Pierre de Bérulle
(1575-1629)

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La vie de Pierre de Bérulle

1-1-Sa place dans l’histoire

Quelques années avant la naissance de Pierre de Bérulle, l’horizon politique était de nouveau assez sombre. L’Édit de pacification du 19 mars 1563 avait donné aux Réformés le libre exercice de leur culte, et le protestantisme se développait rapidement. Mais survint la Saint Barthélemy (24 août 1572) qui fit 3000 victimes à Paris. Dès lors, la France allait vivre, pendant vingt ans, dans une atmosphère de guerre civile. En 1576 les catholiques fondèrent la Ligue qui fut pratiquement dominée par les Guises.

Le 22 mars 1594, après un long siège, Henri IV entra dans Paris. Il était décidé à amnistier ceux qui l’avaient combattu, mais il y eut tout de même 150 bannis en raison des excès de la Ligue. Pierre Acarie faisait partie du nombre. Sa femme, Barbe, âgée seulement de trente ans, avait déjà six enfants. Elle plaça les aînés dans différentes maisons amies et se réfugia chez sa cousine, Louise de Bérulle, rue de Paradis.

1-2-L’enfance et la jeunesse

Aîné d’une famille de quatre enfants, Pierre de Bérulle naquit au château de Sérilly, près de Troyes, le 4 février 1575, l'année même où le pape Pie V reconnaissait officiellement la Congrégation de l'Oratoire fondée par le prêtre Philippe Néri. Claude de Bérulle, son père, qui était conseiller au Parlement de Paris, mourut alors que Pierre n’avait encore que sept ans, en 1582. Louise Séguier [1], sa mère, avait 38 ans; elle appartenait à l’illustre famille des Séguier qui avait fourni de nombreux magistrats au royaume.

Cette même année, le 24 août 1582, une cousine de Louise Séguier, Barbe Avrillot, âgée de seize ans, épousait Pierre Acarie et s’installait non loin des Bérulle, rue aux Juifs. Le jeune Pierre de Bérulle se rendait souvent chez Madame Acarie. De ces fréquentes rencontres naquit une intimité exceptionnelle entre lui et le foyer Acarie.

Madame Louise Séguier s’appliqua à surveiller l'éducation de son fils, et elle lui inspira des sentiments de piété qui lui firent prendre de bonne heure la résolution de quitter le monde, pour se consacrer entièrement au service de Dieu dans un monastère.

Pierre de Bérulle, que l’on a parfois estimé peu favorisé physiquement par la nature: il était, dit-on, petit, légèrement claudicant et dépourvu de prestance, avait, par contre, beaucoup reçu sur le plan de l’intelligence. Élève très brillant et très mûr pour son âge, il profita si bien des leçons qui lui furent données au collège de Boncourt, puis à celui de Bourgogne, qu'à dix-huit ans, il composa un Traité de l'abnégation intérieure, déjà remarquable par l'élévation des pensées.

Quand ses études classiques furent terminées au collège des jésuites de Clermont, influencé sans doute par la spiritualité ignacienne, Pierre voulut mettre à exécution son projet d'embrasser la vie religieuse: il se présenta donc chez les chartreux, chez les capucins, chez les jésuites; mais il fut repoussé partout, parce que les supérieurs de ces maisons craignaient de mécontenter une famille puissante qui, naturellement, devait désirer pousser ce jeune homme dans la carrière où elle avait si bien brillé. Mais entre temps, Pierre était devenu membre de la Congrégation de la Sainte Vierge, où François de Sales l’avait précédé dix ans plus tôt.

Pierre se décida alors à entrer dans le clergé séculier [2] ; il s'appliqua à l'étude de la théologie, d'abord chez les jésuites de Clermont, puis à la Sorbonne, espérant y trouver des armes pour combattre victorieusement les hérétiques, à la conversion desquels il voulait consacrer tous ses efforts. En 1594, une cousine de sa mère, Madame Acarie, dont le mari venait d’être exilé par Henri IV, fut accueillie, comme il a été dit plus haut, avec ses plus jeunes enfants, à l’hôtel de Bérulle.

Madame Acarie, qui deviendra la bienheureuse Marie de l'Incarnation,  réunissait autour d’elle un groupe de religieux et de laïcs, lesquels cherchaient à redonner vie à l’Église de France, et voulaient, pour cela, mettre en place des pôles de vie spirituelle. Bérulle fut le témoin émerveillé par la vie mystique de cette femme, vie mystique qu’elle s’efforçait à dissimuler, mais qui ne pouvait pas échapper à son cousin. C’est à ce moment que Pierre de Bérulle prit comme directeur de conscience Dom Beaucousin, un ancien avocat devenu chartreux.

