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Manuscrit A III
Mais jamais je ne le dirai à personne, car alors mon bonheur
disparaîtrait. Sans
Vous vous souvenez, ma Mère chérie, du ravissant petit livre
que vous m’aviez fait trois mois avant ma première Communion ?... Ce fut lui qui
m’aida à préparer mon coeur d’une façon suivie et rapide, car si depuis
longtemps je le préparais déjà, il fallait bien lui donner un nouvel élan, le
remplir de fleurs nouvelles afin que Jésus puisse s’y reposer avec plaisir...
Chaque jour je faisais un grand nombre de reliques qui formaient autant de
fleurs, je faisais encore un plus grand nombre d’aspirations que vous aviez
écrites sur mon petit livre pour chaque jour et ces actes d’amour formaient les
boutons de fleurs... Chaque semaine vous m’écriviez une jolie petite lettre, qui
me remplissait l’âme de pensées profondes et m’aidait à pratiquer la vertu,
c’était une consolation pour votre pauvre petite fille qui faisait un si grand
sacrifice en acceptant de n’être pas chaque soir réparée sur vos genoux comme
l’avait été sa chère Céline... C’était Marie qui remplaçait Pauline pour moi ;
je m’asseyais sur ses genoux et là j’écoutais avidement ce qu’elle me disait, il
me semble que tout son coeur, si grand, si généreux, passait en moi. Comme les
illustres guerriers apprennent à leurs enfants le métier des armes, ainsi me
parlait-elle des combats de la vie, de la palme donnée aux victorieux. .. Marie
me parlait encore des richesses immortelles qu’il est facile d’amasser chaque
jour, du malheur de passer sans vouloir se donner la peine de tendre la main
pour les prendre, puis elle m’indiquait le moyen d’être sainte par la fidélité
aux plus petites choses ; elle me donna la petite feuille : " Du renoncement "
que je méditais avec délices... Ah ! qu’elle était éloquente ma chère marraine !
J’aurais voulu n’être pas seule à entendre ses profonds enseignements, je me
sentais si touchée que dans ma naïveté je croyais que les plus grands pécheurs
auraient été touchés comme moi et que, laissant là leurs richesses périssables,
ils n’auraient plus voulu gagner que celles du Ciel... A cette époque personne
ne m’avait encore enseigné le moyen de faire oraison, j’en avais cependant bien
envie, mais Marie me trouvant assez pieuse, ne me laissait faire que mes
prières. Un jour une de mes maîtresses de l’Abbaye me demanda ce que je faisais
les jours de congé lorsque j’étais seule. Je lui répondis que j’allais derrière
mon lit dans un espace vide qui s’y trouvait et qu’il m’était facile de fermer
avec le rideau et que là " je pensais. " Mais à quoi pensez-vous ? me dit-elle.
Je pense au bon Dieu, à la vie.. . à l’ÉTERNITÉ, enfin je pense !... La bonne
religieuse rit beaucoup de moi, plus tard elle aimait à me rappeler le temps où
je pensais, me demandant si je pensais encore... Je comprends maintenant que je
faisais oraison sans le savoir et que déjà le Bon Dieu m’instruisait en secret.
Les trois mois de préparation passèrent vite, bientôt je dus entrer en retraite
et pour cela devenir grande pensionnaire, couchant à l’Abbaye. Je ne puis dire
le doux souvenir que m’a laissé cette retraite ; vraiment si j’ai beaucoup
souffert en pension, j’en ai été largement payée par le bonheur ineffable de ces
quelques jours passés dans l’attente de Jésus... Je ne crois pas que l’on puisse
goûter cette joie ailleurs que dans les communautés religieuses, le nombre des
enfants étant petit, il est facile de s’occuper de chacune en particulier, et
vraiment nos maîtresses nous prodiguaient à ce moment des soins maternels. Elles
s’occupaient encore plus de moi que des autres, chaque soir la première
maîtresse venait avec sa petite lanterne m’embrasser dans mon lit en me montrant
une grande affection. Un soir, touchée de sa bonté, je lui dis que j’allais lui
confier un secret et tirant mystérieusement mon précieux petit livre qui était
sous mon oreiller, je le lui montrai avec des yeux brillants de joie... Le
matin, je trouvais cela bien gentil de voir toutes les élèves se lever dès le
réveil et de faire comme elles, mais je n’étais pas habituée à faire ma toilette
toute seule. Marie n’était pas là pour me friser aussi j’étais obligée d’aller
timidement présenter mon peigne à la maîtresse de la chambre de toilette, elle
riait en voyant une grande fille de onze ans ne sachant pas se servir, cependant
elle me peignait, mais pas si doucement que Marie et pourtant je n’osais pas
crier, ce qui m’arrivait tous les jours sous la douce main de marraine... Je fis
l’expérience pendant ma retraite que j’étais une enfant choyée et entourée comme
il y en a peu sur la terre, surtout parmi les enfants qui sont privées de leur
mère... Tous les jours Marie et Léonie venaient me voir avec Papa qui me
comblait de gâteries, aussi je n’ai pas souffert de la privation d’être loin de
la famille et rien ne vint obscurcir le beau Ciel de ma retraite. J’écoutais
avec beaucoup d’attention les instructions que nous faisait Monsieur l’abbé
Domin et j’en écrivais même le résumé ; pour mes pensées, je ne voulus en écrire
aucune, disant que je m’en rappellerais bien, ce qui fut vrai... C’était pour
moi un grand bonheur d’aller avec les religieuses à tous les offices ; je me
faisais remarquer au milieu de mes compagnes par un grand Crucifix que Léonie
m’avait donné et que je passais dans ma ceinture à la façon des missionnaires,
ce Crucifix faisait envie aux religieuses qui pensaient que je voulais, en le
portant, imiter ma soeur carmélite... Ah ! c’était bien vers elle qu’allaient
mes pensées, je savais que ma Pauline était en retraite comme moi, non pour que
Jésus se donne à elle, mais pour se donner elle-même à Jésus. (NHA 405) cette
