CHAPITRE XXVI

LA  RÉSURRECTION N'EST PAS DU DOMAINE DE L'INVRAISEMBLABLE

II y a des gens qui, par suite du manque de vigueur de nos raisons humaines, jugent à notre mesure la puissance divine et tiennent pour impossible à Dieu tout ce que nous ne pouvons comprendre. Ils nous montrent l'anéantissement de ceux qui sont morts depuis longtemps, les restes de ceux qui ont été réduits en cendres par des bûchers; ils y joignent le cas des carnivores, et ce poisson qui, ayant dévoré la chair d'un naufragé, est devenu à son tour la nourriture des hommes et que la digestion a transformé dans le corps même de celui qui l'a mangé [1]. Ils passent encore en revue beaucoup d'autres raisons méprisables et indignes de la toute-puissance de Dieu, pour renverser notre doctrine, comme si Dieu ne pouvait pas à nouveau par les mêmes chemins rétablir l'homme en sa nature par le moyen de la Résurrection.

Coupons court à ces longs circuits d'une vaine raison: nous reconnaissons que le corps se dissout dans les éléments dont il était composé. Non seulement, selon la parole divine, la terre retourne à la terre, mais l'air, l'humide, retournent à ce qui est de la même espèce qu'eux et chacun des éléments de notre être passe aux éléments correspondants, que le corps humain ait été dévoré par des oiseaux carnivores ou par des bêtes sauvages et se trouve changé en eux, qu'il soit venu même sous la dent des poissons ou que le feu l'ait transformé en vapeur et en poussière. Où que, par hypothèse, notre raisonnement emporte l'homme, il est toujours à l'intérieur du monde. Or le monde est contenu dans la main de Dieu, comme nous l'enseigne l'Écriture inspirée [2]. Si vous n'igno­rez pas l'objet que vous tenez en main, croyez-vous que la connaissance de Dieu ait moins de force que la vôtre, comme si elle ne pouvait découvrir avec exactitude ce qui est enfermé dans l'empan divin?

CHAPITRE XXVII

MÊME APRÈS LE RETOUR DU CORPS HUMAIN AUX ÉLÉMENTS PREMIERS DU TOUT, CHAQUE ÊTRE PEUT TIRER A NOUVEAU DE LA MASSE COMMUNE CE QUI LUI APPARTIENT EN PROPRE

Connaturalité permanente du corps et de l'âme

Peut-être, si vous considérez les éléments de l'univers, il vous paraît difficile que, après le retour de l'air qui est en nous à ses éléments premiers et de même après le mélange du chaud, de l'humide et de la terre avec leurs éléments naturels, de nouveau, à partir de cette masse commune, ce qui appartient à chacun retourne à son propriétaire. N'avez-vous donc pas réfléchi, par des exemples tirés de la vie humaine, que cela même n'est pas au-dessus des bornes de la puissance divine? Vous avez certainement vu, dans des lieux habités par des hommes, un seul troupeau formé de la réunion d'animaux appartenant à différents propriétaires: lorsque vient le moment de répartir à nouveau les bêtes entre leurs possesseurs, l'habitude des animaux de se rendre à l'étable ou certains signes qu'ils ont sur eux permettent à chaque maître de retrouver son bien. A votre propos, imaginez quelque chose de semblable et vous ne serez pas loin de la vérité. L'âme a naturellement en elle une inclination affectueuse pour le corps avec qui elle habite et, à cause de son union avec lui, elle possède une aptitude secrète à reconnaître son familier, comme si naturellement elle conservait quelques marques spéciales, lui permettant, dans cette masse commune, de discerner son bien demeuré sans mélange. Si l'âme tire de nouveau à elle ce qui lui appartient par un lien de parenté, pourquoi interdire à la puissance divine de rassembler les éléments de même famille qui, par une attraction spontanée, se portent d'eux-mêmes vers ce qui est à eux?

Élément permanent dans le changement de notre corps: l’eidos

L'entretien du Christ sur l'Enfer [3] montre que dans l'âme, même après sa séparation, demeurent des marques distinctives du composé que nous étions: alors que les corps sont déposés dans le tombeau, les âmes conservent quelque signe corporel, qui permet de reconnaître Lazare et ne permet pas au riche de rester inconnu. Il n'est donc pas invraisemblable de croire que les corps qui ressuscitent laissent la masse commune pour retourner aux êtres particuliers. Celui qui examine avec plus d'attention notre nature n'aura aucun mal à l'admettre.

Notre être, en effet, n'est pas tout entier dans l'écoulement et la transformation. S'il n'avait aucune fixité naturelle, il serait absolument incompréhensible. En réalité, il est plus exact de dire qu'une partie de notre être demeure, tandis que l'autre est soumise à l'altération. Notre corps devient autre, quand il grandit ou diminue, et il revêt, comme des vêtements, des âges successifs. Mais à travers ce mouvement demeure inchangée la « forme » (eidos) propre de notre être: celle-ci ne perd pas les carac­tères une fois reçus de la nature, mais demeure visible avec ses caractéristiques particulières, malgré toutes les modifications corporelles. Sans doute il faut mettre à part le changement produit par la maladie, qui affecte 1' « aspect extérieur » (eidos); alors le masque de la maladie déforme cet « aspect » et prend sa place. Mais par la pensée on peut enlever ce masque et imaginer ce qui arriva pour Naaman le Syrien [4] et pour les lépreux dont l'Évangile [5] raconte l'histoire. Alors à nouveau, l' » « aspect » que nous voilait la maladie, la santé nous le rend avec ses caractères propres.

L'eidos du corps reste dans l'âme séparée comme une empreinte

Dans le composé que nous sommes, la partie de l'âme sem­blable à Dieu reste naturellement attachée, non à ce qui s'écoule dans l'altération et le changement, mais à ce qui reste permanent et identique à lui-même. Or les différences dans les combinaisons (de la matière) donnent à « l'aspect extérieur » (eidos) des formes différentes; par ailleurs cette combinaison n'est autre que le mélange des éléments premiers (nous appelons ainsi les éléments qui sont les principes constitutifs du tout et par lesquels aussi est composé le corps humain). En conséquence, comme « l'aspect extérieur » du corps reste dans l'âme qui est comme l'empreinte par rapport au sceau, les matériaux qui ont servi à former la figure sur le cachet ne demeurent pas ignorés de l'âme, mais, dans l'instant de la Résurrection, elle reçoit de nouveau en elle tout ce qui s'harmonise avec l'empreinte laissée en elle par « l'aspect extérieur » (eidos)  du  corps. Or s'harmonisent entièrement avec elle ces éléments qui dès l'origine ont formé cet « aspect extérieur ». Donc il n'est pas du tout invraisemblable que de la masse commune ce qui lui est propre retourne à chacun.

