pour jouir mille ans
des fêtes mondaines, je n’aurais pas donné les dix minutes employées à remplir
mon humble office de charité... Si déjà dans la souffrance, au sein du combat,
on peut jouir un instant d’un bonheur qui surpasse tous les bonheurs de la
terre, en pensant que le bon Dieu nous a retirées du monde, que sera-ce dans le
Ciel lorsque nous verrons, au sein d’une allégresse et d’un repos éternels, la
grâce incomparable que le Seigneur nous a faite en nous choisissant pour habiter
dans sa maison (NHA 1125) véritable portique des Cieux ?... (Gn 28,17 Ps 27,4)
Ce n’est pas toujours avec ces transports d’allégresse que j’ai pratiqué la
charité, mais au commencement de ma vie religieuse, Jésus voulut me faire sentir
combien il est doux de le voir dans l’âme de ses épouses ; aussi lorsque je
conduisais ma Soeur Saint Pierre, je le faisais avec tant d’amour qu’il m’aurait
été impossible de mieux faire si j’avais dû conduire Jésus lui-même. La pratique
de la charité ne m’a pas toujours été si douce, je vous le disais à l’instant,
ma Mère chérie ; pour vous le prouver, je vais vous raconter certains petits
combats qui certainement vous feront sourire. Longtemps, à l’oraison du soir, je
fus placée devant une soeur qui avait une drôle de manie, et je pense...
beaucoup de lumières, car elle se servait rarement d’un livre. Voici comment je
m’en apercevais : Aussitôt que cette soeur était arrivée, elle se mettait à
faire un étrange petit bruit qui ressemblait à celui qu’on ferait en frottant
deux coquillages l’un contre l’autre. Il n’y avait que moi qui m’en apercevais,
car j’ai l’oreille extrêmement fine (un peu trop parfois). Vous dire, ma Mère,
combien ce petit bruit me fatiguait, c’est chose impossible : j’avais grande
envie de tourner la tête et de regarder la coupable qui, bien sûr, ne
s’apercevait pas de son tic, c’était l’unique moyen de l’éclairer ; mais au fond
du cour je sentais qu’il valait mieux souffrir cela pour l’amour du bon Dieu et
pour ne pas faire de la peine à la soeur. Je restais donc tranquille, j’essayais
de m’unir au bon Dieu, d’oublier le petit bruit... tout était inutile, je
sentais la sueur qui m’inondait et j’étais obligée de faire simplement une
oraison de souffrance, mais tout en souffrant, je cherchais le moyen de le faire
non pas avec agacement, mais avec Joie et paix, au moins dans l’intime de l’âme.
Alors je tâchais d’aimer le petit bruit si désagréable ; au lieu d’essayer de ne
pas l’entendre (chose impossible) je mettais mon attention à le bien écouter,
comme s’il eût été un ravissant concert et toute mon oraison (qui n’était pas
celle de quiétude) se passait à offrir ce concert à Jésus. Une autre fois,
j’étais au lavage devant une soeur qui me lançait de l’eau sale à la figure à
chaque fois qu’elle soulevait les mouchoirs sur son banc ; mon premier mouvement
fut de me reculer en m’essuyant la figure, afin de montrer à la soeur qui
m’aspergeait qu’elle me rendrait service en se tenant tranquille, mais aussitôt
je pensai que j’étais bien sotte de refuser des trésors qui m’étaient donnés si
généreusement et je me gardai bien de faire paraître mon combat. Je fis tous mes
efforts pour désirer de recevoir beaucoup d’eau sale, de sorte qu’à la fin
j’avais vraiment pris goût à ce nouveau genre d’aspersion et je me promis de
revenir une autre fois à cette heureuse place où l’on recevait tant de trésors.
