Chapitre 5

Il faut faire plus de cas de l'impassibilité de l'âme que de la pureté du corps.

Car c'est là tout le soin d'un tel genre de vie, empêcher que la cime de notre âme ne soit abaissée par l'insurrection des voluptés, et que notre intelligence, au lieu de cheminer dans les hauteurs et de regarder vers les choses d'en haut, ne tombe, entraînée dans les passions de la chair et du sang. Comment peut-elle encore élever un regard libre vers la lumière intelligible à laquelle elle est apparentée, si elle s'est laissé clouer en bas à la volupté de la chair, si elle applique son désir aux passions humaines, toutes les fois qu'elle incline vers les biens matériels, par suite d'une prénotion fallacieuse qui a manqué d'éducation? Car de même que les yeux des porcs, tournés naturellement vers le bas, n'ont aucune expérience des merveilles célestes, ainsi l'âme, entraînée en bas avec le corps, ne pourra plus regarder vers le ciel et les beautés d'en haut, du fait de son penchant pour ce qu'il y a de bas et de bestial dans la nature. Et donc, afin de pouvoir, libre et dégagée le plus possible, lever les yeux vers la Volupté divine et bienheureuse, notre âme ne se tournera vers aucun des biens terrestres et ne prendra point sa part des voluptés dont l'usage est permis dans la vie commune; mais elle détournera des biens corporels sa puissance d'aimer pour la reporter sur la contemplation intellectuelle et immatérielle du beau. Ainsi donc la virginité corporelle a été conçue à notre avantage, pour favoriser une telle disposition d'âme, afin de mettre le plus possibles en elle un oubli et une amnésie des mouvements passionnels de la nature, puisqu'elle n'entraîne aucune nécessité de s'occuper des dettes viles de la chair. Car une bonne fois libérée de telles obligations, il n'y a plus de danger que, sous une accoutumances progressive à des choses qui semblent permises par une loi de nature, elle en vienne à une aversion et à une ignorance de la volupté divine et sans mélange, que seule la pureté du coeur, en nous la faculté maîtresse, est de nature à poursuivre.

Chapitre 6

Élie et Jean ont pratiqué la stricte discipline de ce genre de vie.

1. C'est pourquoi semble-t-il, le grand prophète Elie et celui qui vint en cette vie après lui "dans l'esprit et dans la force d'Elie", tel qu'il n'en est pas de plus grand parmi les fils des femmes, ces deux hommes par leur genre de vie propre, sans compter d'autres leçons que leur histoire donne à entendre par énigme, ont enseigné avant tout, à celui qui vaque à la contemplation de l'invisible, qu'il doit se tenir à l'écart de l'engrenage de la vie humaine, de peur que l'accoutumance à de telles illusions qui lui viennent par les sens ne l'induise en confusion et en erreur, quand il s'agit de juger du vrai bien. Car tous les deux, dès leur jeunesse, s'exilèrent de la société des hommes et s'établirent en quelque sorte hors de la nature, par leur dédain du régime habituel et normal en matière de nourriture et de boisson, ainsi que par leur mode de vie dans le désert, au point de protéger leurs oreilles contre les bruits d'alentour, de retenir leurs yeux de divaguer, de garder leur goût simple et sans recherche, en contentant leurs besoins, l'un et l'autre, d'une nourriture de rencontre. C'est ainsi qu'ils s'établirent dans un calme et une sérénité parfaite, loin du tumulte extérieur, et par là s'élevèrent si haut dans les grâces divines que, pour chacun d'eux, l'Écriture en fait mémoire. Élie en effet, établi comme une sorte d'intendant des dons divins, était maître absolu de fermer aux pécheurs l'usage de ces biens célestes et de les ouvrir aux repentants; quant à Jean, le récit divin ne dit en rien qu'il ait accompli de semblables merveilles, mais celui qui voit les choses cachées a rendu témoignage que la grâce lui fut accordée plus abondamment qu'à aucun autre prophète; tout cela, peut-être, parce que l'un et l'autre, du début jusqu'à la fin, ont offert au Seigneur leur désir pur et net de toute attache passionnée pour la matière, sans s'occuper ni de tendresse pour des enfants, ni de soucis d'épouses, ni d'aucun autre sentiment humain. Persuadés en fait qu'il ne leur convenait pas de se préoccuper même de la nourriture nécessaire à chaque jour, et s'étant montrés supérieurs à la dignité empruntée des vêtements, ils improvisaient avec des moyens de fortune ce dont ils avaient besoin, se couvrant l'un de toisons de chèvres, l'autre de poils de chameaux: ceux-ci, je pense, ne seraient pas arrivés les premiers à de telles hauteurs s'ils s'étaient laissés amollir par les voluptés corporelles dans le mariage. Ce n'est pas sans intention, mais, comme dit l'Apôtre, c'est pour notre instruction que ces choses ont été écrites, afin que nous dirigions tout droit notre vie selon la leur. Quelle leçon en tirer? Qu'à la ressemblance de ces hommes saints, il ne doit occuper sa pensée d'aucune des affaires du siècle, celui qui désire s'unir à Dieu. II n'est pas possible en effet à celui dont la pensée se répand sur beaucoup d'objets d'aller droit à l'intelligence et au désir de Dieu.

2. Il me semble qu'un exemple éclairerait notre opinion là-dessus.

Supposons en effet une eau qui se répand hors d'une source et qui se divise, selon l'occurrence, en plusieurs ruisseaux: aussi longtemps qu'elle est ainsi emportée, elle ne sera propre à aucun usage pour l'agriculture, car sa dispersion en de nombreuses directions fait qu'il ne s'en trouve en chaque endroit qu'une petite quantité, faible et lente à se mouvoir, en raison d'un débit peu intense. Mais si on rassemblait tous ces ruisseaux désordonnés et si on ramassait en un seul courant ce qui jusqu'alors se dispersait de tous côtés, on se servirait pour une foule d'usages utiles à la vie de cette masse d'eau convergente. Ainsi, me semble-t-il, de l'intelligence humaine: si elle vient à se répandre de tous côtés, en coulant et se dispersant vers ce qui plaît à chaque instant aux sens, elle n'a aucune force appréciable pour s'acheminer vers le vrai bien mais si, rappelée de partout, ramassée sur elle-même rassemblée et non plus répandue, elle est mue vers l'activité qui lui est propre et conforme à sa nature, rien ne l'empêchera d'être emportée vers les choses d'en haut et de toucher la réalité des êtres qui existent vraiment. De même en effet que l'eau enfermée dans une conduite hermétique est souvent portée vers le haut, verticalement, sous la pression ascendante, faute d'avoir où se répandre, et cela malgré son mouvement naturel qui la porte en bas; ainsi l'intelligence humaine, étroitement canalisée de partout par la continence, sera comme enlevées vers le désir des biens supérieurs par sa disposition naturelle à se mouvoir, faute d'issues où s'égarer, car l'être en mouvement perpétuel qui a reçu de son Créateur une telle nature ne peut jamais se stabiliser et, s'il est empêché d'utiliser son mouvement dans la direction des vanités, il n'a d'autres ressources que d'aller droit à la réalité puisque de partout on l'écarte des choses absurdes: ainsi précisément dans les carrefours, voyons-nous les voyageurs ne point se tromper sur la route droite, toutes les fois que l'expérience acquise dans leurs autres voyages les détourne de s'égarer. C'est pourquoi, comme le voyageur, qui dans son itinéraire s'est retiré des sentiers de l'erreur, se garde sur la route droite, ainsi notre intelligence, se détournant des vanités, reconnaîtra que la réalité se situe dans les êtres qui existent vraiment. C'est donc cela, semble-t-il, que nous enseigne la mémoire de ces grands prophètes, à ne nous embarrasser d'aucune des sollicitudes mondaines: or le mariage est une de ces sollicitudes ou plutôt le principe et la racine de la sollicitude pour les vanités.

Chapitre 7

Le mariage n'est pas au nombre des choses condamnées.

1. Que personne n'estime que nous repoussons l'institution du mariage: nous n'ignorons pas en effet que celui-ci non plus n'est pas étranger à la bénédiction divine, mais puisqu'il trouve un défenseur qui se suffit à lui-même dans la nature commune à tous les hommes - elle qui met cette inclination spontanée vers de tels plaisirs en tous ceux qui viennent à l'existence par le mariage - et puisque la virginité marche pour ainsi dire à l'encontre de la nature, il serait superflu de prendre la peine d'écrire un discours d'encouragement et d'exhortation au mariage, en mettant en avant son défenseur difficile à combattre, je veux dire la volupté; à moins que de telles paroles ne soient peut-être rendues nécessaires par des gens qui marquent d'une fausse empreinte les doctrines de l'Église et qui sont nommés par l'apôtre a ces consciences brûlées au fer rouge, parce qu'après avoir délaissé la direction de l'Esprit sous l'influence de l'enseignement des démons, ils marquent leur propre coeur de certaines cicatrices et brûlures, ils abhorrent les créatures de Dieu comme des souillures, comme des excitations au mal, comme une cause de maux, et profèrent d'autres accusations semblables. Mais qu'ai-je à faire de juger ceux du dehors? dit celui qui vient de parler. En effet ils sont véritablement hors du palais de la doctrine des mystères et campent non sous la protection de Dieu, mais dans l'antre du Mauvais, ceux "qui sont retenus captifs, asservis à sa volonté", selon l'expression de l'Apôtre. C'est pourquoi ils ne comprennent pas que, si l'on définit la vertu comme un juste milieu, la déviation vers les extrêmes situés de part et d'autre est un vice, car c'est en prenant partout le milieu entre un relâchement et une tension excessive qu'on distingue la vertu du vice.

