BIENHEUREUSE
ANNE CATHERINE EMMERICH
religieuse et visionnaire
(1774-1824)
LA DOULOUREUSE
PASSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST
II
JUDAS ET SA TROUPE
Judas ne s'attendait pas à ce que sa trahison eut
les conséquences dont elle fut suivie. Il voulait mériter la récompense promise
et se rendre agréable aux Pharisiens en leur livrant Jésus ; mais il ne pensait
pas au résultat qui devait être la condamnation et le crucifiement du Sauveur.
ses vues n'allaient pas jusque-là. L'argent seul préoccupait son esprit, et
depuis longtemps il s'était mis en relation avec quelques Pharisiens et quelques
Sadducéens rusés qui l'excitaient a la trahison en le flattant. Il était las de
la vie fatigante, errante et persécutée que menaient les apôtres. Dans les
derniers mois il n’avait cessé de voler les aumônes dont il était dépositaire,
et sa cupidité, irritée par la libéralité de Madeleine lorsqu'elle versa des
parfums sur Jésus, le poussa au dernier des crimes. Il avait toujours espéré un
royaume temporel de Jésus et un emploi brillant et lucratif dans ce royaume, ne
le voyant pas paraître, il cherchait à amasser une fortune. Il voyait les peines
et les persécutions s'accroître, et il pensait à se mettre bien avec les
puissants ennemis du Sauveur avant l'approche du danger ; car il voyait que
Jésus ne devenait pas roi, tandis que la dignité du grand prêtre et l’importance
de ses affidés faisaient une vive impression sur lui. Il se rapprochait de plus
en plus de leurs agents qui le flattaient sans cesse et lui disaient d'un ton
très assuré que, dans tous les cas, on en finirait bientôt avec Jésus. Récemment
encore, ils étaient venus le trouver plusieurs fois à Béthanie. Il s’enfonça de
plus en plus dans ses pensées criminelles, et il avait multiplié ses courses,
dans les derniers jours, pour décider les princes des prêtres à agir. Ceux-ci ne
voulaient pas encore commencer, et ils le traitèrent avec mépris. Ils disaient
qu'il n'y avait pas assez de temps avant la tète, que cela y mettrait du
désordre et du trouble. Le sanhédrin seul donna quelque attention aux
propositions de Judas. Après la réception sacrilège du Sacrement, Satan s’empara
tout à fait de lui et il partit pour achever son crime. Il chercha d’abord les
négociateurs qui l’avaient toujours flatté jusque-là, et qui l’accueillirent
encore avec une amitié feinte. Il en vint d'autres, parmi lesquels Caïphe et
Anne, ce dernier, toutefois, prit avec lui un ton hautain et moqueur. On était
irrésolu, et on ne comptait pas sur le succès, parce qu'on ne se fiait pas à
Judas.
Je vis l’empire infernal divisé : Satan voulait le
crime des Juifs, il désirait la mort de Jésus, le convertisseur, le saint
docteur, le juste qu’il haïssait ; mais il éprouvait aussi je ne sais quelle
crainte intérieure de la mort de cette innocente victime qui ne voulait pas se
dérober à ses persécuteurs ; il lui portait envie de souffrir sans l'avoir
mérité. Je le vis donc, d'un côté, exciter la haine et la fureur des ennemis de
Jésus, et, d’un autre côté, insinuer à quelques-uns d'entre eux que Judas était
un coquin, un misérable, qu'on ne pourrait pas rendre le jugement avant la fête,
ni réunir un nombre suffisant de témoins contre Jésus.
Chacun mettait en avant une proposition
différente ; et entre autres choses, ils demandèrent à Judas : “Pourrons nous le
prendre ? n’a-t-il pas des hommes armés avec lui ?” Et le traître répondit :
“non, il est seul avec onze disciples ; lui-même est tout découragé et les onze
sont des hommes peureux”. Il leur dit aussi qu'il fallait s'emparer de Jésus
maintenant ou jamais, qu'une autre fois il ne pourrait plus le leur livrer,
qu’il ne retournerait peut-être plus près de lui. que depuis quelques jours les
autres disciples et Jésus lui-même avaient évidemment des soupçons sur lui,
qu'ils semblaient se douter de ses menées, et qu'ils le tueraient sans doute
s'il revenait à eux. Il leur dit encore que s'ils ne prenaient pas Jésus
actuellement, il s'échapperait et reviendrait avec une armée de ses partisans
pour se faire proclamer roi. Ces menaces de Judas firent effet. On revint à son
avis, et il reçut le prix de sa trahison, les trente pièces d'argent Ces pièces
avaient la forme d'une langue, elles étaient percées du côté arrondi et enflées
au moyen d'anneaux dans une espèce de chaîne elles portaient certaines
empreintes.
Judas, frappé du mépris et de la défiance qui
perçaient dans leurs manières, fut poussé par l'orgueil à leur remettre cet
argent pour l'offrir dans le Temple, afin de passer a leurs yeux pour un homme
juste et désintéressé. Mais ils s’y refusèrent, parce que G était le prix du
sang qui ne pouvait être offert dans le Temple. Judas vit combien ils le
méprisaient, et il en éprouva un profond ressentiment il ne s'était pas attendu
à goûter les fruits amers de sa trahison avant même qu'elle fût accomplie ; mais
il s'était tellement engagé avec ces hommes qu’il était entre leurs mains et ne
pouvait plus s'en délivrer. Ils l’observaient de très près et ne le laissèrent
point partir qu'il n'eût exposé la marche a suivre pour s'emparer de Jésus.
Trois Pharisiens l’accompagnèrent lorsqu'il descendit dans une salle où se
trouvaient des soldats du Temple, qui n'étaient pas seulement des Juifs mais des
hommes de toute nation. Lorsque tout fut arrange et qu'on eût rassemblé le
nombre de soldats nécessaire, Judas courut d'abord au Cénacle, accompagné d'un
serviteur des Pharisiens, afin de leur faire savoir si Jésus y était encore, à
cause de la facilité de le prendre là en s’emparant des portes. Il devait le
leur faire dire par un messager.
Un peu auparavant, lorsque Judas eut reçu le prix
de sa trahison, un Pharisien était sorti et avait envoyé sept esclaves chercher
du bois pour préparer la croix du Christ, dans le cas où il serait juge, parce
que le lendemain on n'aurait pas eu assez de temps à cause du commencement de la
Pâque. Ils prirent ce bois à un quart de lieue de là, prés d'un grand mur où il
y avait beaucoup d'autre bois appartenant au service du Temple, et le traînèrent
sur une place derrière le tribunal de Caïphe, pour le façonner. La pièce
principale de la croix avait été autrefois un arbre de la vallée de Josaphat,
planté près du torrent de Cédron ; plus tard, étant tombé en travers, on en
avait fait une espèce de pont. Lorsque Néhémie cacha le feu sacré et les saints
vases dans l'étang de Bethsaïde, on le jeta par-dessus avec d'autres pièces de
bois, plus tard, on l'en avait tiré et laissé de côté. La croix fut préparée
d'une façon qui n'était pas ordinaire, soit parce qu'on voulait se moquer de la
royauté de Jésus, soit par un hasard apparent, mais qui était dans les desseins
de Dieu. Elle fut faite de cinq pièces de bois sans compter l'inscription. J'ai
vu bien d'autres choses relatives à la croix, et j'ai su la signification des
différentes circonstances, mais j'ai oublié tout cela.
