Quarante jours, ce n’est pas long…
Nous
sommes entrés dans la période du Carême qui nous prépare à
la grande fête de Pâques.
Tous ne
savent pas que le mot Carême vient
du latin Quadragesimus, au
féminin
Quadragesima (Quarantième),
parce que le premier jour de cette période est le quarantième
jour
avant Pâques. Le Carême
symbolise les quarante années pendant lesquelles le peuple
d’Israël traversa le désert avant de pénétrer dans la Terre
Promise, et aussi les quarante jours de jeûne que vécut
Notre-Seigneur au début de sa vie publique, et dont il sera
question dans l’évangile.
Des
quarante-deux jours que comprennent les six semaines du
Carême, les six dimanches doivent rester «festifs», car le
Jour du Seigneur ne doit pas être un jour de tristesse ou de
pénitence. Les trente-six jours restants ont donc été
complété par quatre jours, ce qui fait que le Carême
commence dès le mercredi précédent, le Mercredi des Cendres.
Le Mercredi des Cendres et le Vendredi
Saint sont des jours de jeûne
et abstinence, c’est-à-dire
qu’on n’y fait qu’un repas et qu’on s’abstient de viande, du
moins pour les personnes en âge de le faire sans
inconvénient pour leur santé (pratiquement de dix-huit à
soixante-cinq ans, exception faite pour les malades). Les
autres vendredis de Carême sont aussi des jours
d’abstinence.
On
va revenir plus loin sur ces «pénitences». Lisons d’abord
les lectures de ce jour.
*****
Dans le
livre du Deutéronome, Moïse prescrit aux Hébreux un rite par
lequel il faudra offrir à Dieu une partie de la récolte.
Ce rite
constitue une action de grâce pour ce que Dieu a donné. A
l’occasion de la récolte, chaque individu du peuple hébreu
doit se souvenir de ce que Dieu a fait en faveur de son
peuple.
La
formule est solennelle, c’est une véritable profession de
foi envers le Dieu créateur, le Dieu sauveur, le Dieu
protecteur. Cette profession se lit lors de la célébration
du repas pascal chez les Juifs. Il est même prescrit de la
réciter en hébreu. Philon d’Alexandrie ()
ajoute que, si l’offrant ne connaît pas le texte par cœur,
il devra écouter le prêtre réciter ce
magnifique et admirable cantique.
Le même
Philon explique que ces prélèvements offerts ne font que
rendre à Dieu ce qui est faveur de sa part. Ils enseignent à
ne pas garder pour soi tous les gains, à pratiquer la vertu
d’humanité, à s’exercer à la maîtrise de soi. Ils sont
nécessaires pour que les prêtres reçoivent des ressources en
échange des services qu’ils assurent.
Par ce
rite, Moïse invitait les Juifs à ne jamais oublier la bonté
de Dieu, mais aussi à savoir retrancher quelque chose de
leurs biens, à ne pas tout garder pour soi.
Or,
c’est justement là une des dimensions spirituelles du Carême
: s’ouvrir aux autres, à notre prochain, savoir donner à qui
est dans le besoin.
*****
Si le
Juif devait rendre grâce à Dieu pour avoir fait sortir
Israël de l’esclavage de l’Égypte, à son tour le Chrétien
doit rendre grâce à Dieu d’avoir ressuscité Jésus de la
mort. Car la résurrection du Christ, c’est la victoire de la
Vie sur la Mort, de la Lumière sur les Ténèbres, du Bien sur
le Mal. Toute l’histoire du Salut, inaugurée dans l’Ancien
Testament, se réalise pleinement dans la Résurrection du
Christ. Et dans la Résurrection, ce n’est pas seulement le
Christ qui est Vainqueur, mais toute l’humanité qu’Il a
assumée par son Incarnation : le corps humain qu’Il a pris
de nous, c’est notre corps qui, par Lui, est mort, puis est
ressuscité. La victoire du Christ, c’est en même temps notre
victoire.
Voilà
ce que nous sommes appelés à croire, quand nous disons
«Jésus est Seigneur».
*****
Le
psaume 90 sur lequel nous avons à méditer fait allusion à
cette confiance totale du croyant en Dieu sauveur. La Louange
des Heures fait
prier les prêtres et les diacres chaque dimanche soir avec
ce psaume.
On y
notera l’allusion claire à l’Ange gardien que Dieu dépêche
auprès de chacun de nous.
Des
Anges, l’actuel Catéchisme
de l’Église
Catholique nous
rappelle qu’ils sont des
créatures purement spirituelles, incorporelles, invisibles
et immortelles ; ce sont des êtres personnels, doués
d’intelligence et de volonté. Contemplant sans cesse Dieu
face à face, ils le glorifient ; ils le servent et sont ses
messagers pour l’accomplissement de la mission de salut de
tous les hommes. (Abrégé du Catéchisme, n.60).
Saint
Basile le Grand écrit que chaque
fidèle a à ses côtés un ange comme protecteur et pasteur
pour le conduire à la vie.
C’est
de ce psaume qu’est tiré le verset auquel fait allusion le
Diable, quand il vient tenter le Christ au désert.
*****
Pourquoi donc le Christ a-t-il besoin de «faire pénitence»,
de jeûner ? N’est-il pas Dieu, n’est-il pas parfait ?
Ce
n’est pas en tant que Dieu, que le Christ jeûne, ni même en
tant qu’Homme parfait, mais en tant qu’il a pris de nous
cette nature humaine faible, mortelle, pour la porter à la
perfection de la Résurrection. Cette nature humaine, il va
nous enseigner à la dominer, à la perfectionner.