2. Mais le raisonnement gagnera pour nous en clarté s'il est illustré par les faits eux-mêmes. Lâcheté et témérité, que l'on considère comme deux vices contraires, l'un par manque et l'autre par excès de confiance, encadrent en leur milieu le courage. Ou encore, l'homme pieux n'est ni athée, ni superstitieux, car, en ces deux cas, on commet une égale impiété, à croire qu'il n'y a pas de Dieu ou qu'il y en a plusieurs. Veux-tu aussi par d'autres exemples connaître la justesse de cette opinion? Celui qui fuit la parcimonie et la prodigalité, celui-là, se soustrayant aux passions contraires, a pratiqué la libéralité de caractère, car une telle vertu consiste à n'être ni disposé aux aventures dans les dépenses excessives et inutiles, ni mesquin à l'égard du nécessaire. Et ainsi de tout le reste - pour ne pas poursuivre en détail - notre discours a montré que le milieu entre deux vices contraires est une vertu. Il en résulte donc que la chasteté, elle aussi, est un juste milieu et qu'elle a ses déviations bien connues de part et d'autre, vers un vice: l'un en effet, parce que son âme manque de vigueur, est devenu pour la passion de volupté un adversaire facile à vaincre, si bien que, sans même avoir approché de la route de la vie pure et chaste, il a glissé dans les passions d'ignominie; l'autre, pour avoir outrepassé le terrain sûr de la chasteté et culbuté par-dessus le juste milieu de cette vertu, a été précipité dans l'enseignement des démons comme dans un abîme, brûlant au fer rouge, comme dit l'Apôtre, sa propre conscience. En effet dans la mesure où il définit le mariage comme abominable, il se stigmatise lui-même en le blâmant, car, si l'arbre est mauvais, ainsi que le dit quelque part l'Évangile, le fruit aussi est pleinement digne de l'arbre. Si donc l'homme est le rejeton et le fruit de cette plante, le mariage, les reproches contre le mariage atteignent pleinement celui qui les profère.

3. Mais ces gens, marqués d'un fer rouge dans leur conscience et meurtris par l'absurdité de leur doctrine, sont réfutés par le fait même. Quant à nous, voici ce que nous savons au sujet du mariage: il faut donner le pas au soin et au désir des choses divines, mais ne point mépriser la charges du mariage, quand on est capable d'en user avec modération et mesure. Ainsi le patriarche Isaac: ce n'est pas dans la fleur de l'âge, de crainte que son mariage ne devienne un acte de passion, mais sur le déclin a déjà de sa jeunesse qu'il accepte de s'unir à Rébecca, en raison de la bénédiction de Dieu sur sa postérité; puis, après s'être prêté au mariage pour un seul enfantement, il appartint de nouveau tout entier aux réalités invisibles, ayant fermé les sens de son corps: c'est, me semble-t-il, la signification du récit, quand celui-ci raconte que les yeux du patriarche s'étaient appesantis.

Chapitre 8

Il atteint difficilement le but, celui dont l'âme est partagée entre de nombreux soucis.

Mais qu'il en aille de ces choses comme elles semblent être à ceux qui savent les regarder. Quant à nous, avançons dans la suite de ce traité. Que disions-nous donc? Toutes les fois qu'il est possible simultanément et de ne pas s'éloigner du désir des choses divines et de ne pas se soustraire au mariage, il n'y a aucune raison de repousser le plan de la nature et d'accuser comme abominable cet état digne d'honneur. Car selon notre exemple, déjà cité, de l'eau et de la source, lorsque le cultivateur attire l'eau sur un terrain par des canaux d'irrigation, et que dans cet intervalle, on vient à n'avoir besoin que d'un médiocre écoulement, il laissera couler dans la dérivation cela seulement qui répond à l'utilisation cherchée, veillant à ce que l'eau revienne facilement se mêler au courant mais s'il a ouvert la voie sans expérience ni ménagement l'écoulement des eaux, il risquera de voir la totalité de l'eau quitter le cours direct et s'échapper sur le côté dans les canaux de dérivation - de la même manière, puisque la vie exige que les hommes se succèdent par génération les uns aux autres, si quelqu'un use de la conjoncture de telle sorte que, donnant au spirituel la primauté, il use avec ménagement et retenue du désir de ces choses, car le temps se fait court, cet homme serait le chaste cultivateur, celui qui se cultive lui-même avec sagesse, selon le précepte de l'apôtre, ne s'occupant pas sans cesse de façon mesquine de ces tristes dettes à rendre, mais choisissant la pureté d'accord avec son conjoint pour vaquer à la prière, dans la crainte de devenir par cet attachement passionnel tout entier chair et sang, car là ne demeure pas l'Esprit de Dieu. Quant à celui qui se trouve dans un tel état de faiblesse qu'il ne peut résister courageusement à l'emportement de la nature, il ferait mieux de se maintenir loin de là plutôt que de descendre dans l'arène pour un combat dépassant ses forces. Le danger n'est pas mince en effet qu'un tel homme, trompé par l'expérience de la volupté, n'estime plus aucun bien, hormis celui que l'on goûte par la chair avec un certain attachement passionnel, et qu'il ne devienne tout charnel pour avoir complètement détourné son esprit du désir des biens incorporels, en faisant la chasse de toutes manières à ce que ces choses offrent d'agréable, au point d'être plus ami du plaisir que de Dieu. Ainsi donc, puisqu'il n'est pas au pouvoir de chaque homme, vu la faiblesse de la nature, d'atteindre sur ce point la juste mesure, et qu'il y a danger, pour celui qui s'est laissé emporter hors de la mesure, de s'enfoncer, selon le Psalmiste, dans une fange profonde, on gagnerait, comme le suggère ce traité à traverser la vie sans tenter cette expérience, pour éviter que, sous prétexte d'actions permises, on ne laisse entrer les passions dans l'âme.

Chapitre 9

C'est une chose difficile à changer, en tout domaine, que l'habitude.

1. C'est en effet une chose qui nous laisse sans ressource que l'habitude, en tout domaine, tant elle a de puissance pour attirer à elle, entraîner l'âme et présenter une apparence de bien, du moment qu'on a contracté par l'accoutumance une disposition et un attachement passionnel. Et il n'est rien dont la fuite s'impose à la nature, qui ne puisse, une fois passé en habitude, paraître digne d'intérêt et de choix. De cette affirmation, la vie humaine fournit une preuve: les peuples sont si nombreux qu'ils ne s'intéressent pas unanimement aux mêmes choses; différentes sont celles auxquelles ils trouvent de la beauté et du prix, car c'est l'habitude qui suscite en chacun l'intérêt pour une chose et son désir. Et non seulement entre les peuples, on peut voir un tel contraste au sujet des mêmes occupations, admirées par les uns, dénigrées par les autres, mais aussi dans le même peuple, la même ville et famille, on peut voir une grande différence qui vient à chacun de l'habitude. Ainsi des frères jumeaux, entrés ensemble dans l'existence, ont-ils été très souvent séparés l'un de l'autre, dans la vie par leurs occupations: rien encore d'étonnant à cela puisque même chaque homme pris en particulier ne porte pas le même jugement la plupart du temps sur le même objet; mais selon qu'il est influencé en chaque cas par l'habitude. Et pour ne pas nous éloigner de notre sujet, nous en avons connu beaucoup qui, dès leur premier âge, se montrèrent très amoureux de la chasteté, qui commencèrent de mener une vie souillée, du jour où la participation aux voluptés leur sembla légale et permise. Une fois en effet qu'ils furent en possession d'une telle expérience, après avoir retourné toute leur puissance de désir vers ces choses selon notre exemple du courant d'eau, et dérivé l'élan de leur pensée des réalités divines vers les objets bas et matériels, ils ouvrirent tout grand aux passions le champ de leur intérieur, au point de cesser tout mouvement vers les réalités d'en haut et de voir se dessécher complètement ce désir, dont le cours inversé s'est porté vers les passions.