Mère bien-aimée, vous voyez que je suis une très petite âme qui ne peut offrir
au bon Dieu que de très petites choses, encore m’arrive-t-il souvent de laisser
échapper de ces petits sacrifices qui donnent tant de paix à l’âme ; cela ne me
décourage pas, je supporte d’avoir un peu moins de paix et je tâche d’être plus
vigilante une autre fois. Ah ! le Seigneur est si bon pour moi qu’il m’est
impossible de le craindre, toujours Il m’a donné ce que j’ai désiré ou plutôt Il
m’a fait désirer ce qu’Il voulait me donner ; ainsi peu de temps avant que mon
épreuve contre la foi commence, je me disais : Vraiment je n’ai pas de grandes
épreuves extérieures et pour en avoir d’intérieures il faudrait que le bon Dieu
change ma voie, je ne crois pas qu’Il le fasse, pourtant je ne puis toujours
vivre ainsi dans le repos... quel moyen donc Jésus trouvera-t-Il pour m’éprouver
? La réponse ne se fit pas attendre et me montra que Celui que j’aime n’est pas
à court de moyens ; sans changer ma voie, Il m’envoya l’épreuve qui devait mêler
une salutaire amertume à toutes mes joies. Ce n’est pas seulement lorsqu’il veut
m’éprouver que Jésus me le fait pressentir et désirer. Depuis bien longtemps
j’avais un désir qui me paraissait tout à fait irréalisable, celui d’avoir un
frère prêtre, je pensais souvent que si mes petits frères ne s’étaient pas
envolés au Ciel j’aurais eu le bonheur de les voir monter à l’autel ; mais
puisque le bon Dieu les a choisis pour en faire des petits anges je ne pouvais
plus espérer de voir mon rêve se réaliser ; et voilà que non seulement Jésus m’a
fait la grâce que je désirais, mais Il m’a unie par les liens de l’âme à deux de
ses apôtres, qui sont devenus mes frères... Je veux, ma Mère bien-aimée, vous
raconter en détails comment Jésus combla mon désir et même le dépassa, puisque
je ne désirais qu’un frère prêtre qui chaque jour pense à moi au saint autel. Ce
fut notre Sainte Mère Thérèse qui m’envoya pour bouquet de fête en 1895 mon
premier petit frère (NHA 1126) J’étais au lavage, bien occupée de mon travail,
lorsque mère Agnès de Jésus, me prenant à l’écart, me lut une lettre qu’elle
venait de recevoir. C’était un jeune séminariste, inspiré, disait-il, par Sainte
Thérèse, qui venait demander une soeur qui se dévouât spécialement au salut de
son âme et l’aidât de ses prières et sacrifices lorsque’il serait missionnaire
afin qu’il puisse sauver beaucoup d’âmes. Il promettait d’avoir toujours un
souvenir pour celle qui deviendrait sa soeur, lorsqu’il pourrait offrir le Saint
Sacrifice. Mère Agnès de Jésus me dit qu’elle voulait que ce soit moi gui devînt
la soeur de ce futur missionnaire.
Ma Mère, vous dire mon bonheur serait chose impossible, mon
désir comblé d’une façon inespérée fit naître dans mon coeur une joie que
j’appellerai enfantine, car il me faut remonter aux jours de mon enfance pour
trouver le souvenir de ces joies si vives que l’âme est trop petite pour les
contenir ; jamais depuis des années je n’avais goûté ce genre de bonheur. Je
sentais que de ce côté mon âme était neuve, c’était comme si l’on avait touché
pour la première fois des cordes musicales restées jusque-là dans l’oubli. Je
comprenais les obligations que je m’imposais, aussi je me mis à l’oeuvre en
essayant de redoubler de ferveur. Il faut avouer que d’abord je n’eus pas de
consolations pour stimuler mon zèle ; après avoir écrit une charmante lettre
pleine de coeur et de nobles sentiments, pour remercier Mère Agnès de Jésus, mon
petit frère ne donna plus signe de vie qu’au mois de juillet suivant, excepté
qu’il envoya sa carte au mois de novembre pour dire qu’il entrait à la caserne.
