PREMIER SERMON POUR
LE JOUR DE L'ASCENSION
Sur l'Évangile du jour.
1. " Jésus apparut aux onze apôtres lorsqu'ils
étaient à table (Marc. XVI, 14). " On peut bien dire qu'alors apparurent la
bonté de notre Sauveur et son amour pour les hommes (Tit. III, 4). En effet,
quelle confiance ne nous donne-t-il point qu'il viendra au milieu de nous,
lorsque nous serons en prières, quand nous le voyons arriver parmi ses disciples
au moment même où ils sont à table? Oui, dis-je, on a vu apparaître alors la
bonté de celui qui connaît le limon dont nous sommes pétris et qui, bien loin de
dédaigner nos misères, en a plutôt pitié si nous ne prenons de notre corps que
le soin que la nécessité, non la concupiscence de la chair, veut que nous en
prenions. C'est dans cette pensée que l'Apôtre disait : " Soit que nous
mangions, soit que nous buvions, ou que nous fassions toute autre chose, faisons
tout pour la gloire de Dieu (I Cor. X, 31). " Peut-être pourrait-on dire aussi
que si le Sauveur leur apparut pendant qu'ils étaient à la table, c'est parce
que, dans une circonstance, les Juifs avaient critiqué la conduite des apôtres
qui ne jeûnaient point. Le Seigneur avait répondu : "Les amis de l'Époux ne
peuvent être dans le deuil pendant que l'Épouse est avec eux (Matt. IX, 15). "
L'Évangéliste continue : " Il leur reprocha leur
incrédulité et la dureté de leur coeur, parce qu'ils n'avait point ajouté foi
aux paroles de ceux qui l'avaient vu ressusciter (Marc. XIV, 14). " Vous
l'entendez, le Christ reprend ses apôtres, que dis-je, le mot de l'Évangile est
plus énergique encore, il leur adresse des reproches, et cela, à un moment a où
il semble qu'il aurait dû se montrer moins sévère, puisqu'il était sur le point
de les priver pour toujours de la vue de sa présence corporelle. Ne vous fâchez
donc point désormais, vous-mêmes, mes frères, s'il arrive que le vicaire de,
Jésus-Christ vous adresse aussi quelques
reproches, c'est ce que nous dit la
conduite que nous voyons Jésus lui-même tenir envers ses apôtres, au moment où
il allait les quitter pour remonter au ciel. Mais pourquoi leur reproche-t-il "
de n'avoir pas ajouté foi aux paroles de ceux qui l'avaient vu ressusciter?" Qui
sont, en effet, ceux qui ont eu le bonheur de voir de leurs propre yeux le
miracle de la résurrection du Seigneur ? Car, on ne lit point dans l'Évangile,
et on ne dit nulle part que quelqu'un eut ce bonheur. C'est donc des anges qu'il
voulait parler, et, en effet, malgré le témoignage qu'ils rendaient de la
résurrection du Sauveur, les apôtres hésitaient à croire aux anges mêmes.
2. Mais, pour que ces paroles du Psalmiste: "
Enseignez-moi la bonté, la discipline et la science (Psal. CXVIII, 66), "
trouvent leur accomplissement, il faut que la grâce que le Sauveur fait à ses
apôtres en les visitant, que son blâme et ses reproches soient suivis d'un
enseignement doctrinal, et qu'il leur dise : " Celui qui croira et qui sera
baptisé sera sauvé (Marc. XVI, 16). " Que dirons-nous, mes frères, en entendant
ce langage ? Ne donne-t-il pas aux gens du monde une confiance excellente, et
n'y a-t-il pas lieu de craindre qu'ils n'en abusent pour choyer la chair, et ne
comptent outre mesure sur la foi et le baptême, indépendamment des bonnes
couvres; mais, avant de le penser, écoutons ce qui suit : " Or, voici les
miracles qui accompagneront ceux qui auront cru (Ibid. 17). " Peut-être, ces
paroles ne semblent-elles pas moins propres à jeter le découragement parmi les
religieux que les premières à inspirer un excès de confiance aux gens du monde.
En effet, qui est-ce qui fait les miracles de foi dont il est parlé ici? Or,
sans la foi, nul ne saurait être sauvé, car il est écrit " Celui quine croira
pas, sera condamné (Ibid. 16)." Et encore : " Sans la foi, il est impossible de
plaire à Dieu (Hebr. XI, 6). " Or, je vous le demande, où sont ceux qui chassent
les démons, qui parlent de nouvelles langues, qui prennent des serpents dans les
mains, sans qu'ils leur fassent du mal? Eh quoi! s'il n'y a personne, ou du
moins, s'il n'y a presque personne qui fasse ces sortes de miracles de nos
jours, n'y aura-t-il donc personne de sauvé, ou du moins, n'y aura-t-il que ceux
qui peuvent se glorifier de ce pouvoir miraculeux qui, après tout, est beaucoup
moins un mérite que la conséquence du mérite, puisque, au jugement dernier, ceux
qui diront : " Seigneur, n'avons-nous pas chassé les démons en votre nom, et,
toujours en votre nom, n'avons-nous pas fait beaucoup de miracles (Matt. VII,
22) ? " entendront cette réponse du souverain juge : " Je ne vous connais point,
retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquités (Ibid. 23)? " Où serait. d'ailleurs,
ce que disait l'Apôtre en parlant du juste juge : " Il rendra à chacun selon ses
oeuvres (Rom. II, 6). " Si, ce qu'à Dieu ne plaise, si, dis-je, au jugement
dernier, il était tenu plus de compte des miracles que de bonnes oeuvres ?
3. Il y des signes plus certains et
des miracles plus salutaires que ceux-là, ce sont les mérites. Et je ne crois
pas qu'il soit difficile de savoir en quel sens on doit entendre les miracles
dont il est parlé en cet endroit, pour qu'ils soient des signes certains de foi,
et par conséquent de salut. En effet, la première oeuvre de la foi, opérant par
la charité, c'est la componction de l'âme, car elle chasse évidemment les
démons, en déracinant les péchés de notre coeur. Quant aux langues nouvelles que
doivent parler les hommes, qui croient en Jésus-Christ, cela a lieu, lorsque le
langage du vieil homme cesse de se trouver sur nos lèvres, et que nous ne
parlons plus la langue antique de nos premiers parents, qui cherchaient dans des
paroles pleines de malice à s'excuser de leurs péchés (Psal. CXL, 4). Dès que
par la componction du coeur et la confession de la bouche, nos premiers péchés
sont effacés, en sorte que nous ne retombons plus dans nos anciennes fautes qui
rendaient notre état pire qu'il n'était auparavant, alors nous sommes arrivés au
point de prendre les serpents dans nos mains sans qu'ils nous nuisent,
c'est-à-dire, nous savons étouffer dans notre coeur les suggestions envenimées
du malin esprit. Mais, qu'arrivera-t-il néanmoins si quelque rejeton mauvais
vient à pousser des racines qu'il ne nous soit pas possible d'arracher à
l'instant même, c'est-à-dire si la concupiscence de la chair assaille notre âme?
Il arrivera infailliblement que u le breuvage mortel que nous aurons pu avaler
ne nous fera aucun mal (Marc XVI, 18) ; " car, à l'exemple du Sauveur, à peine
en aurons-nous approché les lèvres que nous ne voudrons point y goûter
davantage; non, ce breuvage de mort ne nous fera point de mal; car, il n'y a
plus de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ : le sentiment de la
concupiscence n'est absolument rien sans l'assentiment de notre âme. Mais quoi?
La lutte que nous avons à soutenir contre cette affection morbide et corrompue
n'en est pas moins pénible et pleine de périls; mais a ceux qui croiront,
imposeront les mains sur les malades et les malades seront guéris (Ibid. 18), "
c'est-à-dire, ils couvriront ces affections morbides de l'appareil des bonnes
œuvres, et ils les guériront par ce remède.
DEUXIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE L'ASCENSION
Comment le Seigneur monte au ciel afin d'accomplir toutes choses.
1. La solennité de ce jour, mes frères, est
glorieuse en même temps que joyeuse, si vous me permettez de le dire; en ce
jour, en effet, le Christ reçut une gloire unique, et nous, nous trouvons un
sujet tout particulier de joie. Elle est la clôture, la terminaison de toutes
les autres fêtes chrétiennes et l'heureux terme du pèlerinage du Fils de Dieu
ici-bas. En effet, c'est le même qui descendait sur la terre, qui remonte
aujourd'hui au plus haut des cieux, afin d'accomplir toutes choses (Eph. IV,
10). Après avoir montré qu'il est le maître de tout ce qui est sur la terre, au
fond de la nier et dans les enfers, il ne lui restait plus qu'à montrer de même,
ou plutôt, par des preuves plus convaincantes encore , qu'il est le maître des
airs. La terre, en effet, avait reconnu son Sauveur, lorsqu'à ce cri puissant,
tombé de ses lèvres: " Lazare, sortez dehors (Joann. XI, 44), " elle rejeta un
mort de son sein. La mer le reconnut aussi, lorsqu'elle se fit solide sous ses
pas le jour où ses disciples le prenaient pour un fantôme (Matt. XIV, 25).
Enfin, les enfers le reconnurent pour leur maître et Seigneur, le jour où il
rompit leurs portes de fer (Psal. CVI, 16), et brisa leurs gonds d'airain, le
jour, dis-je, où il garrotta l'homicide dont la rage est insatiable, le diable,
dis-je, Satan (Apoc. XII, 9 et XX, 2.) Oui,. celui qui ressuscita les morts,
guérit les lépreux, rendit la vue aux aveugles, fit marcher droit les boiteux,
et, d'un souffle, mit en fuite tout le cortége de nos infirmités, s'est montré
le maître de toutes choses, en restaurant toutes celles qui s'étaient
détériorées, de la même main qui les avait créées. De même, il a bien prouvé
qu'il était le Seigneur de la mer et de tout ce qui se meut dans son sein, quand
il prédit à son disciple qu'il trouverait une pièce d'argent dans le ventre du
poisson qu'il allait prendre (Matt. XVII, 26). Enfin, quand il a traîné à sa
suite les puissances de l'air et les a attachées à sa croix, il a fait voir
qu'il avait plein pouvoir sur les puissances infernales. Il a passé, en effet,
en faisant le bien, et en délivrant les possédés du démon, ce Jésus qui, dans un
lieu champêtre, instruisait la foule qui le suivait et devant son juge, se
tenait debout pour recevoir un soufflet, et qui, pendant tout le temps qu'il
passa sur la terre, vécut parmi des hommes, toujours debout malgré
d'innombrables fatigues, et opérait notre salut au milieu de la terre.
2. Et maintenant, Seigneur Jésus, pour mettre la
dernière main à votre tunique sans couture, pour donner à l'édifice de notre foi
son couronnement, li ne reste plus qu'à vous montrer le maître des airs à vos
disciples, en vous élevant, à leurs yeux, dans le ciel. Alors, il sera évident
pour eux que vous êtes le Seigneur de toutes choses, puisque, vous aurez
accompli tout en toutes choses, et c'est alors que tout genou devra fléchir à
votre seul nom dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et toute langue
proclamer que vous êtes dans la gloire assis à la droite du Père (Philipp. II.
40). A cette droite, se trouvent des délices sans fin; aussi quand l'Apôtre nous
exhorte à rechercher les choses qui sont dans le ciel, où Jésus-Christ est assis
à la droite de Dieu (Coloss. III, 1), c'est parce que c'est là qu'est
Jésus-Christ, notre trésor, celui en qui sont. cachés tous les trésors de la
sagesse et de la science, parce que c'est en lui que la plénitude de la divinité
habite corporellement (Coloss. II, 3).