Judas revint et dit que Jésus n'était plus dans le
Cénacle, mais qu'il devait être certainement sur le mont des Oliviers, au lieu
où il avait coutume de prier. Il demanda qu'on n’envoyât avec lui qu'une petite
troupe, de peur que les disciples qui étaient aux aguets ne s'aperçussent de
quelque chose et n'excitassent une sédition, Trois cents hommes devaient occuper
les portes et les rues d'Ophel, partie de la ville située au sud du Temple, et
la vallée de Millo jusqu'à la maison d'Anne, au haut de Sion, afin d'envoyer des
renforts si cela était nécessaire, car, disait-il, tout le petit peuple d'Ophel
était partisan de Jésus. Le traître leur dit encore qu'ils devient prendre garde
qu'il ne leur échappât, lui qui, par des moyens mystérieux, s'était souvent
dérobé dans la montagne et rendu tout à coup invisible à ceux qui
l’accompagnaient. Il leur conseilla aussi de l'attacher avec une chaîne, et de
se servir de certains moyens magiques pour l'empêcher de la briser. Les Juifs
reçurent tous ces avis avec dédain et lui dirent : “Tu ne nous en imposeras
pas ; si nous le tenons une fois, nous ne le laisserons pas s’échapper”.
Judas prit ses mesures avec ceux qui devaient
l'accompagner : il voulait entrer dans le jardin avant eux, embrasser et saluer
Jésus comme s'il revenait à lui en ami et en disciple après avoir fait ce dont
il était chargé : alors les soldats accourraient et s'empareraient de Jésus. Il
désirait qu'on crût qu'ils étaient venus là par hasard ; à leur vue il se serait
enfui comme les autres disciples et on n'aurait plus entendu parler de lui. Il
pensait aussi qu’il y aurait peut être du tumulte, que les apôtres se
défendraient et que Jésus se déroberait comme il l'avait fait souvent, cette
pensée lui venait par intervalles quand il se sentait blessé par les dédains des
ennemis de Jésus, mais il ne se repentait pas, car il s'était donné tout entier
à Satan. Il ne voulait pas non plus que ceux qui viendraient derrière lui
portassent des liens et des cordes : on eut l’air de lui accorder ce qu'il
désirait, mais on en agit avec lui comme on fait avec un traître auquel on ne se
fie pas, et qu'on repousse quand on s'en est servi. Les soldats avaient ordre de
surveiller Judas de très près, et de ne pas le laisser aller qu'on ne se fût
emparé de Jésus, car il avait reçu sa récompense. On pouvait craindre qu'il ne
s’enfuit avec l'argent, et qu’on ne prit pas Jésus ou qu'on en prit un autre à
sa place, ce qui n'aurait amené, pour tout résultat, que du désordre et des
troubles pendant les fêtes de Pâques. La troupe choisie pour accompagner Judas
était de vingt soldats pris dans la garde du Temple et dans ceux qui étaient aux
ordres d’Anne et de Caïphe. Ils étaient costumés à peu prés comme les soldats
romains, ils portaient des morions et avaient comme eux des courroies pendantes
autour des cuisses : ils s’en distinguaient principalement par la barbe, car les
Romains a Jérusalem n’en portaient que sur les joues et avaient le menton et la
lèvre rasés. Tous les vingt avaient des épées, quelques-uns étaient en outre
armés de piques, ils portaient des bâtons avec des lanternes et des torches,
mais lorsqu'ils partirent, ils n'en allumèrent qu'une seule. On avait d'abord
voulu donner à Judas une escorte plus nombreuse, mais il fit observer qu'elle
serait trop facile à apercevoir, parce que du mont des Oliviers on avait vue sur
la vallée. La plus grande partie resta donc à Ophel, et l'on plaça des postes de
tous côtés pour comprimer tout soulèvement et toute tentative en faveur de
Jésus. Judas partit avec les vingt soldats, mais il fut suivi à quelque distance
par quatre archers, records de la dernière classe, qui portaient des cordes et
des chaînes ; quelques pas derrière ceux-ci venaient ces six agents avec
lesquels Judas s'était mis en rapport depuis quelque temps. C'était un prêtre,
confident d'Anne, un affidé de Caïphe, deux employés pharisiens et deux employés
sadducéens qui étaient aussi Hérodiens. Ces hommes étaient des flatteurs d'Anne
et de Caïphe, ils leur servaient d’espions, et Jésus n'avait pas d'ennemis plus
acharnés.
Les soldats restèrent d'accord avec Judas jusqu'à
l'endroit où le chemin sépare le jardin des Oliviers de celui de Gethsémani ; là
ils ne voulurent pas le laisser aller seul en avant, ils prirent un autre ton
avec lui et le traitèrent durement et insolemment
.
Jésus se trouvant avec les trois apôtres sur le
chemin entre Gethsémani et le jardin des Oliviers, Judas et sa troupe parurent à
vingt pas de là, à l'entrée de ce chemin : il y eut contestation entre eux,
parce que Judas voulait se séparer des soldats et aborder Jésus seul et en ami,
de manière à ne pas paraître d'intelligence avec eux ; mais ceux-ci l'arrêtèrent
et lui dirent : “Non pas ainsi, camarade, tu ne nous échapperas pas que nous
n'ayons le Galiléen”. Et comme ils virent les huit apôtres qui accouraient au
bruit, ils appelèrent à eux les quatre archers qui étaient à quelque distance.
Judas ne voulait pas que ceux-ci intervinssent alors et, à cette occasion, il se
disputa vivement avec eux. Lorsque Jésus et les trois apôtres reconnurent, à la
lueur de la torche, cette troupe de gens armés, Pierre voulut le, repousser par
la force : ”Seigneur, dit-il, les huit sont tout près d'ici, attaquons les
archers”. Mais Jésus lui dit de rester tranquille, et il fit quelques pas en
arrière sur un endroit couvert de gazon, de l'autre côté du chemin. Quatre
disciples étaient sortis du jardin de Gethsémani et demandaient ce qui
arrivait : Judas voulait entrer en conversation avec eux et leur faire des
mensonges, mais les gardés l'en empêchèrent. Ces quatre disciples étaient
Jacques le Mineur, Philippe, Thomas et Nathanaël : ce dernier, un fils du vieux
Siméon et quelques autres, étaient venus vers les huit apôtres à Gethsémani,
soit envoyés pour avoir des nouvelles par les amis de Jésus, soit poussés par
l'inquiétude et la curiosité. Les autres disciples erraient ça et là dans
l'éloignement, se tenant aux aguets et prêts à s'enfuir.