C'est pourquoi nous pensons que les gens plus faibles ont avantage à se réfugier dans la virginité comme dans une citadelle sure, à ne pas susciter de tentations contre eux-mêmes en descendant dans le fatal engrenage de cette vie, à s'attaquer à ceux qui luttent contre la loi de notre raison au moyen des passions de la chair, et à courir un risque en se souciant non des bornes d'une terre ou de la perte des biens ou de quelque autre des sollicitudes de cette vie, mais de l'espérance qui passe avant tout. Il n'est pas possible en effet à celui qui a détourné sa pensée vers ce monde, assumé les soucis d'ici-bas et pris pour tâche de plaire aux hommes, il n'est pas possible qu'il arrive au plein accomplissement du grand et premier commandement du Seigneur, qui dit d'aimer Dieu de tout son coeur et de tout son pouvoir. Comment en effet quelqu'un aimera-t-il Dieu de tout son coeur, quand il partage celui-ci entre Dieu et le monde, et que, dérobant l'amour à Dieu seul, il le gaspille en passions humaines? En effet a l'homme non marié a souci des affaires du Seigneur et l'homme marié a souci des affaires du monde. Mais si le combat contre les voluptés semble pénible, que chacun prenne de l'assurance car en cette matière l'habitude n'est pas d'un mince secours: dans les choses apparemment les plus difficiles, elle fait trouver du plaisir si l'on persévère, le plaisir le plus noble et le plus pur, tel que l'homme, du moins l'homme sensé, trouve plus de dignité à s'y attacher qu'à devenir à force de mesquineries dans les choses basses, étranger à ce qui est véritablement grand et surpasse toute intelligence.

Chapitre 10

Quel est l'objet véritablement désirable?

1. Combien il est dommageable d'en venir à déchoir de la possession de la vraie beauté, quelle parole pourrait l'exposer? De quel surcroît de raisonnement user? Comment expliquer et décrire ce qui est inexprimable en parole et insaisissable dans un concept? Si en effet quelqu'un a tellement purifié l'oeil de son coeur qu'il puisse voir en quelque manière ce que le Seigneur a promis dans les Béatitudes, il condamnera tout langage humain comme impuissant à exposer sa pensée; mais si quelqu'un, encore établi dans les passions matérielles, a le sens visuel de l'âme comme recouvert d'une chassie par cette disposition passionnelle, vaine ainsi encore sera toute vigueur de paroles. Devant les gens en effet qui ont des sens atrophiés, cela revient au même de rabaisser des merveilles par ses paroles et de les exalter; comme aussi en présence du rayon de soleil, il devient inefficace et inutile d'expliquer en paroles ce qu'est la lumière à l'aveugle de naissances qui ne l'a jamais contemplée, car la clarté du rayon ne peut se manifester à l'ouïe. Ainsi en présence de la lumière intelligible et véritable, chacun a-t-il besoin d'yeux appropriés pour contempler cette beauté: celui qui l'a vue, en vertu d'un don divins et d'une inspiration intraduisible, garde son saisissement dans le secret de sa conscience; celui qui n'a pas contemplé cette beauté ne connaîtra même pas quel dommage il subit du fait de cette privation. Comment en effet lui représenter ce bien qui lui a échappé? Comment mettre sous ses yeux l'ineffable? Les mots propres pour désigner cette beauté, nous ne les avons pas appris. Aucun exemple, parmi les êtres, de ce que nous cherchons, aucun moyen de le manifester à partir d'une comparaison. Qui donc compare le soleil à une faible étincelle, ou met en parallèle une petite goutte d'eau avec les abîmes infinis? Ce rapport de la gouttelette aux abîmes ou d'une minuscule étincelle à l'immense rayonnement du soleil, c'est le même qui existe de toutes ces choses admirées comme belles par les hommes à cette Beauté qui est contemplée autour du Bien premier et de ce qui est au delà de tout bien.

2. Qu'inventer pour montrer l'étendue de ce dommage à celui qui en est victime? Le grand David me semble avoir bien montré cette incapacité, un jour qu'élevé en pensée par la puissance de l'Esprit et comme sorti de lui-même, il vit cette beauté inaccessible et impossible à cerner, dans cette extase'' bienheureuse - il la vit dans toute la mesure assurément où il est possible à un homme de la voir, après être sorti des revêtements si de la chair et être entré par la seule pensée dans la contemplation des incorporels et des intelligibles -, quand il éprouva le désir de parler dignement de ce qu'il avait vu, il cria cette phrase que tous chantent: "tout homme est menteur", c'est-à-dire, à mon avis du moins, que tout homme confiant à un langage le soin de traduire cette lumière ineffable est réellement un menteur, non par haine de la vérité, mais par la faiblesse des moyens d'expression. En effet, la beauté sensible qui entoure ici-bas notre vie et qui se manifeste avec un certain coloris soit dans une matière inanimée, soit même dans des corps vivants, notre sensibilité a suffisamment de ressources pour l'admirer, l'appréhender et la faire connaître à autrui par la peinture des paroles, puisqu'une telle beauté est peinte par la parole comme sur un tableau; mais ce dont l'archétypes échappe à la compréhension, comment la parole le mettrait-elle sous les yeux, alors qu'elle ne trouve aucun moyen de le décrire, qu'elle ne peut parler ni de couleur, ni de figure, ni de grandeur, ni d'heureuse apparence, ni d'absolument aucune bagatelle de ce genre? Comment en effet ce qui est complètement sans formel et sans figure, étranger à toute quantité, établis loin de tout ce qui se voit dans la région du corps et des sens, comment le ferait-on connaître au moyen d'objets qui ne sont saisis que par la sensation seule? Il n'empêche, nous ne devons pas renoncer à ce désir, sous prétexte qu'il vise manifestement trop haut pour nos prises, mais plus le raisonnement a montré que l'objet cherché était grand, plus la pensée doit être surélevée, plus elle doit monter en rivalisant avec la grandeur de l'objet qu'elle cherche, pour ne pas s'exclure tout à fait de la participation au Bien: le danger n'est pas mince en effet, qu'en raison de sa nature trop sublime et absolument inexprimable, nous n'en venions à glisser loin de toute idée de lui, si nous n'appuyons notre connaissance de ces réalités sur rien de connu.

Chapitre 11

Comment parvenir à l'intelligence de la beauté véritable?

1. Il faut donc, à cause de cette faiblesse, acheminer notre raison vers belles à la Beauté l'invisible au moyen de nos connaissances sensibles. Voilà quelle serait là-dessus notre idée: ceux qui regardent les choses trop superficiellement et sans exercer leur raison, voient-ils un homme ou n'importe quel objet de l'ordre des apparences, ils ne se mettent pas en peine d'autre chose que de ce qu'ils voient - il leur suffit en effet d'avoir contemplé la masse du corps pour croire qu'ils ont compris la raison profonde de l'hommes - mais celui qui a l'âme perspicace et qui a été formé à ne pas s'en remettre à ses seuls yeux dans l'examen des êtres, celui-là ne s'arrêtera pas aux apparences, il ne compte pas pour néant ce qui ne tombe point sous la vue, mais il s'enquiert aussi de la nature de l'âme et examine les qualités qui apparaissent dans le corps, en les prenant et en commun et individuellement: sa raison sépare en effet chacune de ces qualités en particulier, puis considère comment toutes en commun elles concourent et conspirent à la constitution du sujet. Ainsi donc en va-t-il dans la recherche du Beau: celui dont l'intelligence est imparfaite, voit-il un objet sur lequel est répandue une apparence de quelque beauté, il s'imaginera qu'est beau de sa propre nature cet objet même qui attire sa sensibilité par un plaisir, et il ne se met en peine de rien au delà. Mais celui qui a purifié l'oeil de son âme et qui est capable de voir de tels spectacles, celui-là, laissant de côté la matière sous-jacente à la forme du beau, se servira de ce qu'il voit comme d'un marchepied pour s'élever vers la contemplation de la beauté intelligible, dont la participation rend les autres choses belles et les fait appeler telles.

2. Il me semble difficile, tant la plupart des hommes vivent dans une telle épaisseur d'esprit, qu'ils puissent, en retranchant par leur raison la matière et en la séparant de la beauté contemplée, comprendre la nature même du beau en elle-même. Et si l'on veut examiner exactement la cause des opinions erronées et fallacieuses, on n'en trouverait pas d'autre, me semble-t-il, que celle-ci: "nos sens n'ont pas été exercés à discerner exactement le beau de ce qui ne l'est pas. C'est pourquoi les hommes se sont éloignés du souci du vrai bien: ceux-ci ont glissé dans un amour la chair, ceux-là sous l'influence de leurs désirs ont incliné vers la matière inanimée des richesses; d'autres ont situé le Beau dans les honneurs, la gloire, la puissance; il en est qui se passionnèrent pour des techniques et des sciences; des gens plus serviles encore érigent leur gosier et leur ventre en critères du Bien. Si, en s'éloignant des pensées matérielles et de leur attachement passionné à ce qui paraît, ils avaient recherché la nature simple, immatérielle et sans figure du Beau, ils n'auraient pas erré dans le choix de leurs désirs et ne se seraient pas laissés égarer à ce point par de telles tromperies que, même à la vue de ce qu'a d'éphémère le plaisir offert par ces biens, ils ne peuvent être conduits à les mépriser.

3. Voici donc pour nous la voie qui peut conduire à la découverte du Beau: dépassant comme bas et éphémères tous les autres objets qui attirent les désirs des hommes, qui sont tenus pour beaux et donc jugés dignes de zèle et de faveur, nous ne devons gaspiller en aucun d'eux notre puissance de désir, ni non plus la tenir enfermée en nous-mêmes dans une immobilité stérile, mais, après l'avoir purifiée de son attachement passionné aux choses basses, I'élever là où la sensation n'atteint pas, au point de n'admirer ni la beauté du ciel, ni les rayons des astres, ni rien de ce qui paraît beau, mais de nous laisser conduire, par la beauté contemplée en tout cela, vers le désir de cette beauté dont les cieux racontent la gloire et dont le firmament et toute la création communiquent la connaissance. En montant ainsi, et en délaissant tout ce qu'elle comprend être inférieur à l'objet de sa recherche, l'âme peut parvenir à l'intelligence de cette magnificence élevée au-dessus des cieux".