3. Mais, je vous le demande, mes frères, de quelle
douleur et de quelle crainte le coeur des apôtres ne fut-il tout à coup inondé
quand ils virent le Seigneur Jésus se séparer d'eux et s'élever dans les airs,
non pas à l'aide d'échelle ou de tables, mais au milieu d'une troupe d'anges qui
lui faisaient cortège ? Il ne s'appuyait point sur eux, mais il allait vers les
cieux dans toute la plénitude de sa puissance. C'est alors que s'accomplirent
ces paroles : " Vous ne pouvez me suivre là où j'irai (Joan. VII, 34). " En
quelque lieu du monde qu'il fût allé, ils l'auraient tous suivi, ils se seraient
même jetés à la mer, comme Pierres le fit un jour (Matt. XIV, 29), eût-il fallu
y périr avec lui; mais ils ne pouvaient le suivre dans cette voie, parce que "
le corps qui se corrompt appesantit l'âme, cette demeure terrestre abat l'esprit
par la multiplicité des soins dont elle l'occupe sans cesse (Sap. IX, 15)." La
douleur de ces enfants de l'Epoux, en voyant celui pour qui ils avaient tout
laissé soustrait à leurs sens, enlevé à leurs regards, leur crainte en se
trouvant orphelins au milieu des Juifs, avant d'avoir été confirmés par la vertu
d'en haut, étaient donc beaucoup trop grandes pour qu'ils ne laissassent point
couler des larmes au départ du Sauveur. Pour lui, en s'élevant dans les airs il
les bénissait; les entrailles de sa miséricorde infinie étaient sans doute émues
au moment où il se séparait de ses disciples attristés, et quittait la pauvre
petite troupe des siens; il ne l'aurait point fait, si ce n'eût été pour aller
leur préparer une place, et parce qu'il leur était avantageux qu'il les privât
de sa présence sensible. Quel heureux, quel beau cortège que celui auquel les
apôtres n'étaient point encore dignes de se joindre, alors que leur Maître
remonte vers son Père, suivi de la troupe triomphale des vertus célestes et des
âmes des saints, et va s'asseoir à la droite de son Père ! C'est bien en ce
moment qu'il a tout accompli; car, après être venu au monde parmi les enfants
des hommes, après avoir passé toute sa vie avec eux, enfin, après avoir souffert
la passion et la mort pour eux, il ressuscite, il monte dans les cieux et va
s'asseoir à la droite de Dieu. Je reconnais là cette tunique d'un seul tissu
depuis le haut jusqu'en bas, elle se termine,au séjour des cieux, là où
Notre-Seigneur Jésus-Christ consomme toutes choses et se trouve lui-même
consommé dans la gloire.
4. Mais quelle part y a-t-il pour moi dans ces
solennités? Qui est-ce qui me consolera, ô bon Jésus, moi qui ne vous ai vu ni
attaché à la croix, ni couvert. de plaies livides, ni dans la pâleur de la mort
? moi qui n'ai pas compati au crucifié, qui ne suis point allé visiter son
sépulcre, afin de faire couler au moins le baume de mes larmes sur ses plaies ?
Comment m'avez-vous pu quitter sans me donner un dernier salut, alors que dans
tout l'éclat de votre parure de fête vous avez été accueilli par le cour céleste
tout entière, ô Roi de gloire ? Oui, mon âme aurait repoussé tonte espèce de
consolations si les anges n'étaient,venus à moi avec des paroles de jubilation
sur les lèvres pour me dire : " Hommes de Galilée, pourquoi demeurez-vous ainsi
immobiles les yeux attachés au ciel? Ce Jésus qui, en se séparant de vous, s'est
élevé dans les cieux, en reviendra un jour de la même manière que vous l'y avez
vu monter (Act. I, 11). " Il reviendra, disent-ils, de la même manière.
Viendra-t-il donc nous chercher dans ce cortège unique et universel, ou
descendra-t-il précédé de tous les anges et suivi de tous les hommes pour juger
les vivants et les morts? Il est bien certain qu'il reviendra sur la terre, mais
il y reviendra de la même manière qu'il s'en éloigne aujourd'hui, non pas comme
il y descendit 1a première fois. En effet, lorsqu'il vint pour sauver nos âmes,
il se fit humble; mais quand il reviendra pour tirer ce cadavre de son sommeil
de mort, pour le rendre semblable à son corps glorieux, et remplir d'une gloire
abondante ce vase si faible aujourd'hui, il se montrera dans toute sa splendeur.
Aussi, reverrons-nous alors avec une grande puissance et une grande majesté
celui qui la première fois s'était caché sous les infirmités de notre chair. Non
content de diriger mes regards vers lui, je pourrai le contempler, mais non
point encore de près, et cette seconde apparition, pleine de gloire et d'éclat,
dépassera manifestement l'éclat et la gloire de sa première glorification.
5. Mais en attendant celui qui est les prémices
des hommes, le Christ, s'est offert en sacrifice, il est monté à la droite de
son Père, et il se tient maintenant devant sa face pour nous. Il est assis là (Psal.
CII, 8), sa main droite pleine de miséricorde et sa gauche de justice ;
miséricorde et justice en lui sont infinies, dans sa main droite est l'eau, et
dans la gauche est le feu.,Quant à sa miséricorde il l'a rendue égale à la
.distance qui sépare la terre des cieux, pour ceux qui le craignent; le trésor
de ses miséricordes remplit pour eux l'intervalle de la terre aux cieux. Les
desseins du Seigneur sont immuables sur eux, et sa miséricorde, à leur égard, va
d'un bout de l'éternité à l'autre, du bout de leur éternelle prédestination, au
bout de l'éternelle rémunération. Mais il en est de même pour les réprouvés; il
se montre terrible pour les enfants des hommes, en sorte que, dans les deux
sens, sa sentence est à jamais fixée aussi bien pour ceux qui sont sauvés que
pour ceux qui sont, perdus. Qui me dira si tous ceux que je vois en ce moment
devant moi ont leurs noues écrits dans les cieux, consignés dans le livre de la
prédestination ? Il me semble bien que je vois quelques marques de vocation et
de justification dans votre vie toute d'humilité; aussi de quels torrents de
joie mes os même seraient inondés, s'il m'était donné d'avoir sur votre salut
une entière certitude; mais il n'est point donné à l'homme de savoir s'il est
digne d'amour ou de haine (Eccl. IX, 1).
6. Persévérez donc, mes très-chers
frères, persévérez dans la règle que vous avez embrassée, afin de monter par
l'humilité à la sublimité, car l'une est la voie qui conduit à l’autre, et il
p'en est pas de plus sûre que l'humilité pour arriver à la sublimité. Quiconque
y tend par un autre chemin tombe plus qu'il ne monte, car il n'y a que
l'humilité qui nous élève, il n'y a qu'elle qui nous puisse conduire à la vie.
Et Jésus-Christ lui-même qui, étant Dieu, ne pouvait, à cause de sa divinité, ni
croître ni monter, puisqu'il n'y a rien au-dessus de Dieu, a trouvé un moyen de
croître en descendant, en venant s'incarner, souffrir et mourir pour nous
arracher à la mort éternelle; aussi Dieu son Père, l'a-t-il exalté quand il est
ressuscité, quand. il s'est élevé dans les cieux et qu'il est allé s'asseoir à
la droite de Dieu. Allez, mon frère, et faites de même; vous ne sauriez monter
si vous ne commenciez par descendre, car tel est l’arrêt, la loi éternelle : "
Quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé (Luc. XIV, 11,
et XVIII, 4). " O perversité! ô abus des enfants d'Adam ! Quand il est si
difficile de monter et si facile de descendre, ils montent à Dieu d'un pied
leste et dégagé, et ne descendent qu'avec infiniment de peine, et sont toujours
prêts aux honneurs, toujours disposés à s'élever aux dignités ecclésiastiques,
dont les anges eux-mêmes trembleraient d'accepter le fardeau. Mais dans la voie
que vous avez tracée, c'est à peine si l'on trouve, b Seigneur Jésus, quelques
âmes qui vous suivent, ou plutôt, qui se traînent après vous et consentent à se
laisser conduire dans les sentiers de vos commandements. Les uns sont comme
entraînés et peuvent s'écrier : " Entraînez-moi à votre suite (Cant. 1, 3); " et
les autres sont conduits et disent : " Le Roi lui-même m'a introduit dans ses
celliers (Ibidem)." Enfin, il en est des troisièmes qui sont ravis, comme
l'Apôtre le fut, au troisième ciel. Heureux sont les premiers, attendu qu'ils
possèdent leur âme dans la patience; les seconds sont plus heureux encore, c'est
volontairement qu'ils confessent son saint nom; mais les derniers sont mi ne
peut plus heureux, attendu que la puissance de leur libre arbitre, se trouvant
comme ensevelie au sein même le plus profond de la miséricorde de Dieu, ils sont
ravis dans un esprit d'ardeur, vers les richesses et la gloire, sans savoir si
c'est avec ou sans leur corps, ne sachant qu'une chose, c'est qu'ils sont ravis.
Heureux, Seigneur Jésus, quiconque n'a que vous pour guide, non point cet esprit
transfuge qui, ayant à peine tenté de s'élever, se vit à l'instant frappé de
votre droite divine. Pour nous, qui sommes votre peuple et les brebis de votre
bercail, puissions-nous vous suivre, ne marcher que par vous, que vers vous qui
êtes la voie, la vérité et la vie (Joan. XVI, 6); la voie par l'exemple, la
vérité dans les promesses, la vie dans la récompense. Vous avez, en effet,
Seigneur, les paroles de la vie éternelle, et nous savons bien, et nous croyons
bien que vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant (Joann. VI, 79), et que vous
êtes Dieu et béni par dessus tout, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
TROISIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE L'ASCENSION
Sur l'entendement et la volonté.
1. C'est aujourd'hui que le Seigneur du ciel
s'élève par une puissance céleste au plus haut des cieux, se dégage comme d'une
vaine fumée des infirmités de la chair et revêt un vêtement de gloire. Le soleil
s'est élancé dés son lever, sa chaleur a grandi et a pris de la force, il a
prodigué et multiplié les flots de sa lumière sur la terre, et personne ne peut
échapper à sa chaleur. La Sagesse de Dieu est retournée au séjour de la sagesse,
là où tous les habitants comprennent et recherchent le bien, et n'ont pas moins
de perspicacité pour le découvrir que de bon vouloir pour écouter son langage.
Quant à nous, nous habitons dans un pays où la malice abonde, où la sagesse est
rare, " parce que le corps qui se corrompt appesantit l'âme, et cette demeure
terrestre abat le sens par la multiplicité des soins qui l'agitent sans cesse (Sap.
IX, 15). " Par le sens dont il est parlé ici je pense qu'il faut entendre
l'intelligence. En effet, on petit dire qu'elle est véritablement abattue
lorsqu'elle se livre à mille pensées, et ne se recueille point dans la seule et
unique méditation de la cité par excellence dont toutes les parties sont dans
une parfaite union entre elles (Psal. CXXI, 3). Il faut que cette intelligence
soit accablée, distraite par une foule de choses, en mille et mille manières.
Quant à l'âme dont il est aussi parlé en cet endroit, je pense qu'elle n'est
autre que nos affections qui cèdent à mille passions diverses dès que le corps
se corrompt et qui, non-seulement ne peuvent se guérir, mais ne sauraient même
se modérer jamais, tant que la volonté ne recherche point une seule chose, et ne
tend point à cette seule et unique chose.
2. Il y a donc deux choses à purifier en nous,
l'intelligence et la volonté; l'intelligence afin qu'elle apprenne à connaître ,
la volonté afin qu'elle sache vouloir. Heureux, oui bien des fois heureux sont
Elie et Enoch qui sont éloignés de toutes les choses et de toutes les occasions
qui peuvent affaiblir leur intelligence ou leur volonté : ne vivant désormais
que pour Dieu, ils ne connaissent que Dieu et ne veulent que lui, d'ailleurs
nous lisons au sujet d'Enoch (a) : " Il a été enlevé de peur que la malice des
hommes ne corrompit son intelligence et que les apparences trompeuses des choses
ne séduisissent son âme (Sap. IV, 11). " Pour nous, notre intelligence était
troublée, pour ne point dire aveuglée, et notre volonté était souillée et même
infiniment souillée; mais le Christ est venu illuminer notre intelligence et le
Saint-Esprit purifie notre volonté. En effet, le Fils de l'homme a opéré tant et
de telles merveilles sur la terre qu'on peut bien dire qu'il a arraché notre
intelligence à l'influence de toutes les choses du monde, et nous a mis en état
de penser constamment, sans jamais nous lasser, aux merveilles qu'il a faites.
On peut bien dire qu'il a ouvert à vos pensées un vaste champ à parcourir, et
que le torrent de ces pensées coule dans un lit si profond que, selon le
Prophète, il est impossible de le passer à gué (Ezech. XLVIII, 5). En effet, qui
peut se rendre compte, par la pensée, à quel point le Seigneur de toutes choses
nous a prévenus, comment il est venu à nous, et nous a secourus, comment sa
Majesté sans pareille a voulu mourir, afin que nous eussions la vie, a voulu
être esclave pour que nous fussions rois, a voulu aller en exil, afin que nous
revinssions dans la patrie, a voulu enfin descendre aux oeuvres les plus
serviles, pour nous établir sur toutes les merveilles de ses mains?
