PREMIER SERMON POUR LA VEILLE DE NOËL
Sur ces paroles du martyrologe :
Jésus-Christ, fils de Dieu, naît à Bethléem
de Juda (*).
1. Il a retenti une parole de bonheur sur notre
terre, un mot d'allégresse et de salut dans la tente des pécheurs; une bonne
parole de consolation, un mot plein de bonheur, digne d'être accueilli par tous.
Montagnes tressaillez, éclatez en cantiques de louange, arbres des forêts
applaudissez tous au Seigneur : il arrive. Cieux prêtez l'oreille, terre écoutez
avec attention; que toute créature, mais que l'homme surtout soit transporté
d'admiration, éclate en louanges; "Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à
Bethléem de Juda. " Quel homme au coeur de pierre ne sentira point son âme se
fondre à ces mots? Quelle plus douce nouvelle pouvait-on nous annoncer? De
quelles plus grandes délices pouvions-nous être inondés? A-t-on jamais rien
entendu de pareil, et le monde a-t-il jamais rien appris de semblable ? "
Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. " Quelques mots à peine
pour rendre l'abaissement du Verbe, mais de quelles célestes douceurs ils sont
remplis ! On voudrait pouvoir exprimer plus longuement cet océan de. douceurs
comparables au miel, mais les expressions font défaut : telle est la grâce de ce
peu de mots, que vouloir .y ajouter un seul iota serait en diminuer à l'instant
le charme. " Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda. " O
naissance d'une inviolable sainteté! honorable aux yeux du monde entier, aimable
à tout homme par la grandeur du bienfait qu'elle lui apporte, incompréhensible
aux anges même, à cause de son excellence et de sa nouveauté. sans exemple, car
on n'en vit point de semblable avant elle, et on n'en verra pas une seconde
après elle. O enfantement qui seul ne connut point la douleur, qui seul n'a
point connu la honte et seul est
(*) Ces mots se lisent dans le martyrologe d'Usuard,
dont toutes, ou presque toutes les églises de France, et même celle de Rome,
faisaient usage à cette époque.
demeuré pur de toute corruption! qui seul a fermé,
au lieu de l'ouvrir, le sanctuaire d'un sein virginal! O naissance qui surpasse
la nature par sa merveilleuse excellence et qui la sauve par sa vertu
mystérieuse! O mes frères, qui est-ce qui pourra raconter cette naissance? Un
ange est le messager qui l'annonce, la vertu du Très-Haut la couvre de son
ombre, et le Saint-Esprit est survenu pour la consommer. Une vierge croit, par
la foi une vierge conçoit, une vierge enfante et demeure toujours vierge : n'y
a-t-il point là de quoi s'étonner ? Le Fils du Très-Haut, un Dieu engendré de
Dieu avant tous les siècles vient au monde ; le Verbe naît enfant; qui pourrait
ne point être frappé d'admiration?
2. Mais cette naissance n'est point oiseuse, ni
cette grâce de la majesté divine, inutile. " Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît
à Bethléem de Juda. " O vous qui êtes couchés dans la poussière, réveillez-vous
et louez Dieu. Voici le Seigneur qui vient avec le salut, il vient plein
d'onction, il vient environné de gloire. Car Jésus ne peut venir sans le salut,
ni le Christ sans onction, ni le Fils de Dieu sans gloire, puisqu'il est
lui-même le salut, l'onction et la gloire, selon qu'il est écrit : " Un fils
sage est la gloire de son père (Prov. X, 1). " O heureuse l’âme qui, après avoir
goûté au fruit du salut, se sent attirée et court dans l'odeur de son parfum,
elle verra sa gloire, la gloire du Fils unique du Père. Respirez, ô vous qui
êtes perdus, car Jésus est venu sauver ce qui avait péri. Malades, revenez à la
santé, le Christ est venu mettre le baume de sa miséricorde sur les plaies de
vos cœurs. Tressaillez de joie et de bonheur, vous tous qui aspirez à de grandes
destinées; le Fils même de Dieu est descendu à vous pour faire de vous des
cohéritiers de son royaume. Oui, Seigneur, je vous en conjure, guérissez-moi et
je serai guéri; sauvez-moi et je serai sauvé; glorifiez-moi et je serai vraiment
dans la gloire. Oui, que mon âme bénisse le Seigneur et que tout ce qui est en
moi loue son saint nom (Psalm. CII, 1), quand il se sera offert en victime pour
mes iniquités, qu'il aura cicatrisé toutes mes plaies et qu'il aura comblé tous
mes veaux de bonheur. Voilà, mes très-chers frères, les trois avantages que je
trouve dans la naissance de Jésus-Christ, Fils de Dieu. Pourquoi l'appelons-nous
Jésus, si ce n'est parce que " c'est lui qui sauvera son peuple de ses péchés (Matth.
I, 21)? " Pourquoi a-t-il voulu que nous lui donnions, nous, le nom de Christ,
sinon parce que " son huile fera éclater notre joug (Is. X, 27) ? " Pourquoi
enfin le Fils de Dieu s'est-il fait homme, si ce n'est pour faire l'homme enfant
de Dieu? Or, qui est-ce qui a jamais résisté à sa volonté? Quand Jésus nous
justifie, qui est celui qui nous condamnera? Si c'est le Christ qui nous guérit,
quel est celui qui pourra nous faire des blessures? Enfin si c'est le Fils même
de Dieu qui nous élève, où est celui qui pourra nous abaisser?
3. C'est la naissance de Jésus : que celui donc
que les péchés condamnaient au fond de sa conscience, à la damnation éternelle,
se réjouisse; car la charité de Jésus dépasse de beaucoup le nombre et l'étendue
de nos crimes. C'est la naissance de Jésus : réjouissez-vous, qui que vous
soyez, vous que des vices anciens accablent, car, avec l'onction du Christ, il
n'est pas de maladie de l'âme qui puisse durer, quelque invétérée qu'elle soit.
C'est la naissance du Fils de Dieu; que ceux qui aspirent à de grandes destinées
soient dans l'allégresse, car un grand distributeur de titres, de grandeurs,
nous est né. Mes frères, celui qui vient de naître est l'héritier du Père;
faisons-lui bon accueil, et son héritage est à nous; car celui qui nous a donné
son propre Fils pourra-t-il bien ne nous point donner tout avec lui (Rom. III,
12) ? Point de doute, point d'hésitation, notre garant est bien sûr. Le Verbe de
Dieu s'est fait chair et il a habité parmi nous (Joan. I, 14). Le Fils unique de
Dieu a voulu avoir des frères en grand nombre pour être leur aîné ; et il s'est
fait homme, fils et frère de l'homme, pour que la faiblesse et la fragilité de
l'homme ne soient retenues par rien. Si vous hésitez à croire que cela soit
possible, ouvrez les yeux et vous croirez.
4. Jésus-Christ naît à Bethléem de Juda. Quelle
faveur pour cette cité! Ce n'est point à Jérusalem, la ville des rois de Juda,
mais à Bethléem, la moindre de toutes les villes de Juda. O Bethléem, tu es bien
petite, mais le Seigneur t'a bien grandie maintenant! Oui, celui qui, de grand
qu'il est, a voulu naître petit dans tes murs, t'a comblée de gloire.
Réjouis-toi donc, ô Bethléem, et que l'Alléluia de fête retentisse dans tes
carrefours aujourd'hui. Quelle cité au monde, en apprenant cette nouvelle, ne
t'enviera point cette précieuse étable, et la gloire de ta crèche? Déjà ton nom
est célèbre dans toute la terre; toutes les nations te proclament bienheureuse.
On dit de toi des choses glorieuses, ô cité de Dieu (Psal. LXXXVI, 2). Partout
on chante ces paroles : Un homme est né dans cette ville, et le Très-Haut
lui-même l'a fondée (Psal. rxgxvi, 5). Oui, partout on dit, partout on répète :
" Jésus-Christ, le Fils de Dieu, est né à Bethléem de Juda. " Il ne faut pas
regarder comme inutile ce mot même, de Juda; car il nous fait souvenir de la
promesse faite aux patriarches - " Le sceptre ne sortira point de Juda, ni le
prince de la postérité, jusqu'à ce que celui qui doit être envoyé et qui sera
l'attente des nations, soit venu (Gen. LXIX, 10). " En effet, le salut doit
venir des Juifs et, de chez eux, se répandre au bout du monde. " Juda, dit le
Patriarche, tes frères te loueront, et ta main fera peser le joug sur tes
ennemis (Ibid. VIII), " et le reste, qui ne s'est jamais accompli en Juda, mais
qui l'est sous nos yeux, un Jésus-Christ. C'est lui, en effet, qui est ce Lion
de la tribu de Juda, dont il a été dit : " Juda est un jeune lion; tu t'es levé,
mon fils, pour saisir ta proie (Gen. XLIX, 9). Ce grand ravisseur, " qui se
charge des dépouilles de la Samarie, avant même de savoir nommer son père et sa
mère (Isa. VIII, 4), " n'est autre que le Christ, car c'est lui qui, en
s'élevant en l'air, a emmené avec lui, comme en triomphe, une grande multitude
de captifs; ou plutôt non, il ne nous a rien ravi. tout au contraire, il a
comblé les hommes de ses dons. Ces mots " Bethléem de Juda, " me rappellent donc
à l'esprit ces prophéties et plusieurs autres semblables qui se sont accomplies
en Jésus-Christ à qui elles se rapportaient; aussi n'y a-t-il pas à rechercher
pour nous s'il peut venir quelque chose de bon de Bethléem.
5. Mais pour ce qui nous concerne, nous voyons par
là comment veut être reçu par nous celui qui a voulu naître à Bethléem. Le roi
de gloire pouvait sans doute penser qu'il lui convenait de rechercher des palais
magnifiques, où il fût reçu avec gloire; mais ce n'est pas pour cela qu'il était
descendu de son. trône royal : " Il a la longueur des jours dans sa main droite,
et dans sa gauche il a les richesses et la gloire (Prov. III, 17). " Il
possédait toutes ces choses en abondance dans les cieux, mais parmi elles il ne
trouvait point la pauvreté, tandis que sur la terre cette richesse était partout
en abondance, mais les hommes en ignoraient le prix. Voilà pourquoi le Fils de
Dieu, qui l'aime, descendit du ciel et la choisit en partage, afin de nous la
faire apprécier par l'estime qu'il en fait lui-même. O! Sion, parez votre lit
nuptial, mais parez-le d'humilité et de pauvreté; car il se complaît dans ses
langes, et, selon le témoignage même de Marie, voilà les soieries dont il veut
être enveloppé. Immolez donc à votre Dieu les abominations des Egyptiens.
6. Remarquez donc bien que le Christ naît à
Bethléem, de Juda, et efforcez-vous de devenir une autre Bethléem, de Juda, si
vous voulez qu'il vous fasse la grâce de le recevoir aussi en vous. Or, Bethléem
signifie la maison du pain, et Juda, la confession. Pour vous donc, si vous
nourrissez votre âme du pain de la parole divine; si, tout indignes que vous
soyez, vous recevez avec toute la foi et la piété dont vous êtes capables ce
pain qui est descendu du ciel et donne la vie au monde, je veux dire le corps du
Seigneur Jésus, en sorte que cette nouvelle chair de résurrection répare et
fortifie la vieille outre de votre corps , en resserre le tissu et la rende
capable de supporter le vin nouveau dont elle est remplie; si enfin vous vivez
de la foi et ne gémissez point pour avoir oublié de manger votre pain, vous êtes
une autre Bethléem, et il ne vous manque plus que la confession pour être tout à
fait digne de recevoir le Sauveur. Que la Judée soit donc votre sanctification.
Revêtez-vous de la confession et de la beauté, qui sont le plus beau vêtement
que le Christ recherche avant tout dans ses ministres. D'ailleurs l'Apôtre vous
les recommande l'une et l'autre en deux mots, quand il dit : " On croit de coeur
pour obtenir la justice, et on confesse de bouche pour obtenir le salut (Rom. X,
10). " Or, la justice dans le coeur, c'est du pain dans la main; car la justice
est un pain selon ces paroles : " Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la
justice, parce qu'ils seront rassasiés (Matth. V, 6)." Que votre coeur possède
donc la justice, mais cette justice qui vient de la foi, car il n'y a que
celle-là qui soit en honneur auprès de Dieu. Mais en même temps que votre bouche
la confesse pour obtenir le salut, après cela vous pouvez en toute sécurité
recevoir celui qui naît à Bethléem de Juda, c'est-à-dire Jésus-Christ, le Fils
de Dieu.
SECOND SERMON POUR
LA VEILLE DE NOEL
Sur ces paroles : " O Juda! et vous Jérusalem, ne craignez point, demain vous
sortirez,
et le Seigneur sera avec vous (II Paral. XX, 17). "
1. Ces paroles s'adressent aux véritables Juifs, à
ceux qui sont tels en esprit, non pas selon la lettre seulement, à la vraie race
d'Abraham, qui s'est multipliée selon la promesse qu'elle avait reçue; car il ne
faut regarder comme étant nés de lui que les enfants de la promesse, non point
ceux de la chair et du sang. De même il ne s'agit point ici de la Jérusalem qui
tue les prophètes, pourquoi consolerions-nous, en effet, la Jérusalem sur
laquelle le Seigneur même a versé des larmes (Luc. XIX, 41), et qui a été
renversée de fond en comble? C'est à la Jérusalem nouvelle, à celle qui descend
du ciel, que nous nous adressons, quand nous disons : " O Juda, et vous
Jérusalem, ne craignez point. " Non, ne craignez point, vous qui êtes de vrais
confesseurs , qui confessez le Seigneur, non-seulement de bouche, mais de tout
votre être, et qui faites de la confession comme votre vêtement, disons mieux,
vous dont tout l'intérieur, les os mêmes disent : " Seigneur, qui est semblable
à vous (Psal. XXXIV, 10)? " Mais ces paroles ne s'adressent point à ceux " qui
confessent de bouche le Seigneur et le renient dans leurs couvres (Tit. I, 16).