La résurrection n'est pas plus extraordinaire que le développement d'une semence

On dit que le « vif argent », versé du vase qui le contient sur un sol plat et poussiéreux, se répand à terre en minces paillettes. Si vous réunissez à nouveau ce qui est dispersé un peu partout, les éléments séparés se rassemblent spontanément et rien ne peut empêcher ce mélange naturel. Il se passe certainement, je pense, quelque chose d'identique en ce qui concerne le composé humain: que la possibilité lui en soit seulement donnée par Dieu et les parties se réunissent spontanément les unes aux autres, selon leurs rapports, sans que le restaurateur de la nature ait à produire aucun travail. Considérez les produits du sol: la nature n'a aucune peine à transformer le grain de blé, de millet ou quelque autre semence de blé ou de légumes en paille et en épis. Sans mal et spontanément, chaque semence aspire en elle de la terre commune la nourriture appropriée: pour toutes ces productions, le suc nécessaire est donné sous forme globale, mais chaque plante qui se nourrit de ce suc tire à elle pour son développement particulier, ce qui lui revient spécialement. Quoi d'extraordinaire si, dans le cas de la Résurrection, comme dans celui des semences, chaque ressuscité attire à lui les éléments qui lui appartiennent? [6]

La grande merveille: le développement de l'homme

De tout ceci vous pouvez conclure que notre enseignement sur la Résurrection n'est pas du domaine des faits qui sortent de notre expérience. Nous n'avons rien dit pourtant du fait qui nous est encore le plus connu, à savoir les débuts mêmes de la formation de notre être. Qui ne sait l'œuvre admirable de la nature, ce que reçoit en lui le sein maternel et ce qu'il produit? Ne voyez-vous pas que la semence jetée dans le sein maternel pour servir d'origine à notre organisme corporel est simple d'une certaine façon et présente des parties toutes semblables? Or qui pourrait exprimer la variété de l'ensemble qui en est formé? Si vous ne connaissiez les œuvres ordinaires de la nature, pourriez-vous croire possible ce qui arrive, que le moindre petit élément soit l'origine d'une œuvre pareille? Et quand je parle d'une grande œuvre, je ne regarde pas seulement la formation du corps, mais ce qui, plus que tout, est digne d'admiration, à savoir, notre âme et tous ses attributs.

CHAPITRE  XXVIII

CONTRE CEUX QUI TIENNENT LA PRÉEXISTENCE DES ÂMES PAR RAPPORT AUX CORPS OU A L'INVERSE, LA FORMATION DU CORPS AVANT LES ÂMES. RÉFUTATION DE CES FICTIONS QUI CONCERNENT LE PASSAGE DES ÂMES D'UN CORPS DANS UN AUTRE

Peut-être n'est-il pas hors de notre sujet d'examiner soigneusement les problèmes discutés dans les Églises à propos de l'âme et du corps.

Deux hypothèses: a) Préexistence

Certains de nos devanciers, auteurs du traité « des Principes », ont enseigné que les âmes préexistent et forment pour ainsi dire un peuple dans une cité à part. Là sont placés les modèles du vice et de la vertu. Tant que l'âme demeure dans le bien, elle reste sans l'expérience de liaison corporelle, mais si elle déchoit de la participation qu'elle a avec le bien, elle glisse vers la vie d'ici-bas et ainsi se trouve dans un corps [7].

b) L'âme: « souffle vital », postérieur au corps

Une autre catégorie d'auteurs, s'attachant à l'ordre suivi par Moïse dans le récit de la formation de l'homme [8], affirment que temporellement l'âme a été créée après le corps. Dieu, en effet, a d'abord pris de la poussière du sol pour en former l'homme; ensuite il l'a animée de son souffle. Par cette façon de parler, ils établissent que la chair vaut mieux que l'âme, puisque celle-ci est introduite dans une chair formée antérieurement: ils disent en effet que l'âme existe en vue du corps, afin que le corps modelé ainsi ne reste pas sans souffle et sans mouvement. Or un objet qui existe en vue d'un autre a certainement moins de valeur que ce à cause de quoi il est fait. Ainsi, d'après les expressions de l'Évangile, l'âme vaut plus que la nourriture, le corps plus que le vêtement, car les seconds sont à cause des premiers. L'âme n'est pas faite pour la nourriture ni le corps pour le vêtement, mais, l'âme et le corps existant d'abord, les seconds ont été découverts après coup pour satisfaire aux besoins des premiers.

Critique

L'une et l'autre hypothèse méritent la critique, à la fois celle qui imagine que les âmes ont mené une existence anté­rieure dans quelque cité particulière et celle qui tient que les âmes ont été faites après les corps. Il faudrait examiner en détail chacune de leurs affirmations: mais leur critique exacte et la découverte de toutes les invraisemblances qu'elles contiennent exigeraient trop de pages et de temps. Autant que possible, nous examinerons brièvement chacune des deux, puis à nouveau nous reprendrons notre sujet.

La première hypothèse, inspirée de la philosophie grecque

Les tenants de la première opinion, qui soutiennent que la cité formée par les âmes est plus an­cienne que leur existence dans la chair, ne me paraissent pas s'être purifiés de ces doctrines imaginées par les Grecs sur la métempsycose. Un examen attentif ferait voir que cette façon de penser en vient, selon une pente nécessaire, à soutenir, comme on le prête à l'un de leurs sages, que le même être devient homme, se revêt d'un corps de femme, vole parmi les oiseaux, devient arbuste et finit par vivre dans les eaux. Ce sage, il me semble, n'est pas loin de la vérité, s'il parle de lui-même; car toutes ces conceptions, tenant qu'une âme unique passe par ces divers états, sont dignes du bavardage des grenouilles ou des geais, de l'inintelligence des poissons ou de l'in­sensibilité des chênes.

Aucune raison de s'arrêter dans les transformations

La cause de cette absurdité est la croyance en la préexistence des âmes. Le principe à la base de cette opinion l'entraîne logiquement de proche en proche jusqu'à des con­clusions invraisemblables. Si l'âme, tirée, à cause du vice, de cet état plus élevé où elle est, après avoir goûté une fois, comme ils disent, à la vie corporelle, devient homme à son tour et si on doit reconnaître que cette vie charnelle est toute soumise aux passions en comparaison de la vie éternelle et incorporelle, il s'ensuit nécessairement que l'âme, dans cette vie où elle trouve en grand nombre les occasions de pécher, en vient à une malice plus grande et connaît de plus en plus l'esclavage des passions. Or, pour l'âme humaine, cet esclavage consiste à ressembler aux animaux. Comme donc elle s'est rapprochée d'eux par sa nature, elle tombe dans la nature bestiale et, une fois sur le chemin du vice, elle ne peut s'arrêter dans la voie qui l'emmène au mal, pas même dans l'irrationnel. L'arrêt dans ce mal est déjà une reprise du chemin vers la vertu. Or il n'est pas question de vertu parmi les animaux. Donc nécessairement l'âme ne cessera de passer dans un état pire, allant toujours à ce qui est plus méprisable et toujours en quête de ce qui est inférieur à la nature où elle est. Et de même que du rationnel, on passera au sensible, de même à partir de ce dernier la chute continue vers l'insensible.