4. Mais comment atteindre les choses sublimes, si l'on met son zèle dans les choses basses? Comment s'envoler vers le ciel, sans être muni de l'ailes céleste ni devenir capable, grâce à ce mode de vie sublime, de monter et de s'élever dans les hauteurs? Qui est assez étranger aux mystères évangéliques pour ignorer que l'âme humaine ne dispose que d'un seul véhicule dans son voyage vers les cieux, à savoir imiter cette colombe qui descend en volant, dont le prophète David lui aussi a désiré avoir les ailes? C'est ainsi en effet que l'Écriture a coutume de désigner symboliquement la puissance de l'Esprit, soit parce que cet oiseau est exempt de fiel, soit aussi parce qu'il déteste les odeurs fétides, comme le rapportent ceux qui l'ont observé. Celui donc qui s'est éloigné de toute amertume et mauvaise odeur charnelle, qui s'est élevé au-dessus de toutes les choses basses et terre-à-terre, ou pour mieux dire qui est devenu supérieur au monde entier, porté sur cette aile dont nous avons parlé, celui-là trouvera le seul objet digne de désir, et deviendra beau lui aussi en approchant du Beau; et devenu sous son influence, brillant et lumineux, il sera établi dans la participation à la lumière véritable. De même en effet que, dans la nuit, ces condensations lumineuses de l'air, que certains appellent étoiles filantes, ne sont rien d'autre, affirment ceux qui ont fait des recherches sur ces questions, que de l'air introduit dans la région éthérée par la violence de certains souffles - ils disent que cette traînée incandescente s'inscrit dans le ciel quand le souffle s'embrase dans l'éther - de même donc que cet air terrestre, projeté vers le haut par la violence du souffle, devient lumineux parce qu'il est transformé sous l'influence purifiante de l'éther; de même l'intelligence humaine, après avoir délaissé cette vie trouble et sale, après que, purifiée par la puissance et le souffle de l'Esprit, elle est devenue lumineuse et qu'elle s'est mêlée à la pureté véritable et sublime, l'intelligence humaine elle-même resplendit en celle-ci comme par transparence, se charge de rayons et devient lumière selon la promesse expresse du Seigneur que "les justes brilleront à la ressemblance du soleil". Cela, même dès cette terre, nous le voyons se réaliser sur un miroir, ou sur l'eau, ou sur toute autre matière dont la surface lisse est capable de briller par réverbération. Lorsqu'en effet, l'un de ces objets reçoit le rayon du soleil, il émet au point de contact un autre rayon, ce qu'il ne ferait pas si la pureté et le brillant de sa surface étaient ternis par quelque souillure. Ainsi donc, si nous montons en délaissant les ténèbres terrestres, là-bas nous deviendrons lumineux en approchant de la lumière véritable du Christ; mais si "la véritable lumière, celle qui brille même dans les ténèbres", descend jusqu'à nous, nous aussi nous serons lumière, comme dit quelque part le Seigneur e à ses disciples, à moins que la souillure de quelque vice encroûtant le coeur n'obscurcisse la grâce de notre lumière.

5. Ainsi donc peut-être les exemples de ce traité nous ont-ils conduits insensiblement à concevoir ce changement de nous-mêmes dans le sens du mieux. Peut-être aussi nous ont-ils montré qu'il n'est pas d'autre moyen pour l'âme d'être unie au Dieu incorruptible que de devenir elle-même aussi pure que possible par l'incorruptibilité afin de saisir le semblable par le semblable, en s'exposant comme un miroir la pureté de Dieu, de telle sorte que même son intérieur soit formé en vertu d'une participation et d'une manifestation de la beauté du prototype. Si donc quelqu'un est déjà capable de délaisser tous les biens humains, corps, richesses, occupations des sciences et des techniques ou même tout ce que l'on voit en faveur selon les coutumes et les lois - car en de telles matières, l'erreur intervient dans l'intelligence du Beau lorsque les sens servent de critère - un tel homme éprouvera de l'amour et du désir pour cela seul qui ne reçoit pas sa beauté d'ailleurs, qui n'est pas tel un jour ou sous un certain rapport, mais qui est beau de lui-même, par lui-même et en lui-même, toujours beau sans jamais le devenir ou devoir un jour cesser de l'être, mais qui est toujours identique à lui-même, supérieur à toute addition et accroissement, susceptible de nulle modification et de nul changement.

6. C'est donc à celui qui a purifié toutes les puissances de son âme de "toute espèce de vice" que devient visible, j'ose le dire, ce qui est beau uniquement de par sa nature. De même en effet que c'est l'oeil, nettoyé de sa chassie, qui voit briller distinctement au loin les objets qui sont dans l'air, c'est de même l'âme qui, par l'incorruptibilité, acquiert la puissance de connaître cette lumière: la véritable virginité et le zèle pour l'incorruptibilité aboutissent à ce but, qui est de pouvoir, grâce à elle, voir Dieu. En effet qu'au sens propre, premier et unique, le beau, le bien et le pur soit le Dieu de tous les êtres, il n'est personne dont la raison soit si aveugle qu'il ne le puisse comprendre par lui-même.

Chapitre 12

1. Mais cela, vraisemblablement, personne ne l'ignore; par ailleurs et il est probable que certains recherchent s'il est possible de découvrir une sorte de méthode et de direction pour nous y conduire, qui nous mène comme par la main. Assurément les livres divins sont pleins de telles directives, et beaucoup de saints produisent leur vie comme une lampe devant ceux qui marchent selon Dieu. Mais les règles à tirer de l'Écriture inspirée pour le but que nous nous proposons, chacun peut les recueillir en abondance dans les deux Testaments, car, aussi bien dans les Prophètes et la Loi que dans les traditions évangéliques et apostoliques, il y a beaucoup à prendre et sans compter. Quant aux réflexions que nous pourrions ajouter en suivant les paroles divines, les voici.

2. Cet animal intelligent et raisonnable, l'homme, oeuvre et imitation de la nature divine et sans mélange - car c'est ainsi que dans le récit de la création, il est écrit de lui: "Il le fit à l'image de Dieu" - cet animal donc, l'homme, n'avait pas en lui-même par nature, ni comme propriété essentielle jointe à sa nature, la capacité de pâtir et de mourir, lors de sa toute première origine - car il n'aurait pas été possible de sauvegarder la notion d'image si la beauté reproduite avait été contraire à l'archétype -, mais c'est plus tard que s'insinua en lui la nature passible, après cette première organisation. Voici comment elle s'insinua: il était, comme on vient de dire, image et similitude de la puissance qui règne sur tous les êtres, et pour cette raison possédait aussi, dans sa souveraine liberté de choix, la ressemblance avec le maître universel, n'étant assujetti à aucune nécessité du dehors, mais se gouvernant à son gré selon ce qui lui semblait bon, avec pouvoir de choisir ce qui lui plaisait. Or ce malheur qui domine maintenant sur l'humanité, c'est l'homme qui, égaré par une tromperie, l'a volontairement attiré, devenu lui-même inventeur de la malice et non point découvreur d'une malice créée par Dieu, car "Dieu n'a pas fait la mort", mais c'est l'homme qui d'une certaine manière est devenu créateur et artisan du mal. De même en effet que participer à la lumière solaire est également accessible à tous ceux qui jouissent de la faculté de voir, et qu'il est possible à celui qui le veut de fermer l'oeil et de s'interdire la perception de la lumière, non que le soleil se retire ailleurs et lui amène ainsi les ténèbres, mais parce que l'homme en fermant les paupières, sépare son oeil du rayon comme par un mur car, lorsqu'en fermant les yeux, on met la faculté visuelle dans l'impossibilité d'agir, de toute nécessité l'inaction de la vue, produite en l'homme par cette cécité volontaire, devient principe actif de ténèbres -; ou de même qu'un homme, se construisant une maison et ne ménageant à la lumière aucun accès vers l'intérieur, vivra nécessairement dans les ténèbres pour avoir fermé volontairement l'entrée aux rayons; ainsi le premier homme né de la terre" ou pour mieux dire celui qui a engendré la malice dans l'homme avait de par sa nature le beau et le bien en son pouvoir, qui lui étaient proposés de toutes parts; mais c'est volontairement, contre son intérêt, qu'il a ouvert la voie aux choses contraires à sa nature lorsqu'il s'est donné l'expérience du mal, en se détournant de la vertu par son propre choix. En effet il n'existe pas de mal situé en dehors d'un choix, que l'on verrait avec sa subsistance propre dans la nature des êtres: "Toute créature de Dieu est belle, aucune n'est à rejeter" et "tout ce que Dieu a fait était très beau". Mais lorsque, de la manière qu'on a dite, l'engrenage corrupteur du péché eut saisi la vie des hommes, qu'à partir d'une origine de peu d'importance la malice se fut répandue à l'infini dans l'homme, et que cette beauté déiforme de l'âme, faite à l'imitation du prototype, eut été obscurcie comme un morceau de fer par la rouille de la malice, l'âme ne conserva plus désormais cette grâce d'image qui lui était propre et selon sa nature, mais elle se transforma en la laideur du péché. C'est pourquoi l'homme, "cet être grand et précieux" comme l'a nommé l'Écriture, déchu de sa dignité propre, subit ce qui arrive à ceux qui, précipités dans un bourbier par un faux pas, voient leur beauté enduite de fange et deviennent méconnaissables même pour leurs amis. Ainsi I'homme, tombant dans le bourbier du péché, a perdu ce privilège d'être image du Dieu incorruptible et a revêtu en échange par le péché l'image corruptible et fangeuse que l'Écriture conseille de dépouiller, en la lavant pour ainsi dire à l'eau de cette conduite pure, afin qu'une fois le revêtement terreux enlevé la beauté de l'âme se manifeste à nouveau.

