Le Lion de Münster,
« l’opposant le plus acharné au nazisme », commme l’avait qualifié en 1942 le
New York Times, dénonce les terribles bombardements alliés qui rasèrent au sol
les villes allemandes. Dans ces pages, les lettres que l’évêque écrivit à Pie
XII dans les années de la guerre.
*****
Dans les chroniques des villes
allemandes qui ont connu le baptême du feu allié pendant la Seconde Guerre
mondiale, il y a toujours une journée à commémorer. À Münster,
ce
fut celle du 10 octobre 1943. C’était un dimanche. Au début de l’après-midi,
sous un ciel limpide et automnal, les fidèles catholiques de Münster s’étaient
retrouvés devant les portails de la cathédrale. On célébrait ce jour-là la
maternité de Marie. Le maître autel de la majestueuse cathédrale gothique
resplendissait de la flamme des cierges. Les chanoines venaient à peine de
prendre place dans les stalles du chœur que l’on entendit le hurlement des
sirènes : il était 14 h. 55.
« Nous recûmes l’avis de
nous tenir en état d’alerte, à 22 heures, un samedi soir, au milieu d’une fête »,
écrit dans un rapport le commandant Ellis B. Scripture, navigateur américain de
la quatre-vingt-quinzième escadrille des bombardiers.
« L’ordre de décoller arriva
par télécopieur. On nous communiqua que notre objectif était l’entrée du dôme de
Münster. Je me rappelle que je fus ébahi quand j’appris que, pour la première
fois depuis le début de la guerre, des civils étaient destinés à être la cible
de notre bombardement. Je me rendis chez le colonel Gerhart et je lui dis que je
ne pensais pas pouvoir exécuter les ordres. En y repensant par la suite, je me
rendis compte que sa réaction fut exactement celle à laquelle j’aurais dû
m’attendre de la part d’un officier de carrière et d’un excellent commandant:
“Écoutez, commandant, c’est cela la guerre : la g-u-e-r-r-e, vous comprenez ?
Nous sommes dans une bataille où aucun coup n’est exclu. Pendant des années, les
Allemands ont tué des innocents dans toute l’Europe. Notre tâche est de les
écrabouiller. Et nous le ferons. Je suis maintenant à la tête de cette mission
et vous, vous êtes mon navigateur, vous viendrez donc avec moi ! Des
questions ?”. “Non, mon colonel”, répondis-je. La question était close ».
La première bombe brisante tomba
avec une extrême précision sur la voûte du carré occidental de la cathédrale de
Münster. D’en haut, l’entrée ouest de la cathédrale, encadrée par les imposantes
tours romanes, était un objectif qu’il était difficile de manquer. Les
survivants s’enfuirent et allèrent s’abriter contre les murs des tours. Solides
comme le firmament, ils avaient résisté à sept cents siècles d’histoire. La
seconde bombe brisante les frappa de plein fouet. Ils s’écroulèrent,
s’affaissant comme un monceau de détritus. La pluie des bombes incendiaires
succéda aux bombes brisantes. Les édifices frappés s’enflammèrent comme des
torches. Le centre historique tout entier ne fut bientôt plus qu’une seule et
immense torche. Des nuages de poussière jaunes et d’épaisses colonnes de feu et
de fumée noir s’élevèrent dans le ciel sur des kilomètres. En quelques minutes,
l’antique et fière beauté de la ville épiscopale de Münster disparut dans les
flammes. À 16 h 30, le colonel Gerhart déclara terminée l’opération sur Münster.
C’est ainsi que se termine
l’impeccable reconstitution de ce bombardement faite par l’historien Jörg
Friedrich. L’histoire est aussi chronique et, pour satisfaire aux exigences de
la chronique, Friedrich ajoute encore en note ce détail. Sans commentaire :
« Le colonel Gerhart dut pourtant admettre que tout ne s’était pas exactement
déroulé comme il le fallait. La mission n’avait pas été menée jusqu’à son terme
ultime. “Il y a eu une erreur”, indique sa communication : “La trente-cinquième
escadrille de bombardier a manqué Münster, elle s’est dirigée vers Enschede, en
Hollande. La prenant pour la ville allemande elle a lâché sur Enschede sa
charge. Pardon. Nous sommes désolés ».