Incohérences de la doctrine

Jusqu'ici leur façon de parler, dans son développement, même si elle s'emporte hors de la vérité, suit cependant un ordre logique d'invraisemblances en invraisemblances. Mais, du point où elle est parvenue, leur doctrine se perd dans des imaginations incohérentes et logiquement, on entrevoit la perte absolue de l'âme. Lorsque celle-ci glissera de l'état élevé où elle se trouve, elle ne pourra s'arrêter à aucune borne dans le vice, mais, soumise aux passions, de l'état rationnel, elle passera à l'irrationnel; de celui-ci elle se transformera dans les végétaux insensibles; l'état des inanimés n'est pas loin de celui qui n'a pas la sensation; et après vient l'inexistant. En somme, selon ces auteurs, par une suite logique, l'âme s'en ira vers le néant.

Comme on le voit, le retour à un état meilleur est nécessairement impossible pour l'âme. Mais eux la font revenir de l'arbuste à l'état d'homme, sans voir que de la sorte ils donnent à penser que la vie dans l'arbuste a plus de prix que l'état de vie incorporel. Ila été admis en effet que l'âme, une fois engagée vers le mal, ne cesse naturellement de descendre. Or l'inanimé vient au-dessous des êtres insensibles et c'est vers l'inanimé que les principes admis au début entraînent l'âme. Comme ces gens ne veulent pas de cette conséquence, ou bien ils enferment l'âme dans un être privé de sensibilité, ou de là ils la font revenir vers la vie humaine; mais alors, comme nous avons dit, ils donnent à penser que la vie de l'arbre a plus de prix que le premier état de l'âme, si précisément la chute vers le vice a commencé en cet état supérieur et si de l'état inférieur commence le retour vers la vertu.

La seconde hypothèse

On le voit, elle n'a ni queue ni tête, cette opinion cherchant à éta­blir que les âmes vivaient indépendantes avant leur existence corporelle et que le vice a été la cause de leur union à un corps. L'invraisemblance de l'opinion qui tient au contraire que l'âme est venue après le corps a été démontrée par ce qui précède. Aussi l'une et l'autre doctrine sont absolument à rejeter.

Notre façon de penser, il faut sans doute la situer entre ces deux hypothèses. Elle consiste à dire: nous ne croyons pas, selon l'erreur des Grecs, que les âmes emportées dans le mouvement universel, ne purent, à cause de la lourdeur contractée dans le vice, conserver l'allure du mouvement céleste et qu'elles tombèrent sur la terre; nous n'admettons pas non plus que l'homme fut d'abord façonné par le Verbe comme une statue d'argile, puis que l'âme fut faite en vue du corps. La nature spirituelle paraîtrait ainsi inférieure à l'ouvrage d'argile.

CHAPITRE  XXIX

PREUVES  ÉTABLISSANT  QUE  LE  COMMENCEMENT  DANS  L'EXISTENCE  EST  UNIQUE  ET  LE MÊME POUR L'ÂME ET LE  CORPS

Puisque  l'homme  est  un,  dans  sa  composition d'âme et de corps, son être ne doit avoir qu'une seule et commune origine: autrement dit, si le corps venait d'abord et l'âme ensuite, il faudrait dire l'homme à la fois plus ancien et plus jeune que lui-même. Comme nous l'avons expliqué un peu plus haut, nous tenons que la puissance presciente de Dieu établit d'abord le genre humain en sa totalité, selon le témoignage du Prophète [9], disant que Dieu connaît toutes choses avant qu'elles viennent au monde. Quant à la création des êtres particuliers, un principe ne précède pas l'autre dans l'existence: ni l'âme ne vient avant le corps, ni   l'inverse: l'homme ainsi partagé par une différence temporelle serait comme en conflit avec lui-même.

La semence et la moisson

Si, dans notre nature qui, selon l'enseignement  de  l'Apôtre,  est double, — comprenant l'homme visible et l'homme caché, — l'un était premier et l'autre ne venait qu'ensuite, la puissance du Créateur serait convaincue d'imperfection: dans ce cas, elle ne suffirait pas à créer le tout dans son ensemble, mais elle diviserait son travail et s'occuperait une à une de chacune de ces deux parties. Dans le grain de blé ou dans n'importe quelle autre semence, sont déjà contenus en puissance tous les traits de l'épi, avec l'herbe, la paille, les fruits et les épis; dans l'ordre suivi par la nature, aucun de ces éléments n'existe ou ne vient avant la semence, mais, selon une succession naturelle, la force intérieure à la semence se manifeste peu à peu, sans qu'une autre substance ait à s'y introduire. De la même façon, pensons-nous, dès le premier moment de sa formation, la semence hu­maine contient répandue en elle la puissance de la nature.

Développement intérieur

Celle-ci se développe et se manifeste selon l'ordre fixé, jusqu'à son achèvement, sans avoir à s'ad­joindre, pour y parvenir, quoi que ce soit de l'extérieur; d'elle-même, elle progresse régulièrement vers son état de perfection. Il est donc vrai de dire que ni l'âme n'existe avant le corps ni le corps n'existe à part de l'âme, mais pour tous les deux, il n'y a qu'une seule    origine: à considérer les choses sur un plan supérieur, cette origine se fonde sur le premier vouloir de Dieu; d'un point de vue moins élevé, elle a lieu dans les premiers moments de notre venue au monde.

Tout l'être: âme et corps dans  l'embryon

Comme dans l'embryon déposé en vue de la conception du corps, on ne peut encore distinguer, avant leur formation, les articulations des membres, on ne peut pas davantage y constater les propriétés de l'âme, avant que celle-ci n'en vienne à exercer son activité. Mais comme il ne fait de doute pour personne que l'embryon ne contienne les grands traits de la différenciation en membres et en viscères, sans qu'il faille y introduire une force étrangère, puisque la force inhérente à l'embryon amène natu­rellement cette transformation par l'activité qu'elle possède, nous pouvons raisonner de même au sujet de l'âme: même si elle ne se manifeste pas au grand jour par certaines activités, elle n'en est pas moins présente dans l'embryon. En effet la configuration de l'homme à venir y est déjà en puissance, mais l'âme est encore cachée, puisqu'elle ne peut se mani­fester que selon l'ordre nécessaire. Ainsi elle est pré­sente, mais invisible; elle ne paraîtra que grâce à l'exercice de son activité naturelle, en accompagnant le développement du corps.

Ensemble vivant

Étant donné que la force néces­saire à l'enfantement ne vient pas d'un corps mort, mais d'un corps animé et vivant, nous en tirons logiquement la con­séquence que ce qui sort d'un vivant pour être l'ori­gine de la vie ne peut être mort et sans âme: car toute chair, si elle n'a pas d'âme, est morte, la mort étant la privation d'âme. Or personne n'ira jusqu'à dire que la privation est antérieure à la possession, en voulant établir que le corps inanimé, qui n'est qu'un mort, apparaît avant l'âme.