solitude passée dans l’attente m’était donc doublement chère... Je me rappelle
qu’un matin on m’avait fait aller dans l’infirmerie parce que je toussais
beaucoup (depuis ma maladie mes maîtresses faisaient une grande attention à moi,
pour un léger mal de tête ou bien si elles me voyaient plus pâle qu’à
l’ordinaire, elles m’envoyaient prendre l’air ou me reposer à l’infirmerie.) Je
vis entrer ma Céline chérie, elle avait obtenu la permission de venir me voir
malgré la retraite pour m’offrir une image qui me fit bien plaisir, c’était : "
La petite fleur du Divin Prisonnier ". Oh ! qu’il m’a été doux de recevoir ce
souvenir de la main de Céline... Combien de pensées d’amour n’ai-je pas eues à
cause d’elles... La veille du grand jour je reçus l’absolution pour la seconde
fois, ma confession générale me laissa une grande paix dans l’âme et le Bon Dieu
ne permit pas que le plus léger nuage vînt la troubler. L’après-midi je demandai
pardon à toute la famille qui vint me voir, mais je ne pus parler que par mes
larmes, j’étais trop émue... Pauline n’était pas là, cependant je sentais
qu’elle était près de moi par le coeur ; elle m’avait envoyé une belle image par
Marie, je ne me lassais pas de l’admirer et de la faire admirer par tout le
monde !... J’avais écrit au bon Père Pichon pour me recommander à ses prières,
lui disant aussi que bientôt je serais carmélite et qu’alors il serait mon
directeur. (C’est en effet ce qui arriva quatre ans plus tard, puisque ce fut au
Carmel que je lui ouvris mon âme...) Marie me donna une lettre de lui, vraiment
j’étais trop heureuse !... Tous les bonheurs m’arrivaient ensemble. Ce qui me
fit le plus de plaisir dans sa lettre fut cette phrase : " Demain, je monterai
au Saint Autel pour vous et votre Pauline ! " Pauline et Thérèse devinrent le 8
Mai de plus en plus unies, puisque Jésus semblait les confondre en les inondant
de ses grâces... Le " beau jour entre les jours " arriva enfin, quels ineffables
souvenirs ont laissés dans mon âme les plus petits détails de cette journée du
Ciel !... Le joyeux réveil de l’aurore, les baisers respectueux et tendres des
maîtresses et des grandes compagnes... La grande chambre remplie de flocons
neigeux dont chaque enfant se voyait revêtir à son tour... Surtout l’entrée à la
chapelle et le chant matinal du beau cantique : " O saint Autel qu’environnent
les Anges ! " Mais je ne veux pas entrer dans les détails, il est de ces choses
qui perdent leur parfum dès qu’elles sont exposées à l’air, il est des pensées
de l’âme qui ne peuvent se traduire en langage de la terre sans perdre leur sens
intime et Céleste ; Elles sont comme cette " pierre blanche qui sera donnée au
vainqueur et sur laquelle est écrit un nom que personne ne CONNAIT que CELUI qui
le reçoit " (NHA 406) (Ap 2,17) Ah ! qu’il fut doux le premier baiser de Jésus à
mon âme ! Ce fut un baiser d’amour, je me sentais aimée, et je disais aussi : "
Je vous aime, je me donne à vous pour toujours. " Il n’y eut pas de demandes,
pas de luttes, de sacrifices ; depuis longtemps, Jésus et la pauvre petite
Thérèse s’étaient regardés et s’étaient compris... Ce jour-là ce n’était plus un
regard, mais une fusion, ils n’étaient plus deux, Thérèse avait disparu, comme
la goutte d’eau qui se perd au sein de l’océan. Jésus restait seul, Il était le
maître, le Roi. Thérèse ne lui avait-elle pas demandé de lui ôter sa liberté,
car sa liberté lui faisait peur, elle se sentait si faible, si fragile que pour
jamais elle voulait s’unir à la Force Divine !... Sa joie était trop grande,
trop profonde pour qu’elle pût la contenir, des larmes délicieuses l’inondèrent
bientôt au grand étonnement de ses compagnes, qui plus tard se disaient l’une à
l’autre : " Pourquoi donc a-t-elle pleuré ? N’avait-elle pas quelque chose qui
la gênait ?... Non c’était plutôt de ne pas voir sa Mère auprès d’elle, ou sa
Soeur qu’elle aime tant qui est carmélite. " Elles ne comprenaient pas que toute
la joie du Ciel venant dans un coeur, ce coeur exilé ne puisse la supporter sans
répandre des larmes... Oh ! non, l’absence de Maman ne me faisait pas de peine
le jour de ma première communion : le Ciel n’était-il pas dans mon âme, et Maman
n’y avait-elle pas pris place depuis longtemps ? Ainsi en recevant la visite de
Jésus, je recevais aussi celle de ma Mère chérie qui me bénissait se réjouissant
de mon bonheur... Je ne pleurais pas l’absence de Pauline, sans doute j’aurais
été heureuse de la voir à mes côtés, mais depuis longtemps mon sacrifice était
accepté ; en ce jour, la joie seule remplissait mon coeur, je m’unissais à elle
qui se donnait irrévocablement à Celui qui se donnait si amoureusement à moi
!... L’après-midi ce fut moi qui prononçai l’acte de consécration à la Sainte
Vierge ; il était bien juste que je parle au nom de mes compagnes à ma Mère du
Ciel, moi qui avais été privée si jeune de ma Mère de la terre... Je mis tout
mon coeur à lui parler, à me consacrer à elle, comme une enfant qui se jette
entre les bras de sa Mère et lui demande de veiller sur elle. Il me semble que
la Sainte Vierge dut regarder sa petite fleur et lui sourire, n’était-ce pas
elle qui l’avait guérie par un visible sourire ?... N’avait-elle pas déposé dans
le calice de sa petite Fleur, son Jésus, la Fleur des Champs, le Lys de la
vallée ? (NHA 407) (Ct 2,1) Au soir de ce beau jour, je retrouvai ma famille de
la terre ; déjà le matin après la messe, j’avais embrassé Papa et tous mes chers
parents, mais alors c’était la vraie réunion, Papa prenant la main de sa petite
reine se dirigea vers le Carmel... Alors je vis ma Pauline devenue l’épouse de
Jésus, je la vis avec son voile blanc comme le mien et sa couronne de roses...