" Vous ne confesserez véritablement le Seigneur, mes frères, que si toutes vos
actions sont faites pour lui et le confessent; or, il faut qu'elles confessent
le Seigneur de deux manières, et que vous soyez revêtus comme d'un double
vêtement par la confession de vos péchés et par la confession du Seigneur, qui
consiste à chanter ses louanges. Vous serez donc de vrais Juifs, si toute votre
vie confesse que vous êtes pécheurs et dignes des plus grands châtiments, et que
Dieu est souverainement bon, puisqu'il vous permet de racheter les supplices
éternels que vous avez mérités, par des peinés légères et de courte durée.
Quiconque n'est point consumé par le plus ardent désir de faire pénitence,
semble dire, par ses couvres, ou qu'il n'a pas besoin de pénitence et néglige
ainsi de confesser sa faute, ou que la pénitence est inutile, et alors il ne
confesse point que le Seigneur est bon. Si donc vous voulez être sans crainte,
soyez de véritables Juifs, une vraie Jérusalem. Jérusalem signifie vision de la
paix. Qui dit vision, ne dit point possession; or, le Seigneur a établi la paix
à ses confins, non à l'entrée, ni même au sein de Jérusalem. Si donc vous n'avez
point la paix, ou plutôt comme vous ne sauriez avoir une paix parfaite en ce
monde, jetez du moins les yeux sur elle, regardez-la, considérez-la, appelez-la
de tous vos voeux. Que les yeux de votre coeur soient tout entiers fixés sur
elle, que toutes vos pensées soient tournées de son côté, et faites toutes vos
actions pour obtenir cette paix qui surpasse tout sentiment (Philipp. IV, 7). En
toutes choses, ne vous proposez point d'autre but que de vous réconcilier avec
Dieu et d'être en paix avec le Seigneur.
2. C'est à ceux-là que je dis : " Ne craignez
point. " Ce sont eux que je console, non pas ceux qui ne connaissent point le
chemin de la paix. En effet, dire à ces derniers " demain vous sortirez, " ce
n'est point les consoler, mais c'est leur faire une menace; il n'y a que ceux
qui voient la paix et qui savent que si cette maison de terre où ils habitent,
comme dans une tente, vient à se dissoudre, Dieu leur en donnera une autre dans
le ciel, ceux qui désirent être dégagés des liens du corps et soupirent après
leur départ d'ici-bas, non pas ceux qui ont la folie d'aimer leurs chaînes.
D'ailleurs; pour ceux qui meurent dans ces dispositions, on ne saurait dire
qu'ils sortent, il faut dire qu'ils entrent; car ce n'est point dans la lumière
et en liberté qu'ils vont, mais ils tombent dans les ténèbres; ils vont en
prison, ils descendent dans l'enfer. Mais c'est à vous qu'il est dit : " Ne
craignez point, demain vous sortirez d'ici (II Paral. XX, 17), et il n'y aura
plus de place pour la crainte dans le lieu de votre séjour. Vous comptez, il est
vrai, de nombreux ennemis; d'abord votre propre chair, c'est votre plus proche
ennemi; puis ce siècle pervers, au milieu duquel vous vivez ; enfin, les princes
des ténèbres, qui, placés en embuscade dans les airs, assiègent votre route.
Néanmoins, je vous dis : Ne craignez point, demain, c'est-à-dire bientôt, vous
sortirez d'ici . car le mot demain signifie bientôt. Voilà pourquoi le saint
homme Jacob disait : " Demain, mon innocence me rendra témoignage (Gen. XXX,
33.) " Il y a trois époques dont on lit : " Dans deux jours le Seigneur nous
rendra la vie, et le troisième jour il nous ressuscitera (Ose. VI, 3). " La
première est sous Adam, la seconde dans le Christ, et la troisième avec le
Christ. Voilà pourquoi le Prophète ajoute : " Nous entrerons alors dans la
science du Seigneur, et nous le suivrons pour le connaître (Ibid). " Or, c'est
de cette époque-là qu'il est dit: " Demain vous sortirez d'ici, et le Seigneur
sortira avec vous. " Car ces paroles s'adressent à ceux qui ont réduit leurs
jours de moitié, pour qui n'est plus le jour qui les vit naître, le jour d'Adam,
le jour du péché que Jérémie maudissait en ces termes : " Maudit soit le jour de
ma naissance (Jerem. XX, 14). " C'est enfin le jour dans lequel nous sommes tous
nés. Ah! périsse pour nous tout ce jour de brouillards et d'obscurité, ce jour
de ténèbres et de tempêtes que nous a fait Adam, et qui nous vient de l'ennemi
qui nous a dit : " Vos yeux s'ouvriront (Gen. III, 5 ). "
3. Or, le jour nouveau de notre rédemption vient
de se lever pour nous, ce jour d'une antique réparation, d'une éternelle
félicité. Voici maintenant le jour que le Seigneur a fait, réjouissons-nous à
son éclat, soyons pleins d'allégresse (Psalm. CXVII, 24), car demain nous
sortirons d'ici. D'où sortirons-nous? du séjour de ce siècle, de l'étroite
prison de notre corps, des étreintes de la nécessité, de la curiosité, de la
vanité, de la volupté, qui entravent même malgré nous les pieds de notre
affection. Qu'y a-t-il de commun, en effet, entre la terre et notre âme?
Pourquoi ne désire-t-elle point les choses spirituelles, pourquoi ne les
recherche-t-elle point, ne les goûte-t-elle point? O mon âme, puisque vous êtes
d'en haut, qu'avez-vous donc de commun avec ce qui est placé si bas? "
Recherchez donc uniquement ce qui est dans le ciel, où Jésus est assis à la
droite de Dieu : n'ayez de goût que pour les choses du ciel, non pour celles de
la terre (Coloss. III, 4). " Mais " le corps qui se corrompt appesantit l'âme,
et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins que
réclament sans cesse son attention et sa pensée (Sap. IX, 45). " Oui, une
multitude de nécessités corporelles nous absorbent et nous retiennent, tous ces
mauvais désirs, toutes ces délectations terrestres sont comme une glu qui
embarrasse ses ailes et l'empêche de voler, et qui la fait bien vite retomber
sur la terre, si par hasard elle parvient quelquefois à prendre son essor. Mais
soyez sans crainte, demain vous sortirez d'ici, de cet abîme de misère, de la
boue profonde où vous vous trouvez; car, pour vous en tirer, le Seigneur s'y est
plongé profondément lui-même. Ne craignez donc plus, vous sortirez demain même
de ce corps de mort et de toute la corruption du péché. Passez ce jour en
Jésus-Christ, et vivez comme il a vécu; " car celui qui dit qu'il demeure en
Jésus-Christ, doit marcher comme Jésus-Christ (I Joan. II, 66). — Ne craignez
donc point, car demain vous sortirez d'ici, " et alors vous serez pour toujours
avec le Seigneur. Peut-être ces mots, " et le Seigneur sera avec vous, "
doivent-ils s'entendre en ce sens particulier que tant que nous serons dans
notre corps, nous pouvons être avec le Seigneur, c'est-à-dire être unis de
volonté avec lui, mais non pas en ce sens que lui-même il fera ce que nous
voulons. En effet, ce que nous voudrions maintenant, ce serait d'être enfin
délivrés de notre corps; ce que nous souhaiterions le plus ardemment ce serait
d'en voir les liens se briser; le plus vif de nos désirs serait de nous voir
partir d'ici : mais, pour certaines causes, il tarde encore à les satisfaire. Or
demain nous sortirons d'ici et le Seigneur sera avec nous, et tout ce que nous
voudrons il le voudra comme nous, sa volonté et la nôtre seront dans un complet
accord.
4. Ne craignez donc point, Juda, ni vous,
Jérusalem, si vous ne pouvez point encore être en possession de sa protection
que vous désirez acquérir; mais que l'humilité de la confession supplée à ce qui
manque à la perfection de votre vie, car cette imperfection n'a point échappé
aux regards de votre Dieu. S'il a prescrit que ses commandements fussent
exactement gardés, c'est afin que, voyant notre constante imperfection et notre
impossibilité d'acquérir par nous-mêmes ce qui nous manque, nous recourions à sa
miséricorde et nous nous écriions : " Votre miséricorde, Seigneur, est
préférable à toutes les vies (Psal. LXII, 4), et que, ne pouvant nous montrer
parés d'innocence et de justice, nous nous montrions du moins couverts du
manteau de la confession; car il est dit : " La confession et la beauté sont
devant ses yeux (Psal. XCV, 6). " Ce qui n'est pas vrai, toutefois, comme nous
l'avons dit plus haut, si ce n'est pas de nos lèvres seulement, mais de tout
notre corps qu'elle procède; si nos os eux-mêmes s'écrient: Qui est semblable à
vous, Seigneur? et si nous ne nous exprimions ainsi qu'en vue de la paix et dans
le seul désir d'être réconciliés avec Dieu; car il n'y a qu'à ceux qui sont dans
ces dispositions, qu'il est dit: " O Juda et vous, Jérusalem, ne craignez point;
demain, vous sortirez d'ici; " c'est-à-dire, bientôt votre âme quittera son
corps; toutes ses affections, tous ses désirs, qui, comme autant de liens qui
l'attachaient à tout ce qui est dans ce monde, se rompront; elle s'envolera, les
ailes dégagées, de cette espèce de glu, et le Seigneur sera avec vous. Mais
peut-être ce temps vous semble-t-il encore bien long, si vous ne considérez que
vous, non point ce qui a rapport à vous. Mais n'est-ce pas l'attente du monde
entier? La créature est sujette à la vanité, car à la chute de l'homme que son
Seigneur avait établi pour gouverner sa maison et pour régir tous ses biens,
l'héritage entier s'est trouvé détérioré, l'air a connu les intempéries, la
terre a été maudite dans les œuvres d'Adam, et tout s'est trouvé soumis à la
vanité.
5. Mais l'héritage ne sera restauré que lorsque
les héritiers seront revenus eux-mêmes à leur premier état; mais, jusqu'à ce
moment là, dit l'Apôtre, " toutes les créatures soupirent et sont comme dans les
douleurs de l'enfantement (Rom. VIII, 22). " Or, ce n'est pas seulement aux yeux
de ce monde, que nous sommes exposés en spectacle, mais nous le sommes aussi aux
yeux des Anges et des hommes. En effet, dit le Prophète . " Les justes mêmes
sont dans l'attente de la justice que vous me rendrez Psal. CXLI, 8). " Et
lorsque les martyrs appelaient de leurs voeux le jour du jugement dernier, non
point dans le désir de se voir vengés, mais dans la pensée d'obtenir enfin la
félicité parfaite qui leur est assurée, ils reçurent de Dieu cette réponse : "
Attendez en repos encore un peu de temps, jusqu'à ce que le nombre de vos frères
soit complet (Apoc. vi, 11). " Ils ont, en effet, reçu chacun une robe, mais ils
ne recevront la seconde que lorsque nous la recevrons nous-mêmes. Nous en avons
pour gages leurs corps mêmes qui nous sont restés en otages, sans lesquels ils
ne peuvent être consommés dans la gloire, et qu'ils ne reprendront que lorsque
nous reprendrons nous-mêmes les nôtres. C'est ce qui faisait dire à l'Apôtre en
parlant des patriarches et des prophètes . " Dieu a voulu, par une faveur
singulière qu'il nous a faite, qu'ils ne reçussent qu'avec nous
l'accomplissement de leur bonheur (Hebr. XI, 40). " O si nous pouvions connaître
l'ardeur de leur attente et de quels voeux ils appellent notre arrivée parmi eux
! Avec quelle sollicitude ils s'enquièrent, et avec quel bonheur ils sont
informés du bien que nous faisons!
6. Mais qu'ai-je besoin de parler de ceux qui ont
appris la compassion à l'école de leurs propres souffrances, quand les saints
anges eux-mêmes désirent notre venue? N'est-ce point, en effet, ces pauvres vers
de terre, cette vile poussière qui doit servir à la restauration des murs de la
Jérusalem céleste? Or, vous faites-vous une idée de l'ardeur avec laquelle les
citoyens de la céleste patrie désirent voir se relever les ruines de la cité
sainte? Pouvons-nous concevoir avec quelle sollicitude ils attendent l'arrivée
des pierres vivantes qui doivent entrer avec eux dans la construction de ces
murs? Quels rapides messagers ils font entre nous et Dieu, portant fidèlement à
ses pieds nos gémissements et nos larmes, et nous rapportant sa grâce avec un
zèle admirable? Certes, je ne pense point qu'il leur répugne un jour d'être
confondus avec ceux dont ils sont maintenant les ministres, car tous les anges
sont des esprits qui tiennent lieu de serviteurs et de ministres, et qui sont
envoyés en faveur de ceux qui doivent être les héritiers du salut (Hebr. I, 14).
Hâtons-nous donc, mes bons amis, hâtons-nous, je vous y engage, car toute la
cour céleste nous attend. Les anges ont tressailli d'allégresse quand nous avons
fait pénitence; avançons maintenant et empressons-nous de mettre, en ce qui nous
concerne, le comble à leur joie. Ah! malheur à vous, qui que vous soyez, qui
songez encore à retourner à votre bourbier, à revenir à votre vomissement!
Pensez-vous vous rendre ainsi favorables au jour du jugement celui que vous
privez d'une joie si grande et si vivement désirée? Ils ont tressailli de
bonheur quand nous avons fait pénitence, parce qu'il leur semblait nous voir
revenir des portes mêmes de l'enfer. Quelle ne sera pas maintenant leur
affliction, s'ils voient s'éloigner des portes du ciel et faire un pas en
arrière ceux qui avaient déjà un pied. dans le paradis? car, si par le corps
nous sommes sur la terre, par le cœur, nous sommes déjà dans les cieux.