3. Le Seigneur des apôtres s'est montré lui-même
si manifestement aux
apôtres que, dès lors, ce n'est plus par les
créatures visibles que nous avons pu comprendre ce qu'il y a d'invisible en Dieu
(Rom. I, 20), mais c'est en contemplant face à face celui qui a fait toutes
choses. Comme les disciples étaient des hommes charnels tandis que Dieu est
esprit, et qu'il n'y a rien de commun entre la chair et l'esprit, il s'est voilé
pour eux sous des dehors corporels, et leur a montré dans une chair vivifiante
le Verbe de Dieu incarné, c'était leur montrer le soleil derrière un nuage, une
lumière éclatante dans un vase de terre, un flambeau allumé dans une lanterne.
Le souffle de notre bouche est le Seigneur Christ, car c'est à lui que nous
disons : "Nous vivrons sous votre ombre parmi les nations (Thren. IV, 20), "
sous votre ombre, dit le Prophète, au milieu des peuples, non point au milieu
des anges, où il nous sera donné de contempler sa lumière dans tout son éclat,
avec un oeil d'une pureté parfaite. Voilà pourquoi il fut dit à Marie que la
vertu du Très-Haut la couvrirait de son ombre, parce qu'il y avait lieu de
craindre pour elle, si elle se fût trouvée inondée de tout l'éclat de sa
lumière, qu'elle ne pût même de son regard d'aigle contempler la divinité dans
toute sa splendeur. Le Seigneur ne s'est donc montré à ses disciples, dans la
chair, que pour détacher toutes leurs pensées des choses de ce monde et les
reporter sur sa personne visible qui disait et faisait des choses merveilleuses,
et, par la chair, les conduire à l'esprit, car Dieu est esprit, et il faut que
ses adorateurs l'adorent en esprit et en vérité (Joan. IV, 24). Ne vous
semble-t-il pas, après cela, qu'il a encore éclairé leur esprit quand il ouvrit
leur intelligence et leur fit comprendre le sens des Ecritures, en leur montrant
qu'il fallait que le Christ souffrît, ressuscitât d'entre les morts et entrât
par cette voie dans sa gloire (Luc. XXIV, 26)?
4. Mais, habitués à jouir de la présence de cette
très-sainte chair, les apôtres ne pouvaient entendre parler d'un départ qui
devait les priver de la présence du Seigneur, eux qui avaient renoncé à font
pour lui. Pourquoi cela? C'est parce que si leur intelligence était éclairée,
leur volonté n'était pas encore purifiée. Aussi, entendons-nous leur doux maître
leur dire avec beaucoup de douceur et de bonté : " Il vous est utile que je m'en
aille; car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous...
Mais parce que je vous ai dit ces choses votre coeur se remplit de tristesse
(Joan. XVI, 7 et 6). " Mais d'où vient que tant que le Christ restait, sur la
terre, l'Esprit-Saint ne pouvait descendre sur les apôtres? Est-ce qu'il lui
était pénible de se trouver avec cette chair qui a été conçue et est née de lui,
et par son opération, dans le sein d'une vierge et d'une vierge mère? Loin de
nous cette pensée. Mais il voulait nous tracer la route que nous devons suivre,
et imprimer en nous la forme qui doit être la nôtre. Et, en effet, le Christ
s'éleva dans les airs, au milieu des larmes de ses apôtres, mais il leur envoya
le Saint-Esprit qui purifia ou plutôt changea leurs sentiments, c'est-à-dire
leur volonté; en sorte que dès-lors, après avoir voulu le retenir parmi eux, ils
étaient heureux, au contraire, qu’il fût retourné dans les cieux. Voilà comment
s'accomplit cette parole prophétique du Seigneur : " Vous serez dans la
tristesse, mais cette tristesse se changera en joie (Joan. XVI, 20); " c'est
ainsi que le Christ éclaira leur intelligence et que le Saint-Esprit purifia
leur volonté, en sorte que pour eux, connaître le bien c'est le vouloir ; or,
c'est dans ces dispositions seulement que se trouve la religion parfaite ou la
perfection religieuse.
5. Il me revient en mémoire, en ce moment, ce que
le saint prophète Elisée répondit au prophète Elie, quand il lui disait de lui
demander ce qu'il voudrait au moment où il se séparerait de lui, on lui serait
enlevé : " Je demande, dit-il, que votre double esprit demeure en moi. Elie
reprit : Vous me demandez là une chose bien difficile. Néanmoins si vous me
voyez quand je vous serai enlevé, vous aurez ce que vous demandez (IV Reg. II, 9
et l0). " Ne vous semble-t-il pas que le prophète Elie est la figure du Seigneur
au jour de son ascension, et que le prophète Elisée est celle des apôtres. qui
soupirent avec inquiétude au moment où le Christ monte dans les cieux ? De même
que Elisée ne pouvait détacher ses yeux du prophète Elie, ainsi les apôtres ne
pouvaient renoncez à la présence de Jésus-Christ. C'est à peine s'il put leur
persuader que sans la foi il est impossible de plaire à Dieu. Mais que faut-il
entendre par ce double esprit que Elisée demande, sinon la lumière de
l'intelligence et la purification de la volonté? C'est une chose difficile que
d'avoir ce double esprit, car il est bien rare de trouver sur la terre un homme
à qui il soit donné de le posséder. " Néanmoins, avait dit Élie, si vous me
voyez quand je vous serai enlevé, vous aurez ce que vous demandez." Vos chers
disciples, ô Seigneur Jésus, n'ont donc rien à perdre quand ils vous verront
vous élever dans les cieux, et que, d'un regard plein de regret, ils vous
suivront dans votre ascension pleine de force et de puissance. Nous pouvons
certainement regarder comme le double esprit d'Elisée ce dont le Sauveur parle à
ses apôtres en leur disant : " Quiconque croira en moi fera les oeuvres que, je
fais, il en fera même de plus grandes encore (Joan. XIV, 12). " En effet, saint
Pierre ne fit-il point de plus grandes choses que Jésus-Christ même, mais
toutefois par Jésus-Christ, lorsque, selon les saintes Ecritures, "les
populations apportaient les malades dans les places publiques et les déposaient
sur de petits lits, afin que lorsque Pierre viendrait à passer, son ombre
couvrit quelqu'un d'eux et les guérit de leurs maux (Act. V, 15) ? On ne voit,
en effet nulle part, que le Sauveur ait guéri qui que ce soit par la seule vertu
de son ombre.
6. Pour moi, je ne fais pas un doute que votre
intelligence à tous ne soit illuminée, mais j'ai; plus d'un motif manifeste pour
croire que votre volonté n'est pas également purifiée. Tous, en effet, vous
connaissez la voie que vous devez suivre et la manière dont il faut marcher dans
cette voie, mais vous ne le voulez point tous également. Il y en a plusieurs
parmi vous, il est vrai, qui, non-seulement, marchent mais courent, mais volent
à tous les exercices dont cette voie et cette vie sont remplies; pour eux, les
veilles sont courtes, les mets qui leur sont servis sont agréables et doux,
leurs pauvres vêtements sont bons, et les travaux de leur vocation non-seulement
sont tolérables, mais même pleins de charmes et d'attraits; mais il y en a aussi
d'autres pour qui il n'en est pas ainsi; c'est avec un coeur sec ou plutôt à
contre-coeur et par une sorte de respect humain (a) qu'ils se traînent plutôt
qu'ils ne se portent à toutes ces choses et sous l'empire seul de la crainte de
l'enfer. Que dis-je? Il y en a même quelques-uns qui se sont fait un front de
courtisane qui ne sait plus rougir, que nous ne pouvons même plus forcer à ces
sortes d'exercices. Oui, mes frères, il y en a beaucoup, parmi nous, qui
s'assoient à la même table que nous, dorment à côté de nous, mêlent leurs chants
aux nôtres, partagent nos travaux, et que j'appellerai bien malheureux,
misérables même , attendu que, partageant toutes nos tribulations, ils n'ont
aucune part à nos consolations. Dirai-je que le bras du Seigneur s'est raccourci
et qu'il ne peut plus donner à tous ses enfants, quand je sais qu'il n'a qu'à
ouvrir la main pour combler tout être vivant de ses bénédictions? Quelle est
donc la cause pourquoi il en est ainsi? La voici, je crois : c'est qu'ils ne
voient pas le Christ lorsqu'il leur est ravi, en d'autres termes, ils ne songent
pas comment ils les a laissés orphelins, qu'ils sont des étrangers et des
voyageurs sur la terre, qu'ils sont ici-bas dans leur corps de corruption comme
dans un horrible cachot, et qu'ils ne sont point avec le Christ. Pour ces
religieux-là, s'ils demeurent longtemps ainsi sous le fardeau qu'ils supportent,
ils finiront par succomber ou par en être écrasés; on peut dire qu'ils sont dans
une sorte d'enfer et qu'ils ne respirent jamais pleinement à la lumière des
miséricordes du Seigneur, ni dans cotte liberté de l'esprit qui seule rend doux
le joug du Seigneur et son fardeau léger.
7. Or, cette tiédeur pernicieuse vient de ce que
leur affection, c'est-à-dire leur volonté, n'est pas encore purgée, et que, pour
eux, connaître le bien ce n'est pas encore le vouloir, parce qu'ils sont
toujours pesamment attirés et subjugués par leur propre concupiscence. En effet,
ils aiment dans leur chair toutes ces prévenances terrestres qui se manifestent
par un mot, par un signe, par un fait, et de mille autres manières, et s'ils y
renoncent quelquefois, ce n'est jamais sans espoir de retour. Voilà d'où vient
qu'ils dirigent rarement leurs affections vers Dieu : leur componction n'est pas
de tous les moments, elle a ses heures, et, si je puis le dire, ses moments. Or,
l'âme ne saurait être remplie de la grâce du Seigneur dès qu'elle est sujette à
toutes ces distractions;
mais si elle se dégage de celles-ci, elle sera
comblée de celle-là, mais elle sera d'autant plus ou d'autant moins remplie de
la grâce qu'elle se sèvrera plus ou moins de ces distractions charnelles. Ou
plutôt, si vous l'aimez mieux, jamais, au grand jamais, les consolations de la
grâce ne se mêleront à celles de la chair, car dès que leur huile ne trouve plus
de vases vides, elle cesse de couler. D'ailleurs on ne peut mettre le vin
nouveau que dans des outres nouvelles, si on veut conserver le vin et les
outres. En effet, on ne peut mettre ensemble l'esprit et la chair, le feu et la
tiédeur, surtout quand on sait que là tiédeur provoque le dégoût et les nausées
au Seigneur même (Apoc. III, 16).
8. Mais si les Apôtres, parce qu'ils étaient
encore attachés à la chair de Notre Seigneur, qui pourtant était Saint, car
c'était la chair du Saint des saints, ne purent être remplis du Saint-Esprit que
lorsque cette chair sainte leur fut enlevée, comment, tant que vous demeurerez
attachés, collés à votre propre chair même, qui est on ne peut plus souillée,
remplie de toutes les souillures qu'on peut imaginer, comment pouvez-vous
espérer que vous recevrez cet esprit de toute pureté, tant que vous n'aurez pas
tout à fait renoncé à ces consolations charnelles ? Sans doute dans le
commencement, votre coeur sera rempli de tristesse; mais cette tristesse fera
bientôt place à la joie. En effet, dès ce moment vos affections seront
purifiées, votre volonté sera renouvelée, ou plutôt il en sera créé une nouvelle
en vous, en sorte que tout ce qui vous avait d'abord paru difficile, impossible
même, vous paraîtra plein de douceur, vous l'embrasserez avec une sorte
d'avidité. " Envoyez votre esprit, dit le Prophète, et ils seront créés de
nouveau, et vous renouvellerez la face de la terre (Psal. CIII, 30). " De même
que c'est à l'extérieur qu'on distingue les hommes entre eux, ainsi est-ce à la
volonté de l'homme qu'on reconnaît ce qu'il est à l'intérieur. Ainsi donc,
lorsque le Saint-Esprit est envoyé dans un homme, la face de la terre est
recréée et refaite de nouveau, c'est-à-dire de terrestre qu'elle est, sa volonté
devient céleste, toute prête à obéir plus rapidement même que la pensée ne
commande. Bienheureux ceux qui en sont là; non-seulement ils en sentent point la
fatigue mais même leur coeur semble se dilater de bonheur d'une manière
surprenante. Quant à ceux dont nous parlions tout à l'heure, Dieu en parle en
ces termes effrayants : " Mon esprit ne demeurera point pour toujours en eux,
parce qu'ils ne sont que chair (Gones. VI, 3), " c'est-à-dire charnels, et que
tout ce qui était esprit en eux est devenu chair.