Ah ! ma joie fut sans amertume, j’espérais la rejoindre bientôt et attendre avec
elle le Ciel ! Je ne fus pas insensible à la fête de famille qui eut lieu le
soir de ma première Communion ; la belle montre que me donna mon Roi me fit un
grand plaisir, mais ma joie était tranquille et rien ne vint troubler ma paix
intime. Marie me prit avec elle la nuit qui suivit ce beau jour, car les jours
les plus radieux sont suivis de ténèbres, seul le jour de la première, de
l’unique, de l’éternelle Communion du Ciel sera sans couchant !... Le lendemain
de ma première Communion fut encore un beau jour, mais il fut empreint de
mélancolie. La belle toilette que Marie m’avait achetée, tous les cadeaux que
j’avais reçus ne me remplissaient pas le coeur, il n’y avait que Jésus qui pût
me contenter, j’aspirais après le moment où je pourrais le recevoir une seconde
fois. Environ un mois après ma première communion j’allai me confesser pour
l’Ascension et j’osai demander la permission de faire la Sainte communion.
Contre toute espérance, Monsieur l’abbé me le permit et j’eus le bonheur d’aller
m’agenouiller à la Sainte Table entre Papa et Marie ; quel doux souvenir j’ai
gardé de cette seconde visite de Jésus ! mes larmes coulèrent encore avec une
ineffable douceur, je me répétais sans cesse à moi-même ces paroles de Saint
Paul : " Ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus qui vit en moi !... " (NHA 408)
(Ga 2,20) Depuis cette communion, mon désir de recevoir le Bon Dieu devint de
plus en plus grand, j’obtins la permission de la faire à toutes les principales
fêtes. La veille de ces heureux jours Marie me prenait le soir sur ses genoux et
me préparait comme elle l’avait fait pour ma première communion ; je me souviens
qu’une fois elle me parla de la souffrance, me disant que je ne marcherais
probablement pas par cette voie mais que le Bon Dieu me porterait toujours comme
une enfant... Le lendemain après ma communion, les paroles de Marie me revinrent
à la pensée ; je sentis naître en mon coeur un grand désir de la souffrance et
en même temps l’intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix
; je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une
des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle
avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu’alors
j’avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle un
véritable amour. Je sentais aussi le désir de n’aimer que le Bon Dieu, de ne
trouver de joie qu’en Lui. Souvent pendant mes communions, je répétais ces
paroles de l’Imitation : " O Jésus ! douceur ineffable, changez pour moi en
amertume, toutes les consolations de la terre " (NHA 409) cette prière sortait
de mes lèvres sans effort, sans contrainte ; il me semblait que je la répétais,
non par ma volonté, mais comme une enfant qui redit les paroles qu’une personne
amie lui inspire... Plus tard je vous dirai, ma Mère chérie, comment Jésus s’est
plu à réaliser mon désir, comment Il fut toujours Lui seul ma douceur ineffable
; si je vous en parlais tout de suite je serais obligée d’anticiper sur le temps
de ma vie de jeune fille, il me reste encore beaucoup de détails à vous donner
sur ma vie d’enfant. Peu de temps après ma première Communion, j’entrai de
nouveau en retraite pour ma Confirmation. (NHA 410) Je m’étais préparée avec
beaucoup de soin à recevoir la visite de l’Esprit-Saint, (Ac 1,14) je ne
comprenais pas qu’on ne fasse pas une grande attention à la réception de ce
sacrement d’Amour. Ordinairement on ne faisait qu’un jour de retraite pour la
Confirmation, mais Monseigneur n’ayant pu venir au jour marqué, j’eus la
consolation d’avoir deux jours de solitude. Pour nous distraire notre maîtresse
nous conduisit au Mont Cassin (NHA 411) et là je cueillis à pleines mains des
grandes pâquerettes pour la Fête-Dieu. Ah ! que mon âme était joyeuse ! Comme
les apôtres j’attendais avec bonheur la visite de l’Esprit-Saint... (Ac 2,1-4)
Je me réjouissais à la pensée d’être bientôt parfaite chrétienne et surtout à
celle d’avoir éternellement sur le front la croix mystérieuse que l’évêque
marque en imposant le sacrement... Enfin l’heureux moment arriva, je ne sentis
pas un vent impétueux au moment de la descente du Saint Esprit, mais plutôt
cette brise légère dont le prophète Elie entendit le murmure sur le mont Horeb
(1R 19,11-13) (NHA 412) En ce jour je reçus la force de souffrir, car bientôt
après le martyre de mon âme devait commencer... Ce fut ma chère petite Léonie
qui me servit de Marraine, elle était si émue qu’elle ne put empêcher ses larmes
de couler tout le temps de la cérémonie. Avec moi elle reçut la Sainte
Communion, car j’eus encore le bonheur de m’unir à Jésus en ce beau jour. Après
ces délicieuses et inoubliables fêtes, ma vie rentra dans l’ordinaire,
c’est-à-dire que je dus reprendre la vie de pensionnaire qui m’était si pénible.