Si vous cherchez une preuve plus claire de la vie qui est dans l'embryon du vivant en voie de formation, vous pouvez examiner d'autres signes de différenciation entre l'animé et le mort. Pour constater que les hommes sont en vie, nous avons la chaleur, l'activité et le mouvement, tandis que le refroidisse­ment et l'immobilité d'un corps ne sont rien autre que sa mort. Or l'embryon dont il s'agit est source de chaleur et d'énergie: c'est la preuve qu'il n'est pas inanimé.

Développement progressif

Mais nous ne parlons pas encore, à propos de l'élément corporel de cet embryon, de chair, d'os, de cheveux et de tout ce que nous voyons en l'homme fait: chacune de ces parties n'est qu'en puissance et ne paraît pas encore au grand jour; de même en ce qui concerne l'âme, nous disons que la « raison », l'« appétit », le « cœur » et tous ses attributs n'ont pas encore dans l'embryon la place qui leur revient: les activités de l'âme se développent en corrélation avec la formation et le perfectionnement du corps qui la reçoit. De même qu'un homme arrivé à maturité fait paraître au dehors l'activité de l'âme, ainsi dès sa formation, l'action que l'âme exerce est adaptée et mesurée au besoin présent et elle se traduit par ce fait que l'âme se construit pour elle-même, à travers la matière déposée dans le sein maternel, la demeure qui lui convient. Car, selon nous, il est impossible qu'elle s'ajuste à des demeures étrangères, comme il ne peut arriver qu'une empreinte faite dans une cire corresponde ensuite à un autre sceau. En effet, de même que le corps passe progressivement de la petitesse à sa perfection, ainsi l'activité de l'âme se développe et s'accroît en connexion avec le corps. Au temps de la première formation, comme dans une racine cachée en terre, seule apparaît la force d'accroissement et de nutrition. La petitesse du corps qui reçoit cette activité n'en supporte pas davantage. Ensuite, quand la plante vient à la lumière et produit un germe au soleil, fleurit la vie sensitive. Enfin, quand le corps vient à maturité et s'élève à sa taille propre, commence à briller comme un fruit la force de la raison; mais cela ne se fait pas d'un coup: elle suit avec soin le perfectionnement de l'instrument et elle porte du fruit dans la mesure où le permet la force du corps qui la reçoit.

Si vous recherchez dans la formation du corps les activités de l'âme, étudiez-vous personnellement, comme dit Moïse, et vous lirez comme en un livre l'histoire des travaux de l'âme. Plus clairement que tout raisonnement, la nature elle-même vous raconte les occupations variées de l'âme dans le corps, lors­qu'elle dispose le tout aussi bien que les parties. Mais il est superflu d'énumérer ce qui nous concerne, comme si nous avions à raconter une merveille qui nous dépasse. Qui donc, s'il se regarde lui-même, a besoin qu'on lui apprenne sa propre nature? S'il exa­mine sa manière de vivre, s'il apprend comment le corps est adapté à toutes les fonctions de la vie, il peut connaître à quoi travaille la partie « physique » de l'âme, lors de la première formation de notre être.

Conclusion

Aussi, de toute évidence, si vous y regardez de près, vous trouverez que l'embryon tiré d'un corps vivant et déposé dans l'atelier de la nature pour la production d'un être n'est pas mort et sans âme. Les graines et les bourgeons, nous ne les plantons pas en terre s'ils ont perdu la force vitale qu'ils tiennent de la nature; nous ne plantons que ceux qui conservent, cachées sans doute, mais bien réelles, les propriétés du prototype. Cette force intérieure, ce n'est pas la terre environnante qui la leur donne en la leur communiquant du dehors; la terre ne fait que mettre au jour la force intérieure du germe, en le nourrissant de ses sucs et en l'amenant à devenir racine, écorce, tronc, bourgeons. Cette transformation ne pourrait se faire, si dans le germe il n'y avait aucune force naturelle capable de tirer à soi, dans le milieu qui l'entoure, la nourriture qui lui convient, pour devenir arbuste, grand arbre, épine ou toute autre broussaille que vous voudrez [10].

CHAPITRE XXX

QUELQUES  CONSIDÉRATIONS  TIRÉES DE  LA MÉDECINE [11] SUR  LA  CONSTITUTION DE NOTRE CORPS

Être instruit dans l'Église

Chacun n'a besoin d'autre maître que de lui-même pour apprendre, par ce qu'il voit, vit et sent, com­ment exactement se forme notre corps: sa propre nature l'en instruit. Sur ces matières, on peut aussi con­sulter les explications élaborées par les savants, pour tout savoir avec précision. L'anatomie a permis aux uns de connaître la position de chacune des parties de notre être; l'étude a permis aux autres d'expliquer la fin de toutes ces mêmes parties [12] et de donner à ceux qui s'y intéressent une connaissance suffisante de la constitution humaine. Mais pour ceux qui pré­fèrent sur tous ces points être instruits par l'Église, afin de ne pas avoir à écouter des maîtres venus de l'extérieur (c'est la loi des brebis spirituelles, comme dit le Seigneur, de ne pas avoir d'oreilles pour les voix étrangères [13]), nous ajouterons quelques mots sur ce sujet [14].

Division des organes selon leur fin

Étudiant la nature de notre corps, nous considérerons la finalité de chaque partie de notre être sous trois aspects: la vie, son bien-être, sa transmission. Les organes, sans lesquels il est impossible que se soutienne la vie humaine, sont au nombre de trois: le cerveau, le cœur et le foie. Il faut ajouter tous les biens que la nature accorde à l'homme pour lui permettre de vivre aisément: ce sont les organes des sens. Ils ne constituent pas la vie de l'homme, puisque certains font souvent défaut, sans qu'elle en soit atteinte; mais, sans leur activité, l'homme ne peut trouver de joie dans l'existence. Le troisième point concerne la continuité et la succession de la vie. En plus de ces organes, il y en a d'autres, présents chez tous, pour la conservation de son être et qui ont chacun leur utilité propre, comme l'estomac ou les poumons: l'un, par le souffle, ranime le feu du cœur, l'autre introduit la nourriture dans les viscères. Par cette division de notre organisme, on peut se rendre exactement compte que la vie ne nous est pas communiquée par un seul organe, mais que la nature a réparti en plusieurs ce qui contribue au maintien de notre être et qu'elle rend nécessaire au tout le concours de chaque élément. De là viennent le nombre et la grande variété des organes qu'elle a confectionnés pour assurer et embellir notre vie.

But: étude des parties de l'organisme

Avant d'aller plus loin, il ne sera pas mauvais, je crois, d'indiquer brièvement la répartition des parties qui contribuent en nous à la conservation de la vie. Nous laissons de côté, pour l'instant, la matière de tout le corps qui est commune à chacun des membres: nous nous proposons l'étude des parties de notre être; celle de l'ensemble ne nous serait d'aucune utilité. Comme tout le monde est d'accord pour dire que nous avons en nous les mêmes éléments constitutifs que l'univers, le chaud, le froid et aussi le mélange qui se fait entre l'humide et le sec, nous allons étudier un à un ces éléments.