Les civils de Münster se
demandèrent eux aussi s’ils n’avaient pas été victimes de quelque erreur.
C’était en effet déjà arrivé. Dans la nuit entre le 15 et le 16 mai 1941, six
bombes étaient tombées sur Münster. Pour riposter contre le bombardement
allemand sur Rotterdam, les avions anglais avaient passé le Rhin; ils visaient
seize objectifs entre Cologne et Dortmund, mais ils finirent par lancer leurs
bombes sur tous les lieux où une lumière indiquait la présence d’habitations.
Détails. Ceux-là aussi. Et il y en a beaucoup. On en trouve aussi dans les
chroniques des gens qui ont survécu à ce 10 octobre, dans les témoignages de
ceux qui gardaient imprimée au fond de leurs yeux l’horreur des corps empilés, à
moitié carbonisés, incinérés, déchirés, amoncelés sur les décombres de la
Marienplatz, de Groitgasse… De ceux qui, fouillant dans ces décombres et
cherchant encore à séparer les morts des vivants, se trouvèrent devant
l’effroyable spectacle de corps entremêlés, de cadavres de femmes et d’enfants
asphyxiés dans les refuges. Détails. Comme ceux qui sont décrits dans les pages
où sont accumulés d’autres souvenirs encore : ceux des témoins qui ont déposé au
procès canonique de Clemens August von Galen, l’évêque de Münster.
« Quand les sirènes sonnèrent
l’alarme, l’évêque étant en train de revêtir les vêtements liturgiques pour
descendre à la cathédrale. Il n’eut pas le temps d’aller jusqu’au refuge
anti-aérien », raconte le chanoine Alois Schröer. « Des bombes détonantes
frappèrent et détruisirent sa résidence. Il resta agrippé à l’unique paroi qui
était restée en place ».
Et c’est là que le retrouva son secrétaire Heinrich Portmann : « Pendant que
les avions volaient encore sur la ville ― écrit celui-ci ―,
je vis Monseigneur von
Galen tout en haut, sous le ciel qui s’était ouvert parmi les ruines fumantes…
il était resté miraculeusement indemne. Je l’aidai avec peine à descendre […].
Plus tard, dans le refuge du Collège Ludgerianum, je lui appris la mort des
fidèles… du vicaire Emmerich et des cinquante-neuf sœurs de la Charité de saint
Clément qui, de leur couvent frappé de plein fouet par une bombe incendiaire,
s’étaient envolées toutes ensemble au ciel. Il me demanda pendant la nuit de
l’accompagner à la cathédrale. Il resta là, immobile, devant les décombres
dévorés par les flammes. Il pleura en silence ».
N’était-ce pas de cette
cathédrale que le “lion de Münster” avait élevé la voix pour démasquer et
condamner les crimes aberrants et les infamies du nazisme ? Qu’il avait osé
attaquer de front Hitler ? Personne n’avait eu une telle audace dans le
Troisième Reich. Au point que, à peine un an auparavant, sa hardiesse et son
courage indomptable lui avaient valu sur le New York Times une page dans
laquelle il était cité comme
« l’opposant le plus acharné au régime
national-socialiste »
et que ses célèbres prêches furent jetés du ciel au-dessus de Berlin par la
Royal Air Force anglaise. Furieux contre lui, Hitler jura
« qu’il le lui ferait payer
jusqu’au dernier centime ».
Mais il savait que l’éliminer aurait signifié pour lui renoncer à toute la
Westphalie et il décida de renvoyer le règlement de ses comptes à la fin de la
guerre. Mais cela appartenait désormais au passé.
Le 4 novembre 1943, l’évêque von
Galen écrit à Pie XII et lui décrit la situation catastrophique dans laquelle se
trouve la ville de Münster et la douleur éprouvée pour les victimes du
bombardement allié. « Il était profondément affligé par la souffrance de la
population mais aussi par la destruction des deux cents églises du diocèse et
surtout par celle de la cathédrale, au point qu’il n’arriva jamais à comprendre
pourquoi les alliés avaient fait cela »,
déclare au procès le prêtre Theodor Holling. Ce que Hitler n’avait pas réussi à
accomplir, c’est le moral bombing qui le fit. C’est en ces termes que
Churchill avait traduit la conception de la stratégie de « la guerre aérienne
juste », destinée à « racheter la morale à travers la destruction systématique
de la résistance morale des Allemands ».