9. Eh bien, mes très-chers frères,
puisque c'est aujourd'hui que l'Époux nous est enlevé, non sans que nos coeurs
en ressentent quelque émotion et quel que trouble, mais pour nous envoyer
l'Esprit de vérité, pleurons et prions, afin qu'il nous trouve, ou plutôt qu'il
nous rende dignes de le recevoir, et qu'il remplisse la maison où nous nous
trouvons réunis, et que, par son onction, plutôt que par ses coups, il nous
instruise de toutes choses, qu'il illumine notre intelligence et purifie notre
volonté, qu'il vienne enfin à nous et établisse sa demeure en nous. De même que
le serpent de Moïse dévora tous les serpents des mages (Exord. VII, 12), ainsi,
lorsque cet esprit sera venu en nous, absorbera-t-il toutes nos affections
charnelles, toutes nos délectations sensuelles, et répandra-t-il ses
consolations dans nos âmes, fera-t-il succéder le repos au travail, la joie à la
tristesse, et la gloire à l'ignominie, et nous rendra pareils aux apôtres qu'il
avait remplis, et qui se retiraient le coeur plein de joie de devant le conseil,
parce qu'ils avaient eu le bonheur de souffrir des affronts pour le nom de Jésus
(Act. V, 41). En effet, l'esprit de Jésus est un esprit bon, saint, droit, doux
et principal, qui rend doux et large tout ce qui semble étroit et difficile dans
ce siècle mauvais, qui fait trouver du bonheur dans les opprobres, et nous
montre la gloire dans le mépris des hommes. Suivant le conseil du Prophète,
examinons nos voies avec soin et surveillons nos désirs; élevons au ciel nos
mains et nos coeurs (Thess. III, 40), afin de nous réjouir, le jour de la
descente du Saint-Esprit qui doit nous faire entrer dans toute vérité, selon la
promesse du fils de Dieu.
QUATRIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE L'ASCENSION
Il y a deux ascensions mauvaises, ce sont celle du démon et celle du premier
homme;
il y en a six bonnes, ce sont celle du Christ et les nôtres.
1. Si nous célébrons les fêtes de Noël et de
Pâques avec toute la piété qu'elles méritent, nous devons célébrer, avec une
égale piété, celle de l'Ascension; car elle n'est pas moins grande que les deux
premières, elle en est la conséquence et le couronnement. Sans doute ce doit
être, pour nous, un jour de fête et de joie, que celui où le Soleil supercéleste,
le vrai Soleil de justice se montre à nos faibles regards dans un corps,
derrière le voile d'une chair mortelle, comme dans un nuage qui tempérerait à
nos yeux l'éclat éblouissant de sa lumière inaccessible. Sans doute ce fut
encore pour nous un jour de joie et d'allégresse extrême, que celui où,
déchirant l'humble sac de son corps, il s'enveloppa de gloire comme d'un
manteau, en faisant disparaître du sac qu'il avait porté d'abord, non le tissu
primitif, mais tout ce qui sentait la vétusté, l'usure, la bassesse et la
misère, et en en faisant ainsi les prémices de notre rédemption : mais quel
apport y a-t-il entre ces solennités et moi, si je vis tout entier sur la terre?
Qui est-ce qui serait assez présomptueux pour désirer s'élever dans les cieux,
s'il n'y était excité par celui qui y remonta le premier, parce qu'il en était
descendu ? Eh bien je vous le dis, pour moi ce lieu d'exil où je me trouve en ce
moment, ne me semblerait guère plus tolérable que l'enfer même, si le Seigneur
Dieu de Sabaoth ne nous avait laissé un germe d'attente et d'espérance,
lorsqu'en s'élevant dans les cieux, il donna à toits les fidèles (a) lieu
d'espérer de s'y élever aussi. Après cela, il ajouta: " Si je ne m'en vais point
le Paraclet ne viendra point à vous (Joan. XVI, 7). " Quel est ce Paraclet?
Celui qui répand la charité dans nos âmes, et pair qui la foi ne saurait nous
tromper; celui dis-je qui fait que notre vie est dans les cieux, qui est la
vertu venant (lu haut du Ciel et par qui nos coeurs y sont portés. " Je m'en
vais, dit le Sauveur, vous préparer une place, et après que je m’en serai allé
et que je vous aurai préparé cette place, je reviendrai à vous pour vous prendre
avec moi (Joan. XIV, 2 et 3), et partout où mon corps se trouvera s'assembleront
les aigles (Matt. XXIV, 28 a Luc. XVII, 37). " Voyez-vous maintenant , comment
la solennité de ce jour est le couronnement de toutes les solennités
précédentes, dont elle prépare le résultat et augmente la grâce ?
2. Car si tout le reste, en celui qui nous est né
et qui est né pour nous, s'est fait pour nous, ainsi en est-il aussi de son
ascension; elle s'est faite à cause de nous et pour nous. Dans le cours de notre
vie, il y a bien des choses qu'il semble, en ce qui vous concerne, que nous
faisons par hasard, et beaucoup aussi que nous faisons par nécessité. Quant à
Jésus-Christ qui est la vertu et la sagesse de Dieu, il n'a jamais agi sous
l'empire ni de l'un ni de l'autre. En effet, quelle nécessité pourrait s'imposer
à la vertu de Dieu, et quel hasard pourrait se substituer à sa sagesse ? On ne
peut donc douter qu'en lui, paroles, actions, souffrances, tout fut volontaire,
tout fut plein de mystères et de salut. Connaissant cela, s'il arrive que
certaines choses qui concernent le Christ, viennent à notre connaissance, il ne
faut pas les considérer comme des inventions de notre part, mais comme dés
choses dont la cause a pu nous demeurer inconnue jusqu'alors, et n'en a pas
moins certainement existé pour cela. De même que celui qui compose un écrit
place ses pensées dans un ordre particulier pour des raisons qu'il sait, ainsi
en est-il de Dieu, surtout pour les choses que sa divine majesté a faites
pendant qu'elle était dans une chair mortelle, il est certain qu'elles n'ont
point été faites en dehors d'un ordre particulier. Mais le malheur pour nous est
dans le peu de portée de notre esprit. Oui, il est dans notre science si pauvre
de savoir, car nous ne connaissons qu'en partie et même en très-faible partie.
C'est à peine si de ce foyer immense de lumière, de ce flambeau éclatant placé
sur le chandelier, arrivent jusqu'à nous quelque rares et minces éclairs : Aussi
devons-nous communiquer d'autant plus religieusement aux autres ce qui nous est
révélé que ces révélations sont plus bornées pour chacun de nous. Voilà
pourquoi, mes
frères, je ne veux, ni ne dois vous priver des
pensées que le Seigneur me fait la grâce de m'envoyer pour votre édification, au
sujet de son ascension, ou plutôt de toutes ses ascensions, d'autant plus que
telle est la nature des biens spirituels qu'on ne saurait les diminuer en les
partageant avec les autres. Peut-être ce que j'ai à vous dire est-il déjà connu
de plusieurs, car Dieu a pu le leur révéler comme à moi, mais en faveur de ceux
dont l'esprit, occupé à des choses plus élevées encore, ou distrait par d'autres
occupations, n'a point eu les pensées qui me sont venues, et même aussi à cause
de ceux dont l'intelligence n'est point assez développée pour les avoir, je me
sens dans l'obligation de vous exposer ce qui m'est venu à l'esprit.
3. Or c celui qui est descendu sur la terre est le
même Christ qui est monté dans les cieux (Ephes. IV, 40). " Ce sont les propres
paroles de l'Apôtre. Pour moi, je crois que s'il est monté c'est précisément eu
descendant, et qu'il fallait que le Christ descendit pour nous apprendre à
monter. Nous sommes avides d'élévation, nous n'aspirons tous qu'à nous élever,
c'est que nous sommes, en effet, de nobles créatures, douées d'une âme grande,
et qui ont naturellement le goût de la grandeur. Mais malheur à nous si nous
voulons suivre celui qui a dit un jour : " J'irai m'asseoir sur la montagne de
l'alliance aux flancs de l'Aquilon (Isa. XIV, 14). " Ah malheureux, aux flancs
de l'Aquilon ! Ce mont est glacé, nous ne saurions t'y suivre. Tu es dévoré par
l'amour du pouvoir, tu oses ambitionner la puissance. Hélas! combien en
voyons-nous encore de nos jours monter sur tes pas infortunés ! que dis-je ?
c'est à peine s'il s'en trouve quelques uns qui échappent, et chez qui l'amour
de la domination ne règne pas en maître ! Voilà pourquoi ceux qui ont l'autorité
en main sont appelés des bienfaiteurs (Luc. XXII, 25) ! de là vient que le
pécheur est loué dans les désirs de son âme. Tout le monde flatte les puissants,
tout le monde leur porte envie. Ah malheureux mortels à quelle remorque
marchez-vous, de qui suivez-vous les traces? Est-ce que vous ne voyez pas Satan
tomber du haut du ciel, rapide comme !a foudre? ne serait-ce point là la
montagne qu'il gravit, ange encore, et où il devint le diable? Mais remarquez
ceci encore ; après sa chute, l'envie le tourmente encore affreusement et lui
suggère la pensée d'entraîner l'homme avec lui, cependant il n'ose point lui
conseiller de gravir cette montagne, où il n'a trouvé lui-même qu'une chute
immense au lieu d'une élévation considérable.
4. Mais notre ennemi ne fut point pour cela à
court de ruses : il montra à l'homme une montagne pareille à la science, et lui
dit " Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Gen. III, 5). "
C'est encore là une montée dangereuse à gravir, ou plutôt c'est une véritable
descente de Jérusalem a Jéricho. Cette montagne n'est autre que la science qui
enfle; nous voyons encore de nos jours une foule d'enfants d'Adam entreprendre
de la gravir avec une incroyable ardeur, comme s'ils ne savaient pas quelle
chute affreuse leur père a faite, en voulant en atteindre le sommet, chute si
profonde et si grave que toute sa postérité en a été elle-même renversée et
brisée.
O homme, les blessures que tu as reçues dans cette
ascension du mont de la science, quoique tu fusses encore en partie dans les
ténèbres de l'avenir, ne sont point encore guéries, et cela ne t'empêche point
de faire aussi tous les efforts possibles, pour le gravir à ton tour; tu veux
donc que ton dernier état soit pire que le premier? Ah ! malheureux, d'où te
vient cette passion, cette sorte de rage ? O enfants des hommes, jusques à quand
aurez-vous le coeur appesanti ? pourquoi aimez-vous la vanité et cherchez-vous
le mensonge (Psal IV, 3) ? Ne savez-vous donc point que Dieu a choisi les moins
sages selon le monde pour confondre les puissants (I Cor. I, 27) ? Les menaces
terribles d'un Dieu qui doit perdre la sagesse des sages et réprouver la science
des savants, ne sont-elles pas faites pour nous détourner d'une pareille
entreprise (Ibidem 19)? L'exemple de notre premier père, les sentiments de notre
coeur, la dure expérience de la nécessité qui pèse sur nous par suite de notre
amour insensé de la science, rien ne peut-il donc noirs y faire renoncer ?
5. Ainsi, mes frères, je viens de vous montrer une
montagne que vous devez non point gravir, mais fuir; c'est celle que montait
celui qui voulait être comme Dieu, et savoir le bien et le mal. Ses descendants,
encore de nos jours, continuent à la grossir et à l'élever; rien n'est
méprisable à leurs yeux dès que çà peut servir à élever plus haut encore le
sommet de la science. Afin de passer pour être plus savants que les autres, on
les voit cultiver, avec une ardeur qui leur fait oublier la peine et la fatigue,
les uns l'étude des belles-lettres, les autres la science des choses du monde,
ceux-ci des arts d'agrément que Dieu a en horreur, et ceux-là un art servile
quelconque. Voilà comment ils élèvent leur Babel, et par quel moyen ils se
flattent de devenir semblables à Dieu, c'est en s'appliquant avec ardeur à ce
qu'il ne faut pas, et en négligeant ce qu'il faut. Or, qu'y a-t-il de commun
entre vous, mes frères, et ces montagnes dont la montée est remplie de tant de
difficultés et semée de tant de périls? Et pourquoi vous éloignez-vous de la
montagne qu'il vous est si facile et si utile de gravir? L'ambition du pouvoir a
dépouillé l'ange de la félicité des anges, et le désir de savoir a fait perdre à
l'homme la gloire de l'immortalité. Si quelqu'un songe à s'élever sur la.
montagne du pouvoir, que de contradicteurs ne rencontrera-t-il pas sur sa route
? Que de gens qui le repousseront, que d'obstacles l'arrêteront , que de
difficultés embarrasseront sa marche ! Mais que sera-ce s'il réussit enfin à
arriver au but de ses désirs ? L'Écriture nous le fait assez comprendre en
disant : " Les puissants seront fortement tourmentés (Sap. VI, 8); " encore
passé je sous silence les sollicitudes et les anxiétés dont le pouvoir lui-même
est la source constante et féconde. Un homme a-t-il l'ambition de devenir savant
? à quelles fatigues va-t-il se condamner, à quelles tortures va-t-il soumettre
son esprit? Et pourtant, quoi qu'il fasse, il faut qu'il sache que c'est pour
lui qu’il est dit : Vous vous mettriez en quatre que vous n'arriveriez pas au
but, que vous vous proposez. Son oeil verra avec une tristesse amère tout savant
qui le tiendra pour moins instruit que soi, eu que l'opinion. publique placera
avant lui. Mais enfin, qu'est-ce qui l'attend quand une fois il se sera bien
bourré de science ? " Je détruirai, répond le Seigneur, la sagesse du sage, et
je rejetterai la science des savants ( I Cor. I, 19). "
6. En deux mots, vous voyez donc bien, mes frères,
du moins je le pense, comme nous devons, fuir l'une et l'autre montagne, si la
chute de l'ange et celle de l'homme nous inspirent quelque crainte. O mont de
Gelboé que jamais ni la rosée ni la pluie ne tombent sur vos cimes (II Rey. I,
21). Mais que faisons-nous cependant? il ne nous est point avantageux de monter
à la manière de l'ange ou d'Adam, et pourtant, nous n'avons qu'un désir, monter.