Trois forces: chaud, froid et mouvement

Nous constatons que trois forces gouvernent notre vie: l'une réchauffe tout de sa chaleur, l'autre rafraîchit par l'humidité ce qui est chaud, de sorte que l'égale fusion des qualités contraires maintient le vivant dans l'équilibre: ni l'excès de chaleur n'évapore l'humidité, ni la prédominance de celle-ci ne vient à éteindre celle-là. La troisième force établit une jonction harmonieuse entre les articulations séparées les unes des autres; elle les réunit entre elles par des ligaments et communique à toutes le mouvement libre et spontané. Si elle abandonne une partie, celle-ci ne peut plus agir et meurt, ne recevant plus l'esprit (pneuma) qui la meut spontanément [15].

Équilibre d'éléments pour l'activité des sens

Plutôt que de nous arrêter à ce point, considérons l'art avec lequel la nature édifie notre corps. Une matière sèche et résistante n'offri­rait pas de prise à l'activité des sens. Ceci est évident, si nous considérons nos os ou les produits du sol: nous voyons bien en eux une certaine vie par le fait qu'ils se développent et se nourrissent, mais leur dureté n'admet pas la sensation. Aussi, pour permettre cette activité, il fallait imaginer un ensemble qui eût la malléabilité de la cire et put recevoir l'impression des objets qui se présentent, sans qu'un excès d'humidité amène leur confusion (dans un liquide, en effet, l'impression n'est pas du­rable) et sans que par ailleurs cette matière offre à l'image une trop grande résistance. L'ensemble doit tenir le milieu entre la mollesse et la dureté, pour ne pas priver le vivant de la plus belle des activités de la nature, c'est-à-dire du mouvement des sens [16]. Or une matière molle et sans résistance, si elle ne possède rien du fonctionnement des corps durs, n'a comme les mollusques ni mouvement ni articulations. Aussi la nature met dans les corps des os solides, qu'elle unit harmonieusement les uns aux autres et dont elle resserre les emboîtements, grâce aux liens des nerfs (neura). Tout autour, pour recevoir les sens, elle étend la chair, dont la superficie offre moins de prise à la douleur et plus de tension.

Mouvement et articulation des membres

La nature fit donc porter tout le poids du corps sur cette ossature solide, qui ressemble à des colonnes soutenant un édifice; mais elle eut soin de la répartir sur l'ensemble du corps. L'homme ne pourrait se remuer ni agir, s'il était bâti comme un arbre fixé au même endroit, sans que la succession régulière de ses jambes lui assurât le mouvement en avant et sans que le secours des mains lui soit accordé pour vivre. La nature par ce procédé permet à l'organisme de se déplacer et d'agir, sous l'action de l'esprit qui se communique librement aux nerfs: dans cette fin, elle pousse le corps au mouvement et lui en donne la faculté. De là l'aide multiple apportée par les mains, qui vont en tous sens et sont aptes à exécu­ter tout dessein de l'esprit. De là les rotations du cou, les inclinations et les relèvements de la tête, l'activité de la mâchoire, l'élargissement des paupières accompagnant les mouvements de tête, les autres mouvements des membres, produits comme dans une machine par la tension ou le relâchement de certains nerfs. Cette force qui se répand dans les membres dépend de notre détermination et elle agit dans chacun d'eux sous l'action de la liberté, selon la disposition de la nature. On a vu que la racine et le principe de ces mouvements nerveux sont dans la membrane nerveuse qui entoure le cerveau. Il n'est pas nécessaire, je pense, de nous étendre davantage sur les parties vivantes; nous avons suffisamment indiqué l'origine du mouvement qui est en nous.

Rôle : 1) du cerveau

Le rôle du cerveau dans le main­tien de la vie apparaît clairement lors des accidents qui lui surviennent. Une blessure ou une lésion de la membrane qui l'entoure cause la mort immédiate: pas même un instant, la nature ne résiste à cette blessure, comme, lorsque l'on enlève les fondements d'un édifice, celui-ci s'écroule tout entier avec ses parties. Or, ce dont le mal est la cause évidente de la mort du vivant doit être reconnu comme la cause principale de la vie [17].

2) du cœur

Comme après la mort la chaleur naturelle s'éteint et que le cadavre se refroidit, il nous faut ranger également la chaleur parmi les causes de la vie. Ce dont l'absence amène la mort est de toute nécessité ce dont la présence permet au vivant de subsister. De cette force, nous voyons que le cœur est comme la source et le prin­cipe, à partir duquel des conduits semblables à des flûtes se séparent les uns des autres pour répandre dans tout le corps le feu et la chaleur [18].

3) du foie

Comme la nature devait absolu­ment fournir à la chaleur une nour­riture (on ne conçoit pas un feu subsistant de lui-même; il a besoin d'un élément approprié), les conduits du sang, partis du foie comme d'une source [19], font route partout dans le corps avec l'esprit (pneuma) chaud pour éviter que l'isolement de l'un d'avec l'autre n'amène à sa suite la mort de la nature [20]. Cet exemple doit servir aux hommes qui pratiquent l'injustice: la nature leur démontre que l'avarice est un mal porteur de mort [21].

La division du travail

Alors que seule, la Divinité n'a aucun besoin, la pauvreté de l'homme demande à l'extérieur les biens nécessaires à sa subsistance. A cette fin, les trois facultés, par lesquelles nous avons dit que tout le corps est administré, permettent à la nature d'amener en nous la matière extérieure et par des entrées différentes, elles introduisent tout ce qui leur convient.

Force et sang

Au foie qui est la source du sang, la nature a confié la répartition de la nourriture. Ce qui y est introduit dans ce but lui permet de faire sourdre les sources du sang: le foie agit comme la neige sur les hauteurs, qui, par son humidité, grossit les sources du pied de la montagne et dont le poids fait infiltrer l'humidité jusqu'aux ruisseaux des vallées.

Le cœur et le poumon

L'air (pneuma) présent dans le cœur est introduit par le viscère voisin, dont le nom est le « poumon » et qui est le réceptacle de l'air. Grâce à l'artère qui est en lui et qui passe par la bouche, le poumon aspire l'air (pneuma) extérieur par le moyen de la respiration. Le cœur, placé en son milieu, imite l'activité incessante du feu et lui-même, toujours en mouvement, comme les soufflets des forgerons, attire à lui l'air des poumons voisins; sa dilatation fait se remplir les parties creuses et l'évacuation de l'air en combustion envoie celui-ci dans les artères attenantes. Le cœur ne s'arrête jamais dans ce double mouvement de dilatation pour attirer dans ses cavités l'air extérieur et de compression pour le renvoyer dans les artères. De là vient, je crois, l'automatisme de notre respiration; souvent l'esprit est ailleurs ou même se repose tout à fait, tandis que le corps est dans le sommeil; la respiration n'en continue pas moins, sans que notre volonté ait à s'en occuper.