Jésus fit quelques pas pour s'approcher de la
troupe et dit à hauts et intelligible voix : “Qui cherchez-vous ?” Les chefs des
soldats répondirent : “Jésus de Nazareth”. “C'est moi”, réplique Jésus. A peine
avait-il prononcé ces mots qu'ils reculèrent et tombèrent par terre comme
frappés d'apoplexie. Judas qui était à côté d'eux fut encore plus déconcerté
dans ses projets, et comme il semblait vouloir s'approcher de Jésus, le Seigneur
étendit la main et dit : “Mon ami ! qu'es-tu venu faire ici ?” Et Judas balbutia
quelques paroles sur une affaire dont il avait été chargé. Jésus lui répondit en
peu de mots dont le sens était : “il voudrait mieux pour toi n'être jamais né !”
Je ne m'en souviens pas très distinctement. Pendant ce temps, les soldats
s'étaient relevés et s'étaient rapprochés du Seigneur, attendant le signe de
reconnaissance du traître, le baiser qu'il devait donner à Jésus. Pierre et les
autres disciples entourèrent Judas et l'appelèrent voleur et traître ; il
chercha à se débarrasser d'eux en leur faisant des mensonges, mais il ne put y
réussir, parce que les archers cherchaient à le défendre contre les apôtres et
par là même témoignaient contre lui.
Jésus dit encore une fois : “Qui cherchez-vous ?”
Ils répondirent encore : “Jésus de Nazareth”. “C'est moi, dit-il, je vous l'ai
déjà dit, si c'est moi que vous cherchez laissez aller ceux-ci”. A ces paroles,
les soldats tombèrent une seconde fois avec des contorsions semblables à celles
de l'épilepsie, et Judas fut de nouveau entouré par les apôtres qui étaient
exaspérés contre lui. Jésus dit aux soldats : “Levez-vous !” Ils se relevèrent
pleins de terreur ; mais comme les apôtres serraient Judas de près, les gardes
le délivrèrent de leurs mains et le sommèrent avec menaces de leur donner le
signal convenu, car ils avaient ordre de se saisir seulement de celui qu'il
embrasserait. Alors Judas vint à Jésus et lui donna un baiser avec ces paroles :
“Maître, je vous salue”. Jésus dit : “Judas tu trahis le Fils de l'homme par un
baiser”. Alors les soldats entourèrent Jésus, et les archers qui s'étaient
approchés mirent la main sur lui. Judas voulut s'enfuir, mais les apôtres le
retinrent : ils s'élancèrent sur les soldats en criant : “Maître ! devons-nous
frapper avec l'épée ?” Pierre, plus ardent, saisit l'épée, frappa Malchus, valet
du grand prêtre, qui voulait repousser les apôtres, et le blessa à l'oreille :
celui-ci tomba par terre et le tumulte fut alors à son comble.
Cependant Jésus avait été saisi par les archers,
qui voulaient le lier : les soldats l'entouraient d'un peu plus loin, et c'était
parmi eux que Pierre avait frappé Malchus. D'autres soldats étaient occupés à
repousser ceux des disciples qui s'approchaient ou à poursuivre ceux qui
fuyaient. Quatre disciples erraient aux environs et se montraient ça et là dans
l'éloignement, les soldats n'étaient pas remis de la frayeur de leur chute, et
d'ailleurs ils n'osaient guère s'écarter pour ne pas affaiblir la troupe qui
entourait Jésus. Judas qui s'était enfui après avoir donné le baiser du traître
fut arrêté à peu de distance par quelques-uns des disciples qui l'accablèrent
d'injures ; mais les six employés pharisiens qui arrivèrent en ce moment le
délivrèrent encore, et les quatre archers s'occupèrent d'entraîner le Seigneur
qui était entre leurs mains.
Tel était l'état des choses lorsque Pierre renversa
Malchus, et Jésus lui avait dit aussitôt : “Pierre, remets ton épée dans le
fourreau, car celui qui tire l'épée périra par l'épée, crois-tu que Je ne puisse
pas prier mon père de m'envoyer plus de douze légions d'anges ? Ne dois-je pas
vider le calice que mon père m'a donne à boire ? Comment l'Écriture
s'accomplirait-elle, si ces choses ne se faisaient pas”. Il dit encore :
“Laisse-moi guérir cet homme !. Puis il s'approcha de Malchus, toucha son
oreille, pria, et la guérit. Les soldats étaient autour de lui, ainsi que les
archers et les six Pharisiens, et ceux-ci l'insultaient, disant à la troupe :
“C'est un suppôt du diable, l'oreille a paru blessée par suite de ses
enchantements, et c'est par ces mêmes enchantements qu'elle est guérie”.
Alors Jésus leur dit : “Vous êtes venus me prendre
comme un assassin avec des pieux et des bâtons : j'ai enseigné tous les jours,
parmi vous, dans le Temple, et vous n'avez pas mis la main sur moi : mais votre
heure, l'heure de la puissance des ténèbres est venue”. Ils ordonnèrent de
l'attacher et ils l'insultèrent, disant : “Tu n'as pas pu nous renverser avec
tes sortilèges”. Les recors lui dirent de leur côté : “Nous saurons bien mettre
fin à tes pratiques”. Jésus fit une réponse dont je ne souviens pas bien, et les
disciples s'enfuirent dans toutes les directions. Les quatre archers et les six
Pharisiens n'étaient pas tombés. et, par conséquent, ne s'étaient pas relevés.
C'était, ainsi qu'il me fut révélé, parce qu'ils étaient entièrement dans les
liens de Satan aussi bien que Judas qui ne tomba pas. quoiqu'il tôt à côté des
soldats. Tous ceux qui tombèrent et se relevèrent se convertirent depuis et
devinrent chrétiens ; ç'avait été la figure de leur conversion. Ces soldats
avaient seulement entouré Jésus. mais ils n'avaient pas mis la main sur lui :
Malchus se convertit aussitôt après sa guérison, si bien qu'il ne continua son
service que pour maintenir l'ordre, et que, pendant les heures qui suivirent, il
servit souvent de messager à Marie et aux autres amis du Sauveur pour leur
rapporter ce qui se passait.
Pendant que les Pharisiens prodiguaient à Jésus les
insultes et les railleries. Les archers le garrottèrent avec une grande dureté
et une brutalité de bourreaux. ces hommes étaient des païens de la plus basse
extraction. Ils avaient le cou, les bras et les jambes nus ; ils portaient une
bande d'étoffe autour des reins et des jaquettes sans manches ; ils étaient
petits, robustes, très agiles ; leur teint était d'un brun rougeâtre, et il
ressemblaient a des esclaves égyptiens.