C'est un dépouillement de tout élément étranger que ce retour de l'âme à l'état qui lui est propre et naturel: or cela ne lui est possible qu'en devenant à nouveau telle qu'elle a été créée dès l'origine. Ce n'est pas en effet notre oeuvre ni la réussite d'une puissance humaine que de devenir semblable à la divinité, mais c'est du ressort de la munificence de Dieu qui, toute première origine, a gratifié notre nature de la ressemblance avec lui.

3. Mais ce serait assez de l'effort de l'homme pour se purifier au moins de la souillure qu'il a contracté par malice et pour mettre en lumière la beauté voilée de l'âme. Une telle doctrine, je pense que le Seigneur l'enseigne aussi dans l'Évangile, lorsqu'il dit à ceux qui sont capables d'entendre la sagesse prêchée dans le mystère: "Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous." En effet, l'Écriture montre à l'homme, je pense, que le Bien de Dieu ne se trouve pas séparé de notre nature, ni établi quelque part loin de ceux qui choisissent de chercher Dieu, mais qu'il est toujours en chacun: inconnu et ignoré toutes les fois que "les soucis et les plaisirs de la vie l'étouffent", retrouvé de nouveau toutes les fois que nous retournons notre pensée vers lui. Et s'il faut, par d'autres arguments encore, accréditer nos propos, cela aussi le Seigneur nous l'apprend, je pense, par la recherche de la drachme perdue, puisqu'il n'y a aucun profit à tirer du reste des vertus, que l'Écriture appelle "drachmes", même si toutes se trouvent présentes, quand celle-là seule est absente de l'âme devenue veuve. C'est pourquoi le Seigneur demande d'abord d '"allumer la lampe", pour signifier peut-être la raison "qui met en lumière les choses cachées"; puis de "chercher dans sa propre maison", c'est-à-dire en soi-même, la drachme perdue. Or par cette drachme que l'on cherche, il suggère assurément l'image du roi, non point entièrement perdue mais cachée sous l'ordure. Par ordure, il faut entendre, je pense, la souillure de la chair: quand on l'a "balayée" et qu'on a fait place nette par le soin qu'on prend de sa vie, l'objet cherché paraît au grand jour; avec raison l'âme se réjouit elle-même à son sujet de l'avoir trouvé et convie les voisines à partager sa joie. En réalité toutes ces puissances qui cohabitent avec l'âme et que l'Écriture vient de nommer ses voisines, lorsque sera découverte et qu'aura commencé de briller l'auguste image du roi, empreinte dès l'origine sur la drachme de nos coeurs par "celui qui les a façonnés un à un", alors toutes ces puissances se retourneront vers cette joie et cette félicité divines, en fixant leur regard sur la beauté ineffable de l'objet retrouvé. "Réjouissez-vous en effet avec moi, dit-elle, parce que j'ai trouvé la drachme que j'avais perdue". Les "voisines", puissances cohabitant avec l'âme qui se réjouissent de "la découverte de la drachme divine" ce sont la raison, le désir, la disposition à la tristesse et à la colère; et s'il y a d'autres puissances attribuées à l'âme, on les tiendrait encore à juste titre pour des amies qui toutes ont raison de se réjouir dans le Seigneur, dès lors qu'elles regardent toutes vers le Beau et le Bien, qu'elles font toutes choses pour la gloire de Dieu, sans plus servir d'instruments au péché.

4. Si telle est donc la signification de cette découverte de l'objet cherché, la restauration en son état primitif de l'image divine actuellement cachée par la souillure de la chair, devenons ce qu'était le premier homme en sa première vie. Qu'était-il donc? Il était nu, dépourvu de tout vêtement de peaux mortes, regardait avec une libre assurance le visage de Dieu et ne jugeait pas encore du bien d'après le goût et la vue, mais ne trouvait de délices que dans le seul Seigneur et se servait à cette fin de l'aide qui lui avait été donnée, selon cette insinuation de la divine Écritures: il ne la connut point avant qu'ils eussent été bannis du paradis et qu'elle eût été condamnée à la peine de l'enfantement, pour avoir péchés en se laissant tromper. Voilà donc par quel enchaînement de circonstances nous sommes sortis du paradis, expulsés avec notre ancêtre et aussi par quel enchaînement il nous est maintenant possible, rebroussant chemin en sens inverse, de revenir en courant à la béatitude primitive. Quel est donc cet enchaînement? En ce temps-là, un plaisir introduit par tromperie, fut le commencement de la déchéance. Après ce sentiment de plaisir, suivirent de près la honte, la crainte, et ce fait de ne plus oser paraître dès lors aux yeux du Créateur, mais de se cacher sous des feuillages, dans l'ombre. Après quoi, ils sont couverts de peaux mortes et ainsi envoyés en exil dans cette région malsaine et pénible où le mariage fut inventé pour consoler de la mort.

Chapitre 13

1. Si donc nous devons dès maintenant partir de là et être avec le Christ, il faut entreprendre ce départ en commençant au dernier point d'arrivée, comme les exilés vivant loin de chez eux qui, lorsqu'ils s'en retournent dans leur pays d'origine, quittent d'abord ce lieu où ils se sont trouvés arriver en dernier. Puisque le mariage constitue donc le dernier degré dans l'éloignement de la vie paradisiaque, notre traité suggère à ceux qui partent vers le Christ de quitter d'abord le mariage, comme une étape ultime; puis de se soustraire à la misère terrestre où l'homme a été établi après le péché; ensuite de sortir des revêtements de la chair, dépouillant les "tuniques de peaux", c'est-à-dire "les pensées de la chair", et "répudiant toutes les choses honteuses qui se font en secret". Il suggère encore de ne plus se couvrir à l'ombre du figuier de la vie amère, mais, rejetant ce feuillage caduc qui enveloppe la vie, de paraître à nouveau devant les yeux de son Créateur, de repousser les illusions du goût et de la vue, de prendre pour conseiller non plus le serpent venimeux, mais le seul précepte de Dieu. Or celui-ci demande de s'attacher au bien seul et de repousser toute velléité de goûter au mal, parce que l'engrenage des maux a commencé pour nous avec le refus d'ignorer le mal. C'est pourquoi il fut non seulement interdit aux premiers hommes de prendre avec le bien la connaissance des éléments contraires, mais il leur fut prescrit de s'abstenir de la connaissance conjuguée du bien et du mal, et de cueillir le bien dans sa pureté, sans mélange et sans participation au mal: ce qui n'est rien d'autre, à mon avis du moins, qu'être avec Dieu seul, posséder ces délices sans interruption et sans fin, et ne point mêler a la jouissance du bien ce qui entraîne son contraire. Et s'il faut avoir la hardiesse de le dire, peut-être qu'ainsi un homme pourrait encore être ravi hors de ce monde, qui gît au pouvoir du Mauvais, jusqu'au paradis où Paul se trouvait aussi quand il entendit et vit les choses ineffables, invisibles, dont il n'est pas permis à un homme de parler.

2. Mais puisque le paradis, demeure des vivants, n'accueille pas ceux qui sont morts par le péché, et que nous sommes charnels et mortels, vendus au péché, comment peut-il parvenir dans la région des vivants celui qui est dominé par la puissance de la mort? Quel moyen, quel stratagème trouver pour se soustraire à ce pouvoir? Mais l'indication donnée par l'Évangile suffit tout à fait pour cela aussi! Nous avons entendu, n'est-il pas vrai, le Seigneur dire à Nicodème: "Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'Esprit est esprit " (Jn 3,6). Or nous savons que la chair, à cause du péché, est soumise à la mort, mais que l'Esprit de Dieu est incorruptible, vivifiant, immortel.