7. Courez donc, mes frères, courez vite;
non-seulement les anges vous attendent, mais le créateur même des anges vous
désire. Le festin des noces est prêt, mais il s'en faut bien que la salle soit
remplie; on attend encore des convives pour occuper toutes les places. Dieu le
Père nous attend donc et nous désire, non-seulement à cause de l'amour infini
qu'il nous porte, comme le Fils unique, qui est dans le sein du Père, nous en a
donné l'assurance en disant: Mon Père vous aime (Joan. XXI, 27), mais pour
lui-même, selon le langage que lui prête le Prophète. " Ce n'est pas pour vous,
mais pour moi, que je ferai ce que je dois faire (Ezech. XXXVI, 22). " Or, qui
peut douter qu'il accomplisse un jour la promesse qu'il a faite à son Fils, en
disant : " Demandez-moi les nations pour votre héritage, et je vous les donnerai
(Psal. II, 8). " Et encore: "Asseyez-vous à ma droite jusqu'à ce que je réduise
vos ennemis à vous servir de marchepied (Psal. CIX, 1). " Or, ses ennemis ne
seront point réduits tant qu'ils nous attaqueront encore, nous qui sommes ses
membres; et cette promesse ne recevra point son accomplissement tant que la
mort, notre dernière ennemie, ne sera point terrassée. Quant au Fils, qui ne
sait combien ardemment il désire recueillir les fruits de sa naissance, de la
vie entière qu'il a passée sur la terre, le fruit enfin de sa croix et de sa
mort, le prix de son précieux sang? Ne doit-il point remettre entre les mains de
Dieu son Père le royaume qu'il s'est conquis? N'est-ce pas lui qui doit lui
racheter ses créatures pour lesquelles le Père l'a envoyé sur la terre? Mais le
Saint-Esprit nous attend aussi, car il est la bonté et la charité, qui nous a
prédestiné de toute éternité; or, on ne saurait douter qu'il ne veuille voir sa
prédestination s'accomplir.
8. Eh bien donc! puisque le festin des noces est
prêt, et que toute la cour céleste nous désire et nous attend, courons vite,
mais ne courons point au hasard; courons par nos désirs, courons en faisant des
progrès dans la vertu; progresser, c'est partir. Disons tous : " Regardez-moi,
Seigneur, et ayez pitié de moi; selon le jugement de ceux qui aiment votre nom (Psal.
CXVIII, 132), " oui, ayez pitié de moi, mais selon ce que ceux-ci ont décidé,
non point selon ce que j'ai mérité. " Ecrions-nous encore : " Que votre volonté
se fasse comme dans le ciel (I Mac. III, 60), " ou bien tout simplement: "que
votre volonté se fasse (Matth. VI, 10), " car il est écrit, nous le savons : "
Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous (Rom. VIII, 34)? " et encore : " Qui
osera se lever contre les élus de Dieu? Ne m'est-il point permis de faire ce que
je veux (Matth. XX, 45)? " Que ces paroles soient notre consolation, mes bien
chers frères, en attendant que nous quittions ce monde, et que le Seigneur soit
avec nous; qu'ainsi, par sa grande miséricorde, il nous conduise à cette
heureuse sortie, à ce brillant jour de demain; qu'il daigne, dans ce demain
auquel nous touchons, nous visiter et être avec nous. Que ceux qui peuvent se
trouver retenus encore dans les liens de la tentation s'en voient enfin dégagés
par la miséricorde de celui qui est venu annoncer leur délivrance aux captifs;
enfin, recevons dans une joie salutaire, la couronne de notre Roi enfant,
recevons-la, dis-je, des mains de celui qui, avec le Père et le Saint-Esprit,
vit et règne pendant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TROISIÈME SERMON
POUR LA VEILLE DE NOËL
Sur ces paroles : " Et vous verrez demain matin éclater la gloire du
Seigneur,
car vous saurez que le Seigneur va venir aujourd'hui même. (Exod. XVI, 7). "
1. Habitants de la terre, enfants des hommes,
écoutez : Vous qui dormez dans la poudre, éveillez-vous et chantez les louanges
de Dieu, car un médecin va venir visiter ceux qui sont malades; un Rédempteur,
ceux qui sont vendus, ceux qui se sont égarés du droit chemin, ceux qui sont
morts à la vie. Oui, voici venir celui qui va jeter tous nos péchés au fond de
l’abîme, guérir toutes nos infirmités, nous charger sur ses épaules et nous
ramener à notre propre et originelle grandeur. Sa puissance est grande, mais sa
miséricorde est plus admirable encore, puisque celui qui pouvait nous secourir a
daigné venir comme il fa fait. " Aujourd'hui, dit l'auteur sacré, aujourd'hui
même, le Seigneur va venir (Exod. XVI, 6). " Ces paroles se trouvent à leur
place et dans leur temps, dans la sainte Ecriture, mais l'Eglise notre mère a pu
les entendre de la veille de la naissance du Seigneur. L'Eglise, dis-je, que son
époux et son Dieu assiste de ses conseils et de son esprit, sur le sein de
laquelle le Bien-aimé aime à se reposer, qu’il possède uniquement, et dont il
s'est fait un trône pour son coeur. On peut dire, en effet, qu'elle l'a blessé
au coeur, et qu'elle plonge l'œil de sa contemplation jusqu'au plus profond
abîme des secrets de Dieu, en sorte qu'elle lui fait dans son propre coeur et se
prépare à elle-même dans le coeur de son époux une demeure éternelle. Aussi,
quand il lui arrive de changer de place ou de sens, les paroles de la sainte
Ecriture, l'emploi qu'elle en fait est préférable (a) au sens et à l'ordre
primitif du texte sacré; peut-être même est-il permis de dire que son sens
l'emporte sur le sens littéral, autant que la vérité l'emporte sur les figures,
la lumière sur l'ombre, la maîtresse sur la servante.
2. " Vous saurez donc qu'aujourd'hui même le
Seigneur va venir. " A mon avis ces paroles nous donnent bien clairement l'idée
de deux sortes de jours; le premier a commencé à la chute du premier homme et se
continue jusqu'à la fin du monde; c'est le jour que les saints sont souvent
chargé de leurs malédictions. C'est qu'en effet Adam a été chassé par ce jour du
jour de splendide lumière dans lequel il avait été créé; et, précipité dans le
triste réduit des choses de ce monde, il s'est trouvé au milieu d'un jour
ténébreux, et presque privé de tous les rayons de la vérité. Nous venons tous au
monde dans ce jour-là, qui ne mériterait même point le nom de jour, mais plutôt
de nuit, si l'infatigable miséricorde de Dieu ne nous avait point laissé la
lumière de la raison comme une faible étincelle. Le second jour sera celui des
saints pendant d'interminables éternités, alors que se lèvera ce demain d'une
infinie sérénité, ce demain qui n'est autre que la miséricorde qui nous a été
promise, lorsque la mort sera vaincue dans sa propre victoire, quand, à la place
des ombres et des ténèbres, on ne verra plus partout, en haut et en bas, au
dedans et au dehors, qu'une splendide et véritable lumière. Aussi un saint
a-t-il dit : " Faites-moi sentir ce matin même votre miséricorde (Psal. CXLII,
8), et, dès le matin nous avons été comblés de votre miséricorde (Psal. LXXXIX,
14). " Mais revenons à notre jour à nous, à ce jour qui est comparé à une veille
de la nuit, à cause de sa brièveté, et que l'organe ordinaire du Saint-Esprit
appelle un rien, un néant, quand il s'écrie : " Nos jours se sont évanouis
(Ibid.), — mes jours se sont évanouis comme la fumée dans l'air (Ibid.), — nos
jours ont passé comme une ombre (Psal. CI, 12). — Tous les jours de ma vie sont
en petit nombre et bien mauvais (Gen. XLVII, 9), " s'écriait le saint patriarche
qui avait vu Dieu face à face et s'était entretenu familièrement avec lui. Or,
dans ce jour, Dieu donne à l'homme la raison, il lui laisse l'intelligence, mais
il faut qu'au sortir de ce monde il l'illumine lui-même de la lumière de la
science; car s'il sortait dans l'obscurité complète de la prison où il
habite maintenant, et des ombres de la
mort, il ne pourrait plus être éclairé de toute l'éternité. Voilà pourqnoi le
Fils unique de Dieu, le Soleil de justice, tel qu'un flambeau d'une lumière
aussi répandue qu'éclatante, a été allumé et projette sa lumière dans la prison
de ce monde. Maintenant, tous ceux qui veulent être éclairés doivent s'approcher
de lui, se réunir à lui et ne permettre que rien ne se place entre eux et lui.
Or ce qui peut nous séparer de Dieu, ce sont nos péchés qu'ils disparaissent et
nous sommes éclairés de la vraie lumière, nous nous rapprochons tellement d'elle
que nous ne devons plus faire qu'un corps avec elle. Ainsi rapproche-t-on, sans
intermédiaire étranger, un flambeau éteint de celui qui brûle encore, pour le
rallumer; cet exemple, tiré des choses visibles, nous donne une idée de ce qui
se passe dans le monde des choses invisibles.
3. Suivons donc le conseil du Prophète (Ose. X,
12, juxta LXX.), allumons-nous, le flambeau de la science à cet astre si grand
et si brillant, avant de sortir des ténèbres de ce monde, de peur que nous ne
passions des ténèbres aux ténèbres, mais à des ténèbres éternelles. Mais de
quelle science parlé je? De celle qui consiste à savoir que le Seigneur viendra,
quoique nous ne puissions savoir quand il viendra. Voilà tout ce qui nous est
demandé. Vous me direz peut-être que tout le monde aujourd'hui a cette
science-là; quel homme, en effet, ne fut-il même chrétien que de nom, ignore que
le Seigneur doit venir un jour et qu'il viendra en effet, pour juger les vivants
et les morts, et rendre à chacun selon ses oeuvres? Non, mes frères, tout le
monde ne sait point cela, ce n'est même su que de peu d'hommes, puisqu'il y en a
si peu de sauvés. Pensez-vous, par exemple, que ceux qui sont heureux quand ils
ont mal fait, et se réjouissent des pires choses (Prov. II, 14), sachent ou se
rappellent qu'un jour le Seigneur viendra? S'ils l'affirmaient eux-mêmes,
gardez-vous de les croire, car " celui qui dit qu'il le connaît et ne garde
point ses commandements est un menteur, dit l'Apôtre (I Joan. II, 4). — Ils font
profession, dit saint Paul, de connaître Dieu, mais ils le renoncent par leurs
oeuvres, (Tit. I, 16) — attendu, continue saint Jacques, que la foi sans les
oeuvres est une foi morte (Jac. II, 20). " En effet, ils ne se souilleraient
point de tant d'impuretés s'ils savaient que le Seigneur doit venir, et s'ils
redoutaient sa venue; au contraire, ils veilleraient sur eux, et ne laisseraient
pas le mal faire de tels ravages dans leur âme.
4. Or, cette science, au premier degré, opère dans
l'âme un sentiment de pénitence et de douleur qui change les rires en pleurs,
les chants en gémissements, la joie en tristesse, et fait que tout ce qui vous
plaisait le plus auparavant commence à vous déplaire, et que tout ce dont vous
aviez d'abord le plus d'horreur commence à avoir des charmes pour vous. Il est
écrit, en effet : " Plus on a de science plus on a de peine (Eccli. I, 18). " La
conséquence de la sainte et vraie science est donc la douleur. Au second degré,
elle opère la correction en tant que vous cessez, à ce degré de science, de
faire servir vos membres à l'iniquité : vous réprimez la gourmandise, vous
étouffez la luxure, vous abaissez l'orgueil, voue contraignez votre corps à
devenir un instrument de sainteté comme il l'avait été de l'iniquité auparavant.
A quoi bon, en effet, le repentir sans la correction? A rien; car, selon le mot
du Sage : " Si l'un bâtit et que l'autre détruise que gagneront-ils autre chose
que de la perte? Si l'un prie et que l'autre maudisse, de qui Dieu exaucera-t-il
la voix? Si celui, qui se lave après avoir touché un mort, le touche de nouveau,
de quoi lui sert-il de s'être lavé (Eccli. XXXIV, 26)? " Ne doit-il pas craindre
au contraire, selon la parole même du Sauveur, qu'il ne lui arrive quelque chose
de pire (Joan. V, 14)? Mais comme on ne peut se tenir dans ces deux degrés
pendant bien longtemps si l'esprit n'est dans une vigilance et une
circonspection continuelle, il s'ensuit que la science au troisième degré
produit la sollicitude, et fait que l'homme commence à marcher avec ce sentiment
inquiet avec son Dieu, exclut toute chose en tous sens, dans la crainte de
choquer, même dans les moindres choses, les regards de sa redoutable majesté.
Ainsi le repentir l'enflamme, la correction le brûle, la sollicitude l'éclaire,
en sorte qu'il est un homme nouveau aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur.
5. Mais alors il commence à respirer un peu des
tribulations et de la douleur que les péchés lui ont causées; une joie
spirituelle tempère l'excès de sa crainte, et l'empêche de succomber à la
tristesse, à la pensée de l'énormité de ses fautes. Aussi, d'un coté, s'il
craint son Juge, de l'autre il espère en son Sauveur, et lorsque la crainte et
la joie marchent au-devant l'une de l'autre dans son coeur elles finissent par
se rencontrer. S'il arrive encore que la crainte soit plus forte que la joie,
souvent aussi la joie triomphe de la crainte, et l'enferme dans ses prisons
secrètes. Heureuse la conscience où ces deux sentiments se livrent sans relâche
cette sorte de combat, jusqu'à ce que ce qui est mortel soit absorbé par la vie,
que ce qui reste de crainte s'évanouisse et cède la place à la joie, ce qui est
la perfection même; car sa crainte ne saurait être éternelle tandis que sa joie
le sera. Mais pour être ainsi allumée et éclairée, elle ne doit pas encore se
croire dans la maison où l'on a coutume de porter des flambeaux allumés sans
craindre le souffle des vents, il faut qu'elle se rappelle qu'elle est toujours
en plein air, qu'elle s'applique à protéger de ses deux mains la lumière qu'elle
porte, et qu'elle se défie des vents, lors même que l'air lui semble tranquille;
car il peut changer tout-à-coup, à l'heure où elle y pensera le moins, et si
elle cesse un seul instant d'être sur ses gardes, elle verra sa lumière éteinte.