Ils garrottèrent les mains de Jésus devant sa
poitrine, et cela de la manière la plus cruelle, car ils lui attachèrent le
poignet droit au-dessous du coude du bras gauche et le poignet gauche au-dessous
du coude du bras droit avec des cordes neuves, très dures et très serrées. Ils
lui mirent autour du corps une espèce de large ceinture où étaient des pointes
de fer et y assujettirent ses mains avec des liens d'osier. Ils lui passèrent
autour du cou une sorte de collier où étaient encore des piquants ou d'autres
corps propres à blesser, et d'où partaient deux courroies se croisant sur sa
poitrine comme une étole et fortement attachées à la ceinture. A cette ceinture
aboutissaient quatre longues cordes au moyen desquelles ils tiraient ça et là le
Seigneur selon leurs caprices inhumains. Toutes ces cordes étaient neuves et
paraissaient avoir été préparées tout exprès, depuis qu'on avait formé le projet
de d'emparer de Jésus.
On se mit en marche après avoir allumé un plus
grand nombre de torches. Dix hommes de la garde marchaient en avant, puis
venaient les archers, qui traînaient Jésus avec leurs cordes, puis les
Pharisiens qui l'accablaient d'injures, les dix autres soldats fermaient la
marche. Les disciples erraient à quelque distance, poussant des sanglots et
comme hors d'eux-mêmes ; Jean suivait d'un peu plus prés les soldats qui étaient
en arrière, et les Pharisiens leur ordonnèrent d'arrêter cet homme. Quelques-uns
se retournèrent en effet et coururent sur lui, mais il s'enfuit, laissant entre
leurs mains son suaire par lequel ils l'avaient saisi. Il avait quitté son
manteau et ne portait qu'un vêtement de dessous court et. sans manches afin de
pouvoir s'échapper plus facilement. Il avait roulé autour de son cou, de sa tête
et de ses bras, cette longue bande d'étoffe que les Juifs portent ordinairement.
Les archers tiraient et maltraitaient Jésus de la Manière la plus cruelle : ils
inventaient mille manières de le tourmenter, ce qu'ils faisaient surtout pour
flatter bassement les six Pharisiens qui étaient pleins de haine et de rage
contre le Sauveur. Ils le menaient par les chemins les plus rudes, sur les
pierres, dans la boue, en cherchant pour eux-mêmes des sentiers commodes, et
tendaient les cordes de toutes leurs forces ; ils tenaient d'autres cordes à
nœuds avec lesquelles ils le frappaient, comme un boucher frappe les bestiaux
qu'il mène à la boucherie, et ils accompagnaient toutes ces cruautés d'insultes
tellement ignobles que la décence ne permettrait pas de répéter leurs discours.
Jésus était pieds nus ; il avait, outre le vêtement qui couvrait la peau, une
tunique de laine sans couture et un autre vêtement par-dessus. Les disciples,
comme, du reste, les Juifs en général, portaient immédiatement sur la peau un
scapulaire composé de deux pièces d'étoffes qui se réunissaient sur les épaules,
avec des ouvertures sur les côtés. Le bas du corps était recouvert d'une
ceinture d'où pendaient quatre morceaux d'étoffe qui enveloppaient les reins et
formaient une espèce de caleçon. Je dois ajouter que, lors de l'arrestation du
Sauveur, je ne vis pas qu'on lui présentât aucun ordre, aucune écriture : on le
traita comme s'il eût été hors la loi.
Le cortège marchait assez vite. Lorsqu'il eut
quitté le chemin qui est entre le Jardin des Oliviers et celui de Gethsémani, il
tourna a droite et arriva bientôt à un pont jeté sur le torrent de Cédron.
Jésus, allant au jardin des Olivier, avec les apôtres, n'avait point passé sur
ce pont ; il avait pris un chemin détourné par la vallée de Josaphat qui l'avait
conduit à un autre pont placé plus au sud. Celui où on le traînait actuellement
était très long, parce qu'il s'étendait plus loin que le lit du Cédron,
par-dessus quelques inégalités du terrain. Avant qu'on n'y arrivât, je vis deux
fois Jésus renversé à terre par les violentes secousses que lui donnaient les
archers. Mais lorsqu'ils furent arrivés sur le milieu du pont, ils ne mirent pas
de bornes à leurs cruautés : ils poussèrent brutalement Jésus enchaîné et le
jetèrent de toute sa hauteur dans le torrent, lui disant de s'y désaltérer. Sans
une assistance divine cela eut suffi pour le tuer. Il tomba sur les genoux, puis
sur son visage, qui eut été grièvement blessé contre des rochers à peine
couverts d'un peu d'eau, sil ne l'avait pas garanti avec ses mains liées
ensemble. Elles s'étaient détachées de la ceinture, soit par une assistance d'en
haut, soit parce que les archers les avaient déliées. Ses genoux, ses pieds, ses
coudes et ses doigts s'imprimèrent miraculeusement sur le rocher où il tomba, et
cette empreinte fut plus tard l'objet d'un culte. On ne croit plus à ces sortes
de choses : mais j'ai vu souvent dans des visions historiques des empreintes de
ce genre laissées dans la pierre par les pieds, les genoux et les mains des
patriarches, des prophètes, de Jésus, de la sainte Vierge et de divers saints.
Les rochers étaient moins durs et plus croyants que le cœur des hommes, et
rendaient témoignage, dans ces terribles moments, de l'impression que la vérité
faisait sur eux.
Je n'avais pas vu Jésus se désaltérer, malgré la
terrible soif que suivit son agonie au jardin des Oliviers ; je le vis boire de
l'eau du Cédron lorsqu'on l'y eut poussé, et j'appris que c'était
l'accomplissement d'un passage prophétique des Psaumes, où il est dit qu'il
boira dans le chemin l'eau du torrent (Ps. 109). Les archers tenaient toujours
Jésus attaché au bout de leurs longues cordes. Mais ne pouvant lui faire
traverser le torrent, à cause d'un ouvrage en maçonnerie qui était de l'autre
côté, ils revinrent sur leurs pas, le traînant avec leurs cordes à travers le
Cédron, puis., ils descendirent et le firent remonter sur le bord. Alors ces
misérables le poussèrent sur le pont, l'accablant d'injures, de malédictions et
de coups. Son long vêtement de laine, tout imbibé d'eau se collait sur ses
membres. Il pouvait à peine marcher, et de l'autre coté du pont, il tomba encore
par terre. Ils le relevèrent violemment, le frappant avec leurs cordes, et
rattachèrent à sa ceinture les bords de sa robe humide, au milieu des insultes
les plus ignobles ; faisant allusion, par exemple, à la manière dont on relève
ses habits pour manger l'agneau pascal. Il n'était pas encore minuit lorsque je
vis Jésus de l'autre côté du Cédron, traîné inhumainement par les quatre archers
sur un étroit sentier, parmi les pierres, les fragments de rochers, les chardons
et les épines. Les six méchants Pharisiens se tenaient aussi près de lui que le
chemin le permettait, et, avec des bâtons de formes différentes, ils le
poussaient, le piquaient ou le frappaient quand les pieds nus et saignants de
Jésus étaient déchirés par les pierres et les épines, ils l'insultaient avec une
réelle ironie. Á son précurseur, Jean-Baptiste, disaient-ils ne lui a pas
préparé ici un bon chemin” ; ou bien : “Le mot de Malachie : J'envoie devant toi
mon ange pour te préparer le chemin, ne s'applique pas ici”, ou bien encore :
“Pourquoi ne ressuscite-t-il pas Jean d'entre les morts pour lui préparer la
voie”. Et chaque moquerie de ces hommes, accompagnée d'un rire insolent, était
comme un aiguillon pour les archers, qui redoublaient leurs mauvais traitements
envers le pauvre Jésus.