Continuité de la respiration et le jeu du cœur

A mon avis, puisque le cœur, entouré du poumon, auquel il est uni en sa partie postérieure, lui imprime le mouvement par sa propre dilatation et par sa compression, il y détermine l'attirance de l'air et son expiration. Le poumon, en effet, a une structure fine, faite de nombreux conduits; toutes ses cavités s'écoulent par une ouverture vers le fonds de l'artère: sa contraction et sa compression chassent nécessairement au dehors l'air resté dans ses cavités. Au contraire sa dilatation et son ouverture, par cet écartement, attirent l'air dans le vide produit. Et maintenant la cause de cette respiration, indépendante de notre volonté, est l'impossibilité pour une substance ignée de demeurer dans le repos. Puisque le mouvement est un des caractères des activités calorifiques et que nous avons placé dans le cœur l'origine de la chaleur corporelle, la continuité des mouvements cardiaques produit la continuité de l'aspiration et de l'expiration. C'est pourquoi, si l'intensité du feu dépasse la normale, la respiration des gens ainsi brûlés par la fièvre se fait plus pressée, comme si le cœur se hâtait d'éteindre par un air renouvelé la brûlure qui est en lui.

Place centrale du cœur

La pauvreté de notre nature se fait sentir dans le besoin absolu où elle est de tout ce qui est néces­saire à son existence: non seulement elle manque d'un air qui lui appartienne et d'un souffle qui réveille sa chaleur, puisqu'elle ne cesse de l'introduire en elle de l'extérieur pour la conservation de la vie, mais aussi elle prend la nourriture au dehors pour entretenir la masse corporelle. C'est pourquoi elle satisfait à nos besoins par la nourriture et la boisson, mettant en nous le moyen d'attirer ce qui lui manque et de rejeter ce qui est de trop. En ce travail, d'ailleurs, la chaleur cardiaque fournit à la nature une aide précieuse. Selon ce que nous avons admis, en effet, la partie principale du vivant est le cœur: par son souffle (pneuma) chaud, il réchauffe chaque partie une à une. Aussi il exerce son action de partout par la puissance efficace qu'il possède, selon la disposition du créateur voulant que chaque partie ait son activité et son emploi pour le bien de l'ensemble. De là vient que placé en dessous et en arrière du poumon, par la continuité de son mouvement, il assure d'un côté, en tirant vers lui le poumon, l'élargissement des conduits pour l'aspiration et de l'autre, en le soulevant à nouveau, l'évacuation de l'air reçu. De là vient aussi que, réuni à la partie supérieure du ventre, il le réchauffe pour le rendre capable d'accomplir sa fonction: il ne l'excite pas pour aspirer l'air, mais pour qu'il reçoive sa nourriture. Les passages du souffle et de la nourriture sont en fait voisins; sur toute leur longueur, ils viennent à la rencontre l'un de l'autre, puis ils se rejoignent vers le haut, au point de n'avoir qu'un même orifice et de terminer leurs conduits dans une seule bouche, d'où par l'un se fait l'introduction de la nourriture, par l'autre celle du souffle. Mais en profondeur, l'union entre ces conduits n'existe plus du tout: le cœur, tombant au milieu du siège de l'un et de l'autre, donne à l'un ce qu'il faut pour respirer, à l'autre ce qu'il faut pour se nourrir. La substance ignée en effet recherche naturellement une substance combustible et elle la trouve nécessairement dans le réceptacle de la nourriture. Plus ce réceptacle est chaud, à cause de la chaleur environnante, plus sont attirées en même temps les substances capables de nourrir la chaleur. Cette attirance, nous l'appelons « appétit ».

Répartition de la nourriture

Quand l'organe qui contient la nourriture a pris la matière suffisante, l'activité du feu n'en cesse pas pour autant. Mais comme dans une fonderie, le feu dissout la matière; puis cette masse dissoute se renverse et se répand, comme d'un creuset de fondeur, dans les conduits voisins. La séparation se fait ensuite entre les éléments plus lourds et les plus purs: ceux-ci, plus minces, sont poussés par plusieurs canaux vers l'entrée du foie et les résidus matériels de la nourriture sont rejetés vers les conduits plus larges des intestins où, dans les nombreux replis de ceux-ci, ils tournent un certain temps, pour fournir un aliment aux viscères. Si le conduit était droit, les matières seraient facilement évacuées, mais le vivant serait immédiatement repris par l'appétit. L'homme devrait alors travailler sans arrêt à le satisfaire, comme font les animaux.

Le foie, plus que le reste, avait besoin de l'aide de la chaleur pour convertir en sang les substances humides; mais, comme par position, il se trouve loin du cœur — (je ne crois pas possible qu'étant lui-même principe et source d'énergie, il se trouve à l'étroit par le voisinage d'un autre principe) —, pour que notre organisme n'ait cependant pas à souffrir de l'éloignement de la substance calorifique, un conduit semblable aux nerfs (que les savants en ces matières appellent « artère ») reçoit du cœur le souffle chaud et l'apporte au foie; il communique avec le cœur près de l'endroit où s'introduisent les substances humides et comme sa chaleur fait bouillir celles-ci, il leur fait part de sa parenté avec le feu, en donnant au sang une coloration de feu. Deux conduits jumelés prennent là naissance: l'un et l'autre, en forme de tuyau, contiennent le premier le souffle, le second le sang. Il en est ainsi pour faciliter le passage à la matière humide qui suit le mouvement de la chaleur et est par elle rendue plus légère. De là ils se répandent et se divisent sur tout le corps en mille conduits et ramifications qui atteignent tous les organes. Cette union des deux principes des forces vitales — de celle qui envoie la chaleur et de celle qui envoie l'humide à travers le corps, — leur permet de communiquer à la puissance qui gouverne toute notre vie leurs propriétés comme un présent dont celle-ci ne pouvait se passer.

Je veux parler ici de la force qui est dans les méninges et le cerveau. Que l'on considère les mouvements des membres, les contractions des muscles, la réception en chacune des parties du souffle (pneuma) envoyé par la volonté [22], cette force, comme par un dessein prémédité, apparaît être la cause de l'activité et du mouvement dans cette statue faite de terre que nous sommes. Les éléments les plus purs de la substance calorifique et les plus légers de l'humide s'unissent très intimement en ces deux puissances pour nourrir et soutenir le cerveau par le moyen des vapeurs [23]. Ces vapeurs, pour se répartir, sont rendues excessivement minces et elles enduisent par en dessous la membrane qui entoure le cerveau; celle-ci, allant de haut en bas, a la forme d'une flûte et, à travers les vertèbres successives, emmène avec elle la moelle qu'elle contient jusqu'à la dernière vertèbre dorsale où elle s'arrête. A toutes les jointures des os et des articulations, aux origines des muscles, comme un cocher, elle communique l'excitation et la puissance du mouvement et du repos. Cette constitution rendait, je crois, nécessaire une plus grande protection de cette membrane. Aussi dans la tête, celle-ci est encerclée de la double défense des os; dans les vertèbres, elle est protégée à la fois par les défenses des épines et par les entrelacements de toutes sortes qu'elles présentent. Ces défenses qui l'entourent la mettent à l'abri de toute atteinte.