Au moment de ma première Communion j’aimais cette existence avec des enfants de
mon âge, toutes remplies de bonne volonté, ayant pris comme moi la résolution de
pratiquer sérieusement la vertu ; mais il fallait me remettre en contact avec
des élèves bien différentes, dissipées, ne voulant pas observer la règle, et
cela me rendait bien malheureuse. J’étais d’un caractère gai, mais je ne savais
pas me livrer aux jeux de mon âge et souvent pendant les récréations, je
m’appuyais contre un arbre et là je contemplais le coup d’oeil, me livrant à de
sérieuses réflexions ! J’avais inventé un jeu qui me plaisait, c’était
d’enterrer les pauvres petits oiseaux que nous trouvions morts sous les arbres ;
beaucoup d’élèves voulurent m’aider en sorte que notre cimetière devint très
joli, planté d’arbres et de fleurs proportionnés à la grandeur de nos petits
emplumés. J’aimais encore à raconter des histoires que j’inventais à mesure
qu’elles me venaient à l’esprit, mes compagnes alors m’entouraient avec
empressement et parfois de grandes élèves se mêlaient à la troupe des auditeurs.
La même histoire durait plusieurs jours, car je me plaisais à la rendre de plus
en plus intéressante à mesure que je voyais les impressions qu’elle produisait
et qui se manifestaient sur les visages de mes compagnes, mais bientôt la
maîtresse me défendit de continuer mon métier d’orateur, voulant nous voir jouer
et courir et non pas discourir... Je retenais facilement le sens des choses que
j’apprenais, mais j’avais de la peine à apprendre mot à mot ; aussi pour le
catéchisme, je demandai presque tous les jours, l’année qui précéda ma première
Communion, la permission de l’apprendre pendant les récréations ; mes efforts
furent couronnés de succès et je fus toujours la première. Si par hasard pour un
seul mot oublié, je perdais ma place, ma douleur se manifestait par des larmes
amères que Monsieur l’abbé Domin ne savait comment apaiser... Il était bien
content de moi (non pas lorsque je pleurais) et m’appelait son petit docteur, à
cause de mon nom de Thérèse. Une fois, l’élève qui me suivait ne sut pas faire
sa compagne la question du catéchisme. Monsieur l’abbé ayant en vain fait le
tour de toutes les élèves revint à moi et dit qu’il allait voir si je méritais
ma place de première. Dans ma profonde humilité, je n’attendais que cela ; me
levant avec assurance je dis ce qui m’était demandé sans faire une seule faute,
au grand étonnement de tout le monde... Après ma première Communion, mon zèle
pour le catéchisme continua jusqu’à ma sortie de pension. Je réussissais très
bien dans mes études, presque toujours j’étais la première, mes plus grands
succès étaient l’histoire et le style. Toutes mes maîtresses me regardaient
comme une élève très intelligente, il n’en était pas de même chez mon Oncle où
je passais pour une petite ignorante, bonne et douce, ayant un jugement droit,
mais incapable et maladroite... Je ne suis pas surprise de cette opinion que mon
Oncle et ma Tante avaient et ont sans doute encore de moi, Je ne parlais presque
pas étant très timide ; lorsque j’écrivais, mon écriture de chat et mon
orthographe qui n’est rien moins que naturelle n’étaient pas faites pour
séduire... Dans les petits travaux de couture, broderies et autres, je
réussissais bien, il est vrai, au gré de mes maîtresses, mais la façon gauche et
maladroite dont je tenais mon ouvrage justifiait l’opinion peu avantageuse qu’on
avait de moi. Je regarde cela comme une grâce, le Bon Dieu voulant mon coeur
pour Lui seul, exauçait déjà ma prière " Changeant en amertume les consolations
de la terre. " (NHA 413) J’en avais d’autant plus besoin que je n’aurais pas été
insensible aux louanges. Souvent on vantait devant moi l’intelligence des
autres, mais la mienne jamais, alors j’en conclus que je n’en avais pas et je me
résignai à m’en voir privée... Mon coeur sensible et aimant se serait facilement
donné s’il avait trouvé un coeur capable de le comprendre.. . J’essayai de me