Bientôt cependant ils remarquèrent que plusieurs
personnes se montraient Si et là dans l'éloignement ; car, le bruit s'était
répandu que Jésus était arrêté, plusieurs disciples arrivaient de Bethphagé et
d'autres endroits où ils s'étaient cachés, voulant savoir ce qui allait advenir
de leur Maître. Les ennemis de Jésus, craignant quelque attaque, donnèrent avec
leurs cris, dans la direction d'Ophel, le signal de leur envoyer du renfort. Ils
étaient encore à quelques minutes d'une porte située au midi du Temple, et qui
conduit, à travers un petit faubourg nommé Ophel, sur la montagne de Sion où
demeuraient Anne et Caïphe. Je vis sortir de cette porte une troupe de cinquante
soldats. Ils étaient divisés en trois groupes, le premier de dix, le dernier de
quinze, car je les ai bien comptés ; celui du milieu était donc de vingt-cinq
hommes. Ils avaient plusieurs torches avec eux ; ils étaient insolents,
bruyants, et poussaient des cris pour annoncer leur approche et féliciter ceux
qui arrivaient de leur victoire. Lorsque le premier groupe se fut joint à
l'escorte de Jésus, je vis Malchus et quelques autres profiter du désordre
excité par cette réunion pour quitter l'arrière-garde et s'enfuir vers le mont
des Oliviers.
Quand cette nouvelle troupe sortit d'Ophel, je vis
les disciples qui s'étaient montrés à quelque distance se disperser. La sainte
Vierge et neuf des saintes femmes avaient été poussées de nouveau par leur
inquiétude dans la vallée de Josaphat. C'étaient Marthe, Madeleine, .Marie de
Cléophas, Marie Salomé. Marie, mère de Marc, Suzanne, Jeanne Chusa, Véronique et
Salomé. Elles se trouvaient plus au midi que Gethsémani, en face de cet endroit
de la montagne des Oliviers où est une autre grotte dans laquelle Jésus allait
quelquefois prier. Lazare, Jean-Marc, le fils de Véronique et celui de Siméon
étaient avec elles. Le dernier s'était trouvé à Gethsémani avec Nathanaël et les
huit apôtres, et il s'était enfui à travers les soldats. Ils apportaient des
nouvelles aux saintes femmes. Dans le même moment, on entendait les cris et on
voyait les torches des deux troupes qui se réunissaient. La sainte Vierge perdit
connaissance et tomba dans les bras de ses compagnes. Celles-ci se retirèrent
avec elle pour la ramener dans la maison de Marie, mère de Marc.
Les cinquante soldats étaient détachés d'une troupe
de trois cents hommes qui avaient occupé à l'improviste les portes et les rues
d'Ophel ; car le traître Judas avait fait observer aux princes des prêtres que
les habitants d'Ophel pauvres journaliers pour la plupart, porteurs d'eau et de
bois pour le Temple, étaient les partisans les plus déterminés de Jésus, et
qu'on pouvait craindre qu'ils ne tentassent de le délivrer. Le traître savait
bien que Jésus avait consolé, enseigné, secouru ou guéri un grand nombre de ces
pauvres ouvriers. C'était aussi à Ophel que le Seigneur s'était arrêté lors de
son voyage de Béthanie à Hébron après le meurtre de Jean-Baptiste, et qu'il
avait guéri beaucoup de. maçons blessés par la chute du grand bâtiment et de la
tour de Siloé : la plupart de ces pauvres gens, après la Pentecôte se réunirent
à la première communauté chrétienne. Lorsque les chrétiens se séparèrent des
Juifs, et qu'on établit des demeures pour la communauté, des tentes et des
cabanes furent tendues depuis ici jusqu'au mont des Oliviers, à travers la
vallée. C'était aussi là qu'alors s'était établi saint Étienne. Ophel couvre une
colline entourée de murs et située au midi du Temple. Ce bourg ne me semble
guère plus petit que Dulmen
.
Les bons habitants d'Ophel furent réveillés par les
cris des soldats. Ils sortirent de leurs maisons et coururent dans les rues et
aux portes pour savoir ce qui arrivait. Mais les soldats les repoussèrent
brutalement dans leurs demeures. “Jésus, le malfaiteur, votre faux prophète,
leur disaient-ils, va être amené prisonnier. Le grand prêtre ne peut plus le
laisser continuer le métier qu'il fait : il sera mis en croix”. A cette
nouvelle, on n'entendit que gémissements et sanglots. Ces pauvres gens, hommes
et femmes, couraient çà et là en pleurant, ou se jetaient à genoux, les lu as
étendus, et criaient vers le ciel en rappelant les bienfaits de Jésus. Mais les
soldats les poussaient, las frappaient. les faisaient rentrer de force dans
leurs maisons, et se répandaient en injures contre Jésus, disant : “Voici bien
la preuve que c'est un agitateur du peuple”. Ils ne voulaient pourtant pas
exercer de trop grandes violences contre les habitants d'Ophel, de peur de les
pousser à une résistance ouverte, et ils cherchaient seulement à les écarter du
chemin que Jésus devait parcourir.
Pendant ce temps, la troupe inhumaine qui amenait
le Sauveur s'approchait de la porte d'Ophel. Jésus était de nouveau tombé par
terre, et il ne paraissait pas pouvoir aller plus loin. Alors un soldat
compatissant profita de cette occasion pour dire aux autres : “Vous voyez que ce
malheureux homme ne peut plus marcher. Si nous devons l'amener vivant aux
princes des Prêtres, desserrez un peu les cordes qui lui lient les mains afin
qu'il puisse s'appuyer quand il tombera”. La troupe s'étant arrêtée un instant
et les archers ayant relâché ses liens, un autre soldat miséricordieux lui
apporta de l'eau d'une fontaine située dans le voisinage
.
Il puisa cette eau dans un cornet d'écorce roulée, tel que les soldats et les
voyageurs en portent sur eux dans ce pays. Jésus lui adressa quelques paroles de
remerciement, et cita, à cette occasion, un passage des prophètes où il est
question de sources d'eau vive, ce qui lui attira beaucoup d'injures et de
moqueries de la part des Pharisiens. Ils l'accusaient de forfanterie et de
blasphème, lui disant de laisser là ces vains discours et qu'il ne donnerait
plus à boire, même à un animal, bien loin de désaltérer les hommes. Je vis ces
deux hommes, celui qui avait lait relâcher les liens de Jésus et celui qui lui
avait donné à boire, favorisés d'une illumination intérieure de la grâce. Ils se
convertirent avant la mort de Jésus, et se réunirent ensuite à ses disciples.