S'il lui arrive dans l'ardeur de sa marche de se brûler les mains, comme il
arrive quelquefois, qu'elle supporte la douleur plutôt que de les éloigner de la
flamme qu'elles protègent, car en un instant, en un clin d'oeil, elle peut être
soufflée. Ah! si nous étions déjà dans cette demeure qui n'est point faite de
main d'homme, dans la demeure éternelle du ciel, où nul ennemi ne peut entrer et
dont aucun ami ne peut sortir, il n'y aurait rien à craindre; mais maintenant
nous sommes exposés au souffle des trois vents les plus mauvais et les plus
forts, aux vents de la chair, du diable et du monde qui ont conjuré ensemble
d'éteindre la lumière de notre conscience, en soufflant dans nos cœurs, de
mauvais désirs et des mouvements déréglés, et de soulever en nous tout-à-coup
une telle tourmente, que nous ne puissions plus distinguer ni d'où nous venons
ni où nous allons. Deux de ces vents contraires cessent quelquefois de souffler,
mais personne n'a jamais obtenu de trêve du troisième. Voilà pourquoi je vous
dis que nous devons protéger notre âme, des deux mains de notre coeur et de
notre corps, de peur que le flambeau, qui y est enfin allumé, ne vienne à
s'éteindre ; il ne faut ni céder à la tempête, ni reculer devant elle, quand le
souffle des passions ébranle trop violemment le double état de l'homme, mais il
faut nous écrier avec un saint: " Mon âme est toujours entre mes mains (Psalm.
CXVIII, 109). " Oui, mieux vaut nous brûler les mains que céder à l'orage. Et de
même qu'on ne peut facilement oublier ce qu'on porte dans ses mains, ainsi nous
ne saurions oublier l'affaire de nos âmes, et le soin qu'elles réclament de
nous, doit être la principale affaire de nos cœurs.
6. Quand nos reins seront ceints et que nous
aurons en main nos lampes allumées, il nous faudra veiller sur la troupe de nos
pensées et de nos actions, afin que le Seigneur nous trouve prêts, qu'il vienne
à la première, à la seconde ou à la troisième veille de la nuit. La première
veille n'est autre chose que la régularité de nos actions, et consiste, par
conséquent, dans les efforts que nous devons faire pour régler notre vie tout
entière selon la règle que nous avons fait voeu de suivre, et de ne point
franchir les limites que nos pères ont tracées pour tous les exercices de ce
genre de vie, sans incliner ni à droite ni à gauche. La seconde consiste dans la
pureté d'intention, si notre oeil est sain tout notre corps sera éclairé; par
conséquent, il faut que nous fassions toutes nos actions pour Dieu, et que la
grâce que nous recevons retourne à sa source pour en revenir de nouveau. Enfin,
la troisième veille consiste à conserver l'union et à nous faire préférer quand
nous sommes dans une congrégation, la volonté des autres à la nôtre, en sorte
que nous vivions avec tous nos frères, non-seulement sans divisions, mais encore
en bonne intelligence, nous supportant tous mutuellement et priant les uns pour
les autres, de façon qu'on puisse dire de chacun de nous "C'est un véritable ami
de ses frères et du peuple d'Israël, c'en est un qui prie beaucoup pour son
peuple et pour toute la cité sainte (II Macchab. XV, 14). " Voilà donc comment
ce jour-là la venue du Fils unique de Dieu allume en nous le flambeau de la
véritable science, de ce savoir qui nous apprend que le Seigneur doit venir, et
qui est le fondement inébranlable et perpétuel de nos moeurs.
7. " Et demain matin, dit l'écrivain sacré, vous
verrez sa gloire. " O quel matin! ô jour meilleur dans les parvis du Seigneur
que mille autres passés ailleurs! Quand verrons-nous ce mois succéder au mois,
ce sabbat succéder au sabbat, la splendeur de la lumière et l'ardeur de la
charité éclairer les habitants de la terre jusque dans ces sublimes merveilles !
Qui osera, je ne dis pas présumer assez de ses forces pour en parler, mais même
pour y penser seulement? Mais en attendant, mes frères, édifions notre foi de
manière à pouvoir du moins contempler quelque peu les merveilles qui
s'accomplissent pour nous sur la terre s'il ne doit pas nous être donné de voir
dès maintenant celles qui nous sont réservées dans les cieux. Or la
toute-puissante majesté de Dieu a fait trois choses, trois mélanges, en prenant
notre chair, mais trois choses si uniquement admirables et si admirablement
uniques, qu'il ne s'est jamais fait et ne se fera jamais plus rien de semblable
sur la terre. En effet, on a vu s'unir étroitement ensemble, Dieu et l'homme, la
maternité et la virginité, 1a foi et un cœur d'homme. Ces mélanges sont
admirables, mais ce qui dépasse toute merveille, c'est de voir comment des
choses si diverses, si opposées entre elles, ont pu se réunir l'une à l'autre.
8. Et d'abord, considérez la création, la position
et la disposition des choses. Quelle puissance a éclaté dans la création, quelle
sagesse dans la disposition, quelle bonté dans la composition. Dans la création,
voyez combien grandes et nombreuses sont les choses créées par la puissance,
dans la position avec quelle sagesse elles ont été disposées; et dans la
composition avec quelle bonté les choses les plus élevées ont été unies aux
choses les plus humbles par les liens d'une si aimable et si admirable charité.
En effet, au limon de la terre il a uni, dans les arbres, par exemple, une force
vitale qui donne la beauté au feuillage, l'éclat aux fleurs, la saveur et leurs
propriétés médicinales aux fruits. C'est peu; le Créateur a mis dans notre limon
une autre force encore, la force sensible qu'on voit dans les animaux qui
non-seulement ont la vie, mais encore sont doués de sensibilité, dont le siège
repose dans cinq organes différents. Dieu voulut combler ensuite notre limon
d'un nouvel honneur, et il lui donna la force raisonnable que nous voyons dans
l'homme qui, non-seulement vit et sent, mais encore discerne entre ce qui
convient et ce qui ne convient pas, entre le bien et le mal, entre le vrai et le
faux. Il voulut après cela élever notre bassesse à de plus hautes destinées
encore, et sa grandeur se fit petite afin d'unir à notre limon ce qu'il y a de
plus grand en lui, c'est-à-dire lui-même, et de ne plus faire qu'une seule et
même personne de Dieu et de notre être de boue, d'une si grande majesté et d'un
pareil néant, d'une telle grandeur et d'une semblable bassesse. En effet, il n'y
a rien au-dessus de Dieu ni au-dessous de la boue; et pourtant Dieu daigna si
bien descendre dans cette boue, et cette boue se trouva élevée si haut vers
Dieu, que tout ce que Dieu fit dans notre limon, la foi nous dit que c'est notre
limon même qui l'a fait; tout ce que notre limon a souffert nous disons que
c'est Dieu même qui l'a enduré en lui, par un mystère non moins ineffable
qu'incompréhensible. Mais remarquez encore que de même que dans cette unique
divinité subsiste la Trinité des personnes, en même temps que l'unité de
substance, ainsi dans ce mélange tout particulier, il y a trinité de substance
et unité de personne : si dans l'une, les trois personnes ne détruisent point
l'unité, de même que l'unité ne fait point disparaître la Trinité, ainsi dans le
mélange dont nous parlons, l'unité de personne n'est point la confusion des
substances, non plus que le nombre des substances n'empêche point l'unité de
personne. Voilà l'œuvre admirable, l'oeuvre unique entre toutes et qui les
dépasse toutes, que la suprême Trinité nous a montrée, cette Trinité où le Verbe
de Dieu, l'âme et le corps, forment une seule personne; ces trois ne font qu'un
et cet un fait trois, sans confusion de substances mais par l'unité de personne.
Voilà le premier et surexcellent mélange, il est le premier des trois. Mais, ô
homme, n'oublie pas que tu n'es que boue et ne te laisses point aller à
l'orgueil; que tu es uni à Dieu, ne te montre point ingrat.
9. Le second mélange est celui d'une vierge-mère;
il est admirable et sans exemple; jamais on n'a entendu parler d'une vierge qui
fût mère et d'une mère qui fût vierge; jamais, dans le cours ordinaire des
choses, la virginité ne se rencontre là où est la fécondité, ni la fécondité là
où se trouve la virginité. Il n'y a que dans ce mélange que la virginité et la
fécondité se sont rencontrées; là seulement s'est fait ce qui ne s'était jamais
vu auparavant, et ne se renouvellera plus jamais dans la suite; car ce mélange
est sans exemple avant lui et ne se répètera plus. Le troisième mélange est
celui de la foi et du coeur de l'homme; il est sans doute bien inférieur aux
deux premiers mélanges, mais peut-être n'est-il pas moins fort. Est-il, en
effet, rien d'aussi surprenant que de voir comment le coeur de l'homme a ajouté
foi aux deux premiers mélanges, au point de croire que Dieu fût homme, et qu'une
vierge mère fût demeurée vierge? De même que le fer et l'argile ne peuvent
s'unir, ainsi ces deux choses ne peuvent se fondre en une si l'esprit même de
Dieu n'en fait le mélange. Faut-il donc croire que celui qui est déposé dans une
crèche, qui vagit dans des langes, et ressent les mêmes nécessités que les
autres enfants, qui est flagellé, conspué, crucifié, mis dans un sépulcre et
renfermé entre deux pierres, soit le Dieu grand et immense? Sera-ce une vierge
que cette femme qui allaite son enfant, et dont un mari partage la couche et la
table? qu'il accompagne lorsqu'elle va en Egypte et quand elle en revient, et
fait seul avec elle un voyage si long et si solitaire? Comment a-t-on pu faire
croire cela aux hommes, le faire accepter de l'univers entier? Et pourtant cela
s'est cru avec une telle facilité et une telle force, que moi-même je me sens
porté à le croire, à cause de la multitude de ceux qui le croient. Des jeunes
gens et des jeunes filles, des vieillards et des enfants ont préféré souffrir
mille morts plutôt que de douter un seul instant de ces merveilles.
10. Oui, le premier mélange est excellent, mais le
second l'est davantage, et le troisième l'est bien plus encore. Le premier,
l'oreille l'a entendu, mais l'oeil ne l'a point vu. Eu effet, on a entendu
prêcher et on a su d'un bout du monde à l'autre ce grand mystère d'amour; mais
l'œil de l'homme n'a point vu, il n'y a que vous, ô mon Dieu, qui ayez vu,
comment vous vous êtes uni à un corps semblable au nôtre dans l'étroit espace du
sein d'une vierge. Quand au second mélange, l'oeil de l'homme l'a vu; car cette
reine unique, qui conservait soigneusement le souvenir de toutes ces merveilles
et les repassait dans son coeur, sut qu'elle était en même temps vierge et
féconde; et Joseph, qui ne fut pas moins le témoin que le gardien d'une telle
virginité, en eut aussi connaissance. Enfin, le troisième a trouvé place dans le
coeur de l'homme, qui a cru ce qui a été fait, comme il a été fait; qui tient
pour certain et croit très-fermement, non parée qu'il J'a vu, mais parce qu'il
l'a entendu prêcher, ce qui s'est fait, et lui a été annoncé. Or, voyez dans le
premier mélange ce que Dieu vous a donné; dans le second, par quel moyen il vous
l'a donné; et dans le troisième, pour quel motif il vous l'a donné. Il vous a
donné le Christ par Marie, pour vous guérir. Dans le premier mélange est un
remède, un cataplasme fait de Dieu et de l'homme pour guérir toutes nos
infirmités. Ces deux espèces se sont trouvées mélangées dans le sein de la
Vierge, comme dans un mortier, le Saint-Esprit fut le pilon qui les mêla avec
douceur. Mais, comme tu étais indigne, ô homme, de le recevoir directement, il
fut donné à Marie, afin que tu reçusses d'elle tout ce que tu peux avoir; et
Marie, en tant qu'elle est mère, 'a donné pour toi le jour à Dieu, et en tant
qu'elle est vierge elle a mérité d'être exaucée dans ta cause, dans la cause du
genre humain tout entier. Si elle n'était que mère, il lui suffirait d'être
sauvée en mettant des enfants au monde; si elle n'était que vierge, elle se
suffirait à elle-même ainsi; mais le fruit béni de ses entrailles ne serait
point le prix du genre humain. Ainsi, dans le premier mélange se trouve le
remède, dans le second il nous est appliqué; car Dieu a voulu que nous
n'eussions rien qui ne nous vînt par Marie; mais dans le troisième se trouve le
mérite, attendu que nous ne pouvons croire, avec une ferme foi, toutes ces
choses, sans acquérir par là un mérité; or, dans la foi se trouve la guérison,
puisqu'il est dit . " Celui qui croira sera sauvé (Marc. XVI, 16). "
QUATRIÈME SERMON
POUR LA VEILLE DE NOËL
Le remède se trouve dans la main gauche du Très-Haut, et sa droite est pleine
de délices.
1. La coutume de notre ordre n'exige point de
sermon aujourd'hui; néanmoins, comme la célébration des messes doit nous prendre
demain plus de temps qu'à l'ordinaire, et nous en laisser trop peu pour un
sermon d'une certaine étendue, j'ai pensé que je devais préparer dés aujourd'hui
vos coeurs à cette grande solennité, surtout en considérant la profondeur et
l'incompréhensible hauteur de ce mystère, qu'on pourrait comparer à une source
d'eau vive, qui serait d'autant plus abondante qu'on y puise davantage, en sorte
qu'on ne saurait l'épuiser. D'ailleurs, je connais toutes vos tribulations pour
Jésus-Christ, Dieu inouïe ! une Vierge enfante et reste immaculée après son
enfantement, possédant ainsi la fécondité du sexe et l'intégrité de la chair; la
joie de la mère et l'honneur de la vierge. J'attends maintenant, avec confiance,
la gloire promise de mon incorruptibilité dans ma chair, puisqu'il a conservé
cette incorruptibilité dans sa mère. Il sera facile en effet, à celui qui laissa
sa Mère immaculée dans l'enfantement, de me rendre incorruptible en me
ressuscitant.