lier avec des petites filles de mon âge, surtout avec deux d’entre elles, je les
aimais et de leur côté elles m’aimaient autant qu’elles en étaient capables ;
mais hélas ! qu’il est étroit et volage le coeur des créatures !... Bientôt je
vis que mon amour était incompris, une de mes amies ayant été obligée de rentrer
dans sa famille revint quelques mois après ; pendant son absence j’avais pensé à
elle, gardant précieusement une petite bague qu’elle m’avait donnée. En revoyant
ma compagne ma joie fut grande, mais hélas ! je n’obtins qu’un regard
indifférent... Mon amour n’était pas compris, je le sentis et je ne mendiai pas
une affection qu’on me refusait, mais le Bon Dieu m’a donné un coeur si fidèle
que lorsqu’il a aimé purement, il aime toujours, aussi je continuai de prier
pour ma compagne et je l’aime encore... En voyant Céline aimer une de nos
maîtresses, je voulus l’imiter, mais ne sachant pas gagner les bonnes grâces des
créatures je ne pus y réussir. O heureuse ignorance ! Qu’elle m’a évité de
grands maux !... Combien je remercie Jésus de ne m’avoir fait trouver "
Qu’amertume dans les amitiés de la terre " avec un coeur comme le mien, je me
serais laissée prendre et couper les ailes, alors comment aurais-je pu " voler
et me reposer ? " (NHA 414) (Ps 55,7) " Comment un coeur livré à l’affection des
créatures peut-il s’unir intimement à Dieu ?... je sens que cela n’est pas
possible. Sans avoir bu à la coupe empoisonnée de l’amour trop ardent des
créatures, je sens que je ne puis me tromper ; j’ai vu tant d’âmes séduites par
cette fausse lumière, voler comme de pauvres papillons et se brûler les ailes,
puis revenir vers la vraie, (Ex 3,2) la douce lumière de l’amour qui leur
donnait de nouvelles ailes plus brillantes et plus légères afin qu’elles
puissent voler vers Jésus, ce Feu Divin " qui brûle sans consumer " FCB (NHA
415) (Ex 3,2) Ah ! je le sens, Jésus me savait trop faible pour m’exposer à la
tentation, peut-être me serais-je laissée brûler tout entière par la trompeuse
lumière si je l’avais vue briller à mes yeux... Il n’en a pas été ainsi, je n’ai
rencontré qu’amertume là où des âmes plus fortes rencontrent la joie et s’en
détachent par fidélité. Je n’ai donc aucun mérite à ne m’être pas livrée à
l’amour des créatures, puisque je n’en fus préservée que par la grande
miséricorde du Bon Dieu !... Je reconnais que sans Lui, j’aurais pu tomber aussi
bas que Sainte Madeleine et la profonde parole de Notre-Seigneur à Simon
retentit avec une grande douceur dans mon âme... Je le sais : " Celui à qui on
remet moins, AIME moins. " (NHA 416) (Lc 7,40-47) mais je sais aussi que Jésus
m’a plus remis qu’à Sainte Madeleine, puisqu’il m’a remis d’avance, m’empêchant
de tomber. Ah ! que je voudrais pouvoir expliquer ce que je sens !... Voici un
exemple qui traduira un peu ma pensée. Je suppose que le fils d’un habile
docteur rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et que dans
cette chute il se casse un membre ; aussitôt son père vient à lui, le relève
avec amour, soigne ses blessures, employant à cela toutes les ressources de son
art et bientôt son fils complètement guéri lui témoigne sa reconnaissance. Sans
doute cet enfant a bien raison d’aimer son père ! Mais je vais encore faire une
autre supposition. Le père ayant su que sur la route de son fils se trouvait une
pierre, s’empresse d’aller devant lui et la retire, sans être vu de personne.
Certainement, ce fils objet de sa prévoyante tendresse, ne SACHANT pas le
malheur dont il est délivré par son père ne lui témoignera pas sa reconnaissance
et l’aimera moins que s’il eût été guéri par lui... mais s’il vient à connaître
le danger auquel il vient d’échapper, ne l’aimera-t-il pas davantage ? Eh bien,
c’est moi qui suis cette enfant, objet de l’amour prévoyant d’un Père qui n’a
pas envoyé son Verbe pour racheter les justes mais les pécheurs. " (NHA 417) (Mt
9,13) Il veut que je l’aime parce qu’il m’a remis, non pas beaucoup, mais TOUT.