Qui donc nous apprendra une ascension salutaire? Qui sera-ce, si ce n'est pas
celui dont il est écrit : " Celui qui est descendu est le même qui est monté (Ephes.
IV, 10)? " Il fallait, en effet, qu'il nous montrât comment on doit monter, pour
que nous ne suivissions ni les pas, ni les conseils de ce perfide séducteur.
Mais comme le Très-Haut ne pouvait monter plus haut, il descendit, et, en
descendant, il nous a frayé une montée aussi douce que salutaire. Il est
descendu du haut de la montagne de la toute-puissance, en s'enveloppant de la
faiblesse. même de notre chair; il descendit aussi des sommets élevés de la
science, parce qu'il lui a plu, à lui qui est Dieu, de sauver, par la folie de
ce qu'il a prêché, ceux qui croient en lui. Où trouver, en effet, quelque chose
de plus faible que le corps délicat et les membres. chétifs d'un tout petit
enfant ? qu'y a-t-il de moins docte qu'un .nouveau-né qui ne connaît encore que
le sein de sa mère ? Est-il un homme plus réduit à l’impuissance que celui qui a
ses membres cloués, et dont notre œil peut compter tous les os? Enfin,
connaissez-vous rien de plus insensé que de donner sa vie en pâture à la mort
pour acquitter une dette qu'on n'a point contractée ? Vous voyez à quel point il
est descendu des hauteurs de sa puissance et des sommets élevés de sa sagesse,
quand il s'est anéanti lui-même. Mais il ne pouvait s'élever plus haut sur la
montagne de la bonté, ni manifester plus vivement sa charité. Ne vous étonnez
donc point si le Christ est monté en descendant, puisque vous voyez que les deux
autres, l'ange et l'homme, sont tombés en montant. Il me semble que celui qui
disait " Qui est-ce qui montera sur la montagne du Seigneur, ou qui est-ce qui
se tiendra debout dans son lieu saint (Psal. XXIII, 3) ? " se demandait où
trouver quelqu'un pour monter sur cette montagne ? Il se peut que ce soit en
voyant les hommes tomber, parce qu'ils étaient tourmentés du désir de monter,
que le prophète Isaïe s'écriait : " Venez, et montons sur la montagne du
Seigneur ( Is. II, 3). " Ne vous semble-t-il pas aussi voir un reproche à
l'adresse de l'homme et de l'ange pour avoir voulu gravir les deux montagnes
dont nous avons parlé plus haut, dans ces paroles du Psalmiste : " Pourquoi vous
imaginez-vous qu'il peut y avoir d'autres montagnes fertiles ? Il n'y a qu'une
montagne grasse et fertile (Psal. LXVII, 16). " C'est la montagne où est la
demeure du Seigneur, assise sur la croupe même des autres montagnes (Isa. II,
2), par-dessus lesquelles, celle qui s'écriait : " Le voici, il vient, sur les
montagnes (Carat. u, 8), " avait vu l'Èpoux passer. En effet, il enseignait la
voie à l'homme qui ne le connaissait pas, il le traînait par la main, et le
conduisait comme un tout petit enfant ; voilà pourquoi il allait en quelque
sorte pas à pas, afin qu'en le voyant aller de vertu en vertu, Sion reconnût en
lui le Dieu des dieux ; car sa justice est comme les montagnes les plus élevées
(Psal. XXV, 7).
7. Mais, si vous le voulez, voyons ce qu'il faut
entendre par les bonds qu'il fait, lorsqu'il s'élance comme un géant dans la
carrière; comme un géant, dis-je, qui part de l'extrémité du ciel et qui va
jusqu'à l'autre extrémité par des sortes de degrés (Psal. XVIII, 6). En premier
lieu plaçons la montagne sur laquelle il monta en compagnie de Pierre, de
Jacques et de Jean, et où il fut transfiguré en leur présence. Son visage devint
brillant comme le soleil et ses vêtements blancs comme la neige. Or, cette
gloire que nous contemplons sur la montagne de l'espérance n'est autre que celle
de la résurrection. En effet, dans quel but est-il monté pour y être
transfiguré, sinon afin de nous apprendre à nous élever en pensée vers cette
gloire qui sera manifestée en nous un jour? Heureux l'homme dont la pensée est
toujours dans l'a présence du Seigneur, et qui, au fond de son coeur, repasse
dans sa pensée, jusqu'à la fin, lés délices qui se trouvent dans la droite de
Dieu! En effet, que peut-on trouver de pénible quand on repasse sans cesse, dans
son esprit, cette vérité que les souffrances de cette vie n'ont rien de
comparable avec la gloire qui nous attend dans l'autre ? Je me demande ce que
pourrait apercevoir en ce monde pervers, celui dont l'œil ne cesse dé contempler
les biens du Seigneur dans la terre des vivants, et d'être fixé sur les
récompenses éternelles (Psal. XXVI, 19) ? " Mon coeur vous a parlé, Seigneur,
s'écrie le Prophète, mon coeur vous a parlé, et mes yeux vous ont cherché; je
chercherai votre visage, Seigneur (Psal. XXVI, 13). " Oh ! qui me donnera de
vous voir vous lever tous, et vous tenir dans un lieu élevé, et contempler
l'allégresse dont le Seigneur doit vous inonder un jour?
8. Ne trouvez point trop long, je vous en prie, le
séjour que je vous fais faire sur le mont de la transfiguration; si nous restons
un peu trop longtemps sur cette montagne, nous pourrons passer un peu plus vite
sur les autres. D'ailleurs, qui est-ce qui ne s'arrêterait volontiers sur ce
mont, en entendant l'apôtre Pierre s'écrier lui-même au haut de cette montagne
où il se trouvait : " Seigneur, nous sommes bien ici (Matt. XVII, 4) ? " Je me
demandé; en effet, quel bien peut être égal pour l'âme à celui de se trouver au
sein de la félicité, en attendant que son corps y soit; je me demande même s'il
y a un autre bien que celui-là? Il me semble même que celui qui s'est écrié
ainsi : " Seigneur, nous sommes bien ici, " était entré dans le tabernacle
admirable du Seigneur et avait pénétré jusqu'à sa demeure, au milieu de chants
d'allégresse, de cris de joie et de félicitations semblables à ce qu'on entend à
une table de festin (Psal. XLI, 5). Je vous le demande, en effet, mes frères,
quel est celui d'entre vous qui, à la pensée intime de la vie future, je veux
dire de la joie, du bonheur, de la félicité et de la gloire réservée aux enfants
de Dieu, pour peu qu'il arrête son esprit à la considérer dans le silence de son
âme; ne s'écriera point aussitôt en exhalant, pour ainsi dire, un soupir de
bonheur : " Seigneur, nous sommes bien ici? " Sans doute ce n'est point dans ce
triste pèlerinage où le corps sent le poids de la chaîne, mais c'est dans cette
douce et salutaire pensée où le cœur nage en liberté qu'il peut redire ces
paroles de Saint Pierre : " Qui me donnera des ailes comme à la colombe, afin
que je puisse m'envoler et me reposer (Psal, LIV, 7), disait le Prophète ? Mais
vous, enfants des hommes, enfants de celui qui descendit de Jérusalem à Jéricho,
oui, ô vous, enfants des hommes, jusques à quand aurez-vous le cœur appesanti.
Remontez au plus haut de votre coeur, et Dieu sera exalté. Votre coeur, voilà le
mont où le Christ se transfigure; montez-y, et vous verrez que le Seigneur a
rempli son sanctuaire de gloire (Psal. IV, 4).
9. Je vous en prie, mes frères, prenez garde que
vos coeurs ne s'appesantissent point dans les inquiétudes de cette vie, car pour
ce qui est de l'excès du boire et du manger, grâce à Dieu, je n'ai pas à vous
faire la même recommandation (Luc. XXI, 44 et Rom. XIII, 43). Oui, mes frères,
déchargez, je vous en conjure, déchargez vos coeurs du poids accablant des
pensées de la terre et vous verrez, en effet, que le Seigneur a rempli son
sanctuaire de gloire. Levez vos coeurs avec les mains de vos pensées, si je puis
ainsi parler, et vous verrez le Seigneur transfiguré. Dressez dans vos coeurs
des tentes, non-seulement pour les patriarches et les prophètes, mais édifiez
les nombreuses demeures de la maison du ciel selon ce que disait celui qui
allait, offrant partout, dans les tabernacles du Seigneur, l'hostie de ses
chants et de ses cantiques et disait à Dieu : " Que vos tentes sont belles,
Seigneur Dieu des armées ! Mon âme soupire si ardemment après la maison du
Seigneur, qu'elle en tombe en défaillance (Psal. LXXXIII, 2). " Et vous aussi,
mes frères, allez et venez avec ces sentiments, c'est-à-dire, avec l'hostie de
votre dévotion et de votre piété, visitez en esprit, le séjour des cieux, ces
nombreuses demeures qui se trouvent chez votre Père, et prosternez humblement
vos coeurs devant le trône de Dieu et de l'Agneau adressez vos supplications
pleines de respect aux divers choeurs des anges, saluez la troupe des
patriarches, le bataillon des prophètes et le sénat des apôtres ; levez les yeux
sur les couronnes des martyrs tressées de fleurs de pourpre; admirez le choeur
des vierges au lis odoriférant, et, en entendant les chants délicieux de leur
cantique nouveau, prêtez une oreille attentive, autant du moins que votre faible
cœur vous le permette. " Je me suis rappelé ces choses, disait le Prophète, et
j'ai répandu mon âme au dedans de moi-même. " De quelles choses parlait-il? "
C'est que je passerai dans le lieu du tabernacle admirable du Seigneur, et que
je pénétrerai jusques à sa demeure (Psal. XLI, 5). " il dit encore ailleurs : "
Je me suis souvenu de Dieu, et cette pensée a fait mes délices (Psal. LXXVI, 4).
" Ainsi le Prophète a vu Celui que les apôtres ont vu, et, du moins je le pense,
il ne l'a pas vu d'une manière différente, si ce n'est que dans sa vision, il
n'y eut rien de corporel, tout se passait en esprit. Il ne le vit certainement
pas de la même manière que celui qui disait : " Nous l'avons vu, il est sans
beauté et sans éclat (Isa. LIII, 4). " Evidemment il le vit transfiguré, et plus
beau que tous les enfants des hommes, pour se montrer aussi heureux de cette
vision que les apôtres l'étaient quand ils s'écrièrent . " Seigneur, nous sommes
bien ici (Malt. XVII, 4). " Aussi, pour que la ressemblance entre lui et les
apôtres soit plus complète, il dit lui-même que, dans son bonheur, son âme est
tombée en défaillance, de même que nous voyons que les apôtres sont tombés la
face contre terre. Combien grande est donc l'abondance de votre douceur, ô
Seigneur, de cette douceur que vous avez cachée pour ceux .qui vous craignent (Psal.
XXX, 23) ! Si vous montez donc sur cette montagne, et si vous contemplez à
découvert la gloire du Seigneur, je suis certain que vous ne pourrez vous
empêcher de vous écrier : Seigneur, attirez-nous à votre suite. A quoi bon, en
effet, savoir où l'on doit aller, si on ne sait la route qui doit conduire au
but désiré ?