5. Mais il y a de plus grandes richesses encore et
une gloire plus complète que ces richesses et cette gloire-là. C'est une femme
devenue mère sans rien perdre de sa virginité, et un fils exempt de toute
souillure du péché. Si la malédiction d'Eve n'atteint point cette mère,
l'enfant, né d'elle, échappe aussi au sort commun de tous ceux dont le Prophète
a dit : " Nul n'est exempt de souillure, pas même l'enfant qui n'a encore vécu
qu'un jour sur la terre (Job XV, 14). " Voilà cet enfant sans souillure, seul
vrai entre tous les hommes, disons mieux, la Vérité même. "Voilà l'Agneau sans
tache, l'Agneau qui ôte les péchés du monde (Joan. I, 29). " Qui est-ce qui
peut, en effet, mieux ôter les péchés du monde que celui en qui il n'y a point
place pour le péché? Oui, celui-là peut me purifier qui est lui-même exempt de
toute souillure. Que sa main, la seule que la poussière n'ait point salie.
vienne enlever la boue dont mes yeux sont couverts; puisqu'il n'a point de
poutre dans l'oeil, qu'il vienne ôter la paille qui se trouve dans le mien; bien
plus, comme il n'a pas même le plus petit grain dé poussière dans le sien, qu'il
débarrasse le mien de la poutre qui l'offusque.
6. Nous avons vu quelles sont ces richesses de
salut et de vie, nous avons vu sa gloire, la gloire qui convient au Fils unique
du Père. Si vous me demandez de quel Père, je vous répondrai par ces mots " Il
sera appelé le Fils du Très-Haut (Luc. I, 32). " Tout le monde sait quel est ce
Très-Haut, mais pour qu'il ne reste aucun doute sur ce point, l'ange Gabriel dit
lui-même à Marie : "Le fruit saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de
Dieu (Ibid. 35): " O fruit véritablement saint, Seigneur, vous ne souffrirez
point que votre saint, qui a exempté sa mère de toute corruption, éprouve
lui-même la corruption (Ps. XV, 10). Les miracles s'accroissent, les richesses
se multiplient, les trésors s'ouvrent. Celle qui enfante est mère et vierge,
celui qui est enfanté est Dieu et homme. Maïs les choses saintes seront-elles
données aux chiens et les perlés jetées aux pourceaux? Cachons notre trésor dans
le champ et renfermons notre argent dans notre bourse. Que les fiançailles de la
mère dérobent aux regards une conception à laquelle l'homme demeure étranger,
que le vagissement et les cris de l'enfant nouveau-né donnent le change sur cet
enfantement sans douleur; voilez, ô Marie, voilez l'éclat de ce soleil levant;
déposez votre enfant dans une crèche, enveloppez-le de langes, car ces langes
sont eux-mêmes toute notre richesse. En effet, les langes du Sauveur sont plus
précieux que la pourpre, cette crèche est plus glorieuse que les trônes dorés
des rois, la pauvreté de Jésus-Christ plus riche que toutes les richesses et que
tous les trésors. Où trouver, en effet, quelque chose de plus riche et de plus
précieux que l'humilité qui sert à acheter le ciel et à acquérir la grâce? car
il est écrit : " Bien heureux les pauvres d'esprit parce que le royaume des
cieux leur appartient (Matth. V, 3), et l'Apôtre nous assure que " Dieu résiste
aux superbes et donne sa grâce aux humbles (Jac. IV, 6). " Vous voyez combien
l'humilité nous est recommandée dans la naissance du Sauveur qui, en venant au
monde, s'est anéanti lui-même, a pris la forme et la nature de serviteur, et a
passé pour homme par tout ce qui a paru de lui au dehors.
7. Mais voulez-vous des richesses plus précieuses
et utile gloire plus excellente encore? Vous avez sa charité dans sa passion.;
car " personne ne peut avoir un, plus grand amour que de donner sa vie pour ses
amis (Joan. XV, 13). " Ces richesses de salut et cette gloire ce sont le
précieux sang par lequel nous avons été rachetés, et la croix du Seigneur dans
laquelle nous mettons toute notre gloire, comme l'Apôtre qui disait : " Pour
moi, Dieu me préserve de me glorifier en quoi que ce soit, si ce n'est dans la
croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Gal. VI,14), " et qui s'écriait encore : "
Je n'ai point fait profession de savoir autre chose, parmi vous, que
Jésus-Christ crucifié ( I Corinth. II, 2). " La gauche de Dieu c'est donc
Jésus-Christ, mais Jésus crucifié, et la droite c'est encore Jésus-Christ, mais
Jésus glorifié : a Je ne connais, disait-il, que Jésus et Jésus crucifié. "
Peut-être bien est-ce nous qui sommes nous-mêmes la croix de Jésus, à laquelle
on rapporte qu'il a été attaché, car l'homme représente en lui la forme de la
croix, comme on peut le voir lorsqu'il étend les bras. En effet, le Christ dit
par la bouche du Psalmiste : " Je me trouve plongé dans le limon de l'abîme (Psal.
LXVIII, 3). " Or, évidemment ce limon n'est autre chose que nous-mêmes, attendu
que nous avons été faits de limon; mais celui qui a servi à nous faire était le
limon du paradis terrestre, et maintenant nous sommes le limon de l'abîme. "Je
suis plongé, " dit-il, non pas j'ai passé par le limon où j'en suis sorti. " Je
suis avec vous jusqu'à la consommation, du siècle (Matth. XVIII, l0). " Attendu
qu'il est Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous. Il est donc avec nous, mais par
sa main gauche. Ainsi voyons-nous qu'autrefois, quand Thamar enfanta, Zara la
première montra, hors du sein de sa mère, une main à laquelle fut lié un fil
d'écarlate, symbole de la passion du Seigneur.
8. Nous tenons donc maintenant la main gauche,
mais il nous faut encore crier : " Seigneur, tendez votre droite à l’ouvrage de
vos mains (Job XIV, 15), " car " elle est pleine de délices pour nous jusqu'à la
fin des siècles (Psal. XV, 12). " Seigneur, tendez-nous la main droite et cela
nous suffit. " La gloire et les richesses sont dans sa demeure, dit le Psalmiste
(Psal. CXI, 3), " sans doute dans la demeure de celui qui craint le Seigneur;
mais dans la vôtre, Seigneur, qu'y a-t-il? Des actions de grâces et des paroles
de louanges. " Bienheureux, en effet, sont ceux qui demeurent dans votre maison,
etc. (Psal. LXXXIII, 5). " Car l'œil n'a point vu l'oreille n'a point entendu,
et le coeur de l'homme n'a jamais conçu ce que Dieu a préparé pour ceux qui
l'aiment (I Corinth. II, 9). " C'est une lumière inaccessible, une paix qui
surpasse tout sentiment, une source qui, au lieu de jaillir en haut, jaillit en
bas. L'oeil de l'homme n'a point vu la lumière inaccessible, et son oreille n'a
point entendu la paix incompréhensible. Il est vrai, les pieds de ceux qui
portent la bonne nouvelle de la paix sont beaux (Rom. X, 15), mais quoique leur,
voix ait retenti dans le monde entier, cependant bien loin de faire entendre aux
oreilles des hommes cette paix qui surpasse tout sentiment, ils n'ont pas pu
l'entendre. En effet, saint Paul lui-même dit : "Mes frères, je ne crois pas
l'avoir comprise (Philip. III, 13). La foi vient de ce qu'on a entendu, et on a
entendu, parce que la parole de Jésus-Christ a été prêchée (Rom, X, 17) ; "
remarquez, la foi non la vue; la promesse non le don de la paix. Il y a bien une
paix dès maintenant sur la terre pour les hommes de bonne volonté; mais
qu'est-ce que cette paix-là comparée à la plénitude et à la surexcellence de
cette autre paix? Voilà pourquoi le Seigneur a dit lui-même : " Je vous laisse,
je vous donne ma paix (Joan. XIV, 27), " comme s'il avait dit Vous n'êtes pas
encore capables dé goûter ma paix, cette paix qui surpasse tout sentiment et qui
est une paix dans la paix même. Voilà pourquoi je vous donne la patrie de la
paix et vous laisse, en attendant, le chemin de la paix.
9. Mais pourquoi ces paroles : " Le coeur de
l'homme n'a point conçu? " Sans doute, c'est parce que c'est une source qui ne
jaillit point en haut. Nous savons, en effet, qu'il est dans la nature des
sources d'aimer le creux des vallées et de fuir les hauteurs escarpées ides
montagnes, selon ce qui est écrit : "Vous conduisez les fontaines dans les
vallées et vous faites couler les eaux entre les montagnes (Psal. CIII, 10). "
Voilà pourquoi je rappelle si souvent à vos charités que " Dieu résiste aux
superbes et donne sa grâce aux humbles (Jac. IV, 6). " Les sources ne remontent
point, de quelque lieu qu'elles jaillissent. On pourrait croire à la première
vue que, suivant cette règle, les voies de la grâce ne sont point fermées à
l'orgueil, d'autant plus que le premier orgueilleux que l'Ecriture appelle le
roi des enfants de l'orgueil n'a point dit, selon les Saintes Lettres : Je serai
plus haut, mais " je serai semblable au Très-Haut (Is. XIV, 14). " Cependant
l'Apôtre n'a point avancé un mensonge quand il a dit : " Il s'élève au-dessus de
tout ce qui est cru et adoré comme Dieu (II Thess. II, 4). " L'homme ne peut
entendre cette parole sans frémir d'horreur. Plaise à Dieu que son âme frémisse
d'une égale horreur à ces pensées et à ces sentiments mauvais. Car je vous dis,
moi aussi, que non-seulement le démon mais tout orgueilleux s'élève au-dessus de
Dieu même. En effet, Dieu veut qu'on fasse sa volonté, et l'orgueilleux veut
aussi qu'on fasse la sienne; il vous semble que jusque-là les choses sont
égales, mais remarquez combien les rapports sont disproportionnés. Dieu, il est
vrai, veut que sa volonté soit faite, mais seulement dans les choses que la
raison approuve; l'orgueilleux, au contraire, veut que la sienne se fasse,
qu'elle soit conforme ou non à la raison. Voyez-vous comme il se tient sur les
hauteurs et comment les ruisseaux de la grâce ne peuvent remonter jusqu'à lui? "
Si vous ne vous convertissez, dit le Sauveur, et si vous ne devenez comme un
petit enfant. — Il voulait parler de lui en qui habite et d'où s'épanche la
plénitude de toutes les grâces, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux
(Matth. XVIII, 3). " Creusez donc des canaux, aplanissez ces montagnes de
pensées terrestres et orgueilleuses, devenez semblables au Fils de l'homme, non
point au premier homme, attendu que la source de la grâce ne saurait remonter
jusque dans le coeur de l'homme charnel et terrestre; purifiez aussi votre oeil,
si vous voulez voir la plus pure des lumières; inclinez votre oreille à
l'obéissance si vous voulez parvenir un jour au repos éternel et à la paix dans
la paix. C'est une lumière à cause. de sa sérénité; c'est une paix pour sa
tranquillité et une source pour son éternel épanchement. La source ce sera le
Père, de qui naît le Fils et procède le Saint-Esprit; la lumière ce sera le Fils
qui est la splendeur de la vie éternelle, la vraie lumière éclairant tout homme
venant en ce monde: la paix ce sera le Saint-Esprit qui se repose sur les coeurs
humbles et pacifiques. Mais si je parle ainsi ce n'est point pour dire que ces
choses soient propres à chacune des trois personnes de la Trinité; car le Père
est aussi lumière, puisque le Fils est lumière de lumière; le Fils est aussi
paix, car il est notre paix celui qui a réuni les deux en un; le Saint-Esprit
également est une source d'eau jaillissante jusqu'à la vie éternelle.
10. Mais quand y arriverons-nous? Seigneur, quand
me remplirez-vous de la joie de voir votre face? Nous nous réjouissons déjà en
vous parce que vous nous avez visités comme un soleil levant qui nous vient du
haut des cieux; nous nous réjouissons de nouveau dans la bienheureuse espérance
de votre second avènement. Mais quand goûterons-nous la plénitude de la joie,
non par un effet de notre souvenir, mais par suite de votre présence ? Non dans
le bonheur de l'attente, mais dans le charme de la claire vue? " Que votre
modestie, disait l'Apôtre, soit connue de tous les hommes, le Seigneur est
proche (Philip. IV, 5). " N'est-il pas juste, en effet, que notre modestie soit
connue comme celle du Seigneur l'est de tous les hommes? Est-il rien de plus
inconvenant que de voir l'homme agir sans modestie, l'homme, dis-je, qui rie
peut ignorer sa faiblesse, quand le Seigneur de majesté s'est montré modeste au
milieu des hommes? " Apprenez de moi, dit-il, que je suis doux et humble de
coeur (Matth. XI, 29), " afin que votre modestie puisse aussi être connue des
autres. Par ces paroles qui suivent, " le Seigneur est proche, " il faut
entendre sa main droite, attendu que lorsqu'il parle de sa gauche il dit
lui-même : " Voici que je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles (Matth.
XXVIII, 20). " Oui,mes frères, le Seigneur est proche, ne vous mettez plus en
peine de rien; il est là tout prêt et ne peut tarder à paraître. Ne vous laissez
aller ni à la fatigue ni à la défaillance; cherchez-le pendant qu'on peut encore
le trouver, invoquez-le tandis qu'il n'est pas loin. " Le Seigneur est tout près
des coeurs qui sont dans les épreuves et la tribulation (Psal. XXXII, 19). " Il
est tout proche de ceux qui l'attendent, mais de ceux qui l'attendent en vérité.