3. Ainsi donc, de même que la génération selon la chair tient en réserve dans l'être engendré la puissance qui travaille à sa dissolution, de même, c'est bien évident, l'Esprit dépose en ceux qui sont engendrés par sa vertu la puissance qui vivifie. Quelle conclusion se dégage donc de nos propos? Après nous être écartés de la vie selon la chair que suit nécessairement la mort, il faut rechercher un genre de vie qui n'entraîne plus la mort à sa suite: or c'est la vie dans la virginité. Quelques petites considérations supplémentaires rendront ces vérités plus évidentes. Qui ne le sait en effet, l'union corporelle travaille à produire des corps mortels, mais, dans le cas de la communion avec l'Esprit, vie et incorruptibilité tiennent lieu d'enfants à ceux qui sont unis. Et il est bon de citer à ce propos le mot de l'Apôtre: "elle est sauvée par cet enfantement " (1 Tim 2,15) la mère qui se réjouit de tels enfants, comme le Psalmiste aussi l'a célébrée dans ses hymnes divins: "Il établit une femme stérile en sa maison et en fait une mère qui se réjouit de ses enfants." (Ps 112,9). Car elle se réjouit en toute vérité, cette mère vierge, de porter en son sein, par la vertu de l'Esprit, ces enfants immortels, elle qui est dite stérile par le prophète, à cause de sa continence.

Chapitre 14

Une telle vie doit donc être estimée plus que tout, du moins par les gens sensés, puisqu'elle l'emporte sur la puissance de la mort. En effet la procréation corporelle - que personne ne se choque de mon discours - n'est pas plus principe de vie que de mort pour les hommes, car la corruptibilité commence avec la génération, mais ceux qui ont rompu avec elle ont fixé en eux-mêmes par la virginité une limite à la mort, l'empêchant d'avancer plus loin par leur entremise: ils se sont placés eux-mêmes comme une frontière entre la vie et la mort, et ont contenu celle-ci dans sa poussée en avant. Si donc la mort ne peut passer outre à la virginité, mais trouve là son terme et sa dissolution, il est clairement démontré que la virginité l'emporte sur la mort et qu'on a raison de dire exempt de corruption le corps qui n'a pas travaillé au service de la vie corruptible, et qui n'a pas accepté de devenir l'instrument d'une succession mortelle. Par ce corps en effet, a été interrompue la série continue de corruption et de mort qui s'étend dans tout l'intervalle entre le premier homme et la vie de celui qui pratique la virginité, car il n'était pas possible que la mort un jour restât inactive tant que la génération humaine demeurerait active par le mariage. Mais la mort, qui cheminait avec toutes les générations antérieures et qui accompagne dans leur traversée ceux qui arrivent à chaque instant dans la vie, a trouvé dans la virginité une borne à son action qu'il lui est impossible de dépasser: de même en effet que dans le cas de Marie, Mère de Dieu, quand la mort, après avoir régné d'Adam jusqu'à elle, s'approcha d'elle aussi, et qu'en heurtant contre le fruit de sa virginité comme sur un rocher, elle se brisa sur elle, ainsi en toute âme qui dépasse la vie charnelle par la virginité, le pouvoir de la mort se brise et se dissout en quelque manière, faute d'avoir où enfoncer son aiguillon. C'est que le feu, si on ne lui jette du bois, du chaume, de la balle ou quelque autre matière combustible, n'est pas de nature à s'entretenir sur lui-même. Ainsi la puissance de la mort non plus n'exercera pas son activité, si le mariage ne lui en fournit la matière et ne lui prépare des gens destinés à mourir, tels des condamnés.

2. Si tu doutes, observe les noms des malheurs que la mort amène sur les hommes, comme on l'a déjà dit au début du traité. D'où tirent-ils leur origine? Est-il possible de déplorer un veuvage, des orphelins ou le malheur qui fond sur des enfants, sans que le mariage ait précédé? Car les satisfactions, les joies, les voluptés recherchées avec empressement et tout ce qu'on recherche à l'occasion du mariage s'achèvent dans de telles douleurs. De même en effet que la poignée d'une épée est lisse, douce au toucher, polie tout autour, brillante, bien adaptée à la paume, et que le reste est du fer, instrument de mort, terrible à voir, plus terrible encore à expérimenter, ainsi le mariage présente-t-il au contact des sens le poli superficiel de la volupté, comme une poignée ornée d'habiles ciselures, mais, dans les mains de celui qui y touche, il devient pour les hommes, avec son inséparable cortège de peines, un artisan de deuil et de malheurs.

3. C'est le mariage qui a offert ces spectacles pitoyables et pleins de larmes: des enfants laissés seuls prématurément dans leur jeunesse, exposés comme une proie aux puissants, souriant souvent à leur infortune dans l'ignorance de leurs maux. Du veuvage, quelle est l'origine, sinon le mariage? Se soustraire au mariage entraîne donc d'un coup l'exemptions de toutes ces servitudes mauvaises. Rien que de naturel à cela: puisque d'une part est abolie la condamnation portée dès l'origine a contre les délinquants, et que d'autre part, selon l'Écriture, les tribulations des mères ne s'accroissent plus, et que la douleur ne préside plus la génération humaine, du même coup sont complètement supprimés les malheurs de la vie, et aussi, comme dit le prophète, les larmes des visages. En effet, la conception ne se fait plus dans l'iniquité, ni la gestation dans le péché; la naissance dépend non plus du sang, ni du vouloir de l'homme, ni du vouloir de la chair, mais de Dieu seul. Cela arrive toutes les fois que l'on conçoit, dans la source vive de son coeur, l'incorruptibilité de l'esprit, et que l'on enfante sagesse et justice, sainteté et rédemption. À chacun il est en effet possible de devenir mère de celui qui est tout cela, selon cette affirmation du Seigneur quelque part: "Celui qui fait ma volonté est mon frère, ma soeur, ma mère. (Mt 12,50).

4. Quelle place occupe encore la mort dans des rejetons de cette espèce?En ceux-là, "l'élément mortel a réellement été englouti par la vie" (Eph 1,21) et c'est bien, semble-t-il, une images de la béatitude du siècle à venir que la vie dans la virginité, puisqu'elle porte en elle-même, en grand nombre, les signes des biens que l'espérance tient en réserve. On peut reconnaître la vérité de mes propos en examinant à fond mon raisonnement: et d'abord, une fois pour toutes mort au péché, il vit désormais pour Dieu, sans plus fructifier pour la mort, et, parce qu'il a mis un point final en lui-même, dans la mesure de son pouvoir, à la vie selon la chair, il attend désormais la bienheureuse espérance et la manifestation du grand Dieu, sans plus créer par des générations intermédiaires aucun intervalle entre lui et l'avènement de Dieu. Ensuite, il cueille même dans la vie présente le meilleur des biens réservés à la résurrection: car si elle est égale à celle des anges, la vie promise aux justes par le Seigneur pour après la résurrection, et si le propre de la nature angélique est d'être délivrés du mariage, déjà il a reçu les biens de la promesse, mêlé aux splendeurs des saints, imitant par sa vie immaculée la pureté des êtres incorporels. Si donc la virginité devient la pourvoyeuse de ces avantages et d'autres du même genre, quel discours exprimera dignement l'admiration que suscite cette grâce? Quel autre des biens de l'âme paraîtra si grand, si précieux, qu'il puisse soutenir la comparaison avec la magnificence de cette grâce?

Chapitre 15

1. Mais si nous avons compris l'excellence de cette grâce, il faut aussi en voir en même temps la conséquence: ce n'est pas, à ce qu'on pourrait penser, une chose simple que cette perfection, ni limitée aux seuls corps, mais elle pénètre et inspire de son ingéniosité inventive tout ce qui est et passe pour être des perfections de l'âme. Attachée en effet par la virginité au véritable époux, non seulement l'âme s'écartera des souillures corporelles, mais elle commencera dès lors d'accéder à la pureté et se portera vers toutes choses pareillement avec la même fermeté, de peur que son coeur inclinant peut-être contre son devoir à quelque participation au mal, elle n'accueille de ce côté une passion adultère. Voici ce que j'entends par là - je vais en effet revenir sur cette idée -: l'âme qui s'est unie au Seigneur pour devenir un seul esprit avec lui, et qui s'est engagée comme par un pacte de vie commune à l'aimer, lui seul, de tout son coeur et de toutes ses forces, ne s'attachera pas à l'impudicité, de peur de devenir un seul corps avec elle, ni n'accueillera aucune autre des choses contraires au salut, car il n'y a qu'une souillure commune à tous les vices, et l'âme serait-elle souillée par un seul, elle ne pourrait plus rien posséder en elle d'immaculé.

2. On peut encore illustrer cette doctrine par un exemple. De même que l'eau d'un étang reste unie et immobile tant qu'aucune perturbation ne vient du dehors troubler la stabilité du lieu, mais que, s'il y tombe de quelque part une pierre, toute l'eau en effet est troublée, l'agitation d'une partie gagnant l'ensemble par ondes circulaires - car la pierre emportée par son poids coule au fond, tandis qu'autour d'elle, sous l'influence des vagues qui s'éveillent les unes les autres en cercles concentriques et se voient repoussées jusqu'aux extrémités de l'eau par l'impulsion centrale, toute la surface de l'étang devient houleuse, agitée d'ondes circulaires, en accord avec ce qui se passe dans les profondeurs -; de même la sérénité, la tranquillité de l'âme, a été complètement ébranlée par la chute en elle d'une seule passion et affectée dans sa totalité par le dommage infligé à cette partie. Ils disent, ceux qui ont approfondi ces problèmes, que les vertus ne sont pas isolées les unes des autres et qu'il est impossible d'en saisir une, selon toute la rigueur de sa notion, sans atteindre aussi les autres mais qu'une vertu entre-t-elle chez quelqu'un, nécessairement les autres suivent aussi. Ainsi donc inversement, le dommage qui nous affecte en un point de notre vie intérieure s'étend à l'ensemble de la vie vertueuse, et, en réalité, comme dit l'Apôtre (cf. 1 Cor 12,26), le corps entier prend les dispositions des membres: si un membre souffre, le tout compatit, et si l'un est glorifié, l'ensemble se réjouit avec lui.