De la même façon, on pourrait comparer le cœur à une maison inattaquable: les enveloppes des os l'entourent et le fortifient très solidement. En arrière, il y a l'épine dorsale bien défendue de chaque côté par les omoplates. Sur ses côtés, la position des côtes tout autour du cœur rend le milieu difficile à atteindre. Sur le devant, le sternum et l'attelage formé par la clavicule sont placés pour la défendre de partout contre toute attaque du dehors.

Transformation de la nourriture

Il se passe encore en nous un phé­nomène semblable à ce qui a lieu dans l'agriculture, quand de grosses pluies ou la crue des rivières rendent les champs tout humides. Supposons un champ nourrissant en lui mille espèces différentes d'arbres et toutes sortes de produits, dont la forme, la qualité et la couleur varient beaucoup des uns aux autres. Toutes ces plantes reçoivent l'humidité du même endroit et la force qui pénètre de ses sucs chacune d'elles est une par nature; cependant chaque plante en particulier transforme cette humidité en des qualités différentes. La même humidité devient amère dans l'absinthe; dans la ciguë, elle se change en un suc qui donne la mort; dans une plante, elle devient une chose, autre chose dans une autre, par exemple, dans le crocus, le balsamier ou le pavot. Dans l'un elle devient chaleur, dans l'autre elle se refroidit, dans une autre elle garde une température moyenne. Dans le laurier, le jonc et autres plantes semblables, elle donne une odeur agréable; dans le figuier et le poirier, elle devient douce au goût. Dans la vigne elle devient grappe et vin; elle se change aussi dans le jus de la pomme, la rougeur de la rose, l'éclat du lys, le bleu de la violette, la couleur pourpre du hyacinthe, et dans tous les produits possibles de la terre, qui germent à partir d'une seule et même humidité et se diversifient en autant de plantes différentes par la forme, l'espèce et les qualités.

La nature ou mieux, la nature du Seigneur accomplit sur la terre animée que nous sommes une semblable merveille. Les os et les cartilages, les veines, les artères, les ligaments, les chairs, la peau, la graisse, les cheveux, les glandes, les ongles, les yeux, les narines, les oreilles et tout le reste et encore ces mille éléments différenciés les uns des autres par leurs propriétés trouvent leur nourriture dans un aliment unique, qui leur est approprié. On dirait que l'aliment placé auprès de chaque organe se transforme selon le genre de cet organe particulier et s'adapte à ses propriétés pour devenir de la même nature que lui. Si cet ali­ment est dans l’œil, il se mélange avec cette partie apte à la vision et il se divise en s'y adaptant en autant de tissus qu'il y a autour de l'œil. S'il se répand dans la région de l'oreille, il s'unit à l'appareil acoustique; dans les lèvres il devient lèvres; il se durcit dans les os, s'amollit dans la moelle, se tend avec les nerfs, se répand sur toute la surface du corps, passe dans les ongles, s'amincit en vapeurs pour donner naissance aux cheveux. S'il est amené en des conduits tortueux, il donne des cheveux épais et flexibles; mais si ces vapeurs sortent directement, les cheveux sont tendus et droits.

Conclusion sur le mode de développement de notre être

Voici que nous nous égarons loin de notre sujet, tandis que nous nous appesantissons sur les œuvres de la nature et que nous essayons de décrire comment et de quels éléments est composé chaque partie de notre être, celles qui sont faites pour assurer la vie, celles qui sont faites pour son bien-être et tout ce qui peut encore figurer dans notre première division. Nous nous étions d'abord proposé de montrer que la cause apte à produire notre organisme n'est ni une âme incorporelle, ni un corps inanimé, mais que dès l'origine, à partir des corps animés et vivants, est engendré un être vivant et animé. La nature humaine le recueille et comme une nourrice l'élève par ses moyens à elle. Elle donne sa nourriture à l'une et à l'autre partie de cet être et on les voit toutes deux suivre un développement adapté à ce qu'ils sont. Dès le début, en effet, tandis que le corps se forme suivant un plan savamment conçu, la nature fait paraître en lui la force de l'âme qui lui est liée: celle-ci apparaît d'abord obscurément, puis elle éclate peu à peu avec le perfectionnement de l'organisme corporel. Il se passe alors ce que l'on peut voir chez les sculpteurs. Un artiste conçoit l'idée d'un être vivant à tailler dans la pierre. Quand il l'a bien dans son esprit, il brise d'abord la pierre dans le bloc où elle appartient; ensuite, taillant tout autour les matériaux inutiles, il arrive à une première ébauche qui présente déjà les grands traits du modèle: à cette vue, même un profane, peut deviner dès lors l'intention de l'artiste. Puis les progrès du travail l'approchent encore plus de l'idéal qu'il veut réaliser. Enfin, lorsqu'il a parfaitement exprimé dans le bloc tout le détail de son idée première, son œuvre est achevée: et alors la pierre, peu auparavant encore informe, est devenue un lion ou toute autre œuvre que l'artiste a conçue: le bloc n'a pas changé de substance en raison de l'idée, mais c'est l'idée qui, par le travail, a pénétré la masse [24].

Imaginez pour l'âme un pareil processus et vous ne serez pas loin de la vérité. La nature qui fait tout avec art prend en elle une matière de même espèce, à savoir, cet élément sorti de l'homme, et nous disons qu'avec lui, elle construit une statue. De même que dans le travail de la pierre, il y a un moment où l'idée se dégage, d'abord obscurément, puis d'une façon parfaite après l'achèvement de l'œuvre; de la même façon aussi dans le modelage de notre être, l'idéal que l'âme doit réaliser ne se fait jour qu'avec le progrès du corps, imparfaitement dans le corps imparfait, parfaitement dans le corps parfait.

Motif de ce développement progressif

Dès l'origine, cet idéal eût atteint sa perfection, si la nature n'eût été mutilée par le vice. Cet amoindrissement, qui nous a valu un mode de naissance soumis aux passions et semblable à celui des animaux, a empêché l'image divine de briller immédiatement en nous et c'est dans la succession que l'homme trouve sa route vers son achèvement, au travers des particularités matérielles et animales de son âme. Cette façon de penser est conforme à l'enseignement du grand Apôtre dans son Épître aux Corinthiens: « Quand j'étais enfant, dit-il, je parlais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant » [25]. Ce n'est pas par l'introduction dans l'homme d'une âme différente de son âme d'enfant que les habitudes de pensée de l'enfance sont chassées et que celles de l'homme apparaissent; mais la même âme montre dans l'un son état d'imperfection, dans l'autre son état de perfection. Les êtres, quand ils naissent et se développent, nous disons qu'ils vivent: puisqu'ils ont la vie et le mouvement naturel, on ne peut les dire inanimés; on ne peut pourtant pas alors dire qu'ils ont une âme parfaite: l'activité des végétaux est toute « physique » et ne s'élève pas aux mouvements de la vie sensitive. Les irrationnels ajoutent bien à cette force une autre « psychique », mais celle-ci n'atteint pas encore la perfection, car elle ne contient pas en elle le don de la raison et de la pensée. Aussi nous disons que l'âme vraie et parfaite est celle de l'homme et qu'elle se fait connaître par son activité. Si d'autres êtres participent de la vie, c'est par un habituel abus de langage que nous leur attribuons une âme: car, si leur âme n'est pas parfaite, ils possèdent quelques caractères de cette activité « psychique » qui, comme nous l'apprenons par « l'anthropogenèse mystique » de Moïse, devint le partage de l'homme à la suite de sa parenté avec les êtres vivant dans les passions.