J'ai su leurs noms actuels, ceux qu'ils portèrent plus tard comme disciples et
toutes les circonstances de leur conversion ; mais on ne peut pas retenir tout
cela, il y a trop de choses.
Le cortège se remit en marche au milieu des mauvais
traitements prodigués à Jésus, et arriva à la porte d'Ophel, où il fut accueilli
par les cris douloureux des habitants, que la reconnaissance attachait à Jésus.
Les soldats avaient beau. coup de peine à retenir les hommes et les femme ; qui
se pressaient de tous les côtés. Ils joignaient les mains, se jetaient à genoux,
et criaient : “Délivrez-nous cet homme ! délivrez-nous cet homme ! Qui nous
aidera, qui nous consolera et nous guérira ? Rendez-nous cet homme !” C'était un
spectacle déchirant de voir Jésus pâle. défait, meurtri, avec sa chevelure en
désordre, sa robe humide et souillée, traîné avec des cordes et poussé avec des
bâtons comme un pauvre animal qu'on mène au sacrificateur, conduit par
d'ignobles archers demi nus et des soldats grossiers et insolents, à travers la
foule affligée des habitants d'Ophel qui tendaient vers lui des mains qu'il
avait guéries de la paralysie, faisaient entendre en suppliant ses bourreaux la
voix qu'il leur avait rendue, le suivaient de leurs yeux pleins de larmes qui
lui devaient la lumière.
Déjà, dans la vallée du Cédron, beaucoup de gens de
la dernière classe du peuple, et poussés par les ennemis de Jésus, s'étaient
joints à l'escorte, maudissant et injuriant le Seigneur. Ils concouraient
actuellement à repousser et à insulter les bons habitants d'Ophel. Ophel est
bâti sur une colline ; sur le point le plus élevé est une place, où je vis
beaucoup de bois de construction entassé. Le cortège alla ensuite en descendant,
et passa par une porte pratiquée dans une muraille. Quand il eut traversé Ophel,
on empêcha le peuple de le suivre. Ils descendirent encore un peu, laissant à
droite un grand édifice, reste des ouvrages de Salomon, si je ne me trompe, et à
gauche l'étang de Bethsaïde ; puis ils allèrent encore au couchant, suivant une
rue en pente appelée Millo. Alors ils tournèrent un peu au midi en montant vers
Sion par de grands escaliers, et ils arrivèrent à la maison d'Anne. Sur toute
cette route, on ne cessa de maltraiter Notre Seigneur ; la canaille qui venait
de la ville et qui grossissait sans cesse était pour les bourreaux de Jésus
l'occasion d'un redoublement d'insultes. Depuis le mont des Oliviers jusqu'à la
maison d'Anne, Jésus tomba sept fois.
Les habitants d'Ophel étaient encore remplis
d'effroi et d'affliction lorsqu'un nouvel incident vint exciter leur pitié. La
Mère de Jésus fut ramenée par les saintes femmes, à travers Ophel, vers la
maison de Marie, mère de Marc, qui était au pied de la montagne de Sion.
Lorsqu'ils la reconnurent, ils donnèrent de nouvelles marques de douleur et de
compassion, et ils se pressèrent tellement autour de Marie, qu'elle était
presque portée par la foule. Marie était muette de douleur. Arrivée chez Marie,
mère de Marc, elle ne parla qu'à l'arrivée de Jean, qui lui raconta tout ce
qu'il avait vu depuis la sortie du Cénacle. Plus tard on conduisit la sainte
Vierge dans la maison de Marthe, qui était dans la partie occidentale de la
ville, près du château de Lazare. On lui fit faire plusieurs détours, en évitant
les chemins par lesquels Jésus avait été conduit, pour ne pas trop augmenter son
chagrin. Pierre et Jean, qui avaient suivi Jésus de loin, coururent chez
quelques serviteurs des princes et prêtres que Jean connaissait, afin de pouvoir
entrer dans les salles du tribunal où Leur maître était conduit. Ces hommes de
la connaissance de Jean étaient des espèces de messagers de chancellerie,
lesquels devaient actuellement courir toute la ville pour réveiller les anciens
du peuple et plusieurs autres personnes convoquées pour le jugement ils
désiraient rendre service aux deux apôtres, mais ils ne trouvèrent pas d'autre
moyen que de revêtir Pierre et Jean d'un manteau semblable aux leurs, et de se
faire aider par eux à porter des convocations, afin qu'ils pussent ensuite
rentrer, si la faveur de leur costume, dans le tribunal de Caïphe, où se
trouvaient rassemblés des soldats et des faux témoins, et d'ou on faisait sortir
toute autre personne.
Nicomède, Joseph d'Arimathie, et d'autres gens bien
intentionnés étant membres du conseil, les apôtres se chargèrent de les avertir,
et ils firent venir ainsi quelques amis de leur maître que peut-être les
Pharisiens auraient volontairement oubliés de convoquer, pendant ce temps-là,
Judas errait comme un criminel fou de désespoir que le démon obsède au pied des
escarpements qui terminent Jérusalem au midi parmi les décombres et les
immondices entassés en ce lieu.
Anne et Caïphe avaient été avertis immédiatement de
l'arrestation de Jésus, et tout était en mouvement autour d'eux. Les salles
étaient éclairées et les avenues gardées ; les messagers couraient la ville pour
convoquer les membres du conseil, les scribes et tous ceux qui devaient prendre
part du jugement. Plusieurs étaient restés on permanence chez Caïphe, depuis la
trahison de Judas, pour attendre l'événement. Les anciens de trois classes de la
bourgeoisie furent aussi rassembles. Comme les Pharisiens, les Sadducéens et les
Hérodiens de toutes les parties du pays étaient venus. Jérusalem pour la tête,
et que l'entreprise tentée contre Jésus avait été concertée de longue main entre
eux et le grand conseil, ceux qui avaient la plus de haine contre le Sauveur
furent convoqués, avec l'ordre de rassembler et d'apporter, au moment du
témoignage, tout ce qu'ils pourraient trouver de preuves et de témoignages
contre Jésus. Tous les Pharisiens, les Sadducéens, et beaucoup d'autres hommes
méchants et orgueilleux de Nazareth, de Capharnaüm, de Thirza, de Gabara, de
Jotapat, de Siloh et d'ailleurs, auxquels Jésus avait dit si souvent la vérité,
les couvrant de confusion en face du peuple, se trouvaient rassemblés à
Jérusalem. Ils étaient pleins de haine et de rage, et chacun d'eux cherchait,
parmi les gens de son pays que la fête avait attirés, quelques misérables qui
voulussent à prix d'argent se porter accusateurs de Jésus. Mais tous, outre
quelques mensonges palpables, se bornaient à répéter ces griefs rebattus à
l'occasion desquels Jésus les avait si souvent réduits au silence dans leurs
synagogues.