Chapitre 16

1. Mais innombrables sont, durant notre vie, les écarts vers le péché, et de mille façons, les Écritures nous signalent cette multitude. "Nombreux", dit le psalmiste, "sont ceux qui me poursuivent et m'oppriment" (Ps 117,157, et encore "nombreux sont ceux qui d'en haut combattent contre moi" (Ps 55,3), et beaucoup d'autres textes semblables. Eh bien, peut-être est-il possible de le dire au sens propre: nombreux sont ceux qui intriguent avec des desseins adultères pour corrompre ce qui est en toute vérité un mariage honorable et un lit nuptial sans souillure. Et s'il faut même par leur nom énumérer ces adultères, adultère la colère, adultère la cupidité, adultère l'envie, la rancune, l'inimitié, le dénigrement, la haine; et tous les vices qui sont catalogués par l'Apôtre comme "contraires à la saine doctrine" (1 Tim 1,10) sont une énumération d'adultères. Eh bien supposons qu'une femme, belle entre toutes et désirable, ait été pour ces qualités accordées en mariage à un roi, et qu'elle soit en butte aux intrigues de certains impudiques à cause de sa beauté, une telle femme les assiduités de ces corrupteurs et qu'elle les dénonce à son mari légitime, elle est chaste, n'a de regards que pour ce seul époux et les tromperies des impudiques ne trouvent pas accès près d'elle. Mais si elle cède à l'un de ces intrigants, la chasteté qu'elle garde par rapport aux autres ne la soustrait pas au châtiment, car il suffit pour sa condamnation que la couche conjugale ait été souillée par un seul. Ainsi l'âme qui vit pour Dieu ne s'éprendra d'aucune des choses qui ont pour elle une trompeuse apparence de bien, et si elle a accepté de souiller son coeur par une passion, alors elle a rompu elle aussi les clauses de son mariage spirituel. Et comme, selon l'expression de l'Écriture, "la sagesse n'entrera pas dans une âme fourbe" (Sag 1,4), ainsi peut-on dire en toute vérité: l'époux excellent ne peut venir habiter dans une âme irascible, dénigrante, ou affectée de quelque autre défaut semblable.

2. Qu'inventer pour accorder ensemble ce qui est étranger par nature et sans point commun? Entends l'Apôtre enseigner qu'il n'y a aucune "union entre la lumière et les ténèbres", (2 Cor 6,14) ou entre "la justice et l'iniquité", ou, pour le dire en un mot, entre tout ce que nous concevons et nommons à propos du Seigneur, selon la diversité des points de vue considérés en lui, et tout ce que nous concevons à l'opposé dans le vice. Si donc il est impossible d'unir des choses incompatibles par nature, l'âme saisie par un vice est absolument étrangère au bien et incapable de cohabiter avec lui. Qu'apprenons-nous donc par là? Que la vierge chaste et raisonnable doit se tenir à l'écart de toute passion qui atteint l'âme en quelque manière, et se garder pure pour l'époux qui se l'est unie légitimement, "elle qui n'a ni tache, ni rides, ni rien de tel" (Eph 5,27): car il n'est qu'une route, droite, véritablement étroite et resserrée, qui n'admet pas les écarts d'aucun côté, et le fait d'en sortir, d'une manière et de l'autre, comporte un égal danger de chute.

Chapitre 17

1. S'il en est donc ainsi, il faut redresser autant que possible le comportement habituel de la plupart des gens: tous ceux qui combattent avec force contre les plaisirs honteux et qui, par ailleurs, font la chasse au plaisir des honneurs et du pouvoir, ceux-là agissent à peu près comme un serviteur qui ne s'efforcerait point de sortir de son esclavage, mais changerait de possesseurs dans la pensée que la liberté consiste à passer d'un maître à un autre - car ils sont tous également esclaves, même s'ils ne dépendent plus des mêmes maîtres, aussi longtemps qu'un pouvoir les domine entièrement avec une autorité absolue - il en est encore qui, du fait de leur rude combat contre les plaisirs, sont devenus pour la passion opposée des adversaires assez faciles à vaincre et qui, dans leur vie d'application tendue, se laissent prendre facilement par des tristesses, des irritations, des rancunes, et tout le reste qui se situe à l'opposé de la passion du plaisir, pour ne s'en libérer qu'avec peine: cela arrive quand une passion et non la raison vertueuse dirige leur marche dans la vie.

2. "Ce précepte du Seigneur en effet brille très distinctement, comme dit l'Écriture, au point "d'éclairer même des yeux" (Ps 18,9) d'enfants, à savoir "qu'il est bon de s'attacher à Dieu seul". (cf. Ps 18,8). Or Dieu n'est point tristesse, ni plaisir, ni lâcheté, ni témérité, ni crainte, ni colère, ou quelque autre passion semblable qui domine l'âme sans formation, mais, comme dit l'Apôtre, il est la sagesse en soi et la sanctification, la vérité, la joie, la paix a et ce qui leur ressemble. Comment donc pourrait-il s'attacher à celui qui est tout cela, l'homme que dominent les passions contraires? Comment sans déraison celui qui s'efforce de ne point s'asservir à aucune de ces passions estimerait-il vertu la passion opposée? Par exemple, pour qui fuit le plaisir, être envahi par la tristesse; pour qui se détourne de la témérité et de la précipitation avilir son âme par la lâcheté; ou pour qui s'efforce de demeurer inaccessible aux emportements, rester blotti dans la crainte. Qu'importe en effet si c'est d'une façon ou d'une autre qu'on déchoit de la vertu, ou plutôt qu'on se met hors de Dieu, la vertu accomplie? Et en effet dans le cas des infirmités corporelles, le mal est le même - personne ne dirait le contraire - que la santé ait été ruinée par privation excessive ou satiété exagérée, puisque de part et d'autre le manque de mesure aboutit au même résultat. Celui donc qui prend soin de la vie et de la santé de son âme se gardera dans le juste milieu de l'impassibilité en demeurant indemne de tout mélange et de toute participation avec les passions contraires, juxtaposées de part et d'autre de la vertu. Ce n'est pas une affirmation personnelle, mais celle de la parole divine elle-même: c'est la doctrine que manifestement on peut entendre le Seigneur enseigner à ses disciples vivant comme des brebis avec des loups lorsqu'il leur apprend à ne pas être seulement des colombes, mais à posséder aussi dans leurs coeurs quelque chose du serpent. Cela consiste à ne pas pratiquer à l'extrême ce que loue le public au nom de la simplicité, parce qu'un tel comportement approcherait de la dernière sottise; ni non plus d'ailleurs à tenir l'habileté et l'adresse, encore qu'elles soient louées de la foule, pour une vertu pure et sans mélange d'éléments opposés; mais à constituer, en partant de l'opposition apparente de ces tendances, un alliage qui soit un habitus moral unique, alliage de simplicité d'intention et de finesse d'esprit, car le Seigneur a dit: "Devenez rusés comme les serpents et candides comme les colombes." (Mt 10,16).

Chapitre 18

1. Que ces paroles du Seigneur soient donc pour tous une commune doctrine de vie, et surtout pour ceux qui s'approchent de Dieu par la virginité: qu'en regardant vers une action vertueuse, ils ne négligent pas de se garder des défauts contraires, mais cherchent à découvrir partout ce qui est bon pour eux, afin de mettre leur vie en sécurité sous tous rapports. En effet, un soldat, qui protège avec des armes certaines parties de son corps, ne s'expose pas au danger en laissant le reste à nu. Que lui sert de porter une armure sur une partie du corps, s'il vient à recevoir une blessure mortelle là où il est nu? Et qui appellerait beau l'homme à qui serait retranché, dans quelque accident malheureux, un des éléments qui concourent à sa beauté? La honte de ce qui lui manque gâterait même le charme de la partie saine. S'il est ridicule, comme dit quelque part l'Évangile, (cf. Lc 14,28-30) celui qui a entrepris de construire une tour et qui a limité ses efforts aux fondations sans parvenir à l'achever, que nous apprend cette parabole, sinon à nous efforcer de mener à son terme tout projet d'ordre élevé, en achevant l'oeuvre de Dieu par les constructions variées des commandements? C'est qu'une pierre ne suffit pas à la construction de la tour, un seul commandement ne conduit pas la perfection de l'âme à la mesure cherchée, mais il faut, bien sûr, jeter le fondement et, comme dit l'Apôtre, "poser dessus la construction faite d'or et de pierres précieuses". (1 Cor 3,12). Ainsi le prophète nomme-t-il les oeuvres des commandements, lorsqu'il dit: "J'ai aimé tes commandements plus que l'or et les pierres précieuses de grand prix." (Ps 117,127) Qu'on place donc comme fondement de la vie vertueuse zèle pour la virginité et qu'on bâtisse sur ce fondement toutes les oeuvres de la vertu. Si on l'estime en effet et très précieux et digne de Dieu - la croyance correspond effectivement à la réalité -, mais que la vie entière ne s'accorde pas avec cette pratique excellente et soit souillée par le désordre du reste de l'âme, ce fondement, c'est "la boucle d'oreille au groin d'une truie" (Pro 11,22) ou la perle que foulent aux pieds les pourceaux. Mais en voilà assez là-dessus.