C’était à vous, ma Mère bien-aimée, que le bon Dieu avait réservé d’achever
l’oeuvre commencée ; sans doute c’est par la prière et le sacrifice qu’on peut
aider les missionnaires, mais parfois lorsqu’il plaît à Jésus d’unir deux âmes
pour sa gloire il permet que de temps en temps elles puissent se communiquer
leurs pensées et s’exciter à aimer Dieu davantage ; mais il faut pour cela une
volonté expresse de l’autorité, car il me semble qu’autrement cette
correspondance ferait plus de mal que de bien, sinon au missionnaire du moins à
la carmélite continuellement portée par son genre de vie à se replier sur
elle-même. Alors au lieu de l’unir au bon Dieu, cette correspondance (même
éloignée) qu’elle aurait sollicitée lui occuperait l’esprit ; en s’imaginant
faire monts et merveilles, elle ne ferait rien du tout que de se procurer, sous
couleur de zèle, une distraction inutile. Pour moi, il en est de cela comme du
reste, je sens qu’il faut, pour que mes lettres fassent du bien, qu’elles soient
écrites par obéissance et que j’éprouve plutôt de la répugnance que du plaisir à
les écrire. Ainsi quand je parle avec une novice, je tâche de le faire en me
mortifiant, j’évite de lui adresser des questions qui satisferaient ma curiosité
; si elle commence une chose intéressante et puis passe à une autre qui m’ennuie
sans achever la première, je me garde bien de lui rappeler le sujet qu’elle a
laissé de côté, car il me semble qu’on ne peut faire aucun bien lorsqu’on se
recherche soi-même. Ma Mère bien-aimée, je m’aperçois que je ne me corrigerai
jamais, me voici encore partie bien loin de mon sujet, avec toutes mes
dissertations ; excusez-moi, je vous en prie, et permettez que je recommence à
la prochaine occasion puisque je ne puis faire autrement !... Vous agissez comme
le bon Dieu qui ne se fatigue pas de m’entendre, lorsque je Lui dis tout
simplement mes peines et mes joies comme s’Il ne les connaissait pas... Vous
aussi, ma Mère, vous connaissez depuis longtemps ce que je pense et tous les
événements un peu mémorables de ma vie ; je ne saurais donc vous apprendre rien
de nouveau. Je ne puis m’empêcher de rire en pensant que je vous écris
scrupuleusement tant de choses que vous savez aussi bien que moi. Enfin, Mère
chérie, je vous obéis et si maintenant vous ne trouvez pas d’intérêt à lire ces
pages, peut-être qu’elles vous distrairont dans vos vieux jours et serviront
ensuite pour allumer votre feu, ainsi je n’aurai pas perdu mon temps.. . Mais je
m’amuse à parler comme un enfant ; ne croyez pas, ma Mère, que je recherche
quelle utilité peut avoir mon pauvre travail ; puisque je le fais par obéissance
cela me suffit et je n’éprouverais aucune peine si vous le brûliez sous mes yeux
avant de l’avoir lu. Il est temps que je reprenne l’histoire de mes Frères qui
tiennent maintenant une si grande place dans ma vie. L’année dernière à la fin
du mois de mai (NHA 1127) je me souviens qu’un jour vous m’avez fait appeler
avant le réfectoire. Le coeur me battait bien fort lorsque j’entrai chez vous,
ma Mère chérie ; je me demandais ce que vous pouviez avoir à me dire. C’était la
première fois que vous me faisiez demander ainsi. Après m’avoir dit de
m’asseoir, voici la proposition que vous m’avez faite : "Voulez-vous vous
charger des intérêts spirituels d’un missionnaire qui doit être ordonné prêtre
et partir prochainement ? " (NHA 1128) Et puis, ma Mère, vous m’avez lu la
lettre de ce jeune Père afin que je sache au juste ce qu’il demandait. Mon
premier sentiment fut un sentiment de joie qui fit aussitôt place à la crainte.