10. Mais après cela, vous avez une seconde
montagne à monter, où vous entendrez la voix d'un prédicateur qui vous
présentera une échelle de huit échelons dont le sommet touche aux cieux. "
Bienheureux, vous dit-il, ceux qui souffrent persécution pour la justice, le
royaume des cieux est à eux (Matt. V, 10). " Si vous êtes parvenu à gravir le
premier mont, par une méditation soutenue de la gloire du ciel, vous n'aurez pas
grand mal à vous élever au haut du second, pour y méditer jour et nuit, la loi
du Seigneur, comme nous voyons que le fit le même prophète qui, non content de
songer à ses récompenses, méditait sans cesse sur ses préceptes, parce qu'il les
aimait extrêmement (Psal, CXVIII, 47). Voilà comment vous vous entendrez dire à
vous-même : " Vous savez où je vais par la première ascension, et vous
connaissez la route qui y mène (Joann. XIV, 4), " par la seconde. Prenez donc au
fond du coeur la résolution de rechercher la voie de la vérité, de peur que vous
ne soyez du nombre de ceux qui n'ont pas su trouver le chemin qui les conduisit
dans une ville où ils pussent habiter (Psal. CVI, 4), et mettez-vous en peine de
monter non-seulement par la méditation de la gloire du ciel, mais encore par un
genre de vie digne d'obtenir cette gloire pour récompense.
11. La troisième montagne dont je trouve qu'il
soit parlé dans la Sainte-Ecriture, c'est celle sur laquelle il est monté pour
prier seul (Matt. XVI, 23). Vous voyez par là si l'Epouse des Cantiques a eu
raison de dire : "Le voici qui vient, sautant sur les montagnes (Cant. II, 8). "
Sur la première, il fut transfiguré pour vous apprendre le but où vous devez
tendre; sur la seconde, il vous fait entendre des paroles de salut, afin de vous
instruire des moyens par lesquels vous pouviez atteindre le but; sur la
troisième, il a prié, afin que vous fissiez tous vos efforts pour avoir la bonne
volonté, non-seulement d'aller, mais encore de parvenir au but proposé. Car "
celui qui sait le bien qu'il a à faire et ne le fait point est plus coupable que
les autres (Jac. IV, 17). " Aussi, quand vous saurez que c'est dans la prière
que nous obtenons la bonne volonté, lorsque vous serez instruit de ce que vous
avez à faire, pour obtenir la force de le faire, vous devez aller sur la
montagne de la prière, vous devez prier avec instance, vous devez prier avec
persévérance, à l'exemple de Celui qui passait des nuits en prières, et votre
Père qui est bon vous donnera un bon esprit, parce que vous le lui avez demandé
(Luc XI, 13). Remarquez aussi combien il est à propos, à l'heure de la prière,
de rechercher la retraiter puisque le Seigneur lui-même, non-content de nous le
recommander dans ses discours, en nous disant : " Entrez dans votre chambre, et
après en avoir fermé la porte, priez votre Père en secret (Matt. VI, 6), " nous
en donne l'exemple dans sa conduite; car, il n'emmène avec lui sur la montagne
aucun de ses familiers, il y va seul pour prier.
12. Pourrons-nous trouver encore quelque autre
ascension du Sauveur ? N'en doutez pas, mes frères, nous ne saurions, en effet,
oublier la monture sur laquelle nous voyons qu'il fit son entrée à Jérusalem,
non plus que la croix où il est monté, car, il a fallu que le Fils de l'homme
fût élevé sur la croix, selon ce qu'il disait lui-même en ces termes : " Et
lorsque j'aurai été élevé, j'attirerai tout à moi (Joann. XII, 32). " Eh bien
donc, maintenant que vous savez ce qu'il faut faire, et que vous voulez le
faire, que ferez-vous, en effet, puisque vous n'avez pas le moyen de l'accomplir
(Rom. VII, 18) ? Car les mouvements de l'âne, de votre bête, ont une loi
contraire, et tendent à s'imposer même à vous. Que ferez-vous donc, je vous le
demande, ainsi monté sur la concupiscence dont les mouvements contraires à ceux
de la raison, dominent dans tous vos membres? En effet, voulez-vous jeûner ? Les
aiguillons de la faim vous pressent. Avez-vous l'intention de passer la nuit
dans une veille pieuse? Le sommeil vous accable. Que faire avec cette monture?
Tous ses mouvements tiennent, en effet, de la bête ; ils nous sont communs avec
l'âne sur lequel nous sommes assis, car, l'homme, est-il dit, " a été comparé
aux bêtes de somme qui n'ont point la raison en partage, et il leur est devenu
semblable (Psal. XLVIII, 13). " Montez, Seigneur, montez sur cette bête de
somme, sur cet âne, et maîtrisez ses mouvements; car, s'ils ne sont maîtrisés,
ils nous maîtriseront; s'ils ne sentent la pointe de l'éperon; ils nous la
feront sentir et, s'ils ne sont réprimés, ils nous opprimeront. Voilà pourquoi,
ô mon âme, vous devez imiter encore le Seigneur dans cette sorte d'ascension,
vous élever au dessus de vos appétits charnels et les dominer complètement. Car,
si tu veux monter jusqu'au ciel, il faut que tu commences: par t'élever au
dessus de toi-même, en foulant aux pieds les désirs de la chair qui combattent
en toi contre toi.
13. Suis aussi, ô mon frère, le Christ montant sur
sa croix, et s'élevant ainsi au dessus de la terre, et place-toi par là,
non-seulement au dessus de toi, mais encore au dessus du monde entier, par
l’élévation de ton âme, monte assez pour voir de haut et de loin toutes les
choses de la terre, ainsi qu'il est écrit : " Ils verront la terre de loin (Isa.
XXXIII, 17). " Ne te baisse sous l'attrait d'aucun plaisir du monde, ne te
laisse abattre par aucune adversité. Garde-toi bien de placer ta gloire ailleurs
que dans la croix du Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour
toi (Gal. VI, 14) ; regarde, comme une véritable croix, tout ce que le monde
désire le plus; et toi, puisque tu es crucifié au monde, attache-toi de toute la
force de ton coeur à ce que le monde regarde comme une croix.
14. Lorsque tu en seras là, que te
reste-t-il encore à faire, sinon de t'élever jusqu'à celui qui est le Dieu béni
par dessus tout dans les siècles des siècles? Te trouver enfin dégagé des liens
du corps et te voir avec Jésus-Christ, c'est ce qui est, sans comparaison, le
meilleur pour toi, ô mon âme (Philipp. 1, 23). Le Prophète a dit quelque part en
s'adressant à Dieu : " Bienheureux est l'homme qui attend de vous, ô mon Dieu,
le secours dont il a besoin ; et qui dispose vers vous des ascensions dans son
coeur... Il s'avance de vertu en vertu pour voir le Dieu des dieux dans la
céleste Sion (Psal, LXXXIII 6 et 8)... " C'est la dernière ascension, car elle
met seule le comble à tout, selon l'expression même de l'Apôtre qui nous dit: "
Celui qui est ainsi descendu, le Christ, est le même qui est monté au dessus des
cieux, afin d'accomplir toutes choses (Ephes. VI, 10), " Mais que dirai-je de
cette ascension-là? Où monterons-nous, mes frères, pour être où est le Christ ?
Et que trouverons-nous là? L'oeil de l'homme, ô mon Dieu, n'a point vu hors de
vous, ce que vous avez préparé à ceux qui vous aiment (Isa. LXIV, 4 et I Cor. II,
9). Désirons faire cette ascension, ô mes frères, ne soupirons qu'après elle, et
que nos désirs soient d'autant plus ardents que notre intelligence fait plus
complètement défaut en cette matière.
CINQUIÈME SERMON
POUR LE JOUR DE L'ASCENSION
De l’intelligence
et de la volonté.
1. C'est aujourd'hui que l'Ancien des, jours;
assis sur son trône, voit s'offrir à ses yeux le Fils de l'homme qui vient
prendre place à ses côtés, et désormais, non-seulement le germe du Seigneur sera
dans la magnificence et dans la gloire, mais le fruit même de la terre s'y
trouvera aussi (Isa. IV, 2). O heureuse union de l'un et de l'autre, ô mystère
digne d'être embrassé avec une joie ineffable ! Car ce germe du Seigneur et ce
fruit de la terre ne sont qu'un, le Fils de Dieu et le fruit des entrailles de
Marie ne font qu'un, le Fils de David est le même que le Seigneur, sa joie est
au comble aujourd'hui, et, c'est ce qui inspira à David ces paroles prophétiques
: " Le Seigneur a dit à mon Seigneur, asseyez-vous à ma droite (Psal. CIX, 1). "
Le germe du Seigneur peut-il n'être point son Seigneur ! Il est, en même temps,
son Fils, car il est le fruit glorieux de la terre, le fruit de la tige issue de
la racine de Jessé. Or, c'est aujourd'hui que Dieu le Père comble son Fils qui
est en même temps le Fils de l'homme, de la gloire qu'il a eue autrefois en lui,
avant même que le monde fût (Joann. XVII, 5). Oui, aujourd'hui les cieux sont
dans la joie de se voir rendre la Vérité qui est née sur la terre. Aujourd'hui,
l'Époux est ravi à ses amis qui n'ont plus maintenant qu'à verser des larmes,
ainsi qu'il le leur avait prédit, car, tant qu'il était avec eux, ils ne
pouvaient se trouver dans le deuil et les larmes (Matt. IX, 15) ; mais le jour
est venu où il leur est ravi, et c'est maintenant qu'ils doivent être dans le
jeûne et les larmes. Où est maintenant le temps où tu t'écriais, ô Pierre : "
Seigneur, il fait bon ici pour nous, dressons-y trois tentes (Matt. XVII, 4) ? "
Car le voilà qui est entré pour toujours dans une tente plus grande et plus
parfaite, que la main de l'homme n'a point dressée, c'est-à-dire qui n'a point
été faite comme les tentes d'ici-bas (Hebr. IX, 11.)
2. Comment donc ferait-il bon pour nous ici
maintenant? Ce séjour désormais n'a plus rien que de pénible, d'insupportable,
de dangereux même pour nous. En effet, en même temps que la malice y abonde, la
sagesse s'y trouve à peine, si tant est même qu'elle s'y trouve ; tout y est
plein de piéges et de pas glissants, tout y est ténèbres, les pécheurs y ont
tendu leurs filets partout : les âmes ,y sont exposées à de continuels périls,
et, sous le soleil qui l'éclaire, elles ne connaissent que l'affliction ; il n'y
a là que vanité et qu'affliction d'esprit. Aussi, mes frères, élevons au ciel
nos coeurs avec nos mains (Thren. III, 41), et efforçons-nous de suivre le
Seigneur dans soli ascension, du pas de la dévotion et de la foi, s'il m'est
permis de parler ainsi. Un jour viendra où nous nous élèverons sans retard et
sans peine au devant de lui dans les airs, il sera facile alors, pour nos corps
devenus spirituels, de faire ce que ne peuvent maintenant nos âmes animales et
charnelles. En effet, quels efforts ne devons-nous pas faire maintenant pour
élever nos coeurs que la corruption du corps appesantit, comme nous avons la
douleur de le voir dans le livre de notre propre expérience, et que cette
demeure terrestre abat sans cesse ?
3. Mais peut-être faut-il vous dire ce qu'on
entend par élever son coeur, ou comment on doit s'y prendre pour l'élever ; je
laisserai à l'Apôtre le soin de vous l'expliquer à ma place : " Si donc vous
êtes ressuscités avec le Christ, vous dit-il, ne recherchez plus que ce qui est
dans le ciel, où le Christ est assis à la droite de Dieu; n'ayez plus de goût et
d'affection que pour les choses du ciel, non point pour celles de la terre (Coloss.
III, 1 et 2.) " C'est comme s'il disait en d'autres termes : si vous êtes
ressuscités avec Lui, montez au ciel avec Lui; si vous vivez avec Lui, régnez
aussi avec Lui. Suivons, mes frères, oui, suivons l'Agneau partout où il est;
suivons-le dans les souffrances, suivons-le aussi dans sa résurrection; mais
suivons-le surtout avec ardeur dans son ascension. Que notre vieil homme soit
crucifié avec lui, afin que le corps du péché soit détruit, et, pour n'être pas
plus longtemps esclaves du péché, mortifions nos membres qui sont sur la terre.
Mais s'il est ressuscité d'entre les morts par la gloire de son l'ère, nous
devons, comme Lui, marcher dans les voies d'une nouvelle vie, car s'il est mort,
et s'il est ressuscité ce n'est que pour nous faire mourir au péché et vivre à
la justice.