D'ailleurs, voulez-vous savoir combien il est proche, écoutez les chants de
l'Épouse quand elle parle de l'Époux : "Le voici, dit-elle,, qui se tient
derrière la muraille (Cant. II, 9). " Or, par cette muraille c'est votre corps
qu'il faut entendre, car il n'y a que lui qui vous empêche de le voir, quoiqu'il
soit près de vous. Aussi saint Paul s'écriait-il : "Je voudrais être débarrassé
des liens de ce corps et me trouver avec le Christ (Philip. I, 23). " Ailleurs
il disait en gémissant " Malheureux homme que je suis, qui donc me délivrera de
ce corps de mort (Rom. VII, 24)." Tel aussi le Psalmiste s'écriait : " Tirez mon
âme de sa poison. afin que je bénisse votre nom (Psal.. CXLI, 8). "
CINQUIÈME SERMON
POUR LA VEILLE DE NOËL
Sur ces paroles : " Sanctifiez-vous, aujourd'hui
et tenez-vous prêts; car demain vous verrez la majesté de Dieu en vous.
1. Sur le point de célébrer
l'ineffable mystère de la naissance de Notre-Seigneur, c'est avec raison que
nous sommes avertis, mes frères, de nous sanctifier et de nous tenir tout prêts.
Car c'est le Saint des saints qui approche, c'est celui qui a dit : " Soyez
saints parce que je suis saint, moi qui suis le Seigneur votre Dieu (Levit. XIX,
1). " Autrement comment le saint pourrait-il être, donné aux chiens et les
perles jetées aux pourceaux, s'ils ne commencent point à se purifier les uns de
leurs iniquités et les autres de leurs criminelles voluptés, pour fuir ensuite,
avec toute la sollicitude possible, les premiers leur vomissement, et les
seconds leur bauge fangeuse? Jadis les Israélites charnels, pour participer aux
choses saintes, commençaient par se purifier selon la chair, par diverses
ablutions, par des offrandes et par des sacrifices qui n'avaient point la vertu
de, purifier la conscience, esclave du péché. Mais toutes ces purifications ont
fait leur temps, car elles ne devaient durer que jusqu'aux jours de la
délivrance qui sont arrivés maintenant. C'est donc bien à propos qu'on nous fait
un devoir d'une justification parfaite, d'une purification intérieure, d'une
pureté toute spirituelle, selon ces paroles du Seigneur ; " Bienheureux sont
ceux qui ont le eceur pur parce qu'ils verront Dieu (Matth. V, 8). " C'est dans
ce but que nous vivons, mes frères,, c'est pour cela que nous sommes nés, pour
cela que nous avons été appelés, pour cela enfin que le jour d'aujourd'hui a lui
sur nos têtes. Il n'y avait que nuit et ténèbres dans le monde entier avant le
lever de la lumière véritable, avant la naissance du Christ. Bien plus, chacun
de nous était aussi dans les ténèbres de la nuit avant sa conversion et sa
régénération intérieure.
2. N'est-il pas vrai que la face de
la terre était plongée dans la nuit la plus sombre et dans les plus épaisses
ténèbres, alors que nos pères adoraient des dieux fabriqués de leurs mains, et,
par une sacrilège folie, décernaient les honneurs divins à des divinités de
pierre ou de bois? Et nous-mêmes n'étions-nous point dans les plus profondes
ténèbres quand nous vivions dans le siècle, comme si nous n'avions point eu de
Dieu, quand nous étions traînés à la remorque de toutes nos passions, attirés
par tous les appâts de la chair et soumis en esclaves à tous les désirs du
siècle; quand nos membres donnaient des armes au péché, et que l'iniquité passée
était pour nous un pas vers une iniquité nouvelle; quand enfin nous étions
adonnés aux oeuvres de ténèbres dont nous rougissons à présent? Or, l'Apôtre a
dit : " Ceux qui dorment, dorment pendant la nuit, et ceux qui s'enivrent le
font aussi la nuit (Thes. V, 7). " Vous avez été tels autrefois, mais vous avez
secoué votre sommeil, mais vous vous êtes sanctifiés, si toutefois vous êtes des
enfants de lumière, des fils du jour, non de la nuit ni des ténèbres. En effet,
le héraut du jour a dit : " Soyez sobres et vigilants (Pet. V, 8) : " et, en
parlant aux Juifs des autres apôtres, le jour de la Pentecôte, il leur
demandait: "Comment ceux-ci pouvaient être ivres puisqu'on n'était encore qu'à
la troisième heure du jour (Act. II, 15). " Au langage de Pierre se rapporte ce
que disait son collègue en apostolat: "La nuit est avancée et le jour approche.
Quittons donc les oeuvres de ténèbres et revêtons-nous des armes de lumière,
puis marchons avec bienséance et honnêteté, comme on doit marcher durant le jour
(Rom. XIII, 12). " Renonçons, dit-il, aux oeuvres des ténèbres, c'est-à-dire au
sommeil et à l'ivresse, car, ainsi que je l'ai dit plus haut, ceux qui dorment,
dorment pendant la nuit et ceux qui s'enivrent le font aussi durant la nuit,
cessons de dormir puisque le jour est levé, et marchons comme on doit marcher
dans le jour, c'est-à-dire avec honnêteté, non point comme des gens que
l'ivresse fait chanceler. Apercevez-vous un homme dont l'âme, engourdie pour le
bien, sommeille? Il est encore plongé dans les ténèbres. En apercevez-vous un
autre enivré d'absinthe s'élever au-dessus de ce qu'il doit dans les sentiments
qu'il a de lui-même, dont l'oeil n'est jamais rassasié de ce qu'il a vu, ni
l'oreille satisfaite de ce qu'elle a entendu, qui éprouve pour l'argent, et pour
ce qui y ressemble, une faim insatiable et une soif aussi longue que celle de
l'hydropique? C'est un enfant de ténèbres, un fils de la nuit. D'ailleurs, ces
deux vices vont rarement l'un sans l'autre, car l'Ecriture a dit : " L'homme
oisif est rempli de désirs, c'est-à-dire, tout homme qui sommeille est plongé
dans l'ivresse. Sanctifions-nous donc aujourd'hui et tenons-nous prêts, mais
aujourd'hui même, en secouant le sommeil de la nuit; dissipons aussi, car le
jour a lui, l'ivresse de la nuit, pour nous sanctifier, et mettons un frein à la
fureur des mauvais désirs. Toute la loi et les prophètes sont renfermés dans ces
deux mots : Nous éloigner du mal et faire le bien.
3. Mais il faut que ce soit
aujourd'hui, car le jour de demain ne se passera ni en sanctification ni en
préparation, mais sera pris tout entier par la vision de la majesté de Dieu. "
Demain, est-il dit, vous verrez la majesté de Dieu au milieu de vous. " C'est ce
que dit aussi le patriarche Jacob quand il s'écrie: " Demain mon innocence me
rendra témoignage devant vous (Gen. XXX, 33). " Aujourd'hui on pratique le
justice, mais demain elle doit rendre témoignage pour nous; aujourd'hui on la
cultive trais demain elle doit porter des fruits. Comment d'ailleurs pourrait-on
moissonner là où on n'a point semé? Aussi celui qui maintenant méprise la
sainteté, ne verra point alors la majesté; celui pour qui le soleil de justice
ne se sera point levé, ne verra point non plus le soleil de gloire se lever à
ses yeux, et le joui de demain ne luira pas pour lui, si le jour d'aujourd'hui a
été pour lui sans lumière, car celui qui aujourd'hui a été fait notre justice,
par Dieu le Père, est le même qui demain apparaîtra comme notre vie, afin que
nous soyons avec lui dans la gloire. S'il naît aujourd'hui tout petit enfant,
c'est afin que nul n'ose s'enorgueillir, mais que nous nous convertissions et
devenions aussi nous-mêmes comme de petits enfants. Demain donc se montrera le
grand Dieu, le Seigneur digne de toutes louanges, afin que nous recevions aussi
louanges et grandeur le jour où chacun recevra de Dieu la gloire qu'il mérite.
Ainsi le jour de demain glorifiera ceux que le jour d'aujourd'hui aura
justifiés, et la vision de la majesté divine succédera à la consommation de la
sainteté. Or, ce n'est pas d'une vaine vision qu'il est ici question,
puisqu'elle consiste dans la similitude; en effet, nous serons semblables à lui
parce que nous le verrons tel qu'il est; voilà pourquoi il est dit non pas
seulement, " vous verrez la majesté de Dieu, " mais, " vous la verrez en vous. "
C'est qu'en effet si aujourd'hui nous ne nous voyons en lui que comme dans un
miroir, parce que maintenant c'est lui qui reçoit de nous, demain nous le
verrons en nous, parce que c'est nous qui recevrons de lui, quand il se montrera
à nous et nous attirera: à lui. C'est là ce qu'il a promis de nous servir en
passant (Luc. XII, 37); mais en attendant nous recevons de sa plénitude non pas
gloire pour gloire, j'en conviens, mais grâce pour grâce, selon ces paroles du
Psalmiste : " Le Seigneur nous donnera la grâce et la. gloire (Psal. LXXXIII,
13). " Gardez-vous donc bien de faire peu de cas du premier de ces dons, si vous
désirez recevoir le second, de dédaigner les. premiers morceaux, si vous voulez
goûter aux suivants, et de refuser de prendre ce qu'on vous sert, pour le
plateau sur lequel on vous le sert. Car notre pacifique Sauveur s'est fait
plateau incorruptible en se donnant un corps inaccessible à la corruption, dans
lequel il nous servît les mets du salut. Il est dit, en effet : " Vous ne
souffrirez point que votre Saint éprouve la corruption (Psal. XV, 11). " Or il
est certainement question en cet endroit de celui dont parlait Gabriel quand il
disait à Marie : " Le Saint qui naîtra de vous sera appelé le Fils de Dieu (Luc,
I, 35). "
4. Soyons donc sanctifiés
aujourd'hui par ce Saint-là, afin que nous voyions sa majesté lorsque le jour
aura lui; car il n'y a encore que le jour de la sanctification, le jour du salut
qui a lui pour nous, non point le jour de gloire et de félicité. D'ailleurs,
tant qu'il n'est encore question que de la passion du Saint des saints qui
souffrit le jour du Parasceve, c'est-à-dire le jour de la préparation, il est
juste qu'on nous dise à tous : " Sanctifiez-vous aujourd'hui et tenez-vous
prêts. " Oui, sanctifiez-vous en marchant tous les jours de vertu en vertu, et
tenez-vous prêts à persévérer. Mais en quoi nous sanctifierons-nous? J'ai lu de
quelqu'un, dans l'Ecriture, que le Seigneur " l'a sanctifié dans sa foi et dans
sa douceur (Eccli. XLV, 4). " Il est, en effet, aussi impossible de plaire aux
hommes sans la douceur que d'être agréable à Dieu sans la foi. Il est donc bien
à propos que nous soyons avertis de nous tenir prêts dans les choses par
lesquelles nous plairons à Dieu dont nous devons voir la majesté et mutuellement
à nous autres hommes aussi, afin que nous la voyions en nous tous également.
Nous devons donc faire provision de vertus, non-seulement devant Dieu, mais
aussi devant les hommes pour être agréables en même temps à notre Roi et à nos
concitoyens qui sont aussi nos compagnons d'exil.
5. Mais ce qu'il faut chercher
avant tout, c'est la foi dont il est dit " Il a purifié leur coeur par la foi
(Act. XV, 9). " En effet, bienheureux ceux qui ont le cœur pur parce qu'ils
verront Dieu (Matth. V, 8). Abandonnez-vous donc à Dieu, confiez-vous à lui,
jetez en lui toutes vos pensées, il vous nourrira et vous pourrez vous écrier :
"Le Seigneur prend soin de moi (Psal. XXIX, 18). " Voilà ce que ne goûtent point
ceux qui aiment leur propre personne, ces demi-savants toujours inquiets pour
eux-mêmes, qui accomplissent tous les désirs de la chair, et sont sourds à la
voix de celui quia dit: " Jetez dans son sein toutes vos inquiétudes et vos
peines parce qu'il a soin de vous (I. Petr. V, 7). " Car mettre la confiance en
soi, ce n'est pas de la confiance, c'est de la trahison, avoir foi en soi, c'est
se défier, non se confier. Le vrai fidèle est celui qui ne croit point en soi,
n'espère point en soi, est à ses yeux comme un vase fêlé, et perd son âme; mais
de manière à la garder pour l'éternité. Or, il n'y a qu'un cœur plein d'humilité
qui puisse faire cela, qui empêche l'âme fidèle de compter sur soi, et la force
à se quitter elle-même pour s'élever enfin comme du désert, appuyée sur son
bien-aimé et par conséquent inondée de délices.
6. Mais pour que notre
sanctification soit parfaite, il faut encore que nous apprenions du Saint des
saints la mansuétude et la grâce de la vie en commun, selon ces propres paroles
du maître : " Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur (Matth. XI,
29). " Qu'est-ce qui nous empêche de dire que celui qui est doux, plein de
mansuétude et de miséricorde, qui s'est fait enfin tout à tous, qui répand sur
tous ses semblables l'huile de sa douceur et de sa mansuétude, dont il est
lui-même si pénétré, si arrosé et si ruisselant, qu'il semble la laisser couler
de tout son être, est effectivement inondé de délices? Heureux celui qui s'est
préparé par cette double sanctification, et peut dire : " Mon cœur est tout
prêt, Seigneur, mon cœur est tout prêt (Psal. LVI, 8). " Il a en effet produit
aujourd'hui son fruit dans la sanctification, et demain il aura pour fin la vie
éternelle, car il verra la majesté de Dieu, ce qui n'est autre chose que
posséder la vie éternelle, selon ce mot de la vérité même : " La vie éternelle
consiste à vous connaître, vous qui êtes le seul Dieu véritable et Jésus-Christ
que vous avez envoyé (Joan. XVII, 3). " Le juste juge lui donnera ce jour-là une
couronne de justice que nulle antre ne remplacera plus jamais. Il verra alors et
nagera dans la joie, il sera dans l'admiration et son coeur se dilatera de
bonheur. Mais jusqu'où se dilatera-t-il ?Jusques au point de voir la majesté de
Dieu: en soi. Ne pensez pas, mes frères, qu'il me soit possible de vous
expliquer cette promesse par des paroles.