Dans le cours de l’année 1943, Münster fut “rachetée” par quarante-neuf
incursions auxquelles cinquante-trois autres allaient venir s’ajouter avant la
fin de la guerre: les plus dures furent celles du 30 septembre et du 22 octobre
1944. Les alliés lancèrent au total cinq mille bombes brisantes et deux cent
mille bombes incendiaires sur une ville de soixante-six mille habitants.
Un destin qui unit cette ville à
tant d’autres villes allemandes dans cet “acharnement thérapeutique” délibéré,
dans cette agonie de feu qui aboutit à l’anéantissement de tout le pays.
Münster ne fut cependant pas au nombre des villes qui eurent le privilège de
recevoir le Bomber Command allié, villes sur lesquelles furent mises au
point les techniques sophistiquées du “Maximum use of fire”, avec les effets
spéciaux des “Tempêtes de feu” qui provoquèrent une totale “désertification” ;
il s’agissait de villes comme Potsdam, Lubec, Hambourg, Dresde … les titres de
gloire d’Arthur Harris, le génie indiscutable du moral bombing, qui avait
baptisé les opérations d’anéantissement réussies « Opération Gomorrhe ».
Pourtant, en Angleterre, alors que l’intelligentsia militaire planifiait
le processus d’« hambourguisation » de l’Allemagne, dès que le nombre des
victimes de ces opérations atteignit les quatre chiffres, on cessa de les
communiquer à l’opinion publique. Les Anglais qui avaient subi les incursions
ennemies sur Londres, savaient cependant bien quelle était la signification des
« opérations
de nettoyage ciblées pratiquées par le Bomber Command »,
et quand s’intensifia l’usage stratégique du pilonnage, l’archevêque anglican de
York, Cyril Forster Garbett, dut descendre dans l’arène pour dépoussiérer encore
une fois la définition augustinienne de « guerre juste » et justifier aux yeux
de l’opinion publique l’imposant déploiement d’hommes et de moyens financiers.
Mais un autre membre éminent de l’Église anglicane, l’évêque de Chichester,
George Bell, posa publiquement une autre question : « Qui incarne
“l’Allemagne amie de la guerre” et qui, au contraire, est une simple victime de
la “guerre juste”, victime qui entend mettre fin à la guerre ? ».
Et devant la Chambre des lords en tumulte, Bell proclama : « Les alliés ne
peuvent pas se comporter comme des divinités qui fulminent leurs ennemis du
ciel. Un dieu peut lancer toutes les plaies qu’il veut parce qu’il n’est pas
soumis à la loi; plus, il représente la loi elle-même. Le mot crucial inscrit
sur nos drapeaux est droit. Nous qui sommes avec nos alliés les libérateurs de
l’Europe, nous devons mettre notre force au service du droit. Et le droit est
contraire au bombardement des villes ennemies, spécialement au pilonnage ! »
« J’exige donc ― conclut-il ―,
que soit demandée raison au gouvernement de sa
politique de bombardement des villes ennemies dans l’état présent, et surtout
des actions contre les civils, les non-combattants et les objectifs non
militaires et non industriels ».
C’était le 11 février 1943. Un an plus tard, le 9 février 1944, à la Chambre des
lords, Bell revint à la charge pour condamner une pratique qui se faisait chaque
jour plus destructrice :
« Il doit y avoir une proportion entre les moyens
employés et l’objectif atteint. Supprimer une ville entière est hors de cette
proportion. La question des bombardements sans limites est d’une extrême
importance pour la politique et l’action du gouvernement! Mettre sur le même
plan les assassins nazis et le peuple allemand, sur lequel ceux-ci ont accompli
toutes sortes de méfaits, signifie diffuser la barbarie ».
Ce sont les mêmes constatations courageuses que, de l’autre côté, dans
l’Allemagne dévastée par le moral bombing, l’évêque von Galen osa exposer
devant les Forces alliées.
À l’occasion du premier pèlerinage
que la population de Münster effectua, après la guerre, le 1er
juillet 1945, au sanctuaire marial de Telgte, von Galen éleva publiquement une
dure protestation contre le comportement du gouvernement militaire qui ne
faisait pas respecter les droits du peuple allemand. « Les fidèles », témoigne
Heinrich Portmann, « qui retrouvèrent à cette occasion leur grand avocat au
milieu des tribulations et des souffrances, furent heureusement réconfortés,
mais il n’en alla pas ainsi pour les chefs des troupes d’occupation, au point
que l’évêque fut appelé par le commandant militaire de Warendorf à rendre des
comptes ».