4. Mais comme cette nouvelle vie demande un séjour
plus sûr que le premier, et comme la gloire de cette résurrection en réclame un
plus élevé, suivons-le dans son ascension, c'est-à-dire, ne recherchons et ne
goûtons plus que les choses du ciel où il est maintenant, non point celles de la
terre. Vous me demandez de quel séjour je veux parler? L'Apôtre va vous le dire,
écoutez-le : " Il s'agit de la Jérusalem d'en haut, de la Jérusalem libre qui
est notre mère (Gal. IV, 26). " Voulez-vous savoir ce qu'on y voit? C'est un
spectacle da paix. " Jérusalem, dit le Psalmiste, loue le Seigneur, Sion, loue
ton Dieu, car c'est lui qui fait régner la paix sur tes frontières (Psal. CXLVII,
1 et 3). " O paix qui surpasse tout sentiment et toute pensée (Philipp. IV, 7) !
O paix qui est au dessus de toute paix ! O mesure qui excède toute mesure !
Mesure bien foulée, bien entassée, enfaîtée par-dessus les bords! Souffrez donc
avec le Christ, ô âme chrétienne, ressuscitez avec lui, montez avec lui :
c'est-à-dire : " Détournez – vous du mal et faites le bien, recherchez la paix,
et poursuivez-la avec persévérance (Psal. XXXIII, 15). " Telles sont, en effet,
les leçons que Paul donnait à ses disciples, comme nous le voyons dans les Actes
des apôtres, sur la continence, la justice et l'espérance de la vie éternelle
(Gal. VI, 23). C'est ainsi que la vérité même nous engage dans son Evangile à
ceindre nos reins et à avoir nos lampes allumées (Luc. XII, 35), et à nous tenir
comme des gens qui désormais n'attendent plus que le Seigneur.
5. D'ailleurs, si vous y avez fait attention,
l'Apôtre nous parle d'une double ascension quand il nous engage à n'avoir plus
de recherche et de goût que pour les choses de là haut, non pour celles
d'ici-bas. Peut-être même peut-on croire que le Prophète avait aussi cette
double ascension en vue quand il disait : " Recherchez la paix et poursuivez-la
(Psal. XXXIII, 15); " peut-être rechercher la paix, puis la poursuivre quand on
l'a trouvée n'est-ce point, en effet, autre chose que de rechercher ce pour quoi
on doit avoir du goût, et d'avoir du goût pour cela une fois qu'on l'a trouvé,
c'est-à-dire pour les choses du ciel, non pour celles de la terre. Tant que nos
coeurs sont partagés, il se forme en eux bien des replis intérieurs qui
empêchent qu'ils ne soient parfaitement un, voilà, pourquoi il faut que nous les
élevions par fragments et par morceaux, s'il m'est permis de parler ainsi, afin
de les réunir tous dans cette Jérusalem céleste dont toutes les parties sont
dans une union parfaite entre elles (Psal. CXXI, 3), où ce n'est assez dire que
de prétendre que chacun de nous ne sera plus divisé avec lui-même, mais où tous
tant que nous sommes, nous ne ferons plus qu'un, non-seulement sans division au
dedans de nos cœurs mais sans division même entre nous. Or, pour vous faire
connaître ce que je regarde comme les membres principaux de notre cœur, je vous
dirai que c'est l'intelligence et la volonté; or, ces deux parties de notre âme
sont bien souvent en opposition l'une avec l'autre, quand l'une semble tendre à
monter l'autre, aspire à descendre. Mais aussi quelle souffrance, quels
tourments cruels pour l'âme de se sentir ainsi tiraillée en sens opposé, comme
déchirée, et démembrée, si on peut parler ainsi! C'est ce que comprendra sans
peine, par la comparaison des déchirements que chacun peut éprouver dans son
corps, quiconque n'a pas fermé les yeux de l'esprit, par une insensibilité aussi
pernicieuse que périlleuse, sur ce qui ce passe dans sa propre âme. En effet,
supposez qu'an écarte les jambes d'un. homme, et qu'on lui maintienne les pieds
éloignés l'un de l'autre par une pièce de bois trop longue, quelles douleurs
atroces n'endurera-t-il point, tant que sa peau ne se sera point déchirée ?
6. Oui, mes frères, oui, voilà les tourments dans
lesquels nous gémissons de voir plongés les malheureux qui vivent de corps parmi
nous, dont peut-être même l'intelligence est éclairée des mêmes lumières que
nous, mais dont la volonté est bien différemment disposée. Comme les autres, ils
comprennent le bien qu'il faut faire, mais ils n'aiment pas comme eux le bien
qu'ils ont compris. En est-il parmi nous, mes frères, qui puissent alléguer leur
ignorance pour excuse, quand ils ne peuvent dire que la science du Ciel, que les
livres saints ou l'instruction spirituelle ont fait défaut? Mais est-il une
vérité, est-il quelque chose d'honnête, de juste, d'aimable, d'édifiant et de
bonne odeur, est-il une vertu, une règle de morale, que vous n'appreniez point,
qui ne leur soit communiquée, prêchée, et montrée non-seulement de vive voix,
mais encore par la pratique des religieux parfaits, parmi lesquels ils se
trouvent, dont le langage et la conduite est une leçon complète pour tous? Oui
plaise à Dieu que tout cela touche le cœur comme il éclaire l'intelligence! Oui
plaise à Dieu que notre âme ne soit plus en proie à cette contradiction remplie
d'infiniment d'amertume, à cette division extrêmement pénible qui fait que,
pendant que d'un côté nous sommes attirés en haut, de l'autre nous sommes
sollicités en bas!
7. D'ailleurs, on peut remarquer dans presque
toutes les congrégations religieuses des hommes comblés de consolations, dont le
coeur déborde de joie, toujours gais et contents, pleins de ferveur, adonnées
jour et nuit, à la méditation de la loi de Dieu, les yeux constamment élevés au
ciel, scrupuleusement soumis à la voix de la conscience, et dévoués partisans de
toute bonne oeuvre. Pour eux, la règle est aimable, le jeûne semble doux, les
veilles courtes, le travail des mains plein de charme, et toutes les austérités
de notre genre de vie un rafraîchissement pour leur âme. Mais on en voit
d'autres aussi qui sont mous et lâches, qui plient sous le faix, et qui ont
besoin qu'on use à leur égard du fouet et de l'aiguillon; leur joie est courte,
leur tristesse est pleine d'abattement; chez eux la componction est rare et de
courte durée, les pensées sont toutes charnelles, et la vie entière n'est que
tiédeur : ils obéissent sans dévotion, ils parlent sans circonspection, ils
prient avec un coeur distrait, et lisent sans édification. Il y en a, dis-je,
nous les avons sous nos yeux, que la crainte même de l'enfer parvient à peine à
retenir, que le respect Humain ne contient presque pas, qui ne trouvent ni frein
dans la raison, ni barrière dans la discipline. Ne vous semble-t-il pas que la
vie de ces religieux-là est bien voisine de l'enfer, car dans cette lutte de
l'intelligence contre la volonté et de la volonté contre l'intelligence, il leur
faut mettre la main à l'oeuvre des forts, eux qui ne savent point se nourrir du
pain des forts? Ils partagent les tribulations de ces derniers sans avoir part à
leurs consolations. O mes frères, qui que nous soyons, si nous nous trouvons
dans un pareil état, levons-nous, je vous en prie, réparons les brèches de nos
âmes, recueillons notre esprit, débarrassons-nous d'une si funeste tiédeur,
sinon parce qu'elle est pleine de danger pour nous, du moins parce qu'elle
n'excite ordinairement en Dieu que le vomissement, comme nous avons
malheureusement lieu de le déplorer. D'ailleurs, elle est on ne peut plus
pénible pour l'âme, elle est pleine de misère et de douleur, bien voisine de
l'enfer, et peut, avec raison, être regardée comme l'ombre même de la mort.
8. Si nous recherchons les choses du ciel,
appliquons-nous aussi à les aimer, à les goûter, car il me semble qu'on peut
sans s'écarter du sens, entendre de l'intelligence et de la volonté le double
conseil qui nous est donné de rechercher les choses d'en haut, et de nous
appliquer à les goûter, et voir, comme je l'ai dit plus haut, dans ces deux
facultés comme les deux membres principaux, les deux mains, si on veut, de notre
âme, par lesquelles dans les efforts de la piété et dans les exercices
spirituels, elle tend à s'élever vers Dieu. Si je ne me trompe, nous recherchons
tous les choses du ciel par l'intelligence de la foi et par le jugement de la
raison, mais peut-être ne les goûtons-nous point tous également, c'est comme si
sous l'empire d'un violent préjugé de notre coeur nous n'étions affamés que des
choses de la terre. De là vient cette différence si grande des esprits, cette
disparité de goûts, cette opposition de conduite si profonde dont je parlais
tout à l'heure. Mais d'où vient qu'il y en a qui sont comme inondés d'un torrent
de grâces spirituelles, tandis qu'il s'en trouve d'autres qui en sont dans le
plus profond dénûment? On ne peut pas dire que le distributeur de la grâce est
parcimonieux ou qu'il s'en trouve à court, mais c'est que lorsque les vases
vides font défaut pour la recevoir, l'huile de la grâce cesse à l'instant de
couler. L'amour du monde se glisse partout; il observe toutes les entrées de mon
âme avec ses consolations, disons mieux, avec ses désolations, il s'y précipite
par les fenêtres, il s'empare de l'esprit, mais non point dans celui qui
s'écriait : " Mon âme a refusé toute espèce de consolations; mais je me suis
souvenu de Dieu, et j'ai trouvé ma joie dans ce souvenir (Psal. LXXVI, 3). "
C'est que lorsque les consolations saintes trouvent une âme remplie par les
désirs du siècle, elles s'en éloignent, car les consolations véritables ne
sauraient se mêler avec les vaines, ni les éternelles avec les caduques, ni les
spirituelles avec les charnelles, ni ce qui est si haut avec ce qui vient de si
bas; il n'est pas possible de goûter en même temps les choses d'en haut et
celles d'en bas.
9. O heureux, bien heureux les hommes que les
livres saints nous représentent comme ayant été les figures de l'Ascension du
Seigneur; heureux Enoch qui fut ravi, et heureux Elie qui fut enlevé dans les
cieux (Eccli. XLIV, 16 et IV, Reg. II, 11). Heureux sont-ils sans contredit ceux
qui seuls jusqu'à présent vivent pour Dieu, ne sont occupés qu'à le comprendre,
à l'aimer, à jouir de sa présence. Ce ne sont point leurs corps qui se
corrompent, qui appesantissent leurs âmes, ni leur habitation charnelle qui abat
leur esprit par la multitude des préoccupations dont elle l'accable, maintenant
qu'ils sont avec Dieu. Toute espèce d'empêchements a disparu, toute occasion de
péché est enlevée, il n'y a plus de matière, plus rien qui puisse appesantir
leur volonté et déprimer leur intelligence; car pour ce qui est du premier, l'Ecriture
nous apprend qu'il a été enlevé au ciel, pour que la malice ne triomphât point
en lui de la sagesse, et de peur que son intelligence ou son âme pût être
trompée ou changée.
10. Mais nous, au sein de nos ténèbres, où
pourrons-nous trouver la vérité, et, dans ce siècle pervers qui est tout entier
sous l'empire de l'esprit malin (I Joan. V, 19), où pouvons-nous espérer
rencontrer la charité? Pensez-vous qu'il y ait quelqu'un qui soit capable
d'éclairer notre intelligence et d'embraser notre coeur ? Oui certainement, il
en est un qui peut le faire, c'est le Christ; allons à lui pour qu'il fasse
tomber le voile qui recouvre les yeux de notre coeur ; car c'est de Lui qu'il
est écrit : " La lumière s'est levée pour ceux qui étaient à l'ombre de la mort
( Isa. IX 2). " En effet, Dieu voyant avec indignation les temps de notre
antique ignorance, fit annoncer aux hommes qu'ils eussent tous et en tous lieux
à faire pénitence, selon ce que saint Paul disait aux Athéniens (Act. XVII, 30).
Rappelez-vous la vertu de Dieu et sa sagesse incarnée; son unique affaire
pendant tout le temps qu'il a daigné se montrer sur la terre, converser parmi
les hommes, était pour cette vertu ineffable, pour cette gloire et cette
majesté, d'éclairer les yeux de nos coeurs, de semer la joie dans nos âmes par
la prédication et par les miracles. En effet, " l'Esprit du Seigneur s'est
reposé sur moi, dit-il, pour que j'allasse prêcher l'Évangile aux pauvres (Isa.