(Lc 7,47) Il n’a pas attendu que je l’aime beaucoup comme Sainte Madeleine, mais
il a voulu que JE SACHE comment il m’avait aimée d’un amour d’ineffable
prévoyance, afin que maintenant je l’aime à la folie... J’ai entendu dire qu’il
ne s’était pas rencontré une âme pure aimant davantage qu’une âme repentante, ah
! que je voudrais faire mentir cette parole !... Je m’aperçois être bien loin de
mon sujet aussi je me hâte d’y rentrer. L’année qui suivit ma première Communion
se passa presque tout entière sans épreuves intérieures pour mon âme, ce fut
pendant ma retraite de seconde Communion (NHA 418) que je me vis assaillie par
la terrible maladie des scrupules... Il faut avoir passé par ce martyre pour le
bien comprendre : dire ce que j’ai souffert pendant un an et demi, me serait
impossible... Toutes mes pensées et mes actions les plus simples devenaient pour
moi un sujet de trouble ; je n’avais de repos qu’en les disant à Marie, ce qui
me coûtait beaucoup, car je me croyais obligée de lui dire les pensées
extravagantes que j’avais d’elle même. Aussitôt que mon fardeau était déposé, je
goûtais un instant de paix, mais cette paix passait comme un éclair et bientôt
mon martyre recommençait. Quelle patience n’a-t-il pas fallu à ma chère Marie,
pour m’écouter sans jamais témoigner
Presque aussitôt après mon entrée à l’abbaye, j’avais été reçue dans l’association des Saints Anges ; j’aimais beaucoup les pratiques de dévotion qu’elle m’imposait, ayant un attrait tout particulier à prier les Bienheureux Esprits du Ciel et particulièrement celui que le Bon Dieu m’a donné pour être le compagnon de mon exil. Quelque temps après ma Première Communion, le ruban d’aspirante aux enfants de Marie remplaça celui des Saints Anges, mais je quittai l’abbaye n’étant pas reçue dans l’association de la Sainte Vierge. Etant sortie avant d’avoir achevé mes études, je n’avais pas la permission d’entrer comme ancienne élève ; j’avoue que ce privilège n’excitait pas mon envie, mais pensant que toutes mes soeurs avaient été " enfants de Marie, " je craignis d’être moins qu’elles l’enfant de ma Mère des Cieux, et j’allai bien humblement (malgré ce qu’il m’en coûtât,) demander la permission d’être reçue dans l’association de la Sainte Vierge à l’Abbaye. La première maîtresse ne voulut pas me refuser, mais elle y mit pour condition que je rentrerais deux jours par semaine l’après-midi afin de montrer si j’étais digne d’être admise. Bien loin de me faire plaisir cette permission me coûta extrêmement ; je n’avais pas, comme les autres anciennes élèves, de maîtresse amie avec laquelle je pouvais aller passer plusieurs heures ; aussi je me contentais d’aller saluer la maîtresse puis je travaillais en silence jusqu’à la fin de la leçon d’ouvrage. personne ne faisait attention à moi, aussi je montais à la tribune de la chapelle et je restais devant le Saint-Sacrement jusqu’au moment où Papa venait me chercher, c’était ma seule consolation, Jésus n’était-il pas mon unique ami ?... Je ne savais parler qu’à lui, les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l’âme... Je sentais qu’il valait mieux parler à Dieu que de parler de Dieu, car il se mêle tant d’amour-propre dans les conversations spirituelles !... Ah ! c’était bien pour la Sainte Vierge toute seule que je venais à l’abbaye... parfois je me sentais seule, bien seule ; comme aux jours de ma vie de pensionnaire alors que je me promenais triste et malade dans la grande cour, je répétais ces paroles qui toujours faisaient renaître la paix et la force en mon coeur. " La vie est ton navire et non pas ta demeure !... " (NHA 421) Toute petite ces paroles me rendaient le courage ; maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d’impressions de piété enfantine, l’image du navire charme encore mon âme et lui aide à supporter l’exil... La Sagesse aussi ne dit-elle pas que " La vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide ?... (NHA 422) (Sg 5,10) Quand je pense à ces choses, mon âme se plonge dans l’infini, il me semble déjà toucher le rivage éternel... Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois voir Ma Mère du Ciel venant à ma rencontre avec Papa... Maman... les quatre petits anges... Je crois jouir enfin pour toujours de la vraie, de l’éternelle vie en famille... Avant de voir la famille réunie au foyer Paternel des Cieux, je devais passer encore par bien des séparations ; l’année où je fus reçue enfant de la Sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie (NHA 423) l’unique soutien de mon âme... C’était Marie qui me guidait, me consolait, m’aidait à pratiquer la vertu ; elle était mon seul oracle. Sans doute, Pauline était restée bien avant dans mon coeur, mais Pauline était loin, bien loin de moi !... J’avais souffert le martyre pour m’habituer à vivre sans elle, pour voir entre elle et moi des murs infranchissables ; mais enfin j’avais fini par reconnaître la triste réalité : Pauline était perdue pour moi, presque de la même manière que si elle était morte. Elle m’aimait toujours, priait pour moi, mais à mes yeux, ma Pauline chérie était devenue une Sainte, qui ne devait plus comprendre les choses de la terre ; et les misères de sa pauvre Thérèse auraient dû, si elle les avait connues, l’étonner et l’empêcher de l’aimer autant... D’ailleurs, alors même que j’aurais voulu lui confier mes pensées comme aux Buissonnets, je ne l’aurais pas pu, les parloirs n’étaient que pour Marie. Céline et moi n’avions la permission d’y venir qu’à la fin, juste pour avoir le temps de nous serrer le coeur... Ainsi je n’avais en réalité que Marie, elle m’était pour ainsi dire indispensable, je ne disais qu’à elle mes scrupules et j’étais si obéissante que jamais mon confesseur n’a connu ma vilaine maladie ; je lui disais juste le nombre de péchés que Marie m’avait permis de confesser, pas un de plus, aussi j’aurais pu passer pour être l’âme la moins scrupuleuse de la terre, malgré que je le fusse au dernier degré... Marie savait donc tout ce qui passait en mon âme, elle savait aussi