La rencontre est documentée par la déposition du prêtre Federico Sühling :
« Le commandant Jackson demanda à l’évêque de s’expliquer sur les propos qu’il
avait tenus ; celui-ci répondit avec fermeté : “Vous avez aussi, en tant que
force occupante, des devoirs et si vous ne les remplissez pas, j’agirai comme
j’ai agi contre les injustices et la barbarie du national-socialisme”. Et il
mentionna quelques points qui lui tenaient particulièrement à cœur : les actes
d’agression de la part des ouvriers étrangers, en particulier russes et
polonais, et les violences commises par les troupes d’occupation contre les
civils. Se référant surtout aux épisodes de violence, l’évêque se fâcha
fortement. Il frappa du poing sur la table et dit à l’interprète : « Traduisez à
la lettre ce que j’ai dit ». On en vint après une longue discussion à un accord,
mais l’évêque ne renonça pas à un seul mot de son prêche ».
C’est à Münster justement qu’en octobre 1945, von Galen et l’évêque anglican de
Chichester se rencontrèrent au siège du gouvernement militaire, en présence du
général de brigade Chadwick. Bell, qui se trouvait en Allemagne comme
représentant de l’Église anglicane, exprima son estime pour von Galen et son
plein accord avec cet évêque qui « s’était prodigué avec un ardent amour
pastoral pour protéger le troupeau qui lui avait été confié » et n’avait pas
craint « de
dire les choses comme elles sont pour défendre les droits de Dieu et ceux de la
dignité humaine bafouée, alors que désormais le chaos et la barbarie [faisaient]
rage en raison des abus, des saccages, des violences qui [avaient suivi]
l’entrée des troupes alliées ».
Le 20 août 1945, von Galen
avait envoyé une lettre au pape Pie XII : « Les nouveaux journaux allemands
dirigés par les forces d’occupation ― écrivait-il ―, doivent eux-mêmes
publier continuellement des déclarations visant à imputer à tout le peuple
allemand, même à ceux qui n’ont jamais rendu hommage aux doctrines erronées du
national-socialisme et qui, au contraire, lui ont résisté autant qu’ils l’ont
pu, une faute collective et la responsabilité de tous les crimes commis par ceux
qui détenaient précédemment le pouvoir ». Il avait fait avec amertume cette
constatation :
« Il semble que ce soit cette disposition d’esprit
qui autorise l’existence de campagnes de vol et de saccage […] et la déportation
sans pitié hors de sa patrie de la population allemande». Et il n’hésita pas à
employer des mots très forts: «Il est vraiment terrifiant que le nationalisme
exaspéré du national-socialisme, qui culmine dans le culte de la race, domine
aujourd’hui aussi chez les vainqueurs, au point qu’à Potsdam la décision a été
prise d’expulser la totalité de la population allemande des territoires assignés
à la Pologne et à la Tchécoslovaquie et de les masser dans les territoires
occidentaux… ».
Dans la lettre suivante datée
du 25 septembre 1945, il supplie Pie XII, à qui il décrit « la terrible
situation des territoires occupés », d’intervenir et d’apporter son
« aide directe par
des remontrances adressées aux puissances victorieuses ».
Le 6 janvier 1946, l’évêque écrivit
sa dernière lettre à Pie XII avant de venir à Rome pour y recevoir la barrette
cardinalice. Ce jour-là, célébrant l’Épiphanie dans les ruines du sanctuaire de
Telgte, il termina son homélie par ces mots: « Sous le nazisme j’ai dit
publiquement – et je l’ai écrit aussi à Hitler en 1939 à un moment où aucune
puissance n’était intervenue pour s’opposer à ses visées expansionnistes – : “La
justice est le fondement de l’État; si la justice n’est pas rétablie, alors
notre peuple mourra de pourrissement interne”. Je dois dire aujourd’hui: si le
droit n’est pas respecté entre les peuples, alors ni la paix ni la concorde
entre les peuples ne viendront jamais ».
30Giorni : NOVEMBRE 2004
|