LXI, 1 et Luc. IV, 18) ; " et en parlant aux apôtres, il leur disait aussi : "
La lumière est encore avec vous pour un peu de temps; marchez donc pendant que
vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent (Joan. XII,
35). " Or ce n'est pas seulement avant sa passion, c'est encore depuis sa
résurrection qu'il leur parlait ainsi du royaume de Dieu, en multipliant les
preuves qu'il était vivant, et en leur apparaissant pendant. quarante jours de
suite (Act. I, 3). Le jour où nous lisons qu'il-leur ouvrait l'esprit pour leur
faire comprendre les Écritures, il formait leur intelligence, bien plus, il
purifiait leur coeur.
11. En effet, comment, charnels comme ils
l'étaient, auraient-ils pu être touchés des choses spirituelles? Que dis-je, ils
n'étaient même pas en état de supporter la vue de la lumière dans toute sa
pureté, mais il fallut leur montrer la vertu de la chair, le soleil derrière un
nuage, la lumière dans un vase de terre, le miel dans des rayons, le flambeau de
cire dans une lanterne. Le Seigneur Christ était un esprit placé devant leurs
yeux, mais enveloppé d'une ombre, au sein de laquelle ils devaient vivre parmi
les nations. C'est en ce sens qu'il est dit aussi qu'il a couvert la Vierge de
son ombre (Luc. I, 35), car autrement il eût été à craindre que les regards
d'aigle de cette Vierge elle-même ne fussent éblouis à l'éclat trop vif de cette
lumière, à son excessive vivacité, à la splendeur si parfaitement pure de la
divinité. Mais le nuage léger dont il s'est revêtu n'est point demeuré sans
action, la vertu de Dieu le fit également tourner à notre salut, il s'en servit
pour s'attacher par le coeur, pendant sa vie mortelle, ses disciples qui étaient
incapables de se porter à l'intelligence des choses de la foi, tant qu'il ne
s'opérerait point un changement dans leurs sentiments, et qui n'auraient pu sans
cela s'élever aux choses spirituelles. Mais en opérant des miracles sous leurs
yeux, et en leur parlant un langage admirable, il commença par se les attacher
par un amour tout humain, il est vrai, mais si fort, qu'il l'emportait sur tout
autre sentiment. On peut dire de cet amour qu'il était comme le serpent de Moïse
qui dévora tous les serpents des mages de l'Égypte (Exod. VII, 12). Aussi lui
disent-ils : Seigneurs, " pour nous, vous voyez que nous avons tout quitté pour
vous suivre (Matt. XIX, 27). " Heureux, assurément, les yeux qui virent le
Seigneur de toute majesté dans son corps mortel, l'auteur de l'univers vivant au
milieu des hommes et brillant de vertus, guérissant les malades, marchant sur
les eaux de la mer, ressuscitant les morts, commandant aux démons, et donnant
aux hommes une puissance égale à la sienne; doux et humble de coeur ,
bienveillant, affable, débordant de miséricorde, Agneau de Dieu enfin qui porta
tous les péchés du monde, bien qu'il fût lui-même exempt de péché. Heureuses
aussi les oreilles qui méritèrent d'entendre de la bouche même de la vertu
incarnée les paroles de la vie éternelle, lorsque le Fils unique du Père, qui
est dans le sein de son Père, dévoilait dans ses discours et faisait connaître
aux hommes tout ce qu'il avait appris du Père. Heureux furent-ils alors qu'ils
burent à la source infiniment pure de la Vérité même les eaux vives de la
doctrine céleste qu'ils devaient plus tard verser à torrent ou plutôt exhaler,
comme une douce liqueur, sur tous les peuples de la terre.
12. Aussi, mes frères, n'est-il pas étonnant que
la tristesse ait inondé leur coeur quand il leur annonçait qu'il allait
s'éloigner d'eux, et qu'il ajoutait : " Vous ne sauriez me suivre là où j'irai
(Joan. VIII, 21). " Comment leurs entrailles ne se seraient-elles point émues et
leur coeur troublé; comment leur esprit n'aurait-il point été interdit et leur
visage consterné; comment auraient-ils pu entendre sans trembler l'annonce de ce
départ; comment auraient-ils pu apprendre, avec une âme impassible, que celui
pour qui ils avaient tout abandonné allait les abandonner eux-mêmes ?
D'ailleurs, il n'avait pas concentré toute l'affection de ses disciples sur sa
personne, pour qu'elle n'eût d'autre objet que son corps, il voulait qu'elle
s'attachât à son esprit et qu'un jour ils pussent dire : " Si nous avons connu
le Christ selon la chair, nous ne le connaissons plus maintenant de la sorte (II
Cor. V, 16). " Aussi, entendez-le, cet aimable Maître, leur prodiguer ses douces
consolations : " Je prierai mon Père pour vous, leur dit-il, et il vous donnera
un autre consolateur, l'Esprit de vérité, qui demeurera éternellement avec vous
(Joan. XIV, 16); " et encore: " Je vous dis la vérité : il vous est utile que je
m'en aille; car si je ne m'en vais point, le Consolateur ne viendra point à vous
(Joan. XVI, 7). " Quel profond mystère, mes frères! Pourquoi dit-il, " si je ne
m'en vais point, le Paraclet ne viendra point à vous ? " La présence du Christ
serait-elle donc si insupportable au Saint-Esprit? Ou bien lui répugnerait-il
d'habiter sur la terre en même temps que la chair du Seigneur Jésus qui ne put
être conçu sans son intervention d'en haut, ainsi que nous l'avons appris de
l'ange qui fut envoyé à Marie? D'où vient donc qu'il dit : " Si je ne m'en vais
point, le Paraclet ne viendra pas? " C'est que si vos yeux ne cessent de me
contempler dans ma chair, votre âme, trop remplie, ne peut plus donner place à
la plénitude de la grâce de l'Esprit, votre esprit ne peut le recevoir, votre
coeur s'y refuse.
13. Que vous en semble, mes frères ? S'il en est
ainsi, que dis-je ? puisqu'il en est ainsi, qui est-ce qui osera compter sur la
venue du Paraclet, s'il est adonné tout entier à des charmes fantastiques, s'il
ne songe qu'aux plaisirs de sa chair, d'une chair de péché, conçue dans le
péché, habituée au péché, une chair, en un mot, où il ne se trouve absolument
rien de bon? Quel est sur ce fumier où il se tient couché dans cette chair qu'il
choie et qu'il aime, et dans laquelle il sème, quel est, dis-je, celui qui osera
espérer de se voir visité parla grâce et les consolations d'en haut, de se voir
inondé de ce torrent de volupté, de cette grâce de l'Esprit de force que les
apôtres eux-mêmes, ainsi que l'atteste la Vérité en personne, n'ont pu recevoir
tant qu'ils jouissaient de la vue de la chair du Verbe? C'est une grande erreur
que de penser que cette douceur céleste, ce baume divin, ce baume de l'esprit
peut se mêler à la cendre, au poison et aux charmes de la chair. Et toi, tu es
aussi dans l'erreur, ô Thomas, et tu te flattes d'une trompeuse espérance, si tu
comptes voir le Seigneur hors du collège des apôtres. La Vérité n'aime pas les
recoins, ceux qui font bande à part ne lui plaisent point; elle se tient dans le
milieu, c'est-à-dire dans la discipline et la vie commune; les goûts communs lui
plaisent. Jusques à quand, ô malheureux homme, te plairas-tu dans les chemins
détournés, jusques à quand rechercheras-tu avec tant de peine les consolations
de la volonté propre, et les mendieras-tu ? Chasse la servante et son fils (Gen.
XXI, 10), car le fils de la servante ne sera point héritier avec celui de la
femme, libre. Il n'y a point de pacte possible, comme on dit, entre la vérité et
la vanité, entre la lumière et les ténèbres, entre l'esprit et la choeur, entre
le feu et la tiédeur.
14. Mais, me répondrez-vous, s'il tarde à venir,
je ne saurais me trouver, en attendant, privé de toute consolation. Et moi je
vous dis : S'il tarde à venir, attendez-le, car il viendra certainement, il ne
sera même pas longtemps à arriver (Abat. II, 3). Les apôtres restèrent dix jours
dans cette attente, en persévérant, d'un commun accord, dans la prière avec les
saintes femmes et avec Marie, mère de Jésus (Act. I, 14). Apprenez de même vous
aussi à prier, apprenez à chercher et à frapper, jusqu'à ce que vous trouviez,
jusqu'à ce qu'on vous donne ou qu'on vous ouvre. Le Seigneur sait bien de quel
limon il vous a pétri, or il est fidèle et ne souffrira certainement pas que
vous soyez tenté au dessus de vos forces. Je suis même si sûr de lui que j'ai la
confiance que si vous persévérez fidèlement, il n'attendra même pas le dixième
jour pour venir à vous; il préviendra certainement, des bénédictions de sa
gloire, votre âme désolée et priant, et fera, qu'ayant le bonheur et 1a sagesse
de renoncer à vous consoler vous-même, vous goûtiez le charme de son souvenir,
vous vous enivriez de l'abondance de la maison de Dieu et buviez à longs traits
au torrent de ses voluptés. Voilà comment nous lisons que jadis Élisée a prié
lorsqu'il déplorait la perte de la présence du prophète Élie, sa plus douce
consolation, qui devait lui être enlevé (IV Reg. II, 9). Mais remarquez quelle
prière il faisait, et quelle réponse il obtint: " Mon seigneur, lui disait-il,
je vous prie de me laisser votre double esprit (Ibidem). " Il demandait le
double esprit de son maître, afin d'être doublement consolé de son départ. Aussi
Elie lui dit-il : Si vous pouvez me voir au moment où je serai enlevé, il vous
sera fait selon ce que vous demandez (Ibidem). En effet, en le voyant partir il
doubla son esprit, car, en s'élevant ainsi dans le ciel à ses yeux, il emporta
en même temps tous ses désirs avec lui, il fit en sorte qu'Élisée commençât dès
lors à goûter les choses du ciel, non plus celles de la terre. Oui, la vue
d'Élie enlevé doubla son esprit, car l'attachement spirituel se trouva uni de la
sorte dans Elisée à l'intelligence, lorsqu'il vit Élie disparaître dans le ciel,
avec ce corps auquel il était particulièrement attaché.
15. Ainsi en fut-il pour les
apôtres et même d'une manière plus évidente encore. Car à peine eurent-ils vu
leur Jésus s'élever dans les cieux et fendre les airs si manifestement que
personne n'avait besoin de lui demander où il allait, qu'ils apprirent par les
yeux mêmes de la foi, si je puis parler ainsi, à élever des yeux suppliants vers
le ciel, à y tendre des mains pures, et à demander les dons et les grâces qui
leur avaient été promis, jusqu'au jour où il se fit tout à coup entendre dans
les cieux un bruit semblable à celui d'un vent violent, le bruit du feu que le
Seigneur Jésus envoyait à la terre avec le plus ardent désir de le voir y
allumer un violent incendie. Ils avaient bien reçu le Saint-Esprit au moment où,
soufflant sur eux, le Sauveur leur avait dit : " Recevez le Saint-Esprit (Joan.
XX, 21) ; " mais ce n'était encore que l'Esprit de foi et d'intelligence qui
devais éclairer leur raison, non pas l'Esprit de ferveur destiné à embraser leur
âme, aussi avaient-ils besoin, comme Élisée, d'un double esprit. Le verbe de
Dieu avait commencé par leur enseigner la discipline et la sagesse, et par
remplir leur coeur d'intelligence : le feu divin, survenant après cela, et les
trouvant comme des vases parfaitement purs, les remplit plus abondamment de ses
dons, rendit leur amour complètement spirituel, alluma dans leur âme une charité
forte comme la mort, si bien qu'à partir de ce moment, bien loin de tenir leurs
portes closes par la crainte des Juifs, ils ne purent même tenir leurs bouches
fermées. Mais nous, mes bien chers frères, pour nous préparer, dans la mesure de
notre néant, à recevoir cette grâce, efforçons-nous de nous anéantir en toutes
choses, et à vider notre coeur de toutes ces misérables affections, de ces
consolations caduques; c'est surtout en ce moment, puisque la fête du
Saint-Esprit approche, que nous devons persévérer dans la prière avec plus de
ferveur et de confiance, afin de mériter d'être visités, consolés et fortifiés
par cet Esprit de bonté, de douceur et de force qui rend fort ce qui est faible,
qui aplani tout ce qui est raboteux, qui purifie les coeurs, qui ne fait qu'un
seul et même Dieu avec le Père et le Fils, sans être le même que le Père ou le
Fils, en sorte que la sainte Église catholique, que le Père a adoptée, dont le
Fils a fait son épouse et que le Saint-Esprit a confirmée, proclame avec
infiniment de vérité et de fidélité trois en un Dieu, et un en trois, qui
n'ayant tous trois qu'une seule et même substance, n'ont également qu'une seule
et même gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
Source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
|