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Figure discrète, effacée de ce XIIe siècle où
jette ses
derniers
feux une « théologie spirituelle » faisant déjà pressentir la synthèse
scolastique, Guillaume de Saint-Thierry n’est bien connu que depuis un quart de
siècle. Né à Liège, il s’expatrie de bonne heure, à la recherche d’un maître
dans les centres estudiantins du nord-est de la France. Reims ou Laon ? Les
historiens ne sont pas d’accord. On ignore les raisons qui l’amènent, à
vingt-huit ans, à se faire moine en l’abbaye de Saint-Nicaise. Six ans plus
tard, il est abbé d’un monastère bénédictin, dont il fera la célébrité,
Saint-Thierry, près de Reims. Très vite, il se fait un nom et par son zèle pour
la réforme monastique et par la qualité et l’éclectisme de sa doctrine.
L’enseignement qu’il dispense passe les portes du monastère et se répand sous la
forme d’opuscules où il est traité De la nature du corps et de l’âme ,
De la nature de l’amour divin , Du Corps et du Sang du Seigneur . Une
série d’élévations Sur la contemplation de Dieu et des Prières
méditatives connaissent aussi grand succès et révèlent, sous une pensée
philosophique très ferme, une âme contemplative et, comme on l’a écrit, «un
mystique raisonnable». Cependant, l’administration d’une abbaye richement dotée
cause à Guillaume bien des soucis.
Peu avant son élévation à l’abbatiat, il s’est lié d’amitié
avec saint Bernard, dont il partage les aspirations pour une vie dépouillée et
plus conforme à la pensée de saint Benoît. En 1135, à cinquante ans, il donne sa
démission et se retire comme simple moine en l’abbaye de Signy, une fondation de
Cîteaux dans les Ardennes. L’idéal de cette maison le rapproche de son ami et
lui permet, en le déchargeant de tout souci administratif, de se livrer, comme
il écrit, au « fécond repos » de la contemplation. Durant quelques années, il
peut vaquer librement aux recherches spirituelles, pour lesquelles il se sent
fait. Elles prennent rapidement la forme d’un Exposé sur le Cantique des
cantiques , ce chant d’amour qui, à l’époque, inspire tant de hardis
commentateurs. Mais son repos n’a qu’un temps. On parle beaucoup en France de
Pierre Abélard, ce grand esprit qui inaugure, en théologie, une méthode assez
neuve, vouée à un grand avenir, mais qui n’inspire alors que des craintes assez
fondées. Guillaume, au temps de sa jeunesse, a connu Pierre Abélard. Il dira
« l’avoir aimé ». Mais son sens théologique est heurté par la hardiesse et
surtout la logomachie du novateur. Il relève dans ses écrits, puis réfute des
propositions erronées ou des abus de langage. Sa Dispute contre Abélard ,
communiquée à saint Bernard, est à l’origine du procès qui aboutit, en 1140, à
la condamnation définitive du malheureux professeur. Cet incident nous révèle un
Guillaume soucieux d’orthodoxie et nous vaut, de sa part, une vigoureuse
apologie de la foi traditionnelle: le Miroir de la foi , l’Énigme de
la foi (traité de la Trinité), un Commentaire sur l’épître aux Romains .
Le chef-d’œuvre de Guillaume, son testament, c’est, en 1144,
la Lettre aux frères du Mont-Dieu , une apologie encore, mais cette fois
de l’idéal et du genre de vie des disciples de saint Bruno, les Chartreux, en
butte à la chicane. C’est, par ailleurs, un traité complet, et d’une rare
discrétion, de vie ascétique et mystique. Son succès s’avère immense: sous le
nom de saint Bernard, l’opuscule pénétrera tous les milieux, religieux,
cléricaux, universitaires aussi (les manuscrits connus : plus de 270, en font
foi) de l’Europe. Par la Styrie, l’Allemagne, il atteindra les pays Baltes.
Guillaume s’éteint discrètement, comme il a vécu. Plus qu’une
simple nomenclature, l’examen de ses travaux, la mise au jour des sources de sa
pensée révèlent un homme dont la science et la doctrine n’ont d’égale que
l’humilité, le zèle pour les nobles causes, enfin l’ouverture au monde
philosophique et religieux de l’Antiquité, tant de l’Occident latin que de
l’Orient lointain, d’une des gloires de la littérature chrétienne du Moyen Âge
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