1-3-Le jeune prêtre

Déjà très imprégné par la mystique d'Ignace de Loyola, le jeune Bérulle participa aux groupes de Madame Acarie, où il côtoya le milieu du renouveau catholique, et, notamment, des réformateurs imprégnés de mystique gersonienne ou rhénane, des laïcs dévots, des capucins. Il y entama une réflexion qui l'amena à publier en 1597 le Bref discours de l'abnégation intérieure. Ordonné prêtre en 1599, il fit voeu de n'accepter aucun bénéfice et de rester prêtre séculier.

Il convient de noter ici que l’abnégation, le renoncement à soi, la pauvreté intérieure seront des marques essentielles et durables de la spiritualité bérullienne. Heureusement, ces tendances seront comme submergées par l’élan mystique qui l’emportera bien souvent. 

Pourtant, Bérulle, contemplatif, homme de méditation, se révéla  redoutable dans la controverse. Lorsque le Cardinal Du Perron [3] se rendit à Fontainebleau en mai 1600, pour défendre les doctrines catholiques contre Du Plessis-Mornay [4] qu'on appelait le pape des huguenots, il prit avec lui le jeune Bérulle, devenu aumônier honoraire. Bérulle soutint avec honneur sa part de discussion et se fit surtout remarquer par la modération de son langage, par son exquise douceur et par une onction tendre et persuasive. Le cardinal lui rendit pleine justice à cet égard et il disait: “S'agit-il de convaincre les hérétiques, amenez-les moi; si c’est pour les convertir, présentez-les à M. de Genève (François de Sales); mais si vous voulez les convaincre et les convertir tout ensemble, adressez-vous à M. de Bérulle.” Pierre de Bérulle, en effet, s'illustra vite dans les controverses avec les protestants et fut, à ce titre, remarqué par Henri IV.

Pierre de Bérulle aurait facilement pu arriver aux plus hautes dignités ecclésiastiques, grâce au crédit qu'avaient, à la cour, ses oncles maternels. Plusieurs évêchés lui furent même offerts, mais il les refusa, préférant travailler, comme simple prêtre, à l'édification des fidèles et à la conversion des hérétiques. Par ailleurs, la spiritualité propre de Bérulle commençait à se manifester. Son maître de perfection, c’était Jésus, et de sa contemplation de la vie de Jésus il tirera une conclusion importante: la vocation chrétienne n’est pas spécifiée par un état de vie, mais elle consiste à se rendre semblable au Christ en adhérant à Dieu dans un complet oubli de soi-même.

1-4-Des carmélites en France

Cependant Pierre de Bérulle gardait toujours dans son cœur le désir qu'il avait eu de renoncer plus complètement à la vie du siècle. Ses pensées se reportaient souvent sur les maisons religieuses et il voyait avec douleur le relâchement mondain qui avait pénétré dans la plupart des monastères. Un nouveau dessein s'offrit bientôt à lui, pour travailler à ce qui lui paraissait utile: il résolut de s’engager de tout son pouvoir à préparer une réforme devenue nécessaire.

1-4-1-L’hôtel Acarie

Monsieur Acarie étant rentré d’exil, lui et sa famille purent regagner la maison de la rue aux Juifs. On parlait alors beaucoup, dans le groupe Acarie, des congrégations réformées de carmélites qui s'étaient établies peu de temps auparavant en Espagne, sous le patronage de Thérèse d’Avila, et qui pratiquaient avec zèle toutes les austérités d'une règle sévère.

Parmi ceux qui fréquentaient la rue des Juifs, on peut citer M. Gallemand, curé d’Aumale et son ami, Monsieur de Brétigny. Tous deux songeaient à introduire le Carmel en France. Bérulle résolut d'aller en Espagne, et, après s'être convaincu par lui-même de la réalité de la réforme opérée, il désira ramener en France quelques unes de ces religieuses modèles. Dans l’esprit de Pierre de Bérulle, ces religieuses pourraient devenir la souche d'où naîtraient bientôt de nouvelles communautés propres à répandre partout l'édification.

1-4-2-L’action de Madame Acarie

On parlait donc beaucoup, chez Madame Acarie des œuvres de Sainte Thérèse et de sa vie. Pourtant Madame Acarie semblait ne pas s’y intéresser. Or, une nuit tandis qu’elle priait, elle eut la certitude que Sainte Thérèse lui donnait l’ordre de fonder, en France, des carmels réformés. Elle en parla à Bérulle et à Dom Beaucousin. On en référa à MM. Gallemand et de Brétigny qui commencèrent par s’entourer de conseillers compétents. On conseilla à Madame Acarie d’oublier ce projet.