Toute la masse des ennemis de Jésus se rendait donc
au tribunal de Caïphe, guidés par les orgueilleux Pharisiens, les Scribes et
leurs affidés de Jérusalem, parmi lesquels se trouvaient bien des marchands
chassés du Temple par le Sauveur, bien des docteurs vaniteux auxquels il avait
fermé la bouche devant le peuple, peut-être même quelques-uns qui ne pouvaient
lui pardonner de les avoir convaincus d'erreur et couverts de contusion,
lorsqu'à l'âge de douze ans il avait fait sa première instruction au Temple.
Parmi cette foule d'ennemis sa trouvaient encore des pécheurs impénitents qu'il
n'avait pas voulu guérir ; des pécheurs retombés qui étaient redevenus malades ;
des jeunes gens vaniteux dont il n'avait pas voulu pour disciples ; des
chercheurs de successions, furieux de ce qu'il avait fait donner aux pauvres des
biens sur lesquels ils comptaient ou de ce qu'il avait guéri ceux dont ils
voulaient hériter ; des débauchés dont il avait converti les camarades ; des
adultères dont il avait ramené les complices à la vertu ; beaucoup de gens
flatteurs de tous ceux-là, beaucoup d'autres instruments de Satan tout pleins de
rage intérieure contré toute sainteté et par conséquent contre la Saint des
saints Cette lie du peuple juif, dont une si grande partie se trouvait
rassemblée pour la fête de Pâques, s'était mise en mouvement, excitée par
quelques-uns des principaux ennemis de Jésus, et elle refluait de tous côtés
vers le palais de Caïphe, pour accuser faussement de tous les crimes le
véritable Agneau sans tache qui porte les péchés du monde, et le souiller de
leurs œuvres, qu'il a en effet prises sur lui portées et expiées.
Pendant que cette foule impure s'agitait, beaucoup
de gens pieux et d'amis de Jésus, tristes et troublés, car ils ne savaient pas
quel mystère allait s'accomplir, erraient çà et là, écoutaient, gémissaient.
s'ils parlaient, on les chassait : s'ils se taisaient, on les regardait de
travers. D'autres personnes bien intentionnées, mais faibles et indécises, se
scandalisaient, tombaient en tentation et chancelaient dans leur conviction. Le
nombre de ceux qui persévéraient était petit. Il arrivait alors ce qui arrive
aujourd'hui, où l'on veut bien être bon chrétien quand cela ne déplaît pas aux
hommes mais où l'on rougit de la croix quand le monde la voit de mauvais œil.
Néanmoins il y en eut plusieurs qui, dès le commencement de cette procédure
inique, injustifiable, et que les vils outrages dont elle était accompagnée
rendaient révoltante, eurent le cœur touché de la patience résignée du Sauveur
et se retirèrent silencieux et tristes.
La grande et populeuse ville et les tentes des
étrangers venus pour la Pâque étaient plongées dans le repos et le sommeil,
succédant à beaucoup de prières et de cérémonies publiques et privées par
lesquelles on s'était préparé à la fête, lorsque la nouvelle de l'arrestation de
Jésus réveilla tous ses ennemis et ses amis ; et sur tous les points de. la
ville on vit se mettre en mouvement les personnes convoquées par les messagers
des Princes des prêtres. Ils allaient et clair de lune ou à la lueur de leurs
torches, le long des rues, sombres et désertes à cette heure, car la plupart des
maisons avaient leurs fenêtres et leurs sorties sur des cours intérieures. Tous
montent vers Sion d'où leur arrive un bruit tumultueux et où ils voient briller
la lueur des torches. On entend ça et là frapper aux portes pour éveiller ceux
qui dorment ; le bruit et le tumulte renaissent en divers endroits ; on ouvre à
ceux qui frappent, on les interrogea, on se rend à la convocation. Des curieux
et des serviteurs vont voir ce qui se passe pour raconter à ceux qui restent ;
on entend verrouiller et barricader plusieurs portes, car quelques personnes
s'inquiètent et craignent une émeute. Parfois des gens se montrent aux portes et
demandent des nouvelles à des passants de leur connaissance, ou ceux-ci
échangent rapidement quelques paroles avec eux. On entend mille propos dictés
par une joie maligne, ainsi qu'il arrive aussi de nos jours dans de semblables
occasions. Ainsi l'on entend dire, par exemple : “Lazare et ses sœurs vont voir
à qui ils se sont livrés ; Jeanne, femme de Chusa, Suzanne et Salomé se
repentiront trop tard de leur imprudence ; Séraphia, la femme de Sirach, sera
obligée de s'humilier devant son mari qui lui a si souvent reproché sa
partialité pour le Galiléen. Tous les partisans de cet agitateur, de ce
fanatique, semblaient prendre en pitié ceux qui pensaient autrement qu'eux, et
maintenant plus d'un ne saura où se cacher. Il n'y a plus là personne pour jeter
sous les pieds de sa monture des vêtements et des branches de palmier. Ces
hypocrites, qui veulent toujours être meilleurs que les autres, vont avoir ce
qu'ils méritent, car ils sont tous impliqués dans les affaires de ce Galiléen.
La chose est plus grave qu'on ne le croyait. Je voudrais savoir comment Nicodème
et Joseph d'Arimathie s'en tireront : il y a longtemps qu'on se méfie d'eux. Ils
sont d'accord avec Lazare ; mais ils sont adroits. Tout va s'éclaircir
maintenant, etc., etc.”.
C'est ainsi qu'on entend parler beaucoup de gens
qui sont irrités contre quelques familles dévouées à Jésus, et surtout contre
les saintes femmes qui se sont attachées à Jésus et qui lui ont publiquement
rendu témoignage. En d'autres lieux, la nouvelle est reçue d'une manière plus
convenable : quelques-uns sont terrifiés, d'autres gémissent secrètement, ou
cherchent quelque ami dont les sentiments soient conformes aux leurs pour
s'épancher avec lui. Il en est peu qui osent exprimer hautement l'intérêt qu'ils
prennent à Jésus.
Tout n'est pourtant pas réveillé dans la ville,
mais on l'est seulement là où les messagers portent les invitations du grand-prêtre, où les Pharisiens vont chercher leurs faux moins et où les rues
aboutissent au chemin qui conduit vers Sion. Il semble qu'on voie en différents
points de Jérusalem jaillir des étincelles de haine et de fureur qui, parcourant
les rues, en rencontrent d'autres auxquelles elles se joignent, et croissant et
grossissant toujours, montent vers Sion, et vont aboutir au tribunal de Caïphe
comme un sombre fleuve de feu. Les soldats romains ne prennent aucune part à ce
qui se fait. Mais leurs postes sont renforcés et leurs cohortes rassemblées ;
ils observent avec soin tout ce qui se passe. Ils sont toujours ainsi en
observation au temps des fêtes de Pâques, à cause de la grande affluence
d'étrangers. Les Juifs évitent les environs de leurs corps de garde, parce que
les Pharisiens souffrent d'être obliges de répondre à leur appel. Les Princes
des prêtres n'ont pas manqué de faire savoir à Pilate pourquoi ils ont occupé
avec des soldats Ophel et une partie de Sion. Mais il y a entre eux défiance
réciproque. Pilate ne dort pas, il reçoit des rapports et donne des ordres. Sa
femme est couchée ; son sommeil est profond, mais elle soupire et pleure comme
si elle avait des songes pénibles. Elle dort, et cependant elle apprend bien des
choses, plus de choses que son mari.