mes désirs du Carmel et je l’aimais tant que je ne pouvais pas vivre sans elle. Ma tante nous invitait tous les ans à venir les unes après les autres chez elle à Trouville, j’aurais beaucoup aimé y aller, mais avec Marie ! Quand je ne l’avais pas, je m’ennuyais beaucoup. Une fois cependant, j’eus du plaisir Trouville, c’était l’année du voyage de Papa à Constantinople ; (NHA 424) pour nous distraire un peu (car nous avions beaucoup de chagrin de savoir Papa si loin) Marie nous envoya, Céline et moi, passer quinze jours au bord de la mer. Je m’y amusai beaucoup parce que j’avais ma Céline. Ma Tante nous procura tous les plaisirs possibles : promenades à âne, pêche à l’équille, etc... J’étais encore bien enfant malgré mes douze ans et demi, je me souviens de ma joie en mettant de jolis rubans bleu ciel que ma Tante m’avait donnés pour mes cheveux ; je me souviens aussi de m’être confessée à Trouville même de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché... Un soir je fis une expérience qui m’étonna beaucoup. Marie (Guérin) qui était presque toujours souffrante, pleurnichait souvent ; alors ma Tante la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres et ma chère petite cousine n’en continuait pas moins de dire en larmoyant qu’elle avait mal â la tête. Moi qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête (NHA 425) et ne m’en plaignais pas, je voulus un soir imiter Marie, je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil dans un coin du salon. Bientôt Jeanne et ma Tante s’empressèrent autour de moi, me demandant ce que j’avais. Je répondis comme Marie : " J’ai mal à la tête. " Il paraît que cela ne m’allait pas de me plaindre, jamais je ne pus les convaincre que le mal de tête me fît pleurer ; au lieu de ma câliner, on me parla comme à une grande personne et Jeanne me reprocha de manquer de confiance en ma Tante, car elle pensait que j’avais une inquiétude de conscience... enfin j’en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne pIus imiter les autres et je compris la fable de " L’âne et du petit chien " (NHA 426) J’étais l’âne qui ayant vu les caresses que l’on prodiguait au petit chien, était venu mettre sa lourde patte sur la table pour recevoir sa part de baisers ; mais hélas ! si je n’ai pas reçu de coups de bâton comme le pauvre animal, j’ai reçu véritablement la monnaie de ma pièce et cette monnaie me guérit pour la vie du désir d’attirer l’attention ; le seul effort que je fis pour cela me coûta trop cher !... L’année suivante qui fut celle du départ de ma chère Marie, ma Tante m’invita encore mais cette fois, seule, et je me trouvai si dépaysée qu’au bout de deux ou trois jours je tombai malade et il fallut me ramener à Lisieux ; (NHA 427) ma maladie que l’on craignait qui fut grave, n’était que la nostalgie des Buissonnets, à peine y eus-je posé le pied que la santé revint... Et c’était à cette enfant-là que le Bon Dieu allait ravir l’unique appui qui l’attachât à la vie !... Aussitôt que j’appris la détermination de Marie, je résolus de ne prendre plus aucun plaisir sur la terre... Depuis ma sortie de pension, je m’étais installée dans l’ancienne chambre de peinture à Pauline (NHA 428) et je l’avais arrangée à mon goût. C’était un vrai bazar, un assemblage de piété et de curiosités, un jardin et une volière... Ainsi, dans le fond se détachait sur le mur une grande croix de bois noir sans Christ, quelques dessins qui me plaisaient ; sur un autre mur, une bourriche garnie de mousseline et de rubans roses avec des herbes fines et des fleurs ; enfin sur le dernier mur le portrait de Pauline à dix ans trônait seul ; en dessous de ce portrait j’avais une table sur laquelle était placée une grande cage, renfermant un grand nombre d’oiseaux dont le ramage mélodieux cassait la tête aux visiteurs, mais non pas celle de leur petite maîtresse qui les chérissait beaucoup... Il y avait encore le " petit meuble blanc " rempli de mes livres d’études, cahiers, etc. sur ce meuble était posée une statue de la Sainte Vierge avec des vases toujours garnis de fleurs naturelles, des flambeaux ; tout autour il y avait une quantité de petites statues de Saints et de Saintes, des petits paniers en coquillages, des boîtes en papier bristol, etc. ! Enfin mon jardin était suspendu devant la fenêtre où je soignais des pots de fleurs (les plus rares que je pouvais trouver ;) j’avais encore une jardinière dans l’intérieur de " mon musée " et j’y mettais ma plante privilégiée... Devant la fenêtre était placée ma table couverte d’un tapis vert et sur ce tapis j’avais posé au milieu, un sablier, une petite statue de Saint Joseph, un porte-montre, des corbeilles de fleurs, un encrier, etc... Quelques chaises boiteuses et le ravissant lit de poupée à Pauline terminaient tout mon ameublement. Vraiment cette pauvre mansarde était un monde pour moi et comme Monsieur de Maistre je pourrais composer un livre intitulé : " Promenade autour de ma chambre. " C’était dans cette chambre que j’aimais à rester seule des heures entières pour étudier et méditer devant la belle vue qui s’étendait devant mes yeux... En apprenant le départ de Marie ma chambre perdit pour moi tout charme, je ne voulais pas quitter un seul instant la soeur chérie qui devait s’envoler bientôt... Que d’actes de patience je lui ai fait pratiquer ! A chaque fois que je passais devant la porte de sa chambre, je frappais jusqu’à ce qu’elle m’ouvre et je l’embrassais de tout mon coeur, je voulais faire provision de baisers pour tout le temps que je devais en être privée. Un mois avant son entrée au Carmel, Papa nous conduisit à Alençon, (NHA 429) mais ce voyage fut loin de ressembler au premier, tout y fut pour moi tristesse et amertume. Je ne pourrais dire les larmes que je versai sur la tombe de maman, parce que j’avais oublié d’apporter un bouquet de bluets cueillis pour elle. Je me faisais vraiment des peines de tout ! C’était le contraire de maintenant, car le Bon Dieu me fait la grâce de n’être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens du temps passé, mon âme déborde de reconnaissance en voyant les faveurs que j’ai reçues du Ciel, il s’est fait un tel changement en moi que je ne suis pas reconnaissable... Il est vrai que je désirais la grâce " d’avoir sur mes actions un empire absolu, d’en être la maîtresse et non pas l’esclave. " (NHA 430) Ces paroles de l’Imitation me touchaient profondément, mais je devais pour ainsi dire acheter par mes désirs cette grâce inestimable ; je n’étais encore qu’une enfant qui ne paraissait avoir d’autre volonté que celle des autres, ce qui faisait dire aux personnes d’Alençon que j’étais faible de caractère... Ce fut pendant ce voyage que Léonie fit son essai chez les clarisses, (NHA 431) j’eus du chagrin de son extraordinaire entrée, car je l’aimais bien et je n’avais pas pu l’embrasser avant son départ. Jamais je n’oublierai la bonté et l’embarras de ce pauvre petit Père en venant nous annoncer que Léonie avait déjà l’habit de clarisse... Comme nous, il trouvait cela bien drôle, mais ne voulait rien dire, voyant combien Marie était mécontente. Il nous conduisit au couvent et là, je sentis un serrement de coeur comme jamais je n’en avais senti à l’aspect d’un monastère, cela me produisait l’effet contraire au Carmel où tout me dilatait l’âme... La vue des religieuses ne m’enchanta pas davantage, et je ne fus pas tentée de rester parmi elles ; cette pauvre Léonie était cependant bien gentille sous son nouveau costume, elle nous dit de bien regarder ses yeux parce que nous ne devions plus les revoir (les clarisses ne se montrant que les yeux baissés) mais le bon Dieu se contenta de deux mois de sacrifice et Léonie revint nous montrer ses yeux bleus bien souvent mouillés de larmes... En quittant Alençon je croyais qu’elle resterait avec les clarisses, aussi ce fut le coeur bien gros que je m’éloignai de la triste rue de la demi-lune. Nous n’étions plus que trois et bientôt notre chère Marie devait aussi nous quitter... Le 15 octobre fut le jour de la séparation ! De la joyeuse et nombreuse famille des Buissonnets, il ne restait que les deux dernières enfants... Les colombes avaient fui du nid paternel, celles qui restaient auraient voulu voler à leur suite, mais Ieurs ailes étaient encore trop faibles pour qu’elles puissent prendre leur essor. .. Le Bon Dieu qui voulait appeler à lui la plus petite et la plus faible de toutes, se hâta de développer ses ailes. Lui qui se plaît à montrer sa bonté et sa puissance en se servant des instruments les moins dignes, voulut bien m’appeler avant Céline qui sans doute méritait plutôt cette faveur ; mais Jésus savait combien j’étais faible et c’est pour cela qu’Il m’a cachée la première dans le creux du rocher. (Ex 33,22) (NHA 432) (1Co 1,26-29 Ct 2,14) Lorsque Marie entra au Carmel, j’étais encore bien scrupuleuse. Ne pouvant plus me confier à elle je me tournai du côté des Cieux. Ce fut aux quatre petits anges qui m’avaient précédée là-haut que je m’adressai, car je pensais que ces âmes innocentes n’ayant jamais connu les troubles ni la crainte devaient avoir pitié de leur pauvre petite soeur qui souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d’enfant, leur faisant remarquer qu’étant la dernière de la famille, j’avais toujours été la plus aimée, la plus comblée des tendresses de mes soeurs, que s’ils étaient restés sur la terre ils m’auraient sans doute aussi donné des preuves d’affection... Leur départ pour le Ciel ne me paraissait pas une raison de m’oublier, au contraire se trouvant à même de puiser dans les trésors Divins, ils devaient y prendre pour moi la paix et me montrer ainsi qu’au Ciel on sait encore aimer !... La réponse ne se fit pas attendre, bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux et je compris que si j’étais aimée sur la terre, je l’étais aussi dans le Ciel... Depuis ce moment ma dévotion grandit pour mes petits frères et soeurs et j’aime à m’entretenir souvent avec eux, à leur parler des tristesses de l’exil... de mon désir d’aller bientôt les rejoindre dans la Patrie !... Si le Ciel me comblait de grâces, ce n’était pas parce que je les méritais, j’étais encore bien imparfaite ; j’avais, il est vrai, un grand désir de pratiquer la vertu, mais je m’y prenais d’une drôle de façon, en voici un exemple : Etant la dernière, je n’étais pas habituée à me servir. Céline faisait la chambre et nous couchions ensemble et moi je ne faisais aucun travail de ménage ; après l’entrée de Marie au Carmel, il m’arrivait quelquefois pour faire plaisir au Bon Dieu d’essayer de faire le lit, ou bien d’aller en l’absence de Céline rentrer le soir ses pots de fleurs ; comme je l’ai dit, c’était pour le Bon Dieu tout seul que je faisais ces choses, ainsi je n’aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement, si Céline avait le malheur de n’avoir pas l’air d’être heureuse et surprise de mes petits services, je n’étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes... J’étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité ; ainsi, s’il m’arrivait de faire involontairement une petite peine à une personne que j’aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer, je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d’avoir pleuré... Tous les raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce vilain défaut. Je ne sais comment je me berçais de la douce pensée d’entrer au Carmel, étant encore dans les langes de l’enfance !... Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et ce miracle il le fit au jour inoubliable de Noël, en cette nuit lumineuse qui éclaire les délices de la Trinité Sainte, Jésus, le doux Enfant d’une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. .. (Ps 139,12) En cette nuit où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et courageuse, Il me revêtit de (Ep 6,11) ses armes et depuis cette nuit bénie je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en victoires et commençai pour ainsi dire " une course de géant !... " (NHA 501) (Ps 19,6)
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