Pendant
les quarante jours que Jésus passe au désert, il doit aussi
faire face à trois «tentations», pour nous enseigner comment
lutter contre les tentations du Démon, ainsi que nous
l’explique la Préface de ce 1er dimanche
de Carême :
Lorsqu’il déjouait les pièges du Tentateur, il nous
apprenait à résister au péché, pour célébrer d’un cœur pur
le mystère pascal, et parvenir enfin à la Pâque éternelle. ()
Il est
à remarquer que les traducteurs ont préféré rendre le latin antiqui
serpentis par
Tentateur, pour ne pas heurter les oreilles et les cœurs
trop sensibles à l’antique
serpent, tel
qu’il se montra à Adam et Eve (Gn 3:1-15).
Dans la
première tentation, le Christ nous montre comment avoir
l’esprit détaché des nourritures et de toutes les choses
terrestres ; comment, par exemple, nous contenter de ce que
nous avons, ne pas nous plaindre, ne pas jalouser ceux qui
ont ou qui font davantage, etc.
Dans la
deuxième tentation, le Christ nous rappelle que toute la
richesse et la puissance du monde ne sont rien, devant notre
Créateur, l’Unique que nous devons adorer. Ici, nous
rejoignons la prière et l’action de grâce du Deutéronome de
tout-à-l’heure : tout appartient à Dieu, tout nous vient de
Dieu.
Dans la
troisième tentation enfin, nous apprenons de Jésus comment
il faut résister à la fausse gloire, à la vanité humaine.
Certes, Jésus pouvait se jeter sans danger au bas de la
montagne, comme le lui dit le Démon citant le psaume de
tout-à-l’heure, mais il n’en avait aucun motif ; si Jésus
devait faire des miracles, c’était pour prouver sa Divinité
aux hommes, tandis qu’ici au désert, c’était absolument
vain.
On a
parfois ajouté que ces trois victoires de Jésus sur le
Tentateur, représentaient la consécration religieuse par les
trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance, par lesquels
on s’engage à renoncer aux jouissances terrestres et on
s’engage dans la voie de l’humilité.
Quelques observations compléteront cette petite méditation.
En
premier lieu, l’évangéliste dit que Jésus ne
mangea rien durant ces jours-là. Que
Jésus n’ait absolument rien mangé de substantiel, aucun plat
cuisiné, est possible, puisque l’évangéliste le dit, mais il
est plus que probable que Jésus ait bu de l’eau, sans quoi
il n’aurait pas pu rester en vie dans le désert. Peut-être
aussi que, comme Jean-Baptiste, il se nourrit de
sauterelles et de miel sauvage (Mt
3:4), qui ne représentent pas une nourriture extrêmement
abondante et riche, mais au moins pouvaient tromper la faim
sans le tenter de gourmandise…
Mais
pourquoi donc faut-il particulièrement «jeûner», se priver ?
Nous avons la réponse dans le chant d’une Préface de Carême,
la quatrième de celles proposées dans le Missel,
particulièrement réservée au Mercredi des Cendres :
Tu veux, par notre jeûne et nos privations, réprimer nos
penchants mauvais, élever nos esprits, nous donner la force
et enfin la récompense. ()
On
remarquera d’abord que le mot latin vitia est
traduit par penchants
mauvais, ce qui peut être
un peu faible. Le Catéchisme, déjà
cité, définit les vices des habitudes
perverses, et
nomme : orgueil, avarice, envie, colère, luxure,
gourmandise, paresse. (n.398)
Rappelons encore une fois que Jésus n’a pas à réprimer de
vices dans sa nature parfaite ; mais il nous montre comment
combattre les nôtres.
Nous
avons tous en nous les racines des vices ; tour à tour,
ceux-ci se manifestent d’une façon plus ou moins évidente ou
violente, selon que ce monde nous domine plus ou moins et
nous fait oublier notre vocation à la Vie éternelle.
Jésus
nous montre que, de temps en temps, le jeûne, accompagné
d’une prière plus intense, peut efficacement nous aider à
méditer, à réfléchir, à nous amender.
Il a
même précisé que telle espèce de démons ne
peut être évacuée que par la prière et par le jeûne (Mt
17:21) ().
*****
Comment
vivrons-nous donc notre Carême ?
Une
fois passée la journée du Mercredi des Cendres,
rappelons-nous, le vendredi, de ne pas manger de viande, en
souvenir de la mort de Jésus, Agneau innocent, pour racheter
tous nos péchés.
Les
autres jours, sachons avec prudence retrancher quelque chose
de nos habitudes, sans préjudice à notre santé : si nous
pouvons nous abstenir de confiture, c’est bien ; mais ne
serait-ce pas mieux encore de nous abstenir… de la
télévision, de diminuer notre tabac ? Si nous désirons faire
une aumône, cela aussi est bon ; mais peut-être que nous
ferons encore mieux de chercher à nous réconcilier avec un
parent, avec un collègue…
Il y a
mille autres choses que nous pouvons chercher à corriger, en
signe de conversion intérieure, comme par exemple ranger
notre intérieur, rendre de petits services aux parents ou à
des personnes seules, visiter des malades ou des vieillards…
S’efforcer de sourire même quand on subit quelque
contrariété… Éviter de se plaindre !
Quarante jours, ce n’est pas long. Quelques petits efforts
généreusement offerts nous procureront une grande paix
intérieure, et nous amèneront à célébrer réellement la
Résurrection :
Si nous mourons avec Lui, avec Lui nous vivrons. (2Tm
: 2-11).
Abbé Charles
Marie de Roussy
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