Je vous expliquai, ma Mère bien-aimée, qu’ayant déjà offert mes pauvres mérites
pour un futur apôtre, je croyais ne pouvoir le faire encore aux intentions d’un
autre et que d’ailleurs, il y avait beaucoup de soeurs meilleures que moi qui
pourraient répondre à son désir, m’avez répondu qu’on pouvait avoir plusieurs
frères. Alors je vous ai demandé si l’obéissance ne pourrait pas doubler mes
mérites. Vous m’avez répondu que oui, en me disant plusieurs choses qui me
faisaient voir qu’il me fallait accepter sans scrupule un nouveau frère. Dans le
fond, ma Mère, je pensais comme vous et même, puisque " le zèle d’une carmélite
doit embrasser le monde " (NHA 1129) j’espère avec la grâce du bon Dieu être
utile à plus de deux missionnaires et je ne pourrais oublier de prier pour tous,
sans laisser de côté les simples prêtres dont la mission parfois est aussi
difficile à remplir que celle des apôtres prêchant les infidèles. Enfin je veux
être fille de l’Eglise (NHA 1130) comme l’était notre Mère Sainte Thérèse et
prier dans les intentions de notre Saint Père le Pape, sachant que ses
intentions embrassent l’univers. Voilà le but général de ma vie, mais cela ne
m’aurait pas empêchée de prier et de m’unir spécialement aux oeuvres de mes
petits anges chéris s’ils avaient été prêtres. Eh bien ! voilà comment je me
suis unie spirituellement aux apôtres que Jésus m’a donnés pour frères : (Lc
15,31) tout ce qui m’appartient, appartient à chacun d’eux, je sens bien que le
bon Dieu est trop bon pour faire des partages, Il est si riche qu’Il donne sans
mesure tout ce que je lui demande... Mais ne croyez pas, ma Mère, que je me
perde dans de longues énumérations. Depuis que j’ai deux frères et mes petites
soeurs les novices, si je voulais demander pour chaque âme ce qu’elle a besoin
et bien le détailler, les journées seraient trop courtes et je craindrais fort
d’oublier quelque chose d’important. Aux âmes simples, il ne faut pas de moyens
compliqués ; comme je suis de ce nombre, un matin pendant mon action de grâces,
Jésus m’a donné un moyen simple d’accomplir ma mission. Il m’a fait comprendre
cette parole des Cantiques : " ATTIREZ-MOI, NOUS COURRONS à l’odeur de vos
parfums. " (NHA 1131) (Ct 1,3) O Jésus, il n’est donc même pas nécessaire de
dire : " En m’attirant, attirez les âmes que j’aime ! " Cette simple parole : "
Attirez-moi " suffit. Seigneur, je le comprends, lorsque’une âme s’est laissé
captiver par l’odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule,
toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à sa suite ; cela se fait sans
contrainte, sans effort, c’est une conséquence naturelle de son attraction vers
vous. De même qu’un torrent, se jetant avec impétuosité dans l’océan, entraîne
après lui tout ce qu’il a rencontré sur son passage, de même, ô mon Jésus, l’âme
qui se plonge dans l’océan sans rivages de votre amour, attire avec elle tous
les trésors qu’elle possède... Seigneur, vous le savez, je n’ai point d’autres
trésors que les âmes qu’il vous a plu d’unir à la mienne ; ces trésors, c’est
vous qui me les avez confiés, aussi j’ose emprunter les paroles que vous avez
adressés au Père Céleste, le dernier soir qui vous vit encore sur notre terre,
voyageur et mortel. Jésus, mon Bien-Aimé, je ne sais pas quand mon exil
finira... plus d’un soir doit me voir encore chanter dans l’exil vos
miséricordes, (Ps 89,2) mais enfin, pour moi aussi viendra, le dernier soir ;
alors je voudrais pouvoir vous dire, ô mon Dieu : " Je vous ai glorifié sur la
terre ; j’ai accompli l’oeuvre que vous m’avez donnée à faire ; j’ai fait
connaître votre nom à ceux que vous m’avez donnés ; ils étaient à vous et vous
me les avez donnés. C’est maintenant qu’ils connaissent que tout ce que vous
m’avez donné vient de vous ; car je leur ai communiqué les paroles que vous
m’avez communiquées, ils les ont reçues et ils ont cru que c’est vous qui m’avez
envoyée. Je prie pour ceux que vous m’avez donné parce qu’ils sont à vous.
Je ne suis plus dans le monde ; pour eux, ils y sont et moi
je retourne à vous. Père Saint, conservez à cause de votre nom ceux que vous
m’avez donnés. Je vais maintenant à vous, et c’est afin que la joie qui vient de
vous soit parfaite en eux, que je dis ceci pendant que je suis dans le monde. Je
ne vous prie pas de les ôter du monde, mais de les préserver du mal. Ils ne sont
point du monde, de même que moi je ne suis pas du monde non plus. Ce n’est pas
seulement pour eux que je prie, mais c’est encore pour ceux qui croiront en vous
sur ce qu’ils leur entendront dire. Mon Père, je souhaite qu’où je serai, ceux
que vous m’avez donnés y soient avec moi, et que le monde connaisse que vous les
avez aimés comme vous m’avez aimée moi-même. (NHA 1132) (Jn 17,4-24) Oui,
Seigneur, voilà ce que je voudrais répéter après vous, avant de m’envoler en vos
bras. C’est peut-être de la témérité ? Mais non, depuis longtemps vous m’avez
permis d’être audacieuse avec vous. Comme le père de l’enfant prodigue parlant à
son fils aîné, vous m’avez dit : " TOUT ce qui est à moi est à toi. " (NHA 1133)
(Lc 15,31) Vos paroles, ô Jésus, sont donc à moi et je puis m’en servir pour
attirer sur les âmes qui me sont unies les faveurs du Père Céleste. Mais,
Seigneur, lorsque je dis qu’où je serai, je désire que ceux qui m’ont été donnés
par vous y soient aussi, je ne prétends pas qu’ils ne puissent arriver à une
gloire bien plus élevée que celle qu’il vous plaira de me donner, je veux
demander simplement qu’un jour nous soyons tous réunis dans votre beau Ciel.