En aucun lieu de la ville on ne prend une part plus
touchante aux maux de Jésus qu'à Ophel, parmi les pauvres serviteurs du temple
et les journaliers qui habitent cette colline. Ils ont été réveillés subitement,
au sein d'une nuit tranquille, pour voir, comme dans une horrible vision
nocturne, leur maître, Leur bienfaiteur, celui qui les a guéris et consolés,
accablé d'injures et de mauvais traitements. Puis ils ont vu passer au milieu
d'eux la douloureuse Mère de Jésus, et leur affliction a redoublé à son aspect.
Ah ! c'est un spectacle déchirant de voir, dans leur douleur poignante, la mère
et les amies de Jésus, obligées de courir les rues tremblantes et inquiètes, à
cette heure de minuit, si indue pour de si saintes femmes, afin d'aller d'une
maison d'ami à une autre. Tantôt elles sont obligées de se cacher à l'approche
d'une troupe grossière et insolente, tantôt on les injurie comme des femmes de
mauvaise vie ; souvent elles entendent des discours pleins d'une joie cruelle
qui leur déchirent le cœur, plus rarement une parole de compassion sur Jésus.
Enfin, arrivées à leur asile, eues tombent accablées, pleurant et joignant les
mains, elles se soutiennent et s'embrassent, ou s'affaissent sur leurs genoux,
la tête cachée sous un long voile. On frappe doucement et timidement : ce n'est
pas un ennemi qui frappe ainsi ; elles ouvrent en tremblant : c'est un ami ou le
serviteur d'un ami de leur maître. Elles se pressent autour de lui, en le
questionnant, et ses réponses sont de nouvelles douleurs. Elles ne peuvent
rester en repos, se hasardent de nouveau dans les rues, et reviennent toujours
avec un redoublement de tristesse.
La plupart des apôtres et des disciples errent
effrayés dans les vallées qui entourent Jérusalem, et se cachent dans les
cavernes du mont des Oliviers. Ils tremblent quand ils se rencontrent, se
demandent des nouvelles à voix basse, et le moindre bruit interrompt leurs
timides communications. Ils changent sans cesse de place, et cherchent à se
rapprocher de la ville. Quelques-uns se glissent dans les campements des
étrangers où ils ont reconnu des gens de leur pays venus pour la fête, et ils y
cherchent des nouvelles ou envoient à la ville des messagers qui puissent en
rapporter. Plusieurs montent sur le mont des Oliviers ; ils regardent avec
inquiétude les torches qui se remuent à Sion, écoutent les bruits lointains, se
livrent à mille conjectures différentes, puis redescendent dans la vallée, dans
l'espoir d'y trouver des nouvelles positives.
Le bruit augmente de plus en plus autour du
tribunal de Caïphe. Cette partie de la ville brille de l'éclat des torches et
des falots. Autour de Jérusalem, on entend crier les animaux que tant
d'étrangers ont amenés pour les sacrifier. Il y a quelque chose de
singulièrement touchant dans le bêlement des innombrables agneaux qui doivent
être immolés dans le Temple le lendemain. Un seul est sacrifié parce qu'il l'a
voulu, et il n'ouvre pas la bouche ; semblable à la brebis qu'on mène à la
boucherie, à l'agneau qui se tait devant le tondeur : celui-là, c'est l'agneau
de Dieu, pur et sans tache, c'est Jésus-Christ.
Sur toutes ces scènes s'étend un ciel sinistre où
se montrent des signes extraordinaires ; la lune y monte menaçante et troublée
de taches étranges, car c'est en ce moment que Jésus mourra. Pendant ce temps,
au midi de la ville, Judas Iscariote, le traître, aiguillonné par le diable,
erre dans la sauvage vallée d'Hinnom : le remords le pousse par des sentiers
impraticables à des endroits maudits, marécageux, pleins de fange et
l'immondices. Seul, sans compagnons, il fuit devant son ombre. Des milliers de
mauvais esprits sont répandus partout, troublant la raison des hommes et les
poussant au mal. L'enfer est déchaîné : il excite partout au péché ; le fardeau
de l'Agneau s'accroît : Satan, redouble de rage et sème partout le désordre et
la contusion. L'Agneau prend sur lui tout ce fardeau, mais Satan veut le péché,
et, si ce juste ne pèche point, si la tentation est impuissante à le faire
tomber, il faut au moins que ses ennemis meurent dans leur péché. Les Anges sont
entre la douleur et la joie, ils voudraient prier devant le trône de Dieu, et
pouvoir porter secours à Jésus ; mais ils ne peuvent qu'adorer dans leur
étonnement le miracle de la justice et de la miséricorde divine, qui était dans
le ciel de toute éternité et qui commence à s'accomplir dans le temps ; car les
Anges aussi croient en Dieu le Père tout-puissant créateur du ciel et de la
terre ; et en Jésus-Christ, son Fus unique Notre Seigneur, qui a été conçu du
Saint Esprit, est né de la Vierge Marie, qui commence cette nuit à souffrir sous
Ponce Pilate, qui demain sera crucifié, mourra et sera enseveli : qui descendra
aux enfers et ressuscitera le troisième jour : qui montera au ciel où il est
assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant ; d'où il viendra juger les
vivants et les morts : eux aussi croient au Saint Esprit, à la sainte Église
catholique, à la communion des Saints, à la rémission des péchés, à la
résurrection de la chair et à la vie éternelle. Ainsi soit-il.
Tout cela n'est qu'une faible partie des
impressions qui nécessairement remplissaient d'angoisses, de repentir de
consolation et de compassion, jusqu'au point de le briser, un pauvre cœur tout
souillé de péchés, quand la contemplation, comme pour implorer du secours, se
détournait des souffrances du Sauveur, cruellement traîné par ses bourreaux, et
s'élevait au-dessus de Jérusalem à cette heure de minuit, la plus solennelle des
siècles, où la justice infinie et l'infinie miséricorde de Dieu, se rencontrant,
s'embrassant et se pénétrant, commencèrent la plus sainte œuvre de la charité
envers Dieu et les hommes, pour châtier sur l'Homme-Dieu et expier par l'Homme-Dieu
les péchés de l'humanité.
Tel était l'état des choses lorsque notre cher
Sauveur fut conduit devant Anne.
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