2. Si quelqu'un ne compte pour rien une discordance introduite dans sa vie par des éléments destinés à se correspondre, qu'il s'instruise sur cette façon de voir en examinant ce qui se passe en sa maison. De même, me semble-t-il, qu'en ce qui concerne sa propre habitation, le maître de maison n'acceptera pas de voir les objets domestiques dans un état malséant et inconvenant, tel qu'un lit à l'envers, ou la table couverte d'ordure, ou la vaisselle précieuse jetée en des lieux malpropres et tous les objets destinés aux usages moins nobles a exposés aux yeux de ceux qui entrent; mais de même qu'après avoir disposé toutes choses selon la bienséance et l'ordre convenable, puis restitué à chaque objet sa place appropriée, il reçoit avec assurance ses hôtes, persuadé qu'il ne s'exposera à aucune honte si leur est manifesté l'état de sa demeure; ainsi, je pense, le maître et intendant de notre tente, je veux dire l'intelligence, doit bien disposer toutes choses en notre intérieur et utiliser selon leur fin propre et en vue du bien chacune de ces puissances de l'âme que le Créateur a fabriquées pour nous servir d'instruments et d'outils. Et à moins qu'on ne condamne mon discours pour bavardage et radotage, je dirai aussi au sujet de chaque élément en particulier, comment l'homme, usant de ce qu'il a, peut gouverner sa vie d'une manière qui lui soit profitables.

3. Nous disons donc que le désir, il faut l'avoir solidement établi dans le plus pur de son âme, le mettre de côté comme une offrande ou comme des prémices de ses propres biens, et, après l'avoir consacré une fois pour toutes, le garder intact et pur, sans qu'il soit souillé aucunement par la souillure de la vie. Quant à l'ardeur, à la colère, à la haine, il faut que ces puissances veillent à la porte comme des chiens de garde, dans le seul but de résister au péché, qu'elles usent de leur force naturelle contre le voleur, contre l'ennemi qui se glisse au-dedans pour la perte du trésor divin et vient afin "de voler, tuer, détruire" (Jn 10,10). Le courage et l'audace, il faut les empoigner en guise d'armes, afin de ne jamais se laisser terrifier par "une terreur subite, ni par des attaques à venir des impies". (Pro 3,25. Sur l'espérance et la patience, il faut s'appuyer comme sur un bâton, s'il arrive qu'on soit un jour fatigué par les tentations. Quant au bien précieux de la tristesse, il faut s'en munir au moment propice du repentir de ses péchés, si un jour on l'obtient en partage, car il n'est jamais utile que pour un tel service. La justice sera notre règle de droiture, montrant en toute parole et en tout acte le chemin où l'on ne bronche pas, comment il faut disposer les puissances à l'intérieur de l'âme et comment on pourrait attribuer à chacune selon son rang. Quant à cette aspiration insatiable qui se trouve en chaque âme, puissante et sans mesure, si quelqu'un l'applique à désirer selon Dieu, il sera déclaré bienheureux pour cette cupidité, puisqu'il se fait violence là où la violence est louable. II aura la sagesse et l'intelligence pour lui conseiller l'utile et gouverner avec lui sa vie, de façon à ne jamais subir de dommage par ignorance ou sottise. Or s'il ne se servait pas selon leur nature et leur fin propres des puissances énumérées, mais changeait indûment leur usage en appliquant le désir à des choses honteuses, en se munissant de la haine contre ses compatriotes, en "aimant l'injustice" (Ps 10,5) en exerçant son courage contre ses parents, en déployant son audace en des actions absurdes, en espérant des choses vaines, et que, excluant toute cohabitation avec l'intelligence et la sagesse, il prenait pour maîtresses la gloutonnerie et l'intempérance, agissant de même pour le reste, cet homme serait si absurde et si étranger, que personne ne pourrait exprimer comme elle le mériterait son absurdité. Ce serait en effet comme si un soldat, s'équipant tout de travers, portait son casque à l'envers au point de se cacher le visage et de laisser le panache s'incliner en arrière, mettait les pieds dans la cuirasse, adaptait les jambarts à la poitrine, prenait ce qui est à gauche sur le côté droit et jetait l'armement de droite sur le côté gauche: les maux dont pâtira vraisemblablement à la guerre un tel fantassin sont aussi ceux-là dont pâtira vraisemblablement pendant sa vie celui qui a introduit la confusion dans son jugement et interverti l'usage des puissances de son âme.

4. Il nous faut donc pourvoir à la bonne adaptation de tout cela: la véritable tempérance est de nature à la réaliser dans nos âmes. Et s'il faut viser à la définition la plus parfaite de la tempérance, peut-être pourrait-on dire que la tempérance est au sens propre le gouvernement bien ordonné, avec sagesse et intelligence, de tous les mouvements de l'âme. Établie dans un tel états, l'âme n'aura plus besoin de peine ni d'application pour participer aux biens sublimes et célestes, mais elle réussira naturellement, avec une grande aisance, ce qui semblait jusque-là difficile à atteindre, possédant l'objet cherché par exclusion progressive de son contraire: de toute nécessité en effet, celui qui est sorti des ténèbres se trouve dans la lumière, et celui qui n'est pas morte demeure en vie. Si donc quelqu'un ne reçoit pas son âme en vain, il sera sans nul doute sur la route de la vérité, car la science prévoyante qui garde des écarts est un guide sûr pour suivre la route droite. Et de même que les serviteurs affranchis cessent de servir leurs propriétaires lorsqu'ils sont devenus leurs propres maîtres et qu'ils tournent leur zèle vers eux-mêmes, ainsi, je pense, l'âme affranchie du culte du corps et de ses tromperies reconnaît désormais l'activité qui lui est propre et naturelle: la liberté, comme nous l'avons appris aussi de l'Apôtre, consiste à n'être pas assujetti sous un joug d'esclave, ni entravé, tel un esclave fugitif ou un malfaiteur, par les liens du mariage.

5. Or la perfection de la liberté ne tient pas en ce seul fait - que personne ne se fasse de la virginité une idée si petite et si vile qu'il s'imagine pratiquer une perfection si haute au prix d'une mesquine garde de la chair - mais, puisque "quiconque commet le péché est esclave du péché" (Jn 8,34), les écarts vers un vice, en n'importe quelle action et occupation, asservissent l'homme de quelque manière et le marquent d'un stigmate, en produisant en lui des meurtrissures et des brûlures sous les coups du péché: c'est pourquoi celui qui s'applique à ce but élevé de la vie dans la virginité doit rester semblable à lui-même en toutes circonstances et manifester la pureté par toute sa vie. C'est ainsi encore selon la parabole du Seigneur, que s'exerce la technique de la pêche, qui sépare les poissons bons et comestibles de ceux qui sont mauvais et nuisibles, de peur qu'on ne puisse tirer profit même des poissons utiles, après l'intrusion dans les vases d'un poisson de la catégorie contraire. Ceci encore est l'oeuvre de la véritable tempérance, choisir parmi toutes les occupations ce qui est pur et avantageux, écarter absolument ce qui est inutile et l'abandonner à cette vie commune et mondaine que la parabole, au sens figuré, nomme une mer: tout comme la nomme le psalmiste, nous suggérant dans l'un de ses psaumes un enseignement d'action de grâces, quand il appelle cette vie instable, soumise aux passions et aux troubles, "des eaux qui atteignent l'âme, des profondeurs et des tempêtes d'une mer" (Ps 68,2-3) où toute pensée rebelle coule au fond comme une pierre à la ressemblance des Égyptiens; tandis que tout ce qui est ami de Dieu et perspicace pour discerner la réalité - ce que le récit nomme Israël -, cela seul traverse la mer comme une terre ferme, sans entrer en contact avec l'amertume et la morsure salée des flots de la vie. Ainsi est-ce pour servir d'exemple que, sous la conduite de la Loi - Moïse était le type de la Loi -, Israël a franchi la mer sans se mouiller, et que l'Égyptien la franchissant avec lui a été submergé, chacun des deux selon sa disposition présente: l'un traverse avec légèreté l'autre est entraîné au fond. C'est en effet chose légère que la vertu, et qui porte en haut, car tous ceux qui vivent vertueusement "volent comme des nuages", (Is 60,8) dit Isaïe, "et comme des colombes avec leurs petits". C'est au contraire chose pesante que le péché, "assis sur un talent de plomb", (Za 5,7) comme dit un des prophètes. Si pourtant quelqu'un trouve forcée et incohérente une telle interprétation du récit, et s'il n'admet pas que le miracle à travers la mer ait été décrit pour notre utilité, qu'il entende l'Apôtre: "Cela leur arrivait pour servir d'exemple et a été écrit pour notre instruction." (1 Cor 10,11).

    

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