C’est alors, le 22 janvier 1602, que Bérulle rencontra François de Sales et le conduisit chez Madame Acarie où l’on parla beaucoup de la réforme du clergé. Madame Acarie ne songeait plus au Carmel quand, en juin 1602, Thérèse d’Avila lui apparut de nouveau pour la presser d’introduire des carmélites en France. François de Sales, encore à Paris, Bérulle, Duval, Gallemand, de Brétigny et Madame Acarie se réunirent chez Dom Beaucousin: tous furent d’accord sur la nécessité d’établir un Carmel en France.

Il fut décidé que le premier couvent serait établi à Paris, et que la nouvelle fondation reposerait sur la présence de religieuses espagnoles que Mr de Brétigny irait chercher dans leur pays. Trois supérieurs assureraient son gouvernement: MM. Gallemand, Duval et Bérulle. La princesse de Longueville fit, le 23 janvier 1603, une donation considérable au futur couvent.

1-4-3-Le Carmel en France

Mme Acarie avait offert l’hospitalité à 17 jeunes filles et jeunes veuves. Bérulle était leur confesseur et leur guide. Bérulle pensait  qu’il pourrait facilement introduire des Carmélites en France, dès 1604. Sept carmélites espagnoles consentantes furent pressenties, dont Anne de Jésus, et Anne de Saint-Barthélémy. Pourtant la tâche fut difficile, comme toutes les œuvres venant de Dieu. Les carmes espagnols refusèrent longtemps de laisser partir des religieuses espagnoles qui dépendaient de leur ordre. Les carmes français, de leur côté, avaient la prétention d'exercer leur autorité sur les nouvelles carmélites...

On en appela au pape qui dut expédier des bulles et au conseil du roi qui prononça des arrêts. Des jésuites et plusieurs évêques s'en mêlèrent également. Enfin l'abbé de Bérulle triompha: le 13 novembre 1603, arriva enfin de Rome la bulle d’institution du Carmel en France.[5] 

Les entraves au projet de Bérulle n’étaient pas terminées pour autant: il fallut aussi convaincre les religieuses elles-mêmes d'accepter comme visiteurs les futurs généraux de l'Oratoire, ce qui provoqua un long conflit. À la fin, Bérulle devint l'un des supérieurs et le visiteur de l'Ordre. Cette tâche le passionna (plus de 40 Carmels seront fondés en 25 ans) mais lui attira aussi bien des tracas qui seront à la source d’un important ouvrage: Les Grandeurs de Jésus (1623). 

L’influence des carmélites espagnoles sur la spiritualité de Bérulle est certaine: c’est à leur contact qu’il découvrit la place essentielle du mystère de l’Incarnation dans la vie spirituelle. En 1608, une grâce mystique le confirma dans cette orientation et désormais sa spiritualité sera ancrée sur la personne de Jésus, Verbe incarné. C’est également durant son séjour en Espagne qu’il découvrit une nouvelle forme de piété envers la Sainte Vierge, celle de l’esclavage envers Marie. La dévotion de la Confrérie des Esclaves de Notre-Dame deviendra, pour Bérulle, un des axes de sa spiritualité.

Parmi les carmels fondés par Bérulle on peut citer:

– le monastère de l’Incarnation à Paris 1604

– la fondation de Pontoise sous le patronage de Saint Joseph en janvier 1605

– La fondation de Dijon en août 1605. Madame de Bérulle, devenue veuve, prit l’habit sous le nom de sœur Marie des anges. Son fils devint son supérieur.

– La fondation d’Amiens (1605), puis celle de Flandre en 1607.

– Les fondations de Rouen en 1609, de Bordeaux en 1610 puis de Chalon.

Pierre de Bérulle intervint également dans la réforme des Feuillants, des Frères prêcheurs, des Bénédictins de Marmoutier et de Saint-Maur, des Prémontrés, des Franciscains et des Augustins.

Monsieur Acarie mourut le 17 novembre 1613. Ses trois filles étaient entrées au Carmel. Ses fils étant élevés, Madame Acarie put, à son tour, entrer au carmel. Elle prit l’habit comme sœur converse le 7 avril 1614. Bérulle fit sa première visite au Carmel de l’Incarnation de Paris, le 18 août 1614. Il y retrouva sœur Marie des Anges, sa propre mère, ainsi que sa tante: sœur Marie de Jésus-Christ.

1-4-4-Influence du carmel sur la spiritualité de Bérulle

Anne de Saint Barthélèmy, souvent consultée par Bérulle à qui elle écrivait régulièrement, exerça une incontestable influence sur son confesseur. Pour Thérèse d’Avila, le Christ n’était pas un thème d’oraison mais une présence nécessaire, amoureuse et passionnément recherchée. L’oraison de Thérèse était christocentrique, car rencontre amicale et entretien avec le Christ. Il est certain que les carmélites espagnoles ont contribué à enrichir la spiritualité de Bérulle jusqu’alors orientée essentiellement vers les mystiques rhéno-flamands. Des rhéno-flamands, Bérulle gardera le sens de la grandeur de Dieu et du néant de l’homme, mais le contact avec les carmélites fera de lui véritablement l’apôtre du Verbe Incarné.