7. Sanctifiez-vous donc aujourd'hui
et tenez-vous prêts, demain vous verrez et vous serez dans la joie, mais ans une
joie qui remplira tout votre coeur. En effet que ne pourrait remplir une
pareille majesté? Elle le remplira donc par dessus les bords au point de le
faire déborder lorsque " on versera dans votre sein une bonne mesure, bien
pressée et bien entassée, qui se répandra par-dessus les bords Luc. VI, 36). "
La mesure sera tellement comble qu'elle surpassera en hauteur, non-seulement vos
mérites, mais nos veaux mêmes, car Dieu peut faire bien plus que nous ne
saurions comprendre et espérer. En effet, tous nos veaux semblent se rapporter à
ces trois choses : l'honnête, l'utile et l'agréable; oui, là se bornent tous nos
désirs; voilà ce que nous souhaitons tous avoir, avec cette seule différence que
les .uns désirent plus une chose et les autres une autre. Ainsi, tel homme est
tellement adonné au plaisir qu'il ne songe même plus ni à ce qui est honnête, ni
à ce qui est utile; tel autre, au contraire, est si avide de biens qu'il ne voit
ni ce qui est honnête, ni même ce qui est agréable; et ce troisième, se mettant
aussi peu en peine de l'utile que de l'agréable, ne songe avant tout qu'à ce qui
lui fait honneur. Tous ces veaux n'ont rien de répréhensible, et si nous
recherchions l'objet de ces désirs en Dieu, nous l'y trouverions certainement,
attendu que là où ils sont en effet, ils ne font qu'un; car le souverain bien
n'est autre chose que ce qui est souverainement honnête, utile et agréable. Or,
c'est là précisément, autant toutefois que notre esprit peut le comprendre,
l'objet de notre attente et la promesse qui nous est faite de voir la majesté de
Dieu en nous, en sorte que Dieu sera tout en tous, c'est-à-dire sera tout à la
fois pour nous, l'agréable, l'utile et l'honnête.
SIXIÈME SERMON POUR
LA VEILLE DE NOËL
L'Annonciation de Jésus-Christ.
1. Nous avons entendu un mot plein
de grâce,une parole vraiment digne d'être bien reçue : "Jésus-Christ, le Fils de
Dieu, naît à Bethléem de Juda. n Mon âme s'est fondue d'aise en l'entendant, mon
coeur est embrasé dans ma poitrine, il a hâte de vous faire part de son bonheur
et de son allégresse, et de répondre ainsi à vos désirs habituels. Jésus
signifie Sauveur: Est-il rien de plus nécessaire qu'un Sauveur à des hommes qui
sont perdus, de plus désirable à des gens dans le malheur et de plus utile à
quiconque est dans un état désespéré. En effet, sans lui d'où attendre le salut,
ou plutôt comment en concevoir même la plus faible espérance sous la loi du
péché, dans ce corps de mort, dans ces jours mauvais et dans ce séjour
d'affliction, si elle ne renaît inopinément pour nous ? Ainsi peut-être
désirez-vous faire votre salut, mais, pénétrés de la gravité du mal qui vous
ronge et de votre délicatesse, vous avez peur que le remède soit trop pénible à
supporter. Ne craignez plus, le Christ est on ne peut plus doux et aimable, il
est plein de miséricorde, et Dieu l'a sacré d'une huile de joie en une manière
plus excellente que tous ceux qui participeront à sa gloire, c'est-à-dire que
ceux qui recevront au moins une partie de sa plénitude, sinon la plénitude même
de l'huile de son sacre. Mais en m'entendant dire qu'il est doux, n'allez pas
croire qu'il est inefficace, car le Sauveur est en même temps le Fils de Dieu.
Or, tel Père tel Fils, il n'a qu'à vouloir pour pouvoir. Ou bien peut-être
encore à ce mot d'un Sauveur aussi utile qu'aimable, murmurez-vous je ne sais
quoi et parlez-vous de condescendance. Pour ce qui vous regarde, vous êtes
heureux d'avoir un Sauveur, parce que vous êtes cloués par la paralysie sur
votre grabat, ou même étendus à demi-mort au milieu de la route qui va de
Jérusalem à Jéricho; vous vous sentez même d'autant plus heureux que ce médecin
est doux, ne fait point usage de médecines difficiles à prendre ; autrement,
peut-être auriez-vous mieux aimé demeurer toujours malades que de vous voir
guérir en peu de temps, mais à condition de suivre un traitement bien pénible.
Car il y en a beaucoup de nos jours qui périssent parce qu'ils fuient le
médecin; ils ne le connaissent que sous le nom de Jésus, mais ne savent point
qu'il est le Christ et ne jugent de la difficulté du remède qui leur est préparé
que par le sentiment qu'ils ont du nombre et de la malignité des maladies dont
ils sont atteints.
2. Mais si vous êtes sûr d'avoir un
Sauveur et si vous savez en même temps qu'il est Christ, et ne se sert point de
caustique, mais de baume, non du feu, mais de l'huile; je crois qu'il peut
encore y avoir une préoccupation dans l'esprit d'une créature de noble origine,
c'est que peut-être, ce qu'à Dieu ne plaise, la personne de ce Sauveur ne soit
pas digne d'elle. Mais je ne puis croire que vous soyez assez ambitieux, assez
vaniteux, ni assez soucieux du point d'honneur pour ne vouloir point au besoin
être guéri, même par un de vos compagnons d'esclavage s'il pouvait vous rendre
la santé. Si c'était un ange, un archange ou quelqu'un des esprits célestes
d'un, rang plus élevé encore, peut-être votre vanité ne trouverait-elle plus
rien à dire. Recevez donc ce Sauveur avec d'autant plus d'empressement que
Jésus-Christ, le Fils de Dieu, a reçu un nom plus grand que tous les autres
noms. Voyez, en effet, si ce ne sont pas là les trois choses que l'ange qui
parla aux bergers de Bethléem, leur recommande clairement, quand, en leur
annonçant la bonne et grande nouvelle, il leur dit : "Il vous est né aujourd'hui
un Sauveur qui est le Christ, le Seigneur (Luc. II, 11)." Réjouissons-nous donc,
mes frères, félicitons-nous vivement de cette naissance, que signalent d'une
manière si éclatante à nos yeux, l'utilité que nous en tirons pour notre salut,
la douceur du remède qui consiste en une onction et la majesté du Fils même de
Dieu, et qui nous donne tout ce que nous pouvons souhaiter le plus ardemment,
l'utile, l'agréable et l'honnête. Oui, réjouissons-nous, vous dis-je, repassons
en nous-mêmes et redisons-nous mutuellement cette suave parole, ce mot plein de'
douceur : "Jésus-Christ, le Fils de Dieu, naît à Bethléem de Juda.
3. Et que personne ne me dise avec
aussi peu de piété que de reconnaissance et de religion : cela n'est pas
nouveau; c'est jadis que cette parole s'est fait entendre, il y a bien longtemps
qu'on l'a dite pour la première fois, et que le Christ est né. Je suis de votre
avis; il y a longtemps qu'on l'a prononcée, elle l'a été bien avant nous, ne
vous étonnez pas de m'entendre dire qu'il y a bien1ongtemps, et qu'elle a été
prononcée bien avant nous, car je me rappelle ces paroles du Prophète : " Elle
est de toute éternité et depuis plus longtemps encore (Exod. XX, 18). " Oui, le
Christ est né, non pas seulement avant ce siècle où nous vivons, mais avant tous
les temps, sa naissance se perd dais la nuit des temps, ou plutôt dans la
lumière inaccessible, dans le sein du Père, sur une montagne couverte d'ombre et
de ténèbres épaisses. Or, c'est pour se faire connaître qu'il est né, mais qu'il
est né dans le temps, de la chair et dans la chair, que le Verbe s'est fait
chair. Faut-il s'étonner après cela qu'aujourd'hui encore l'Eglise, en parlant
de celui dont il était dit si longtemps avant sa naissance . " Un enfant nous
est né ( Isa. IX, 6), " dise aussi il est né? Cette parole a retenti autrefois à
l'oreille des saints qui ne se sont -jamais lassés de l'entendre. D'ailleurs il
s'agit de Jésus-Christ, le Fils de Dieu, hier, aujourd'hui et toujours. C'était
sans doute pour exprimer ce grand mystère que l'Apôtre nous a plus tard. si
clairement montré dans le Christ et son Eglise, que le premier homme, notre père
à tous, a dit : " L'homme abandonnera son père et sa mère, pour s'attacher à sa
femme, et de deux qu'ils étaient ils deviendront une seule chair (Ephes. V, 31
et Gen. II, 24)."
4. Mais voilà aussi pourquoi
Abraham, le père des croyants, a vivement désiré voir ce jour et l'a vu en effet
(Joan. VIII, 56). Et quand il ordonna à son serviteur de placer sa main sous sa
cuisse et de lui faire serment au nom du Dieu du ciel, certainement il prévoyait
que ce Dieu du ciel devait naître de lui un jour. Ce même Dieu qui, en disant à
l'homme selon son coeur. " J'établirai sur votre trône le fruit de votre ventre
(Psal. CXXXI, 11), " faisant avec serment une promesse pleine de vérité, dont il
ne devait point être frustré, avait initié David au secret de ses desseins, et
c'est évidemment pour l'accomplissement des promesses faites à nos pères que,
selon ce que l'ange annonce, il est né à Bethléem de Juda, la cité de David. Il
avait été annoncé autrefois à nos pères et aux prophètes, en diverses occasions
et de diverses manières, qu'il en serait ainsi. Loin de nous la pensée que ces
oracles aient été froidement entendus par les amis de Dieu. Certainement, celui
qui s'écriait: "Envoyez, Seigneur, celui que vous devez nous envoyer (Exod. IV,
13), " ne les avait point entendus d'une oreille distraite; et celui, qui
disait: " O Seigneur, si vous vouliez ouvrir les cieux et eu descendre (Is. LXIV,
1), " ne les avait point non plus entendus avec indifférence. Je pourrais en
dire autant de beaucoup d'autres encore. Vinrent ensuite les apôtres qui virent
de leurs yeux, entendirent de leurs oreilles, et touchèrent de leurs mains le
Verbe de vie, qui leur disait avec raison: Bienheureux les yeux qui voient ce
qu'il vous est donné de voir (Matth. XIII, 16). " Enfin, les mêmes merveilles
nous ont été réservées à nous autres chrétiens, mais dans les trésors de la foi,
et c'est pour nous qu'il a dit encore. " Bienheureux ceux qui n'ont pas vu et
qui ont cru (Joan. XX, 29). " Voilà notre part dans la parole de vie. N'allez
point la trouver méprisable, car c'est de la foi qu'on vit, et c'est par elle
qu'on vainc le monde; il est dit en effet, le juste vit de la foi (Abac. II, 4),
et la victoire par laquelle le monde est vaincu, n'est le fait que de notre foi
(I. Joan. V, 4). Oui, semblable à l'éternité, elle renferme dans les vastes
replis de son sein, le passé, le présent et l'avenir, en sorte que pour elle,
rien n'est passé, rien ne passe, rien ne la dépasse.
5. C'est donc avec raison qu'en
témoignage de votre foi, dès que cette nouvelle retentit à vos oreilles, vous
avez tressailli d'allégresse, vous vous êtes répandus en actions de grâce, vous
vous êtes prosternés jusqu'à terre tous ensemble, comme pour vous réfugier,
pleins d'espérance, à l'ombre de ses ailes, et vous cacher jusque dans ses
plumes. En apprenant que le Sauveur est né, ne vous êtes-vous point écriés tous
au fond de vos coeurs : "Pour moi, mon bonheur est de demeurer attaché a Dieu
(Psal. LXXII, 28) ? " Ou plutôt, n'avez-vous point dit avec le prophète : " O
mon âme, soyez soumise à votre Dieu (Psal. LXI, 6) ? " O que je plaindrais ceux
qui ne se prosternant qu'en apparence, ont abaissé leur corps eu conservant leur
coeur toujours orgueilleusement levé, car " Il y en a qui s'humilient
malicieusement et qui ont le fond du coeur plein de tromperie (Eccli. XIX, 23).
" Je les plaindrais, parce que ceux qui n'ont point suffisamment arrêté leurs
regards sur leur misère, sentent moins vivement leurs maux, redoutent moins le
danger qui les menace, ont recours avec moins de piété, aux remèdes que leur
assure le Sauveur en naissant, se soumettent avec moins d'amour à Dieu et
chantent avec une foi moins vive: " Seigneur, vous êtes notre refuge (Psal.
LXXXIX, 1), " leurs hommages sont moins agréables, leurs prosternements moins
sincères, leurs humiliations moins humbles, leurs victoires moins complètes et
leur foi beaucoup moins vive. Mais pourquoi dit-il : " Bienheureux ceux qui
n'ont point vu et ont cru (Joan. XX, 29). " Est-ce que croire n'est pas une
manière de voir? Remarquez bien à quiet dans quelle circonstance il parlait
ainsi; c'était à l'Apôtre qui n'avait cru que parce qu'il avait vu. Il est
évident qu'il y a une différence, entre croire parce qu'on a vu, et voir en
croyant. D'ailleurs, de quelle manière faut-il penser que votre père Abraham a
vu le jour du Seigneur, si ce n'est par la foi ? Mais comment faut-il aussi
entendre ces paroles que vous chantiez cette nuit: "Sanctifiez-vous aujourd'hui
et tenez-vous prêts, car demain vous verrez la majesté de Dieu au milieu de
vous, " si ce n'est pas synonyme de voir en esprit, de se représenter par la
piété et la dévotion, d'honorer, par une foi non feinte, ce grand mystère de
charité de Jésus-Christ, qui s'est manifesté dans la chair, a été justifié dans
l'esprit, a apparu aux anges, a été prêché aux nations, a été cru de l'univers
et s'est élevé au ciel plein de gloire.