C'est pourquoi Paul, conseillant à ceux qui veulent l'écouter, de s'attacher à la perfection, établit ainsi le moyen par où ils atteindront le but de leurs efforts: il leur dit de se dépouiller du vieil homme et de se revêtir du nouveau, de cet homme renouvelé à l'image de Celui qui l'a créé. Revenons donc vers cette beauté de la ressemblance divine, dans laquelle Dieu, à l'origine, a créé l'homme, en disant: « Faisons l'homme à notre image et ressemblance. »

A Dieu, soient gloire et puissance dans les siècles des siècles. Amen.


 

[1] Argument classique que l'on retrouve chez les divers adversaires du christianisme (voir Labriolle, La réaction païenne, p. 27 sqq.).

[2] Psaume. XCIV, 4. Grégoire s'inspire ici du De resurrectione de Méthode d'Olympe, où celui-ci combat les idées d'Origène sur la résurrection: mêmes objections contre l'identité matérielle du corps terrestre et du corps glorieux (De res. I, 14, Bonwetsch 237, 19; I, 20; 247, 5), même recours à la toute-puissance de Dieu (De res. II, 28; 386, 10). Dans le chapitre suivant, il va tenter une explication personnelle de la résurrection, qui associe la doctrine origéniste de l'identité de eidos et celle de Méthode sur l'identité matérielle.

[3] Luc, XVI, 19 sq.

[4] IV Rois. V, 1 sq.

[5] Luc, XVII, 12.

[6] Après les preuves scripturaires, prophéties et miracles, Grégoire aborde les preuves rationnelles de la résurrection ou du moins de sa possibilité. L'argument de la semence est un lieu classique de la catéchèse chrétienne. Voir Cyrille de Jérusalem, P. G., XXXIII, 492 A-B.

[7] Critique de la doctrine d'Origène, désigné directement comme auteur du De Principiis. Le point est d'autant plus notable que Grégoire est d'ailleurs nourri d'Origène. Voir la même critique de la préexistence dans le De An. et Res., XLVI, 113 B-C.

[8] Genèse. II, 7. Critique de la doctrine de Méthode. Ici encore Grégoire prend une position moyenne entre celui-ci et Origène.

[9] Daniel. XIII, 42.

[10] Sur la doctrine de la création simultanée de l'âme et du corps chez Grégoire, voir Stephanou, "La coexistence initiale du corps et de l'âme chez saint Grégoire de Nysse et saint Maxime l'homologète", Ech. d'Or., 1932, p. 304-315.

[11] Ce dernier chapitre est comme un appendice de l'œuvre de Grégoire. Il est purement descriptif. C'est un bref traité d'anatomie et de physiologie, où Grégoire met à la portée du lecteur chrétien cultivé les théories des savants (sophoi). Ce morceau est indépendant du reste de l'ouvrage et n'a pas les mêmes sources. Qui sont les médecins utilisés ici par Grégoire? Je pense pouvoir répondre qu'il s'agit de Galien. Le terme même de théorie médicale (iatrikôtera) indique qu'il faut chercher plutôt chez les médecins que chez un naturaliste, comme Aristote. De plus nous allons voir que les idées exposées par Grégoire dépendent nettement de celles du grand médecin et penseur de Pergame.

[12] C'est le titre même d'un des ouvrages de Galien: De usu partium, qui semble bien être la source principale de Grégoire.

[13] Jean. X, 4, 5.

[14] Le propos de Grégoire apparaît bien dans cette remarque. Il veut constituer une vue d'ensemble du monde, une Weltanschauung, en utilisant les travaux des savants de son temps. C'est là un point de vue nouveau et qui annonce le moyen âge. On retrouve la même préoccupation dans le De doctrina christiana, de saint Augustin.

[15] Tout cet exposé reproduit les idées de Galien (voir Chauvet, La philosophie des médecins grecs, p. 322 sqq.). Galien distingue aussi trois organes principaux, le foie, le cœur et le cerveau, et deux organes secondaires, l'estomac qui est en rapport avec le foie, et les poumons, qui sont reliés au cœur. Mais surtout nous trouvons la distinction parallèle des trois forces vitales: l'humidité dont le principe est le foie, source du sang; la chaleur, dont le principe est le cœur, et la motricité dont le principe est le cerveau.

[16] Ces développements sur le mélange du mou, principe de la sensation, et du dur, principe du mouvement, rappellent la distinction des nerfs mous, sensibles, et des nerfs durs, moteurs, de Galien (De us. part., VII, 6; XVI, 2).

[17] La distinction des trois organes comme principes des trois forces vitales se rattache à Platon. C'est de lui que Galien l'a reçue pour en faire une application médicale. Elle est contraire à la doctrine stoïcienne du cœur, siège unique de la vie (Chauvet, lac. cit., p. 326).

[18] Le cœur est le principe de la chaleur, du souffle vital, qu'il répand dans le corps entier par les artères. Ceci est de Galien (De dogm. Hipp. et Plat., II, 3).

[19] Galien — et ceci est le plus caractéristique — tient que le sang a son principe dans le foie, point de départ des veines. Or cette opinion est contraire à celle d'Aristote et de nombreux philosophes et médecins (Chauvet, foc. cit., p. 328).

[20] Ce qui circule dans les artères issues du cœur n'est donc pas simple pneuma, comme le voulait Erasistrate, mais un mélange de souffle chaud et de sang humide, un sang « spiritualisé ». C'est la doctrine de Galien (De dogm. Hipp. et Plat., 1, 6).

[21] Le rôle du foie dans l'élaboration des aliments est enseigné par Galien (De us. part., XII, 1 sqq.).

[22] Comme le foie est principe du sang et le cœur principe du souffle vital, le cerveau est principe du souffle animal, qui donne le mouvement au corps. Voir Galien, De dogm. Hipp. et Plat., VII, 3. Il est notable que l'ordre suivi par Grégoire est le même que celui suivi par Galien.

[23] Il y a relation réciproque entre les trois grands organes. Comme le cœur réchauffe le foie dont il reçoit sa nourriture, ainsi le cerveau meut le cœur et le foie, dont il reçoit aussi sa subsistance. Voir Galien, De us. part., XVI, 1 sqq.

[24] Il y a relation réciproque entre les trois grands organes. Comme le cœur réchauffe le foie dont il reçoit sa nourriture, ainsi le cerveau meut le cœur et le foie, dont il reçoit aussi sa subsistance. Voir Galien, Deus. part., XVI, 1 sqq.

[25] I Corinthiens. XIII, 11.

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