Vous le savez, ô mon Dieu, je n’ai jamais désiré que vous aimer, je n’ambitionne
pas d’autre gloire.
Votre amour m’a prévenue dès mon enfance, il a grandi avec
moi, et maintenant c’est un abîme dont je ne puis sonder la profondeur. L’amour
attire l’amour, aussi, mon Jésus, le mien s’élance vers vous, il voudrait
combler l’abîme qui l’attire, mais hélas ! ce n’est pas même une goutte de rosée
perdue dans l’océan !... Pour vous aimer comme vous m’aimez, il me faut
emprunter votre propre amour, alors seulement je trouve le repos. O mon Jésus,
c’est peut-être une illusion, mais il me semble que vous ne pouvez combler une
âme de plus d’amour que vous n’en avez comblé la mienne ; c’est pour cela que
j’ose vous demander d’aimer ceux que vous m’avez donnés comme vous m’avez aimée
moi-même (NHA 1034) (Jn 17,23) Un jour, au Ciel, si je découvre que vous les
aimez plus que moi, je m’en réjouirai, reconnaissant dès maintenant que ces âmes
méritent votre amour bien plus que la mienne ; mais ici-bas, je ne puis
concevoir une plus grande immensité d’amour que celle qu’il vous a plu de me
prodiguer gratuitement ans aucun mérite de ma part. (Rm 3,24) Ma Mère chérie,
enfin je reviens à vous ; je suis tout étonnée de ce que je viens d’écrire, car
je n’en avais pas l’intention, puisque c’est écrit il faut que ça reste, mais
avant de revenir à l’histoire de mes frères, je veux vous dire, ma Mère, que je
n’applique pas à eux, mais à mes petites soeurs, les premières paroles
empruntées à l’Évangile : Je leur ai communiqué les paroles que vous m’avez
communiquées. (NHA 1035) (Jn 17,8) etc. car je ne me crois pas capable
d’instruire des missionnaires, heureusement je ne suis pas encore assez
orgueilleuse pour cela ! je n’aurais pas davantage été capable de donner
quelques conseils à mes soeurs, si vous, ma Mère, qui me représentez le bon
Dieu, ne m’aviez donné grâce pour cela. C’est au contraire à vos chers fils
spirituels qui sont mes frères que je pensais en écrivant ces paroles de Jésus
et celles qui les suivent : " Je ne vous prie pas de les ôter du monde... je
vous prie encore pour ceux qui croiront en vous sur ce qu’ils leur entendront
dire. " (NHA 1036) (Jn 17,15-20) Comment, en effet, pourrais-je ne pas prier
pour les âmes qu’ils sauveront dans leurs missions lointaines par la souffrance
et la prédication ? Ma Mère, je crois qu’il est nécessaire que je vous donne
encore quelques explications sur le passage du Cantique des cantiques : "
Attirez-moi, nous courrons. " (Ct 1,3) car ce que j’en ai voulu dire me semble
peu compréhensible. " Personne, a dit Jésus, ne peut venir après moi, si MON
PÈRE qui m’a envoyé ne l’attire. " (NHA 1037) (Jn 6,44) Ensuite par de sublimes
paraboles, et souvent sans même user de ce moyen si familier au peuple, Il nous
enseigne qu’il suffit de frapper pour qu’on ouvre, de chercher pour trouver et
de tendre humblement la main pour recevoir ce que l’on demande... (NHA 1038) Il
dit encore que tout ce que l’on demande à son Père en son nom, Il l’accorde.