Les obsèques d’une carmélite, Angélique de Brissac, furent pour Bérulle l’occasion d’une grâce mystique exceptionnelle: il compris qu’il ne devait servir que la cour du Roi des Cieux et non celle de Henri IV. Il se lia par vœu de n’accepter aucun bénéfice. “Le disciple du Christ doit être désapproprié de lui-même et approprié à Jésus, subsistant en Jésus, enté en Jésus, vivant en Jésus, opérant en Jésus, fructifiant en Jésus.”

1-5-Le Fondateur de l’Oratoire de France

Bérulle est surtout connu pour être le fondateur d'une société de prêtres, "l'Oratoire de Jésus". Pierre de Bérulle, en effet, était persuadé que le renouveau religieux du pays passait par la sanctification du clergé.  En effet, bien des abus s'étaient glissés depuis longtemps dans la discipline ecclésiastique; beaucoup de prêtres menaient une vie toute mondaine et ne songeaient qu'à dépenser joyeusement les revenus que leur procuraient de riches bénéfices, dont ils négligeaient les charges et les devoirs. Aussi, après avoir œuvré à la réforme des maisons religieuses, l'abbé de Bérulle songea-t-il à en faire autant pour le clergé séculier. Madame Acarie le pressait dans ce sens; mais Bérulle hésitait toujours. Mgr de Gondi le convoqua en janvier 1611, et lui en donna l’ordre, au nom de l’obéissance. Et Bérulle se soumit.

Il fallait remédier d’urgence à un état de choses devenu trop scandaleux. Bérulle songea à former un corps de prêtres qui vivraient en commun, qui prieraient ensemble, qui se communiqueraient les difficultés de leur tâche dans le monde et se soutiendraient mutuellement par leurs avis ou par un concours actif. Il fut encouragé dans ce nouveau projet par saint François de Sales, par plusieurs évêques de France et par d'autres hommes que la piété comme leur science rendait vénérables. On doit citer plus particulièrement l’Italien, Philippe Néri.

Philippe Néri avait établi, en Italie, une congrégation de ce genre, qu'il avait nommée Congrégation de l'Oratoire. L'abbé de Bérulle se proposa de l'imiter et de fonder aussi un Oratoire en France. Bérulle habitait près du carmel parisien; il trouva une maison non loin de là, et les Oratoriens de France y emménagèrent le 2 mai 1612. Dans sa conférence inaugurale Bérulle précisa: “Chacun se rappellera souvent qu’il est venu au monde pour servir Jésus-Christ Notre Seigneur, pour se revêtir de lui, pour se comporter avec son prochain de manière à lui inculquer sans cesse un extraordinaire attachement à Notre Seigneur Jésus-Christ et à sa glorieuse Mère.”

De nouveau Bérulle dut faire face à de nombreuses intrigues, notamment celles des jésuites qui voyaient d'un œil jaloux cette nouvelle institution susceptible de se poser en rivale à la leur. Cependant le pape Paul V approuva la fondation du nouvel Oratoire par une bulle expédiée en 1613. En janvier 1616, Bérulle faisait l’acquisition de l’hôtel de Montpensier. Bérulle décida la construction d’une chapelle. Pour la petite histoire: on raconte que Pierre de Bérulle prit part, sur le chantier, avec les ouvriers, à la construction de cette chapelle consacrée aux oratoriens, à Paris. Plus tard, un décret de Napoléon 1er donna cette chapelle aux protestants.

L’Oratoire de France fructifia rapidement et participa efficacement à la réforme de l'Église de France au XVIIe siècle: moins d’un an après, il y avait des oratoriens dans la plupart des diocèses de France. La maison de Paris devint un foyer d’intense vie religieuse.


[1] Dynastie de parlementaires français originaires du Bourbonnais. Ses membres les plus connus furent:

– Antoine (1552-1624), président au Parlement de Paris.

– Pierre (1588-1672), son neveu, garde des sceaux (1633), chancelier (1635) et de nouveau garde des sceaux (1656). Il instruisit le procès de Cinq-Mars puis celui de Fouquet.

[2]-Qui n'est pas engagé par des vœux dans une communauté religieuse.

[3]-Jacques Davy Du Perron (1556-1618), confident de Charles IX, d'Henri III et d'Henri IV, fit partie du conseil de régence (1610)

[4]-Philippe de Mornay (1549-1623), dit Duplessis-Mornay, conseiller de Coligny, puis d'Henri IV avant sa conversion. Il fonda à Saumur la première académie protestante (1599). Son influence le fit surnommer le pape des huguenots. 

[5]-Sa mère entra ainsi que sa cousine, Madame Acarie, au Carmel de Pontoise.

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