6. Ce qui renouvelle sans cesse nos
pensées est toujours nouveau, et ce qui ne cesse de porter ses fruits sans
jamais se faner, n'est jamais vieux. Or, tel est le saint auquel il est donné de
ne point connaître la corruption, tel est l'homme nouveau qui, bien loin d'être
capable de vieillir, rend une vraie jeunesse pleine de vie, à ceux-mêmes, qui
ont vieilli jusque dans la moëlle de leurs os. Voilà pourquoi, dans la joyeuse
nouvelle qui nous est annoncée aujourd'hui, il est dit, si vous l'avez remarqué,
non pas il est né, mais il naît : " Jésus-Christ, le fils de Dieu, naît à
Bethléem, de Juda. " De même que tous les jours, il s'immole encore d'une
certaine manière, tant que nous annoncions sa mort, ainsi semble-t-il naître
tant que nous représentons, parla foi, sa naissance. Demain donc, nous verrons
la majesté de Dieu, mais en nous, non pas en lui: c'est-à-dire, sa majesté dans
l'humilité, sa force dans la faiblesse, Dieu dans l'homme; car il est
l'Emmanuel; en d'autres termes, le Dieu en nous. Mais écoutez encore, les mots
sont plus clairs : " Le Verbe, est-il dit, s'est fait chair, et il a habité
parmi nous (Joan. I, 14). " Aussi, depuis lors et toujours, nous avons vu sa
gloire, mais une gloire telle qu'il convient au Fils unique du Père, plein de
grâce et de vérité. Ce n'est pas la gloire de la puissance ou de la splendeur du
Père. Mais la gloire de la bonté du Père, la gloire de la grâce que nous avons
vue, cette gloire dont l'Apôtre a dit: " Afin que la louange en soit donnée à la
gloire de sa grâce (Ephes.1,6). ".
7. Ainsi donc il naît; mais où
pensez-vous que ce soit? " A Bethléem de Juda (Luc. II,15), " il ne faut pas en
effet chercher ailleurs, car les bergers ne disent point: allons au-delà de
Bethléem, mais "passons à Bethléem. " Eh quoi, n'est-ce point une pauvre petite
bourgade ? N'est-ce point la moindre des villes de Juda 2 Oui, mais il n'y a
rien là d'indigne de celui qui de riche s'est fait pauvre pour nous, de Seigneur
plein de grandeurs et de gloire est devenu pour nous un tout petit enfant ; de
celui enfin qui disait : "Bienheureux les pauvres d'esprit parce que le royaume
des cieux est à eux (Matth. V, 3), " et " si vous ne vous convertissez et ne
devenez comme ce petit enfant, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux
(Matth. XVIII, 8)." Aussi fit-il choix d'une étable et d'une crèche, d'une
maison de terre, d'un abri construit pour des animaux, afin que nous sachions
bien qu'il est celui qui élève le pauvre de dessus son fumier, et qui sauve les
hommes et les bêtes.
8. Plaise à Dieu que nous soyons la
Bethléem de Juda et que le Seigneur nous fasse la grâce de naître en nous et de
nous dire : " Puisque vous craignez le Seigneur, le Soleil de justice naîtra au
milieu de vous (Malach. IV, 2) ! " Peut-être les paroles que nous citions plus
haut signifient-elles que pour voir la majesté de Dieu en nous, nous avons
besoin en même temps de nous sanctifier et de nous tenir prêts. En effet, selon
le prophète " la Judée devint sa sanctification (Psal. CXIII, 2), " attendu que
la confession purifie tout. Quant au nom de Bethléem, qui veut dire la maison du
pain, il me semble qu'il est mis là pour signifier la préparation. En effet,
comment celui, qui dit " Je n'ai pas de pain à la maison (Is. XXXI, 7), "
serait-il prêt pour recevoir un ami? N'est-ce point parce qu'il n'était pas prêt
que l'homme de l'Évangile fut contraint d'aller au milieu de la nuit frapper à
la porte de son ami en disant : " Un de mes amis qui est en voyage vient de
m'arriver et je n'ai rien à lui donner (Luc. XI, 6) . " C'était sans doute du
juste que parlait le Prophète, quand il disait : " Il a toujours le coeur prêt à
espérer dans le Seigneur; et comme il est fortement affermi dans cette
espérance, il ne sera point ébranlé (Psal. CXI, 8). " On ne peut donc pas
regarder comme étant prêt, un coeur qui a oublié de manger son pain, il n'a même
plus de sang; au contraire, celui qui oublie le passé pour ne plus songer qu'à
ce qui est placé devant ses yeux et au but auquel il tend, est vraiment tout
prêt, il n'est point troublé et peut garder les commandements qui donnent la
vie. Vous voyez qu'il y a deux oublis, l'un qu'on doit fuir, et l'autre qu'on
doit désirer, de même que s'il y eut une partie de la tribu de Manassé qui passa
le Jourdain, il y en eut une aussi qui resta sur la rive opposée. Il y en a qui
oublient le Seigneur qui les a créés, et il y en a qui l'ont sans cesse présent
aux yeux de leur pensée, oubliant leur peuple et la maison même de leur père;
les premiers oublient le ciel, les seconds, la terre; ceux-là, le présent,
ceux-ci, l'avenir; les uns ce qui se voit, les autres les choses invisibles;
enfin, les premiers s'oublient eux-mêmes, les seconds oublient Jésus-Christ. Ce
sont les deux demi-tribus de Manassé, ayant l'une et l'autre chacune son oubli,
mais fane oublie Jérusalem, l'autre, Babylone; l'une oublie ce qui peut la
retenir, elle est prête; l'autre au contraire oublie ce qui peut lui être utile
et dont elle ne devrait jamais perdre le souvenir; celle-là n'est pas prête pour
voir la majesté de Dieu en soi. Car ce n'est point la maison du pain où le
Sauveur doit naître, et ce n'est pas le Manassé à qui doit apparaître celui qui
est le chef d'Israël, et qui s'assied sur les Chérubins (Psal. LXXIX, 2), selon
ces paroles du Prophète : " Apparaissez, Seigneur, devant Ephraïm, Benjamin et
Manassé (Ezech. XIV. 14). " Je pense que ces trois tribus représentent ceux qui
sont sauvés, les mêmes qu'un autre prophète désigne sous les noms de Noé, Daniel
et Job, et que rappellent ces trois bergers à qui l'ange annonça la grande et
bonne nouvelle de la naissance de l'Ange du grand conseil.
9. Peut-être aussi les trois mages
signifient-ils aussi ceux qui viennent non plus seulement de l'Orient, mais
aussi de l'Occident, pour s'asseoir avec Abraham, Isaac et Jacob. En effet, ce
n'est peut-être point s'éloigner du sens des mots que de rapporter Ephraïm, qui
signifie fructification, à l'offrande de l'encens, attendu que c'est à ceux que
Dieu a établis pour aller et pour produire des fruits, c'est-à-dire aux pasteurs
de l'Eglise, d'offrir de l'encens pour être un holocauste d'agréable odeur.
Quant au mot Benjamin, le fils de la droite, il doit offrir l'or, c'est-à-dire
la substance de ce monde, en sorte que le peuple fidèle, placé à la droite du
juste juge, s'entende dire de sa bouche : " J'ai eu faim et vous m'avez donné à
manger, etc. (Matth. XXV, 35). " Pour ce qui est de, Manassé, si toutefois il
veut être celui à qui Dieu apparaît, il offrira la myrrhe de la mortification,
qui, selon moi, est particulièrement le fruit de notre profession. Ce que je
dis, afin que nous n'appartenions point à cette demi-tribu de Manassé, qui s'est
fixée au-delà du Jourdain, et qu'oubliant ce qui est derrière nous, nous
dirigions toutes nos pensées et tous nos efforts vers le but qui est placé
devant nous.
10. Mais revenons à Bethléem, et
voyons ce qui est arrivé, et ce que le Seigneur nous a fait connaître. Comme je
vous l'ai déjà dit, Bethléem signifie la maison du pain, il est donc bon pour
nous de nous y trouver. Là où est le Verbe de Dieu, ne peut manquer de se
trouver en même temps le pain qui fortifie le coeur, selon ces paroles du
Prophète: " Fortifiez-moi par vos paroles (Psal. CXVIII, 28). " Après tout,
l'homme vit de toute parole qui sort de la bouche de Dieu, il vit en
Jésus-Christ et Jésus-Christ vit en lui. C'est là qu'il vit, là qu'il se
manifeste ; or il n'aime point les coeurs inconstant et peu fermes, il n'aime
que les coeurs solides et stables. Quiconque murmure, hésite, chancelle, songe à
retourner à sa bauge et à son vomissement, quiconque nourrit la pensée de
renoncer à ses voeux et à ses engagements, celui-là n'est pas une Bethléem,
n'est pas la maison du pain; car il n'y a que la famine la plus intense qui
puisse ainsi pousser un homme à descendre en Egypte, à faire paître les
pourceaux et à envier les cosses dont on les nourrit, parce qu'il est loin de la
maison de son père, loin de la maison du pain, de la maison où les mercenaires
mêmes reçoivent du pain à discrétion. Le Christ ne naît donc point dans ces
coeurs-là; ils manquent d'une foi forte qui est le vrai pain de vie, selon ces
paroles de la sainte Ecriture : " Le juste vit de la foi (Abac. II, 4), "
attendu que la vraie vie, qui n'est autre que Jésus même, n'habite que par la
foi dans nos coeurs. D'ailleurs, comment Jésus peut-il naître en eux, comment le
salut se lèverait-il pour eux, s'il est incontestablement vrai que celui-là seul
qui " persévérera jusqu'à la fin sera sauvé (Matth. X, 32) ? " Evidemment, on ne
saurait trouver le Christ en eux et ce n'est pas d'eux qu'il a été dit : " Pour
vous, vous avez reçu l'onction du Saint-Esprit (Joan. LXVI, 2). " On le voit
bien à ce que leur coeur s'est desséché depuis le moment où ils ont oublié de
manger leur pain. Mais ils ne con viennent pas davantage au Fils de Dieu qui est
tel que son esprit n'a les yeux que sur les gens humbles, pacifiques et
craignant ses paroles; il ne peut y avoir d'alliance possible entre l'éternité
et une pareille inconstance, en celui qui est par excellence et celui qui n'est
pas deux instants de suite dans le même état. Mais d'ailleurs quelque fermes et
quelque forts que nous soyons dans la foi, quelque bien disposés et quelque
pourvus de pains que nous nous trouvions, grâce à celui à qui nous disons tous
les jours . " Donnez-nous aujourd'hui :notre pain de chaque jour (Matth. VI,
14), " nous devons encore ajouter à notre prière, " pardonnez-nous nos offenses
" car si nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes,
et la vérité n'est point en nous (I. Joan. I, 8). " Or la vérité c'est
précisément celui-là même qui naît non pas simplement à Bethléem mais à Bethléem
de Juda, c'est-à-dire Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
11. Hâtons-nous donc de nous
présenter devant le Seigneur pour confesser ses louanges, de nous sanctifier et
de nous tenir prêts, afin d'être trouvés des Bethléems de Juda et de mériter de
voir naître le Seigneur en nous. Mais s'il se trouve une âme, ce qui nous
intéresse beaucoup, une âme, dis-je, qui en soit venue au point d'être une
vierge féconde, une étoile de la nuit; une âme pleine de grâce, sur laquelle le
Saint-Esprit descende, je pense que le Christ daignera naître non-seulement en
elle mais d'elle. Sans doute nulle âme ne peut penser cela de soi, à moins qu'il
ne l'ait comme désignée lui-même du doigt, en disant. " voici quelle est ma
mère, et quels sont mes frères (Matt. XII, 49). " Mais écoutez pourtant un de
ceux que le Sauveur désignait en parlant ainsi; " Mes petits enfants, dit-il,
vous pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que
Jésus-Christ soit formé en vous (Gal. IV, 19). " Si le Christ semblait naître en
eux, quand le Christ était formé en eux, comment pourrait-on dire qu'il ne naît
pas de même de celui qui, en un certain sens, sentait de nouveau les douleurs de
l'enfantement en eux? Mais toi-même, Synagogue impie, c'est toi qui nous as mis
cet enfant au jour, sinon avec les sentiments du moins avec la fécondité d'une
mère. Tu l'as rejeté de ton sein, tu l'as fait sortir de tes murs, et, l'élevant
entre le ciel et la terre, il semble que tu as dit à l'Eglise des nations et à
l'Eglise des premiers nés qui sont dans le ciel : ni vous, ni moi ne l'aurons,
qu'on le coupe par la moitié, ou plutôt qu'on le partage non pas pour que- nous
en ayons chacun notre part, mais pour que nous en soyons également privées. En
effet, après l'avoir chassé de ton sein, tu l'as ensuite pris en tes mains et
élevé en l'air; mais tu ne l'as éloigné et élevé que dans la mesure nécessaire
pour qu'il ne fût plus dans ton enceinte, et qu'il ne touchât plus à la terre;
puis tu l'as environné de fer, pour l'empêcher de s'écarter d'un côté ou de
l'autre. Tu voulus que, séparé de toi, il n'appartint ni à l'une ni à l'autre
Eglise. O mère cruelle, tu as voulu qu'il fût comme un enfant né avant le terme,
en empêchant que personne le reçût à sa naissance. Eh bien, vois maintenant à
quoi tu as réussi, ou plutôt vois que tu n'as réussi à rien. Toutes les filles
de Sion sortent de leur demeure pour voir leur roi Salomon couronné du diadème
que tu lui as mis sur la tête. Et lui, quittant sa mère, il s'est attaché à son
épouse, pour ne plus faire qu'un avec elle en une seule chair. Chassé de ton
enceinte et élevé de terre, il attire tout à lui, car il est le Dieu béni par
dessus tout dans les siècles des siècles, ainsi soit-il.
Source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
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