(NHA 1039) (Lc 11,9-13 Jn 16,23) C’est pour cela sans doute que l’Esprit Saint,
avant la naissance de Jésus, dicta cette prière prophétique : Attirez-moi, nous
courrons. Qu’est-ce donc de demander d’être Attiré, sinon de s’unir d’une
manière intime à l’objet qui captive le coeur ? Si le feu et le fer avaient la
raison et que ce dernier disait à l’autre : Attire-moi, ne prouverait-il pas
qu’il désire s’identifier au feu de manière qu’il le pénètre et l’imbibe de sa
brûlante substance et semble ne faire qu’un avec lui. Mère bien-aimée, voici ma
prière, je demande à Jésus de m’attirer dans les flammes de son amour, de m’unir
si étroitement Lui, qu’Il vive et agisse en moi. (Ct 1,2,3 Ga 2,20) Je sens que
plus le feu de l’amour embrasera mon coeur, plus je dirai : Attirez-moi, plus
aussi les âmes qui s’approcheront de moi (pauvre petit débris de fer inutile, si
je m’éloignais du brasier divin), plus ces âmes courront avec vitesse à l’odeur
des parfums de leur Bien-Aimé, car une âme embrasée d’amour ne peut rester
inactive ; sans doute comme Sainte Madeleine elle se tient aux pieds de Jésus,
elle écoute sa parole douce et enflammée. Paraissant ne rien donner, elle donne
bien plus que Marthe qui se tourmente de beaucoup de choses (NHA 1040) et
voudrait que sa soeur l’imite. Ce ne sont point les travaux de Marthe que Jésus
blâme, ces travaux, sa divine Mère s’y est humblement soumise toute sa vie
puisque’il lui fallait préparer les repas de la Sainte Famille. C’est
l’inquiétude seule de (NHA 1041) son ardente hôtesse qu’il voulait corriger. (Lc
10,39-41) Tous les saints l’ont compris et plus particulièrement peut-être ceux
qui remplirent l’univers de l’illumination de la doctrine évangélique. N’est-ce
point dans l’oraison que les Sts Paul, Augustin, Jean de la Croix, Thomas d’Aquin,
François, Dominique et tant d’autres illustres Amis de Dieu ont puisé cette
science Divine qui ravit les plus grands génies ? Un Savant a dit : " Donnez-moi
un Levier, un point d’appui, et je soulèverai le monde " Ce qu’Archimède n’a pu
obtenir, parce que sa demande ne s’adressait point à Dieu et qu’elle n’était
faite qu’au point de vue matériel, les Saints l’ont obtenu dans toute sa
plénitude. Le Tout-Puissant leur a donné pour points d’appui : LUI-MÊME et LUI
SEUL ; pour levier : L’oraison, qui embrase d’un feu d’amour, et c’est ainsi
qu’ils ont soulevé le monde ; c’est ainsi que les Saints encore militants le
soulèvent et que, jusqu’à la fin du monde, les Saints à venir le soulèveront
aussi. Ma Mère chérie, maintenant je voudrais vous dire ce que j’entends par
l’odeur des parfums du Bien-Aimé. (Ct 1,3) Puisque Jésus est remonté au Ciel, je
ne puis le suivre qu’aux traces qu’Il a laissées, (Mc 16,19) mais que ces traces
sont lumineuses, qu’elles sont embaumées ! Je n’ai qu’à jeter les yeux dans le
Saint Evangile, aussitôt je respire les parfums de la vie de Jésus et je sais de
quel côté courir... Ce n’est pas à la première place, mais à la dernière que je
m’élance ; au lieu de m’avancer avec le pharisien, (Lc 14,10) je répète, remplie
de confiance, l’humble prière du publicain ; (Lc 18,13) mais surtout j’imite la
conduite de Madeleine, son étonnante ou plutôt son amoureuse audace (Lc 7,36-38)
qui charme le Coeur de Jésus, séduit le mien. Oui je le sens, quand même
j’aurais sur la conscience tous les péchés qui se peuvent commettre, j’irais, le
coeur brisé de repentir, me jeter dans les bras de Jésus, car je sais combien Il
chérit l’enfant prodigue qui revient à Lui (NHA 1042) (Lc 15,20-24) Ce n’est pas
parce que le bon Dieu, dans sa prévenante miséricorde, a préservé mon âme du
péché mortel que je m’élève à Lui par la confiance et l’amour.



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